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La noblesse luxembourgeoise au xviiie siècle

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Calixte Hudemann-Simon

Troisième partie. Aspects politiques rapports entre la noblesse luxembourgeoise et la monarchie

Chapitre XI. Les réformes de Joseph II et la révolution brabançonne

Texte intégral

1Alors que les réformes de Joseph II, infiniment plus nombreuses et profondes, devaient mener les Pays-Bas autrichiens à la sédition, les Luxembourgeois, autrefois les plus réfractaires aux innovations thérésiennes, seront paradoxalement les seuls à rester fidèles au monarque tout en désapprouvant, dans une large mesure, sa politique.

1) LES RÉFORMES RELIGIEUSES

2L’Edit de tolérance du 19 novembre 1781, accordant aux non-catholiques le libre exercice de leur culte et l’admission aux emplois civils, constitue l’une des premières grandes réformes de Joseph II après la disparition de Marie-Thérèse (1780). En opposition fondamentale avec la tradition religieuse des Pays-Bas où, jusqu’alors, seul le catholicisme est admis, cet édit provoque de violentes protestations de la part des corps constitués et des évêques. En ce domaine, l’opposition n’est ni typiquement luxembourgeoise, ni exclusivement nobiliaire. Mais, en considération du rôle décisif de l’Etat noble au sein des Etats provinciaux, on peut considérer que la teneur du débat y est largement influencée par la noblesse.

3Par une représentation du 15 décembre 1781, les Etats s’opposent farouchement à l’application de l’Edit de tolérance, tout d’abord en vertu de la tradition historique : en effet, depuis la Réforme,

  • 1 « Recueil des représentations, protestations... », T. II, pp. 2-9, Représentations des Etats de Lux (...)

« la seule Religion catholique y [au Luxembourg] fut maintenue et conservée dans toute sa pureté, et... aucune secte... n’y fût soufferte ni tolérée »1.

4Puis, reprenant le thème de la « fidélité », non plus seulement de la noblesse mais de l’ensemble des Luxembourgeois envers leur prince, ils établissent un rapport de cause à effet avec l’unité de religion :

« tandis que l’hérésie soufflait la révolte dans presque toutes les autres provinces des Pays-Bas et armait les sujets contre leur souverain légitime, cette province de Luxembourg, toujours fidèle à Dieu et à son Roi, demeuroit non seulement invariablement attachée à la Religion de ses pères, mais s’épuisoit encore pour le soutien de la Couronne... Cette religion divine constitue le plus ferme appui du Trône »1.

5L’introduction d’autres religions rompant l’uniformité de doctrine, donc une certaine cohésion sociale bâtie sur l’existence d’une foi unique, risquerait de gravement compromettre la paix et la tranquillité et, partant, l’unanimité dans le soutien à la monarchie. Invoquant les notions de « serment et d’honneur », ils rappellent la promesse qu’ils ont faite à la province, de lui conserver ses droits, franchises et privilèges et,

« c’est en conformité d’une promesse si sacrée qu’ils mettent tant d’intérêt dans la présente matière, qui concerne autant le service Royal que la conservation du plus beau droit dont cette Province jouit. .

  • 2 Ce qui n’est pas exact car il y avait, d’après le dénombrement de 1766 (AGR, Comité pour le Dénombr (...)

6Se démarquant à nouveau des autres provinces des Pays-Bas, ils rappellent que si des « acatholiques » y ont parfois été tolérés, il n’en a jamais été de même au Luxembourg2 ; aussi est-il

  • 3 Cf. note 1.

« de l’honneur et du devoir des remontrants de s’attacher à la conservation du plus beau des droits de cette Province, puisqu’il établit le fonctionnement de sa constitution »3.

  • 4 François-Xavier de Feller, fils de Dominique, secrétaire greffier au Grand Conseil de Brabant, anob (...)

7Les principaux arguments développés contre l’Edit de tolérance sont empruntés au Journal historique et littéraire de l’ancien jésuite François-Xavier de Feller4, qui le considère comme le premier coup porté par un pouvoir arbitraire aux institutions séculaires des Pays-Bas.

  • 5 Voir supra, p. 201.

8Outre la suppression des ordres monastiques par le décret du 17 mars 17835, un édit du 10 mai 1786 interdisant les processions en l’honneur de la Vierge – choisie pour patronne de la province en 1679 par les Etats – blesse les sentiments religieux du peuple luxembourgeois. Les députés plaident alors pour son rétablissement sous le prétexte que

  • 6 AGL, A IV 32.

