1La multiplication des très bonnes Thèses de Doctorat en Histoire constitue un phénomène réjouissant puisqu’il traduit la vitalité de cette science parmi les jeunes universitaires. Mais ce fait nous pousse à montrer davantage d’exigences lorsque se pose la question de leur éventuelle publication. Dans quelle mesure une nouvelle Thèse mérite-t-elle d’être présentée à un large public, au-delà des spécialistes du domaine embrassé par cette recherche ? Sur quelles qualités particulières fonder des critères de sélection convenables ? Quelques idées simples viennent alors à l’esprit : cette Thèse est-elle fondée sur des sources inédites qui doivent être portées à la connaissance de tous ? L’ampleur du champ des investigations confère-t-elle à cette Thèse une place centrale dans tel domaine de recherche ? La seule qualité de l’écriture procure-t-elle au lecteur l’impression d’une œuvre, au sens exact de ce terme ? L’originalité de la réflexion ne met-elle pas à jour une nouvelle direction de recherches ? Les thèses défendues par l’auteur ne rompent-elles pas avec les idées reçues précédemment ? A l’évidence peu de Thèsards se distinguent dès l’abord parce qu’elles tranchent avec leurs devancières par l’originalité du sujet. Tel est bien le cas de la Thèse de Régine Perron.

2L’histoire des relations internationales souffre d’une certaine ambiguïté : est-elle originale parce qu’elle s’intéresse aux relations entre des hommes séparés par des frontières, ou bien n’est-elle qu’une adaptation de champs de recherches traditionnelles comme l’histoire politique, l’histoire économique, l’histoire culturelle, etc, à des ensembles internationaux ? Sans doute procède-t-elle des deux. En d’autres termes, originalité des perspectives, mais techniques de recherches empruntées à d’autres. Tel est bien l’exemple fourni par cette Thèse sur « Le Marché du Charbon, un enjeu dans les relations entre Europe-Etats Unis entre 1945 et 1958 ». Régine Perron aborde un problème fondamental dans les relations entre le gouvernement américain et ses alliés ouest-européens – aspects politiques évidents – par le biais d’une étude d’histoire économique classique, l’étude d’un marché. « Classique » ? En réalité fort peu ! Même en histoire économique les analyses de marchés restent en nombre limité. C’est que pour les mener de manière convenable, il faut disposer, tout à la fois, de statistiques fiables et durables d’une part, et d’informations micro-économiques suffisantes d’autre part, afin de mêler conjoncture et structures.

3Il y a plus de vingt ans, Marcel Gillet avait ouvert la voie d’une recherche originale sur le milieu charbonnier en France par sa belle Thèse, publiée en 1973, « Les Charbonnages du Nord de la France au xix^e siècle ». Déjà on y voyait bien l’importance d’un marché international pour la vie des entreprises industrielles françaises, les raisons d’une cartellisation, l’influence des vicissitudes conjoncturelles et du niveau des prix. Cette histoire se situait dans un système économique déterminé, celui du libéralisme de la « Belle Epoque ». C’est d’une toute autre époque, on serait tenté de dire d’une toute autre ambiance, qu’il s’agit dans le livre qu’on va lire : l’Europe n’est plus dominante, terriblement secouée par la Seconde Guerre mondiale ; la toute puissance américaine s’impose dans le domaine économique, peut-être plus encore que dans le domaine politique. La reconstruction de l’Europe est au cœur des enjeux et des débats, avec en filigrane la question du maintien d’un libéralisme très contreversé. En outre le contexte des relations internationales a complètement changé, avec l’opposition entre deux mondes qui se veulent antagonistes, aussi bien sur le terrain politique qu’économique ou idéologique ; la guerre froide touche tous les domaines. Mêmes les sources d’énergie, avec au premier rang le charbon, sont englobées dans cette confrontation.

