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Révolutions

 | 
Clara Filet
, 
Svenja Höltkemeier
, 
Capucine Perriot
, 
et al.

L’évolution de l’armement par le prisme de l’art rupestre dans la région de Najrân (Arabie saoudite)

Tentative de synchronisation de l’iconographie et du matériel archéologique

Charly Poliakoff

Résumé

En Arabie du Sud, l’armement a connu certaines phases d’évolution pour s’adapter aux contraintes du milieu et aux avancées techniques. Les étapes caractéristiques de ce développement ont marqué l’imaginaire des hommes d’autrefois, qui ont immortalisé ces représentations dans les parois rocheuses au nord de la ville de Najrân (Arabie Saoudite). En effet, depuis de nombreux millénaires, les massifs de l’Arabie du Sud ont enregistré les témoignages des voyageurs, caravaniers et mercenaires qui transitaient ou vivaient dans la région. En 2006, la mission franco-saoudienne de Najrân dans le programme « Oasis de l’Arabie déserte » a commencé un inventaire systématique de ces pétroglyphes. Les premiers résultats de l’étude des représentations rupestres livrent des informations sur ces marges désertiques, longtemps ignorées de la recherche archéologique. Il faut cependant déterminer dans quelles mesures cette iconographie peut-elle être comparée aux artefacts afin d’en préciser la chronologie et la signification ? Cette question sera abordée à travers les représentations de la zone entre le Jabal al-Kawkab et le Jabal al-Qâra, depuis les gravures des armes archaïques à celles mettant en scène la révolution de l’arme à feu.

Texte intégral

Introduction

  • 1 Tous les documents présentés dans cet article appartiennent à la mission de Najrân. Sauf mention co (...)

1Les premières gravures de la région de Najrân ont été découvertes en 1951 au cours de l’expédition Philby-Ryckmans-Lippens en Arabie saoudite. Les épreuves photographiques des pétroglyphes furent alors confiées à Emmanuel Anati qui en entreprit l’étude iconographique. En comparant l’armement dans l’art rupestre avec les représentations des armes du Levant et du Moyen-Orient, l’auteur proposa une première reconstruction historique et chronologique des populations (Anati 1968a ; 1968b ; 1972 ; Anati et Tchernov, 1974). Outre les prospections saoudiennes qui furent consignés dans Atlal, la revue archéologique du royaume, il fallut attendre plus de cinquante ans pour que de nouvelles missions avec des objectifs spécifiques se rendent sur ce terrain (Arbach et al., 2015). La mission franco-saoudienne de Najrân1 (Dir. Christian J. Robin), dans le vaste programme « Oasis de l’Arabie déserte » a ainsi depuis le milieu des années 2000 entrepris un travail de documentation systématique des inscriptions historiques, gravures rupestres et structures archéologiques autour des massifs du Jabal al-Kawkab et du Jabal al-Qâra (fig. 1). Aujourd'hui, les premières synthèses annoncent une région au potentiel largement sous-exploité. Cet article est tiré de la présentation éponyme effectuée dans le cadre de la journée de l'École Doctorale 112 "(R)évolutions". À travers l'étude des armes représentées dans l'art rupestre de la région de Najrân, cette communication discutait des évolutions et de la place de l'armement en Arabie du Sud. Ces gravures ont été comparées à la lumière des faits archéologiques et d’une littérature aux horizons très larges, depuis le Néolithique jusqu'aux époques islamiques.

Figure 1. Carte de situation du Jabal al-Kawkab et al-Qâra avec les deux localités mentionnées au nord du wadi Najrân

Figure 1. Carte de situation du Jabal al-Kawkab et al-Qâra avec les deux localités mentionnées au nord du wadi Najrân

Noter la position des paléolacs de Mundafan par rapport à ʿân Halkân.

Source imagerie satellite : Esri, DigitalGlobe, GeoEye, Earthstar Geographics, CNES/Airbus DS, USDA, USGS, AEX, Getmapping, Aerogrid, IGN, IGP, swisstopo et la communauté d'utilisateur des SIG.