« La religion en souffrira quelque atteinte et... les esprits sur tout du bas peuple s’en formeront mille idées tortueuses »6.

9On retrouve, dans toutes ces manifestations, la crainte du mouvement, de la rupture avec ce qui est pratiqué « de toute ancienneté », en partie par peur de provoquer des remous populaires préjudiciables à une forme de tranquillité qui ne saurait souffrir aucune remise en question.

10Si au Luxembourg, les réformes religieuses de Joseph II reçoivent un accueil unanimement défavorable, il en est tout autrement de ses réformes judiciaires.

2) LA RÉFORME DES JUSTICES SEIGNEURIALES

11Le diplôme impérial du 1er janvier 1787, annonçant la division des provinces des Pays-Bas en neuf « cercles » dirigés par neuf « intendants », prévoit de remplacer les justices seigneuriales au Luxembourg, par 24 tribunaux inamovibles.

12Quelques descriptions antérieures, de même que les réactions suscitées simultanément et postérieurement à cette réforme, sont très suggestives de l’anarchie dans laquelle s’exerce la justice au XVIIIe siècle. Déjà le 22 mai 1717, le comte de Gronsfelt, alors gouverneur de la Province, écrit :

  • 7 AGL, A IV 52.

« Ce qui contribue beaucoup à la ruine des sujets de cette Province est leur acharnement dans la chicanne qui est fomenté par une maudite race de gens soy disants Procureurs de villages soutenus par les avocats et le Conseil ou l’on reçoit touttes sortes d’affaires mesme pour la valeur de un escus, et souvent quand la décision arrive, les dites parties sont ruinées par l’exorbitance des dépens »7.

  • 8 A. SPRUNCK, « Un projet de réforme de la justice seigneuriale dans le duché de Luxembourg », in Hém (...)

13Parallèlement, le problème de la multiplicité des justices incompétentes est un véritable fléau, abondamment dénoncé au cours du siècle. Voulant y remédier, quelques prévôts et les députés des Etats élaborent en 1754 un projet visant à remplacer les « judicatures rustiques » (justices seigneuriales) par une vingtaine de bailliages pour toute la province, confiés à des individus compétents8. Ces propositions n’ayant pas eu de suites, il y aurait eu encore, après 1766,

  • 9 AGR, Conseil Privé, dossier n° 320 (cité par A. SPRUNCK, « Les derniers temps de l’Ancien Régime da (...)

« environ cinq cens hautes justices rustiques éparpillées dans tous les coins de la Province dont les membres la plupart ne savent ni lire ni écrire. Loin d’avoir les connaissances et les qualités requises dans des juges, cependant ces justices... jugent en 1ère instance non seulement tous les démélés civiles d’entre la roture mais aussi tous les crimes... par arrêt en dernier ressort et sans appel... à des frais... exorbitants »9.

  • 10 E. HUBERT, La visite de Joseph II dans les Pays-Bas, Bruxelles 1900, pp. 159-165.
  • 11 A. ATTEN, « Politische, soziale und wirtschaftliche Strukturen des Herzogtums Luxemburg im 18. Jahr (...)

14Lorsqu’en 1781 Joseph II effectue un voyage dans la province, de multiples plaintes contre la mauvaise administration de la justice dans le pays lui font projeter, dès cette époque, l’élévation du Conseil Provincial au rang de Conseil Souverain10. La suppression des justices seigneuriales, quoique désirée par beaucoup – la formule des 24 tribunaux inamovibles était finalement assez proche de ce que préconisait le projet de 1754 – n’a pourtant jamais été appliquée au Luxembourg11.

15Plus tard, en 1791, un notaire bouillonnais J.-F. Guillaume dans un essai adressé à l’Empereur, reprend par le détail les vices de la justice féodale dans le Luxembourg. Après avoir décrié le « style », le trop grand nombre de justices seigneuriales, la non-résidence des officiers, juges et greffiers imposant la multiplication de déplacements coûteux pour les parties, etc., Guillaume dresse le portrait des juges :

  • 12 AGR, Conseil Privé, dossier n° 320, Essai sur l’administration de la Justice, adressé à S.M. l’Empe (...)