4Ainsi histoire politique et histoire économique interfèrent dans l’histoire des relations inter-européennes de l’après Seconde Guerre mondiale. On le savait déjà ; l’histoire de la reconstruction européenne n’est-elle pas d’abord économique, au point que l’histoire de la Construction Européenne semble se situer au cœur de débats économiques, à en juger par la première vraie création, celle du charbon et de l’acier en 1950 ? Pourtant on avait plutôt abordé cette interférence par le bout de la lorgnette politique, comme si les créateurs de l’Europe, Jean Monnet compris, avaient réfléchi sur des bases politiques avant que de traiter des problèmes économiques. Le point de départ de la recherche entreprise par Régine Perron se place dans une perspective prioritairement économique : le charbon est alors la source essentielle de l’énergie consommée en Europe occidentale, donc le fondement de tout développement industriel ; les bassins charbonniers européens sont localisés de manière presque « provocante », puisque les principaux d’entre eux sont situés dans le pays vaincu, l’Allemagne, qui doit payer des réparations, ou dans un pays qui rapidement sera au-delà du rideau de fer, la Pologne, tandis que le principal exportateur charbonnier de la période antérieure, la Grande Bretagne, a juste de quoi suffire à sa propre consommation. Où et comment les « pauvres » en charbon, à commencer par la France, pourront-ils trouver les ressources nécessaires à leur reconstruction ? On pourrait parler d’une « géopolitique du charbon » en Europe.

5Pour qu’une Thèse puisse être réussie, il ne suffit point que l’axe de la recherche soit nouveau, même si cette nouveauté consitute un premier atout. Il faut aussi que les sources étudiées apportent un éclairage neuf. Tel est bien le cas présent. Régine Perron a eu la chance de mettre à jour une source d’archives jusque là ignorée : en 1945 les autorités alliées, Grande Bretagne et Etats Unis, créèrent un organisme de gestion commun destiné à réglementer les approvisionnements en charbon de l’Europe placée sous leur autorité, l’European Coal Organisation ; jusqu’en 1947, au moment du lancement du Plan Marshall, cette instance, où se retrouvèrent tous les Etats d’Europe, à l’exception notable de l’urss pourtant partie prenante des accords de Potsdam, (lorsque l’avenir de l’Allemagne avait été discuté, ce qui induisait une réflexion sur le marché de l’énergie en Europe), eut la mission de répartir les courants charbonniers inter-européens. Les archives de l’eco dormaient depuis lors à Genève parmi les archives des Nations Unies ; en les utilisant, on peut, presqu’au jour le jour, suivre les aléas d’une expérience déterminante pour la vie industrielle de nombreux pays européens. Au moment décisif du passage d’une économie de guerre à une économie de paix, voici restitués les combats et débats qui jalonnèrent la fourniture de cette source essentielle.

6Or ces débats-combats offrent matière à bien des réflexions fondamentales, voire même à bien des révisions des idées reçues sur l’histoire de l’après Seconde Guerre mondiale. On voudrait souligner dans cette préface quelques fortes mises en perspective, génératrices d’interrogations nouvelles, en laissant le détail des démonstrations au livre lui-même. Ce détail est souvent fondé par des statistiques ; et ce n’est pas l’un de ses moindres mérites de ce travail que de fournir aux historiens des bases solides, sous la forme de séries complètes de production, ou de consommation, ou d’exportation, des charbons utilisés à l’époque. Mais revenons aux idées forces. Nous en retiendrons trois : quelle place a été faite à l’Allemagne par les Alliés anglo-saxons dans l’immédiat après guerre à cause du charbon ? quelle politique extérieure américaine fut adoptée toujours à cause du charbon ? de quelle nature enfin fut la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier créée en 1950.