À l’aube de l’histoire : des armes et des animaux

L’arc préhistorique, un outil prestigieux

2Avant que n’apparaissent les premières armes métalliques en Arabie du Sud, les hommes avaient recours à des outils offensifs composites, en roche et matériaux périssables. Ainsi, en prenant en compte les phénomènes taphonomiques et la déflation éolienne à l’œuvre dans la région, il n’est pas surprenant que les principaux restes de l’armement soient de nature lithique. Les premiers indices de tels outils offensifs sont des armatures de flèche en silex, retrouvées au Yémen dans le Ramlat al-Sab‘atayn (Inizan, 1997, p. 24). Ces armatures sont datées de manière très large du Néolithique, entre le VIe et le IVe millénaire av. J.-C. Plus récemment, quelques dizaines de kilomètres à l’est du Jabal al-Kawkab, d’autres pointes lithiques ont été ramassées en bordure des paléolacs de la dépression de Mundafan (Arbach et al., 2011, p. 7 ; Crassard et al., 2013, p. 15). Il s'agit probablement d'outils de chasse qui étaient principalement utilisés sur la faune qui suivait les rives de ces points d'eau.

  • 2 L’arc est ainsi tendu et prêt à décocher la flèche (voir Dias-Meirinho, 2011, p. 114).

3Les plus anciennes représentations d’armement dans la région sont localisées à ʿân Halkân, un promontoire rocheux à l’extrémité sud-est du massif du Jabal al-Kawkab. L’un de ces pétroglyphes met en scène deux archers aux membres inférieurs exagérément longs qui arment2 leur arc dans la même direction (fig. 2). La représentation schématique et stylisée de l’arme n’apporte que peu de détails sur son type. Il est néanmoins possible de reconnaître un profil droit, probablement monoxyle. Un peu plus loin sur la surface de la roche, dans l’axe de visée de ces deux personnages, quelques restes de piquetage pourraient attester d’un animal érodé pris pour cible. La datation directe d’une telle gravure est bien entendu délicate. Néanmoins, son piquetage fin, son état d’altération et d’érosion, ainsi que la teinte similaire à celle de la roche, suggèrent une fourchette chronologique large entre le Néolithique et l’âge du Bronze.

Figure 2. Deux archers préhistoriques visent dans la même direction un hypothétique animal (ʿân Halkân)

Figure 2. Deux archers préhistoriques visent dans la même direction un hypothétique animal (ʿân Halkân)

Dessin : Charly Poliakoff.

  • 3 Lorsque figure et inscription sont sur une surface relativement homogène de la roche.

4En contrebas de cette dalle, d’autres panneaux comportent des personnages au profil plutôt naturaliste également engagés dans des activités de chasse ou de poursuite de grands herbivores. Ces archers portent un arc à « double courbure » avec un carquois horizontal maintenu au niveau des épaules par une courroie (fig. 3). De plus, quelques indices trahissent une connaissance détaillée par les graveurs de l’usage de cette arme. Il s’agit tout d’abord de la variété des moments de chasse représentés, que l’arc soit juste tendu lors de la traque ou bien armé lors de la mise à mort de l’animal acculé. Puis, ce sont les détails quasi cinématiques de l’archer libérant la corde qui applique sa force à la flèche. De plus, le détail de la main déployée en position haute derrière la tête du personnage de gauche, dénote une connaissance des pratiques et des codes de l’archerie (Poliakoff, 2014, p. 101). Ces figures à la patine largement plus sombre que l'écriture3 peuvent être datées au plus haut de l'âge du Bronze mais elles pourraient également se rapprocher de la transition entre l'âge du Fer et le début des périodes historiques en Arabie du Sud, soit le Ier millénaire av. J.-C.

Figure 3. Archer avec panoplie complète sur la gauche : arc à deux courbures libérant la flèche, carquois horizontal et coiffe

Figure 3. Archer avec panoplie complète sur la gauche : arc à deux courbures libérant la flèche, carquois horizontal et coiffe

Noter la position haute derrière la tête de la main. Guerrier poignardant un dromadaire dans le dos sur la droite (ʿân Halkân).

Crédit photo : Charly Poliakoff.

  • 4 Cette appellation erronée souvent employée dans la littérature renvoie au profil de l'arc dit « à c (...)
  • 5 Guillaume Gernez, communication personnelle.
  • 6 La représentation d’un arc à « double courbure » n’indique pas qu’il est en matériaux composites.