« Presque tous Juges sans étude, sans connoissance et sans expérience ;... des juges enfin chez qui l’esprit d’intérêt, de partialité, de prévention, de haine et quelquefois même de corruption, forme assez souvent les instituts, les digestes, le code, les Coûtumes, les ordonnances où ils puisent leurs jugements et leurs décisions »12.

16Or, l’auteur se prétend suivi par une grande partie de la population :

  • 13 AGR, Conseil Privé, dossier n° 320, Essai sur l’administration de la Justice, adressé à S.M. l’Empe (...)

« [Il n’y a] personne qui ne soit intimement convaincu du besoin et de la nécessité d’une réforme dans cette administration...[d’où] une infinité de suppliques présentées par des personnes de tout rang, de toute classe, et de tout état à l’Empereur Joseph II »13.

17Les réformes qu’il préconise sont, en fin de compte, basées sur celles que Joseph II avait voulu introduire en 1787. Pourtant, à nouveau ce projet restera lettre morte.

18Cet exemple précis nous permet de comprendre comment la censure entravait alors la libre circulation des idées non agréées par le Conseil. S’adressant à l’Empereur Léopold II, à la fin de 1791, Guillaume explique comment son essai a été censuré ; et à propos du plan de réorganisation de la justice :

  • 14 AGR, Conseil Privé, dossier n° 320, Lettre du notaire J.-F. Guillaume, de Bouillon, à l’Empereur Lé (...)

« ... comme ce plan retranche tout ce qui seroit inutile dans l’administration de la justice... il diminue par la même raison beaucoup de vacations du Conseil et du corps d’avocats et il est dès lors tout sensible que le conseiller censeur des livres n’eut pas pü se déterminer à lui donner son approbation »14.

19En effet, dans une séance du 3 décembre 1791, le Conseil Privé avait déclaré que les idées du notaire étaient raisonnables et dignes d’intérêt, mais qu’on ne pouvait y donner suite dans les circonstances présentes. Les gouverneurs-généraux ayant demandé au président du Conseil Souverain (François du Rieux) son opinion sur le personnage et l’oeuvre, celui-ci dénigra Guillaume dans sa conduite personnelle et prétendit ne pouvoir agréer un ouvrage qui

  • 15 Réponse de François du Rieux, adressée à van der Fosse, le 7 janvier 1792 (publiée in ibid., p. 202 (...)

« a l’inconvénient de faire renaître en partie le système de 1787 contre lequel les Etats de cette province se sont simplement élevés... »15.

20A la suite de quoi, le 14 janvier 1792, le Conseil Privé jugea Guillaume indigne de toute attention.

21Pourtant ses projets de réforme n’avaient aucun caractère révolutionnaire et respectaient même le principe de l’inégalité des trois ordres et des privilèges du clergé et de la noblesse. Mais l’opposition des seigneurs justiciers s’est révélée efficace jusqu’au bout.

3) L’OPPOSITION SEIGNEURIALE PAR LA VOIX DES ÉTATS

22Par les remontrances du 15 juin 1787, les Etats se dressent contre les réformes de Joseph II. Ils reprennent alors les arguments traditionnels : fidélité de leur part ; historique de la province à laquelle les souverains ont toujours juré de conserver ses droits, avec le rappel de chaque serment prêté lors des intronisations, en omettant d’ailleurs totalement les événements du règne de Marie-Thérèse :

  • 16 Remontrances à S.M. l’Empereur et Roi par les Etats du Pays Duché de Luxembourg et Comté de Chiny d (...)

« Voilà une suite non interrompue et de plus de quatre siècles qui démontre que les droits, franchises et libertés dont les Prélats, Vassaux et Sujets jouissent dans cette Province ont constamment été approuvés, ratifiés par les Sermens solennellement prêtés par tous les Princes qui se sont succédés dans la Souveraineté du Duché de Luxembourg et Comté de Chiny »16.

23Sans s’embarrasser de détails gênants, ils arrêtent leur démonstration à une dépêche du 22 octobre 1740, par laquelle l’impératrice leur promettait de les maintenir dans leurs droits et privilèges, pour la reprendre au serment d’inauguration de Joseph II en 1781. Puis, comme ils l’avaient fait pour sa mère, ils présentent le souverain comme un bon prince malheureusement victime de mauvais conseillers :

« Mais malheureusement, plus cette sollicitude Paternelle est grande dans un souverain, plus elle est exposée à être trompée par des projets insidieux enfantés par l’intérêt particulier sous l’apparence du bien public... »15.