7A la fin de la Seconde Guerre mondiale l’Allemagne est comme rayée de la carte ; contrainte à la capitulation, elle est totalement soumise à ses vainqueurs, occupée, divisée. Même en perdant le bassin charbonnier de la Silésie, qui passe dans le territoire de la nouvelle Pologne, l’Allemagne conserve un potentiel charbonnier considérable grâce en particulier à son bassin de la Ruhr ; l’idée de ses voisins victorieux, notamment en France, est naturellement de vouloir profiter de ces richesses à leur profit ; malheur aux vaincus ! Or, très vite cette revanche est abandonnée et c’est l’Allemagne occidentale elle-même qui va bénéficier de ses propres richesses ; en reprenant les statistiques de l’époque établies par l’eco, on constate que, dès 1946, l’Allemagne occidentale fonde sa reconstruction sur ses capacités charbonnières. Les autorités britanniques d’abord, directement dominantes dans le bassin de la Ruhr, puis les autorités américaines ralliées aux vues britanniques, spécialement les administrations ayant la charge de gérer l’occupation alliée dans la Bi-Zone, imposent la satisfaction des besoins locaux – allemands – avant celle des pays victorieux. Le gouvernement de Washington, y compris le State Departement, a fini par se rallier à cette politique. Pourquoi ? Laissons au lecteur du livre l’intérêt de suivre la démonstration de Régine Perron sur ce point ; soulignons simplement que de l’étude des statistiques charbonnières on en vient à des considérations politiques vraies, puisque fondées sur des réalités chiffrées : dès 1946 la reconstruction de la future Allemagne occidentale est devenue une priorité pour les Alliés anglo-saxons !

8Du coup, comme il faut bien assurer la reconstruction des autres pays d’Europe occidentale, insuffisamment riches en charbon, où trouver les ressources indispensables à ces pays ? Peut-on utiliser le charbon polonais (silésien) proche et bon marché (la Pologne a fortement besoin de devises pour sa propre reconstruction) ? La différence de régime politique après l’alignement de la Pologne sur le grand frère soviétique, n’implique pas forcément une rupture des liens commerciaux, surtout lorsque les besoins sont si pressants ; on verra les neutres – Suède, Suisse – continuer à s’approvisionner à cette source pendant la guerre froide. Or assez vite l’utilisation du charbon polonais est abandonnée par les Etats d’Europe occidentale. Pourquoi ? Régine Perron suggère fortement que l’hostilité américaine à l’emploi de la source charbonnière polonaise ne procède pas seulement de considérations politiques ; la Démocratie populaire est moins visée parce que membre du camp idéologique adverse que parce que productrice-concurrente de charbon face aux producteurs privés américains.

9Les Etats Unis en effet sont bien plus que de simples observateurs sur le marché du charbon européen ; les riches bassins charbonniers aux Etats Unis avaient bénéficié de la forte demande de l’économie de guerre ce qui avait facilité leur sortie de crise ; mais ensuite, comment assurer sans trop de dommages le passage à l’économie de paix ? La distance entre la côte est des Etats Unis et les côtes ouest de l’Europe n’est pas un obstacle insurmontable, non seulement en termes techniques mais en matière de prix, puisque les taux de fret vont assez vite baisser ; en outre, l’appui gouvernemental américain peut conforter les transporteurs maritimes pour peu que les coûts de transports reviennent à la hausse. En bref le charbon américain peut largement intervenir sur le marché européen s’il répond bien aux besoins spécifiques des acheteurs européens, c’est-à-dire si les qualités du charbon fourni correspondent aux besoins des sidérurgistes ou des consommateurs individuels. Or, face au concurrent polonais ou au charbon de la Ruhr, le charbon américain était dans l’ensemble tenu pour médiocre et coûteux. Pourtant il s’imposa, ou plus exactement les gouvernements américains l’imposèrent à leurs alliés. Là encore, nous laisserons de côté le détail de la démonstration fournie par Régine Perron. Une fois encore, statistiques à l’appui, elle prouve que le charbon américain a été largement et prioritairement employé pendant la décennie 1946-1958 en Europe occidentale ; mais elle montre, à travers les nombreux documents d’archives qu’elle a consultés à Washington, ou au Comité d’Etude des Producteurs de Charbon de l’Europe Occidentale à Bruxelles, ou à Florence dans les archives de la Communauté Européenne (ceca), les raisons qui ont pesé sur les décideurs des deux bords, Américains comme Européens. Nous pouvons voir en particulier comment le Plan Marshall fut un véritable prolongement de la stratégie charbonnière des Etats Unis dans ce secteur particulier de l’énergie ; comment, plus tard, la création de la Communauté du Charbon et de l’Acier s’inscrivit dans cette stratégie. Jean Monnet, dont on sait qu’il connaissait parfaitement les vues américaines, politiques comme économiques, avait été mêlé de près et très tôt à ce marché européen du charbon : à l’automne 1945 il est représentant spécial de la France auprès de l’eco. En proposant la constitution d’une Communauté Européenne du Charbon, il savait où le partenaire américain souhaitait aller en ce domaine, même si les objectifs de cette Communauté dans l’esprit de Monnet dépassaient largement le seul marché charbonnier. Toutefois le problème du charbon était bien davantage qu’un prétexte dans ce premier pas de la construction européenne.