5Un des plus anciens et rare exemplaire d'arc à double courbure4, du IVe millénaire av. J.-C., est connu au Levant dans le wadi al-Makkukh (McEwen, 1998). Selon l’archerie traditionnelle, ce profil pourrait correspondre à un arc reflex decurve, une forme étudiée pour augmenter la nervosité et la puissance de l’arme (Dias-Meirinho, 2011, p. 105 ; Greenland, 2005, p. 14). Cet avantage mécanique qui témoigne d’un savoir-faire important dans la fabrication de l’équipement devait contribuer à la valeur de l’objet. Bien que légèrement postérieure aux époques présentées, une découverte récente en Oman par la mission d’Adam (Dir. Guillaume Gernez) insiste moins sur l’efficacité que sur le caractère prestigieux et cultuel d’une telle arme. Il s’agit en effet d’un arc en bronze massif qui remonterait au milieu de l’âge du Fer omanais, soit un peu avant le ve siècle av. J.-C.5. Enfin, malgré les nombreux détails des représentations dans le Jabal al-Kawkab, il est aujourd’hui impossible de déterminer quels étaient les matériaux utilisés pour la réalisation de telles armes6.

Les premières armes métalliques

6Ces chasseurs ne portent pas seulement des armes à distance. Ils sont régulièrement représentés avec ce qui s’apparente à des lances, des lames ou des couteaux. Les armes d’hast, peu importe le type et l’époque, sont difficiles à décrire à partir des représentations. De plus, c’est malheureusement l’armement le moins présent dans les découvertes archéologiques de l’Arabie du Sud-Ouest (Potts, 1998, p. 183). Elles seraient pour les plus anciennes à douilles ou bien il pourrait s’agir de « dagues primitives » montées sur des hampes. La lance traditionnelle en bambou ou rumḥ des hommes du désert a quant à elle très peu évolué jusqu’à l’époque islamique.

  • 7 Photographie inédite généreusement communiquée par Mounir Arbach.

7Dans les représentations, les armes courtes peuvent être portées soit à la taille, soit dégainées à une main. Cette panoplie figurée a été identifiée pour la première fois par Anati (1968b). Selon les dernières discussions, elle serait en vigueur au moins de l’âge des métaux jusqu’au début de l’antiquité en Arabie du Sud, au Levant et en Mésopotamie (Newton et Zarins, 2000 ; Potts, 2007). Le premier grand type se retrouve dans le « style » de gravures nommé par Anati « realistic-dynamic ». Il s’agit d’un poignard avec un pommeau en forme de croissant (fig. 3 et 4). Si quelques exemplaires réels ont été retrouvés en Anatolie, en Mésopotamie et dans l’est de la péninsule Arabique, un certain nombre devait néanmoins émaner du Yémen ancien. Aussi les fouilles clandestines au Yémen livrent-elles un grand nombre de ces artefacts qui échappent souvent aux publications comme dans cette collection privée yéménite (fig. 5)7. Ce sont des armes courtes en alliage cuivreux, moulées d’un seul tenant et mesurant entre 40 et 50 cm de longueur. La poignée et le pommeau en croissant ont probablement été rabattus par déformation plastique ou martelage. En outre, toujours au Yémen dans le Hadramawt, certaines stèles funéraires représentent des guerriers équipés de ces objets offensifs aux formes caractéristiques. Ces roches sculptées dans le calcaire ont été datées de la fin du IIIe au début du IIe millénaire av. J.-C. (Inizan, 1997, p. 25 ; Newton et Zarins, 2000).

Figure 4. Détail du guerrier poignardant le dromadaire

Figure 4. Détail du guerrier poignardant le dromadaire

Noter la forme en croissant du pommeau de l’arme (ʿân Halkân).

Crédit photo : Charly Poliakoff.

Figure 5. Collection privée d’armes antiques à Sanʿâʾ

Figure 5. Collection privée d’armes antiques à Sanʿâʾ

Crédit photo : Mounir Arbach.