24Le souverain mis hors de cause, ils attaquent ses réformes point par point : la suppression des couvents, non seulement met les familles nobles – qui ne savent plus où placer leurs filles – dans une situation critique, mais est interprétée comme une violation pure et simple par l’Etat d’une propriété qui ne saurait lui appartenir. Car ces établissements ne doivent leur existence qu’aux « largesses de leurs pieux Fondateurs » et sont donc un

« Patrimoine... propriété de la société civile, et dès lors ils doit être inviolablement respecté »15.

25Passant à la critique des nouveaux tribunaux de justice, ils soulignent l’iniquité de la suppression des justices seigneuriales en faisant appel toujours aux mêmes notions de « tradition séculaire », de « récompense » aux services rendus etc. :

« C’est en effet priver [la noblesse] d’une Propriété qui lui est justement acquise, car il y a grand nombre de seigneuries et des Justices y attachées qui existent depuis les tems les plus reculés, il y en a d’autres qui ont été la récompense des exploits glorieux des Gentilshommes combattant sous les Etendarts de leur souverain, il y en a une troisième classe qui sont celles qui ont été aliénées à prix d’argent par les Prédécesseurs de Votre Majesté et par votre Majesté-même »15.

26Enfin, par le Règlement de la procédure civile, contraire à la Coutume qui veut que les ecclésiastiques et nobles ne soient jugés que devant le Conseil Provincial, on verra

« que les personnes du premier rang se trouvent confondues avec le dernier des manants de cette Province »15.

27On retrouve la peur d’une assimilation à la roture par la perte de prérogatives qui, pour beaucoup, sont les seules garantes de la distinction entre les deux ordres.

  • 17 En particulier : CAESAR, de Bello Gallico, libri 1,2, 5, 6 et 7 ; Titi Livii Epitome, liber 134 ; T (...)

28Après cet énoncé de griefs, on revient à la justification des Etats, non plus comme répondant à une tradition, mais en tant que nécessité historique. La démonstration, étayée d’emprunts aux auteurs latins puis à Loyseau et Pasquier17, se termine par une citation de Bossuet :

  • 18 Référence à BOSSUET, Politique Sacrée, p. 310.

« il est des loix fondamentales, qu’on ne peut changer, et c’est principalement de ces loix qu’il est écrit qu’en les violant on ébranle tous les fondements de la terre ; après quoi il ne reste plus que la chute des Empires »18.

  • 19 Les nobles signataires sont : le baron de Soleuvre, le baron du Prel, le comte de Berlo-Suÿs, le Sr (...)

29Conseillant finalement à Joseph II de se rendre à leurs arguments, non seulement dans leur propre intérêt mais dans le sien-même et celui de l’avenir de la monarchie, ils le somment sans plus de détours, de rétablir les maisons religieuses, de renoncer aux nouveaux tribunaux, d’abolir, enfin, la réforme du gouvernement général des Pays-Bas19.

30On remarque combien la thématique utilisée pour la défense de l’ordre établi est restée semblable à celle à laquelle leurs prédécesseurs avaient eu recours vingt ans plus tôt, sous Marie-Thérèse : appel aux mêmes notions, référence aux mêmes valeurs.

4) LA NOBLESSE LUXEMBOURGEOISE ET LA RÉVOLUTION BRABANÇONNE

31En 1789, les Archiducs Marie-Christine et Albert de Saxe-Teschen, alors gouverneurs généraux des Pays-Bas autrichiens, envoient une dépêche par laquelle ils affirment que tout ce qui est contraire à la constitution de la province et à ses droits, franchises, privilèges, coutumes etc. sera tenu en surséance absolue. En réalité, il s’agit d’un impair qui vaudra la disgrâce du ministre plénipotentiaire à Bruxelles (Belgiojoso), cette décision ayant été prise à l’insu de Vienne. Mais elle provoque de grandes manifestations de joie dans la ville de Luxembourg, au moment même où la révolution brabançonne s’organise dans les Pays-Bas, et où les premières émeutes (Anvers, 11 août 1789) ayant éclaté, les troupes autrichiennes arrivent aux frontières.