10La gestion de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier prend désormais un autre éclairage grâce à la perspective prise dans cette Thèse. On trouvera une belle convergence entre ce travail et le livre récemment publié par Raymond Poidevin et Dirk Spierenburg « Histoire de la Haute Autorité de la ceca, une expérience supranationale » (1993) - Régine Perron a rédigé sa thèse avant la parution de ce livre. En principe, au départ, la C.E.C.A. avait été créée pour améliorer la production charbonnière dans l’Europe des Six, pour rationnaliser production et consommation, pour gérer ce secteur vital de l’énergie d’une manière supranationale. On partait d’une situation estimée désastreuse ou difficile, avec l’idée de devoir combler les déficits européens des uns par les surplus des autres. En fait, la Haute Autorité a dû gérer la surproduction, car dès les années 50 ont produit trop de charbon pour une consommation freinée par la concurrence triomphante du pétrole, alors que l’on persiste dans les gouvernements et dans la presse à évoquer le « déficit » charbonnier, véritable mythe selon Régine Perron.

11De plus, elle a l’obligation d’aménager le marché charbonnier en tenant compte des fortes pressions américaines pour que le charbon d’outre-Atlantique continue de trouver en Europe occidentale un débouché important. Les négociations avec le partenaire américain ne sont pas des plus faciles, quelle que fut l’autorité reconnue à Jean Monnet par les Américains. En 1952-1953 une réelle offensive américaine pour intensifier les exportations de charbon vers l’Europe se heurta à la volonté de la C.E.C.A. de réduire sa dépendance externe ; pourtant le succès américain fut évident : entre 1955 et 1957 les Etats Unis exportèrent vers l’Europe le double du volume exporté au cours des années 1945-1947, alors que cette Europe était passée d’une rare pénurie à une évidente surproduction ! Grâce aux crédits négociés par la Haute Autorité aux Etats Unis, l’organisation européenne va pouvoir mettre en chantier une réduction de la production européenne, y compris en en payant le coût social ; mais véritablement on est loin des objectifs initiaux. Et la construction européenne dans tout cela ?

12A travers les quelques exemples que nous venons de citer, on voit combien ce livre est décapant, neuf, parfois même irritant en ce qu’il dérange les idées reçues. Régine Perron prouve qu’une bonne connaissance de dossiers, en apparence très techniques, mais en réalité traitant de problèmes fondamentaux dans un certain contexte économique, débouche vers des conclusions politiques novatrices. Trop souvent les jeunes étudiants abordent l’histoire économique avec réticence, persuadés qu’ils sont de devoir entreprendre des recherches ingrates, trop quantifiées, trop longues à mener, avant que d’aboutir à des développements « gratifiants » ; on préfèrera l’histoire des mentalités, voire de bonnes biographies, bien à la mode dans le monde de l’édition. C’est pourtant par des travaux comme celui de Régine Perron que notre discipline progresse, car ils posent de vraies questions à partir de documents clairement présentés. Cet éclairage nouveau sur une période pendant laquelle notre monde actuel s’est constitué, devra être lu, médité. Ce livre témoigne de la vitalité et de la pertinence de l’histoire des relations internationales contemporaines.