8Une autre arme dont la lame est en forme de faucille, la harpé, a été identifiée sur ces personnages. Selon la thèse d’Anati, ce type serait plutôt associé à une population qui était encore présente en Arabie centrale au Ier millénaire av. J.-C. (Anati, 1968a, p. 179). En raison de la forme de leur tête, l’auteur a nommé ces personnages de grande taille « oval-headed people ». Les interprétations ethniques d’Anati ont depuis été vivement critiquées par le pionnier des prospections sur l’art rupestre en Arabie saoudite (Khan, 1993). Ces guerriers sont souvent représentés avec des boucliers ovales ou rectangulaires au bras gauche ainsi que des armes d’hast ou des harpés en main droite.

9La datation de ces figures est problématique car elles témoignent de techniques de gravure avec des cupules plus profondes, de traditions de représentations variables ainsi que d’armes aux profils perdurant sur de longues périodes. Il faut noter que, selon son type, la harpé pourrait remonter aussi bien au IIIe millénaire av. J.-C. qu’à l’époque perse (Gernez, 2007, p. 430). Très récemment, un exemplaire de « lame faucille » en alliage cuivreux a été découvert en contexte funéraire dans l’oasis de Kharj (Schiettecatte et al., 2013, p. 61-62). Les datations sur la bio-apatite de restes osseux perturbés et le matériel métallique en fer exhumé indiquent une utilisation de la tombe entre le IIe et le Ier millénaire av. J.-C. Néanmoins, en ce qui concerne les gravures, une précision peut être apportée quant à la datation des panoplies guerrières. Ces personnages, qu’ils soient du style « realistic-dynamic » ou « oval-headed », chassent explicitement les dromadaires présents sur les panneaux, ce qui correspondrait à des périodes où le dromadaire n’est pas encore domestiqué.

Le début de l’histoire : du piéton aux montures

La dévalorisation de l'archer à pied en contexte militaire

  • 8 Numéro d’archivage DASI : CIAS P 32/s 4/46.11.

10Le début de l’histoire prend place aux environs du Ier millénaire av. J.-C. en Arabie du Sud. Si l’archerie reste une activité prestigieuse dans le domaine de la chasse, il semble qu’elle ne soit pas réellement valorisée par les guerriers des sociétés sudarabiques (Potts, 1998, p. 200). Pourtant un ensemble de pétroglyphes du côté de al-Murayra', présente des archers à pied accompagnés par des inscriptions de même patine (fig. 6). Ces personnages orientent parfois leurs armes vers d’autres guerriers et portent à la taille une longue lame avec un pommeau en forme de croissant. Il s’agit probablement d’une évolution du modèle préhistorique discuté supra. Un parallèle à cette longue lame peut être retrouvé dans une production sudarabique qatabânite de la charnière de l’époque chrétienne. C’est une stèle en albâtre conservée au musée de Sanʿâʾ qui montre un jeune homme armé d’une longue épée avec son pommeau caractéristique8 (Antonini de Maigret, 2012, p. 100). La fonction de prestige et d’apparat de cette arme serait peut-être un héritage des chasseurs préhistoriques.

La mobilité de l’archer méhariste9

  • 9 Le terme méhariste est utilisé ici avec le sens de soldat monté à dos de dromadaire tel qu’il fut f (...)
  • 10 Christian J. Robin, communication personnelle.
  • 11 Numéro d’inventaire ME 124926.

11Outre l’apparition de l’alphabet sudarabique, la domestication du dromadaire et son utilisation dans le transport de l’encens inaugurent le commerce terrestre caravanier (Macdonald et Robin, sous presse). Un changement important apparait dans le répertoire figuré. Le dromadaire n’est plus représenté dans des scènes de chasse mais régulièrement monté par des personnages. Ces figures d’archers méharistes, sur la base de leur patine similaire à celle des écritures anciennes, pourraient remonter aux siècles précédant l’ère chrétienne10. Néanmoins, cette monte guerrière du dromadaire est attestée depuis longtemps par quelques évènements historiques du Ier millénaire av. J.-C. Tout d’abord une référence à un certain « Gindibu roi des Arabes » et ses 1 000 chameaux, à la bataille de Qarqar dans les sources assyriennes datées du milieu du ixe siècle av. J.-C., mais également, le panneau sculpté du palais d’Assurbanipal, conservé au British Museum11 (Macdonald et Robin, sous presse). Cette dernière œuvre met en scène la déroute des arabes face aux troupes assyriennes. Si le transport de deux méharistes sur un dromadaire est possible, il faut noter le caractère fantaisiste de l’archer décochant des flèches depuis la croupe du camélidé. Quelques représentations rupestres de la région de Najrân qui détaillent des archers, plutôt montés sur l’avant ou le sommet de la bosse du dromadaire, viennent appuyer cette position critique (fig. 6). C’est qu’il ne faut pas se méprendre sur ces scènes malgré la thématique guerrière : le dromadaire est principalement destiné au transport de troupes, au harcèlement ou à la parade victorieuse. En aucun cas il n’est représenté chargeant un ennemi dans la région de Najrân. C’est d’ailleurs le dromadaire qui conféra aux troupes du désert leur mobilité exceptionnelle pour les raids (voir infra).