32Or, déjà avant cette époque, les Luxembourgeois s’étaient démarqués de l’ensemble des autres provinces des Pays-Bas, attitude qu’ils conserveront jusqu’au bout. Les relations avec les Etats de Brabant, suivies depuis avril 1787, avaient déjà été rompues en octobre de la même année. En septembre 1787, ceux-ci ayant invité les représentants des autres provinces à joindre leurs représentations aux leurs, les Etats de Luxembourg n’ont pas répondu. De même, tandis que la plupart des autres provinces différaient ou refusaient le subside pour 1788, le Luxembourg l’accordait normalement. Aussi, lors de la sédition de Van der Noot, en 1789, la circulaire adressée à chaque province pour les inviter à la révolte ne sera même pas envoyée au Luxembourg. Parlant alors de ce chef révolutionnaire, les députés des Etats déclarent :

  • 20 AGR, Conseil Privé, dossier n° 320, Lettre de l’abbé de Munster, le baron du Prel et J.– B. Seyl, d (...)

« Le bruit public nous ayant déjà dit quelque chose de ses attentats, avait commencé à exciter en nous des sentimens d’horreur »20,

33et ils le traitent de « perfide sujet » ayant des

« desseins criminels contre les droits et l’autorité de son légitime souverain ».

34Ne se contentant pas d’une condamnation théorique des événements comme de leurs protagonistes, les Etats accordent au gouvernement autrichien une aide financière supplémentaire, par le biais d’un don gratuit de 200.000 fl. offert le 23 juin 1789 et établi sur un emprunt. De même, plus tard, après la fuite du gouvernement de Bruxelles, le Trésor Royal étant resté dans la capitale des Pays-Bas, les Luxembourgeois feront une avance de 17.000 fl. L’aide est également militaire : le 7 décembre 1790, les Etats annoncent la levée d’une « légion militaire » contre les révolutionnaires.

  • 21 Il n’y restera pas longtemps, à cause de la menace de l’arrivée des patriotes. Il partira pour Fran (...)

35Certes cette attitude s’est avérée efficace puisqu’une bonne part des mesures impopulaires prises sous le gouvernement de Joseph II seront abolies dès janvier 1790, avant même l’avènement de Léopold II, et – élément moralement et politiquement non négligeable – les Etats recevront l’expression de la gratitude de leur nouveau souverain, accompagnée d’un renforcement de leurs pouvoirs. Mais, au total, avant de pouvoir en pressentir les heureuses conséquences, les Luxembourgeois se sont montrés en tous points fidèles aux principes qu’ils ont toujours avancés : ils sont effectivement demeurés fidèles à leur prince en toutes occasions, malgré leurs contestations ; et c’est en fin de compte à Luxembourg que le gouvernement de Bruxelles trouvera un refuge en décembre 178921.

  • 22 A SPRUNCK, « Les Etats de Luxembourg et la Révolution Brabançonne, de Novembre 1789 à l’avènement d (...)
  • 23 A. SPRUNCK, Le Duché... op. cit., p. 11.

36Toutefois, le problème fondamental reste de savoir à quel point les Etats, animés par la noblesse, étaient représentatifs du peuple luxembourgeois. S’il est vrai que quelques voix se sont élevées contre eux, aucune de nos sources ne nous permet de savoir s’il y eut ou non des nobles parmi ces contestataires. Divers documents nous indiquent qu’une partie de la population luxembourgeoise était favorable à certaines réformes de Joseph II, en particulier – comme nous l’avons vu – celle de la justice, ce qui expliquerait partiellement la position de la province face à de la révolution brabançonne. D’autre part, A. Sprunck avance plusieurs hypothèses à ce sujet. Pour lui, la présence d’une forte garnison autrichienne dans la capitale, le manque de liens politiques avec les provinces insurgées (Brabant, Flandres, Hainaut), la carence de grands centres urbains dans ce pays pauvre et peu peuplé expliqueraient la défection des Luxembourgeois en 178922. Ailleurs il invoque l’absence d’un évêque national pour organiser et symboliser la résistance contre les mesures religieuses du monarque23.

37Si toutes ces raisons ont sûrement eu quelqu’influence sur le déroulement des événements, l’attitude des nobles, tant qu’ils sont représentés par l’Etat noble, est plus paradoxale. Sans doute faut-il souligner le fait que le 13 février 1789 le comte de Baillet la Tour, chambellan et général-major, fidèle serviteur de la monarchie, avait été nommé vice-maréchal des Etats de Luxembourg, ce qui ne pouvait que renforcer l’autorité du gouvernement sur ceux-ci. Son rôle est ainsi dénoncé dans un pamphlet anonyme du 22 mars 1790 :

  • 24 Lettre d’un citoyen du Luxembourg à son ami, 22 mars 1790 (publiée par A. SPRUNCK, « Les Etats... » (...)

« L’assemblée est... présidée par... un homme qui, soumis aux ordres du Prince par son état et l’expectative des faveurs qu’il en attend, ne peut dans aucun cas lui résister »24.

  • 25 L’auteur anonyme reproche, entre autres, aux nobles d’avoir insisté sur la reconstitution d’un chap (...)

38Mais par ailleurs, il semble que les Etats aient toujours fait une grande différence entre le « gouvernement » et le « souverain ». Hostiles aussi bien aux représentants qu’aux décisions du premier, ils sont restés fidèles au principe de la monarchie incarnée par le second. Ils n’ont jamais attaqué personnellement la personne royale, considérée comme la victime de conseillers mauvais et arrivistes. Certes, les Etats, menés par les ecclésiastiques et les nobles, n’ont jamais oublié de défendre les intérêts de ces deux ordres privilégiés auxquels le Tiers a parfois reproché leur égoïsme25 ; mais ils ont poussé leur fidélité au-delà de la réciprocité à laquelle leur prince avait failli. Sans doute cette notion de fidélité faisait-elle partie d’un patrimoine historique auquel, pas plus qu’aux lois fondamentales, on ne pouvait porter atteinte.

5) LA PÉNÉTRATION DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

« A choisir entre deux fléaux, la cruauté du monarque absolu ou les folies populaires, jetons-nous sans délibérer dans le premier de ces gouffres ».
François-Xavier de Feller, 1er septembre 1789.

  • 26 A. SPRUNCK, « Les derniers... » op. cit., p. 187 et ss.
  • 27 Ibid., p. 204 et ss.
  • 28 Voir infra, p. 302.

39Il est également malaisé de connaître la pénétration des idées révolutionnaires venues de France. Quelques documents26 nous permettent de savoir que la proximité du duché de Bouillon, où la Révolution avait nombre d’adeptes, aurait provoqué quelques remous parmi les paysans de cette extrémité ouest du pays wallon, conduits par leurs mayeurs27. D’après les revendications – comparables à celles contenues dans les cahiers de doléances – exposées à cette époque, les paysans poussent leurs exigences plus loin qu’en 175 228, mais, comme alors, ils ne demandent pas l’abolition des droits reconnus par les titres de propriété ; ils revendiquent seulement la possibilité de les racheter. De même, s’ils veulent supprimer les menues dîmes, ils acceptent de payer les grosses, pourtant beaucoup plus lourdes. A nouveau cette agitation n’a donc pas de caractère réellement révolutionnaire et ne préconise pas un bouleversement fondamental de l’ordre social. Il semble d’ailleurs qu’elle ait été très localisée et limitée. Les réunions des assemblées de paysans furent contrariées par l’action du procureur-général du Conseil, d’Olimart, aidé par les dénonciations, entre autres de quelques hobereaux (de Barquin, officier à Rienne, de Belhoste, officier à Orchimont, etc.).

40Certains seigneurs craignent – plus qu’une insurrection – que les paysans parviennent à obtenir gain de cause en noircissant leur situation dans leurs remontrances au gouvernement de Vienne. Ils cherchent alors à les prendre de vitesse : N. de Villers-Masbourg, seigneur d’Esclaye, écrit au président du Conseil, du Rieux, le 23 mars 1791 :

  • 29 A. SPRUNCK, « Les derniers... », op. cit., p. 209. Les rares témoignages que nous ayons sur l’opini (...)

« Pour arretter toute ultérieur explosion, il convienderait d’avoir des mouches bien affidées et de prévenir incessamment tant le gouvernement de Bruxelles que le Ministre à Vienne, car il est certain que telle précaution que l’on puisse prendre apresent on ne pourra empêcher ces gens de s’y adresser directement et de noircir extraordinairement des charges communales qu’eux et leurs autheurs ont païé depuis tant de siècles sans en etre plus malheureux et qu’ils paieroient encore bien tranquillement sans cette malheureuse philosophie qui, se communiquant partout, veut secouer toute autorité et qui foncièrement pervertit les hommes »29.