Figure 6. Archers méharistes qui portent une épée longue avec un pommeau en forme de croissant

Figure 6. Archers méharistes qui portent une épée longue avec un pommeau en forme de croissant

Noter la position sur le dromadaire et les inscriptions de même patine autour (al-Murayra')

Crédit photo : Charly Poliakoff.

L’introduction du cheval et l’élite guerrière

12Une donnée nouvelle, qui n’a qu’un effet restreint dans un premier temps, correspond à l’introduction timide quoique tardive du cheval en Arabie du Sud. En effet, les sources de l’Arabie méridionale et occidentale mentionnent les faibles proportions des troupes montées à partir de l’ère chrétienne (Robin et Theyab, 2002, p. 30). Les représentations les plus anciennes de cavaliers sont contemporaines des inscriptions thamoudéenne et sudarabiques récentes, datées entre le ier et le ve siècle de notre ère. Les chevaux sont alors représentés avec les deux membres antérieurs et postérieurs (fig. 7). Dans ce panneau de ʿân Halkân, les deux montures présentent quelques éléments de harnachement comme une selle probablement rudimentaire et des rênes. Ces cavaliers portent un nombre d'arme restreint contrairement aux époques postérieures. Il s'agit la plupart du temps de lances en position basse et d'armes blanches à une main pour le contact, même si quelques cas de lances en positions haute témoigneraient d'arme de jet. Il semble néanmoins impossible de savoir si les cavaliers portaient des armures dans les représentations. Cependant, contrairement aux pétroglyphes, un relief himyarite de Zafâr au Yémen, présente un personnage en armure d’écailles sur un destrier. Celui-ci manie une lance en position haute et un bouclier ovale dans ce qui a été interprété comme une joute entre deux cavaliers (Yule et Robin, 2007).

Figure 7. Cavaliers en perspective bi-angulaire contemporain d’écriture sudarabique (ʿân Halkân)

Figure 7. Cavaliers en perspective bi-angulaire contemporain d’écriture sudarabique (ʿân Halkân)

Crédit photo : Charly Poliakoff.

Les traditions d'infanterie et les inscriptions menaçantes

13Dans ce contexte de l’écriture et du début de l’époque chrétienne, malgré l’apparition des chevaux, les traditions d’infanterie demeurent largement majoritaires en Arabie du Sud. Des patrouilles sécurisent les axes de passage et les pistes caravanières au nord de Najrân. Quelques inscriptions rupestres de la région, commémorent des événements violents ou des mises en garde contre ceux qui défient l’autorité locale. Le long texte himyarite de juin 523 découvert par la mission Philby-Ryckmans-Lippens détaille l’expédition punitive et les exactions du roi Yûsuf contre les abyssins au Yémen et à Najrân (Robin, 2008, p. 84-85). Non loin de cette inscription, celle d’un officier est gravée avec la représentation d’un guerrier en armes (fig. 8). Celui-ci est torse nu, sans armure, avec une longue épée dans son fourreau ainsi qu’une lance en main droite. Cette sobriété est surprenante et met l’accent sur la richesse nécessaire pour acquérir une armure lourde et une monture de guerre au siècle précédant l’Islam. Elles étaient en Arabie du Sud probablement réservées aux rois et à quelques princes (Macdonald et Robin, sous presse).

Figure 8. Guerrier à pied, torse nu, armé d’une épée longue est d’une lance

Figure 8. Guerrier à pied, torse nu, armé d’une épée longue est d’une lance

La gravure est accompagnée de l’inscription d’un officier (ʿân Halkân).

Crédit photo : Charly Poliakoff.

L’époque islamique : entre traditions et modernité

La surreprésentation des cavaliers

14Malgré l’augmentation spectaculaire des représentations de cavaliers dans l'art rupestre des époques plus récentes, il ne faut pas se méprendre sur la composition des troupes lors de la conquête islamique. Les armées étaient alors constituées par les guerriers des communautés des marges désertiques, mais, une large part de leurs effectifs provenait de l’infanterie yéménite sous influence sassanide (Macdonald et Robin, sous presse). De plus, l’archerie reste longtemps la force de frappe principale des armées de Muhammad qui évitent, si possible, les batailles rangées contre la cavalerie lourde byzantine et sassanide (Hill, 1975). Avec le début de l’époque islamique, si les représentations de cavaliers sont extrêmement variables, elles exhibent toujours les mêmes armes : lances, javelots, lames. Les cimeterres avec une lame recourbée apparaissent vers le xe siècle mais ne supplantent jamais totalement l’épée longue, préférée par la cavalerie (Nicolle, 2002). De plus, dans l’art rupestre de la région, aucune représentation de personnage ne porte des masses ou des haches alors que cette arme est typiquement islamique. Il se peut que Najrân soit alors mise à l’écart du grand jeu politique, n’attirant plus les armées lourdement équipées des empires alentours.

15Bien entendu, en considérant l’explosion du nombre de ces figures ainsi que la méconnaissance des détails anatomiques, il est évident que tous les graveurs qui représentaient un cavalier ne possédaient pas eux-mêmes de cheval. En effet, jusqu’à une époque très récente en Arabie, les chevaux demeurèrent une ressource rare, à la fois prestigieuse et stratégique. Il n'y avait que quelques manières de s'en procurer. C'est le cas par exemple des pratiques de raids pour s’approprier le dromadaire et le cheval d’autrui, ce qui générait un certain prestige (Macdonald, 1990). Les précieux chevaux n’étaient d'ailleurs utilisés qu’au moment de l’affrontement ou de l’attaque, les déplacements préalables s’effectuaient toujours à dos de dromadaire (Macdonald et Robin, sous presse). Les gravures autour du Jabal al-Kawkab attestent ces pratiques de raid du bétail et de ménagement des montures de guerre.

L’introduction de l’arme à feu

16D’autres scènes à la teneur martiale et héroïque bien marquée présentent les patines les plus récentes. Elles représentent des affrontements entre des guerriers, accompagnés de personnages féminins qui lèvent les bras (fig. 9). Ces scènes correspondraient à des témoignages ethnographiques surprenants. Il pourrait s’agir de jeunes femmes, exhortant les guerriers à se montrer dignes d’elles en défendant l’honneur de la tribu contre l’ennemi (Macdonald, 2012, p. 283-284). L’arme tenue par le fantassin à pied est probablement un canon à main ou un fusil primitif. Les projectiles sont représentés par les cupules fusant autour du héros monté. Ce nouvel équipement offensif, jusqu’alors absent du répertoire des représentations permet d’attribuer un terminus post quem du xvie siècle à la scène. En effet, selon les historiens yéménites c’est en 1515 que les premières armes à feu résonnèrent en Arabie du Sud (Elgood, 1995, p. 42). Les sources historiques rapportent également que le sultan Badr Abu Tuwarik engagea des fusiliers portugais pour soumettre le Hadramawt vers 1538 (Elgood, 1995, p. 85).

Figure 9. Scène d’affrontement entre un fusilier et un cavalier encouragé par un personnage féminin

Figure 9. Scène d’affrontement entre un fusilier et un cavalier encouragé par un personnage féminin

Noter les projectiles qui se dispersent autour du cavalier (ʿân Halkân).

Dessin : Charly Poliakoff.