  • 30 D’après une lettre de de Belhoste à d’Olimart, du 22 mars 1791 (publiée par A. SPRUNCK, « Les derni (...)

41En fin de compte, à part ces quelques mouvements paysans, peu suivis et – semble-t-il – sans grande uniformité dans leurs exigences30, l’influence française paraît s’être très peu fait sentir jusqu’à l’occupation de la province par les Français. D’ailleurs, plusieurs témoignages datant de la fin du siècle confirment la faible emprise des idées nouvelles sur les Luxembourgeois. En 1793, le ministre plénipotentiaire Metternich écrit :

  • 31 Lettre du ministre plénipotentiaire Metternich, du 14 février 1793 (publiée par A. SPRUNCK, « Le Sé (...)

« ... la province de Luxembourg... présente une grande frontière à la contagion du bouleversement français et en même temps, une barrière à cette contagion pour l’Empire »31.

42Quelques mois plus tard, l’évêque suffragant de Trêves constate :

  • 32 Ibid.

« Le Luxembourg est de toutes les provinces voisines celle où la secousse de la commotion philosophique a été la moins sensible... Le caractère loïal et la précieuse bonhomie de ses habitants ne sont point encore altérés »32.

  • 33 Voir infra, p. 424 et ss.
  • 34 Voir infra, chap. XVII.

43Combien de nobles furent gagnés aux idées prônées par la Révolution Française ? Sans doute fort peu. Peut-être quelques francs-maçons33. Par ailleurs, si les réformes de Joseph II ont été appréciées par certains bourgeois et paysans, nous avons vu à quelle résistance elles se sont heurtées de la part des seigneurs, représentés par le second ordre des Etats. Il semble donc que la « philosophie des lumières » ait peu pénétré au Luxembourg, et en particulier dans la noblesse34.

Notes

1 « Recueil des représentations, protestations... », T. II, pp. 2-9, Représentations des Etats de Luxembourg à l’Empereur Joseph II, 15 décembre 1781 (publié par A. SPRUNCK, Le Duché de Luxembourg et la Révolution Brabançonne, Luxembourg, 1953, pp. 17-21).

2 Ce qui n’est pas exact car il y avait, d’après le dénombrement de 1766 (AGR, Comité pour le Dénombrement de Luxembourg, reg. n° 71) des luthériens, calvinistes et protestants dans la presqu’île de Schleiden, au nord-est du pays.

3 Cf. note 1.

4 François-Xavier de Feller, fils de Dominique, secrétaire greffier au Grand Conseil de Brabant, anobli en 1741, est né en 1735. Ayant fait de brillantes études chez les Jésuites de Luxembourg puis à Reims où il étudie la philosophie et les sciences physiques et exactes, il entre en 1754 au noviciat de la Compagnie de Jésus à Tournai. Revenu à Luxembourg, il y professe la poésie et la rhétorique. Après un séjour en Hongrie, il prononce ses voeux, à l’ordre des Jésuites, en 1771. A partir de 1773, après la suppression de l’ordre, il participe activement à la rédaction du journal publié à Luxembourg depuis 1704, La clef du Cabinet des Princes de l’Europe, qui, après sa prise en mains, deviendra Journal historique et littéraire. Feller en sera le rédacteur unique jusqu’en 1794. Son journal se caractérise par son conservatisme et les critiques sans merci à l’égard des réformes de Joseph II. Or, il constitue la seule presse luxembourgeoise à cette époque (A. NEYEN, Biographie..., op. cit., t. 1, pp. 192-193).

5 Voir supra, p. 201.

6 AGL, A IV 32.

7 AGL, A IV 52.

8 A. SPRUNCK, « Un projet de réforme de la justice seigneuriale dans le duché de Luxembourg », in Hémecht, 1951, pp. 128-129.

9 AGR, Conseil Privé, dossier n° 320 (cité par A. SPRUNCK, « Les derniers temps de l’Ancien Régime dans le Luxembourg wallon », in AIAL, t. 83, 1952, p. 190).

10 E. HUBERT, La visite de Joseph II dans les Pays-Bas, Bruxelles 1900, pp. 159-165.

11 A. ATTEN, « Politische, soziale und wirtschaftliche Strukturen des Herzogtums Luxemburg im 18. Jahrhundert », inédit, p. 18.