17Si quelques puissances occidentales contribuèrent à commercialiser la nouvelle technique, la pénétration durable de l’arme à feu en Arabie du Sud est largement tributaire de la politique étrangère ottomane. Elle contribua en effet à équiper les autres États islamiques contre les États non-musulmans (Elgood, 1995, p. 42). Un pétroglyphe du côté de ʿân Halkân montre ainsi deux personnages épaulant des armes à feu aux canons exagérément longs (fig. 10). Les premières interprétations de ces objets comme des sarbacanes par Anati (1968a, p. 62), tributaires du biais primitiviste, ont été discutées ailleurs (Poliakoff, 2014, p. 102). Les longs fusils de ce panneau seraient probablement d’origine turque. En effet, les voyageurs occidentaux sont régulièrement frappés par la longueur excessive du canon des armes ottomanes vers la fin du xvie siècle (Elgood, 1995, p. 37). Ce nouvel armement en évolution permanente est alors perceptible à travers l’art rupestre. Il s’agit bien souvent de quelques détails sur la platine utilisée, la crosse et l’extrémité distale du canon.

Figure 10. Deux fusiliers avec de longs canons, probablement des armes ottomanes (ʿân Halkân)

Figure 10. Deux fusiliers avec de longs canons, probablement des armes ottomanes (ʿân Halkân)

Crédit photo : Charly Poliakoff.

18Néanmoins, excepté le remplacement progressif de l’arc par le fusil, l’armement utilisé par les populations du désert du xixe siècle était le même qu’à la veille de l’Islam (Macdonald et Robin, sous presse). Les représentations avec des dagues, des lances de choc, des javelots, des épées courtes, des lames longues et de petits boucliers ronds aux patines très récentes attestent la résistance des traditions face à la révolution de l’arme à feu en Arabie du Sud. En Arabie centrale, dans le Najd, la bataille de Sabilla en 1929 opposant les rebelles des Ikhwan au fondateur Ibn Saʿûd aurait été livrée avec lances et épées, comme aux temps d’avant Muhammad (Elgood, 1995, p. 89). Cette image doit être nuancée par les représentations récentes de méharistes armés de fusils, qui renvoient probablement aux mercenaires du xviiie au xxe siècle.

Conclusion

19Cette première approche des pétroglyphes dans la région de Najrân ouvre de nouvelles pistes de réflexion sur la place de l’armement et ses implications idéelles au sein des populations en Arabie du Sud. L’étude diachronique des armes dans l’art rupestre complète les lacunes de la documentation archéologique préhistorique et épigraphique sudarabique. L’armement est très rarement représenté seul, toujours tenu par la figure humaine. Du Néolithique au début de l’âge du Fer, les armes semblent exclusivement orientées vers le monde animal, que ce soit pour des raisons cultuelles, de prestige ou de subsistance. Si les activités cynégétiques occupent toujours une place importante dans le répertoire des époques historiques, un passage net vers une nouvelle forme de violence est perceptible. En effet, si les inscriptions monumentales en écriture sudarabique se vantent parfois d'exactions guerrières ou de pillages, les représentations d'armes dans les scènes rupestres sont peu à peu tournées vers d'autres humains. Ce constat préliminaire ne sous-entend pas que les sociétés préhistoriques ignoraient la violence, mais plutôt que celle-ci n’était pas au cœur des préoccupations des graveurs ou des commanditaires. De plus, à partir des époques historiques, le nombre de représentations de montures considérées comme prestigieuses augmente jusqu’à atteindre son apogée aux époques islamiques et au xxe siècle. Si dans les États d’Arabie du Sud, la tradition de l’infanterie reste largement majoritaire, les sociétés des marges steppiques s’approprient la mobilité militaire du dromadaire en milieu aride et l’avantage décisif du cheval lors de l’affrontement. En sus d’apporter du prestige à leur propriétaire, le choix de mettre l’accent sur telle monture ou tel armement varie en fonction des traditions des groupes de population et de l’époque. Certaines armes pourtant emblématiques comme les machines de siège pour la poliorcétique, les masses d’arme et les haches de cavalerie typiquement islamiques, sont absentes dans le répertoire rupestre de la région. Ce manque invite à questionner les identités des populations de passage et de celles qui résident en permanence en dehors des oasis. Enfin, la persistance dans l’art rupestre de l’armement préislamique face à l’arme à feu exogène, témoigne peut-être de la résistance supérieure des traditions dans les marges désertiques de l’Arabie du Sud.

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Notes

1 Tous les documents présentés dans cet article appartiennent à la mission de Najrân. Sauf mention contraire dans les légendes des illustrations, l’auteur des photographies est Charly Poliakoff.

2 L’arc est ainsi tendu et prêt à décocher la flèche (voir Dias-Meirinho, 2011, p. 114).

3 Lorsque figure et inscription sont sur une surface relativement homogène de la roche.

4 Cette appellation erronée souvent employée dans la littérature renvoie au profil de l'arc dit « à courbure » de l'archerie traditionnelle.

5 Guillaume Gernez, communication personnelle.

6 La représentation d’un arc à « double courbure » n’indique pas qu’il est en matériaux composites.

7 Photographie inédite généreusement communiquée par Mounir Arbach.

8 Numéro d’archivage DASI : CIAS P 32/s 4/46.11.

9 Le terme méhariste est utilisé ici avec le sens de soldat monté à dos de dromadaire tel qu’il fut forgé au début du xxe siècle pour désigner les bataillons sahariens d’Algérie.

10 Christian J. Robin, communication personnelle.

11 Numéro d’inventaire ME 124926.

Table des illustrations

Titre Figure 1. Carte de situation du Jabal al-Kawkab et al-Qâra avec les deux localités mentionnées au nord du wadi Najrân
Légende Noter la position des paléolacs de Mundafan par rapport à ʿân Halkân.
Crédits Source imagerie satellite : Esri, DigitalGlobe, GeoEye, Earthstar Geographics, CNES/Airbus DS, USDA, USGS, AEX, Getmapping, Aerogrid, IGN, IGP, swisstopo et la communauté d'utilisateur des SIG.
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/6787/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 812k
Titre Figure 2. Deux archers préhistoriques visent dans la même direction un hypothétique animal (ʿân Halkân)
Crédits Dessin : Charly Poliakoff.
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/6787/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 88k
Titre Figure 3. Archer avec panoplie complète sur la gauche : arc à deux courbures libérant la flèche, carquois horizontal et coiffe
Légende Noter la position haute derrière la tête de la main. Guerrier poignardant un dromadaire dans le dos sur la droite (ʿân Halkân).
Crédits Crédit photo : Charly Poliakoff.
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/6787/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 1,1M
Titre Figure 4. Détail du guerrier poignardant le dromadaire
Légende Noter la forme en croissant du pommeau de l’arme (ʿân Halkân).
Crédits Crédit photo : Charly Poliakoff.
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/6787/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 1004k
Titre Figure 5. Collection privée d’armes antiques à Sanʿâʾ
Crédits Crédit photo : Mounir Arbach.
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/6787/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 956k
Titre Figure 6. Archers méharistes qui portent une épée longue avec un pommeau en forme de croissant
Légende Noter la position sur le dromadaire et les inscriptions de même patine autour (al-Murayra')
Crédits Crédit photo : Charly Poliakoff.
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/6787/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 1,3M
Titre Figure 7. Cavaliers en perspective bi-angulaire contemporain d’écriture sudarabique (ʿân Halkân)
Crédits Crédit photo : Charly Poliakoff.
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/6787/img-7.jpg
Fichier image/jpeg, 1,0M
Titre Figure 8. Guerrier à pied, torse nu, armé d’une épée longue est d’une lance
Légende La gravure est accompagnée de l’inscription d’un officier (ʿân Halkân).
Crédits Crédit photo : Charly Poliakoff.
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/6787/img-8.jpg
Fichier image/jpeg, 1,0M
Titre Figure 9. Scène d’affrontement entre un fusilier et un cavalier encouragé par un personnage féminin
Légende Noter les projectiles qui se dispersent autour du cavalier (ʿân Halkân).
Crédits Dessin : Charly Poliakoff.
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/6787/img-9.jpg
Fichier image/jpeg, 144k
Titre Figure 10. Deux fusiliers avec de longs canons, probablement des armes ottomanes (ʿân Halkân)
Crédits Crédit photo : Charly Poliakoff.
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/6787/img-10.jpg
Fichier image/jpeg, 846k

Auteur

Université Paris 1 – ED 112
UMR : 7041 ArScAn – Laboratoire VEPMO
Thèse sous la direction de Pascal Butterlin, « Étude comparative des gravures rupestres de la région de Najrân avec Dûmat al-Jandal et Riyad (Arabie Saoudite) »

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

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