12 AGR, Conseil Privé, dossier n° 320, Essai sur l’administration de la Justice, adressé à S.M. l’Empereur et Roi, 1791 (publié par A. SPRUNCK, « Les derniers... », op. cit., pp. 194-201).

13 AGR, Conseil Privé, dossier n° 320, Essai sur l’administration de la Justice, adressé à S.M. l’Empereur et Roi, 1791 (publié par A. SPRUNCK, « Les derniers... », op. cit., pp. 194-201).

14 AGR, Conseil Privé, dossier n° 320, Lettre du notaire J.-F. Guillaume, de Bouillon, à l’Empereur Léopold II, 1791 (publiée in ibid.)

15 Réponse de François du Rieux, adressée à van der Fosse, le 7 janvier 1792 (publiée in ibid., p. 202).

16 Remontrances à S.M. l’Empereur et Roi par les Etats du Pays Duché de Luxembourg et Comté de Chiny dans leur Assemblée générale du 15 juin 1787 (publiées par A. SPRUNCK, Le Duché de Luxembourg et la Révolution Brabançonne, Luxembourg 1953, pp. 43-55).

17 En particulier : CAESAR, de Bello Gallico, libri 1,2, 5, 6 et 7 ; Titi Livii Epitome, liber 134 ; Taciti Historiarum Liber 4 ; Hincmari Remensis Epistularum 1, caput. 10, epistula 3, cap. 29, 34, 35 ; LOYSEAU, Des Droits des Seigneuries, chap. 3, N. 43 ; PASQUIER, Recherches, livre 2, chap. 7 (ibid., note 12).

18 Référence à BOSSUET, Politique Sacrée, p. 310.

19 Les nobles signataires sont : le baron de Soleuvre, le baron du Prel, le comte de Berlo-Suÿs, le Sr de Breiderbach, le baron de Zitzwitz, le comte de Brias, le baron de la Barre, le Sr de Pfortzheim, major de cavalerie ; et, dans le Tiers Etat, deux anoblis : J.-Baptiste Seyl (anobli en 1774) et le Sr de la Mock (1738) (A. SPRUNCK, Le Duché..., op. cit., P- 55).

20 AGR, Conseil Privé, dossier n° 320, Lettre de l’abbé de Munster, le baron du Prel et J.– B. Seyl, députés des Etats, à Trauttmannsdorf, 14 novembre 1789 (publiée par A. SPRUNCK, Le Duché..., op. cit., p. 100).

21 Il n’y restera pas longtemps, à cause de la menace de l’arrivée des patriotes. Il partira pour Francfort, via Trêves (ibid.).

22 A SPRUNCK, « Les Etats de Luxembourg et la Révolution Brabançonne, de Novembre 1789 à l’avènement de Léopold II », in PSH, t. 55, 1933, pp. 331-332.

23 A. SPRUNCK, Le Duché... op. cit., p. 11.

24 Lettre d’un citoyen du Luxembourg à son ami, 22 mars 1790 (publiée par A. SPRUNCK, « Les Etats... », op. cit., pp. 332-337).

25 L’auteur anonyme reproche, entre autres, aux nobles d’avoir insisté sur la reconstitution d’un chapitre noble pour y placer leurs enfants, sans se préoccuper des autres établissements religieux, lorsque Cobenzl leur a demandé de lui soumettre leurs revendications en 1790 (ibid.).

26 A. SPRUNCK, « Les derniers... » op. cit., p. 187 et ss.

27 Ibid., p. 204 et ss.

28 Voir infra, p. 302.

29 A. SPRUNCK, « Les derniers... », op. cit., p. 209. Les rares témoignages que nous ayons sur l’opinion de quelques nobles à propos de la « philosophie des lumières » vont en ce sens (voir infra, p. 423).

30 D’après une lettre de de Belhoste à d’Olimart, du 22 mars 1791 (publiée par A. SPRUNCK, « Les derniers... », op. cit., p. 208).

31 Lettre du ministre plénipotentiaire Metternich, du 14 février 1793 (publiée par A. SPRUNCK, « Le Séminaire général de Louvain et le séminaire filial de Luxembourg. Les écoles normales sous Joseph II », in PSH, t. 70, 1950, p. 309).

32 Ibid.

33 Voir infra, p. 424 et ss.

34 Voir infra, chap. XVII.

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