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La consommation alimentaire en Pologne aux xvie et xviie siècles

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Andrzej Wyczanski

XVI. Le revenu national en Pologne vers 1580

Texte intégral

1La tendance aux approches quantitatives devient, depuis quelques décennies, de plus en plus forte dans la recherche en histoire économique. Le phénomène est entièrement compréhensible pour la recherche sur l’histoire moderne et, même pour celle du xixe siècle, puisque les informations statistiques, relativement nombreuses et assez exactes, nous autorisent à envisager l’économie d’autrefois dans les catégories de la vie économique moderne. Et il est admis de reconnaître la notion du revenu national comme un indice du niveau de la vie économique et de sa croissance.

  • 1 Une autre version : A. Wyczanski, "Le revenu national en Pologne au xvie siècle, premiers résultats (...)

2La notion uniforme – pas complètement d’ailleurs – de l’évaluation quantitative de la vie économique constitue un grand progrès méthodologique dans le domaine de la recherche. Malgré toutes les réserves, la notion du revenu national rend de grands services, aussi bien à la science économique contemporaine qu’à la pratique économique. Elle permet surtout de faire des comparaisons avec des pays conçus comme des unités globales. Ce trait essentiel, à savoir la comparabilité des résultats dans le temps et dans l’espace, constitue l’attrait le plus important de la notion de revenu national pour la recherche historique. Malheureusement nous ne savons pas comment utiliser cette notion économique synthétique pour les temps éloignés, dépourvus des données statistiques, même les plus rudimentaires. La réponse à cette question est d’autant plus importante que nous ne disposons d’aucun autre indice synthétique pour déterminer le niveau de la vie économique d’autrefois. Simultanément la nécessité d’un pareil indice augmente avec la tendance à la quantification de la recherche historique, tendance de plus en plus marquée. Essayons donc de vérifier la possibilité d’utilisation de la notion de revenu national pour la recherche historique, relative à une époque plus éloignée1.

3La notion de revenu national, qu’on utilise dans l’économie contemporaine n’est ni claire ni uniforme. Il s’agit d’une différence fondamentale, c’est-à-dire du calcul de la valeur des services, qui ne sont pas inclus dans le calcul fait selon la notion marxiste du revenu national, alors qu’ils contribuent largement à la formation du revenu national dans les pays capitalistes. Nous ne voulons pas discuter les arguments théoriques des deux parties puisque la notion qui pourrait servir à la recherche historique doit être aussi simple que possible. Or, pour simplifier la notion, en raison du système économique relativement primitif, et à défaut des données nécessaires, nous avons accepté la notion suivante : le revenu national correspond à la valeur de la production matérielle de tout le pays, prise pour une année tout entière, soustraction faite des frais de la production, au sens des frais matériels. Ainsi notre notion s’approche de celle des marxistes, bien qu’elle couvre partiellement certains éléments des services d’autrefois.

4La notion de revenu national, utilisée pour l’évaluation de la vie économique d’un pays au xvie siècle semble être purement théorique, peut-être anachronique. Mais l’utilisation des notions théoriques n’est pas un défaut, à condition que nous nous rappelions bien que cette notion est la nôtre, et n’a rien de commun avec les idées nées dans l’esprit des gens d’autrefois. C’est la même chose qu’avec le métre, pour n’importe quelle époque, bien qu’on ne l’ait inventé que vers la fin du xviiie siècle.

5Il y a d’autres réserves, qui sont plus importantes, lorsqu’il s’agit de l’emploi d’une notion tout à fait moderne pour des conditions plutôt primitives. Or, la notion du revenu national se rapporte à une économie développée, une économie commercialisée, où chaque objet possède sa valeur marchande et est vendu ou acheté soit en réalité, soit en théorie. Le xvie siècle représente une époque tout à fait différente où la majorité des produits trouvaient leur utilisation, notamment leur consommation directe, sans être ni vendus ni achetés. On pourrait même se demander si on est en droit d’attribuer une valeur commerciale, un prix, aux objets qui, en général, n’entraient pas en circulation, qui ne se trouvaient pas sur le marché.

6En dépit de cette réserve, nous ne pouvons pas rejeter la notion de revenu national, puisque nous n’en avons aucune autre plus précise et mieux appropriée. D’ailleurs, on utilise la notion de revenu national pour les pays sous-développés, dont l’économie, aujourd’hui, est loin d’être commercialisée en profondeur. De même l’économie des pays européens au xvie siècle qui, n’était pas en majorité commercialisée, se trouvait sous l’influence prépondérante du marché qui, au moyen des prix, formait la situation économique et sociale des régions même économiquement très arriérées.

  • 2 Ph. Dean et W.A. Cole, "British Economie Growth 1688-1959, Trends and structure", Cambridge 1962, p (...)
  • 3 Le Roy Ladurie, Les comptes fantastiques de Gregory King, Annales E.S.C. XXIII/5, 1968, p. 1086-110 (...)

7Pour en terminer avec les réserves concernant la possibilité d’utilisation de la notion de revenu national, il nous faut souligner que nous ne connaissons pas son emploi dans la recherche historique sur le xvie siècle. La plus ancienne évaluation du revenu national que nous connaissions, est celle de Gregory King, faite pour l’Angleterre vers la fin du xviie siècle2. King a utilisé une approche tout à fait différente, parce qu’il a calculé les revenus individuels de plusieurs groupes sociaux, en divisant ceux-ci en catégories sociales et professionnelles. Les calculs de King jouèrent un rôle fondamental dans la recherche historique sur la croissance économique de l’Angleterre moderne, bien qu’ils requièrent beaucoup de réserves quant à leurs fondements et leur exactitude. Ce n’est que très récemment que E. Le Roy Ladurie a contesté leur valeur, au moins pour la France, en les considérant comme fantastiques et dépourvus de l’importance reconnue jusqu’à présent3.

8Notre proposition de calcul du revenu national se base sur des principes différents. Il ne s’agit pas cette fois de multiplier les revenus individuels par le nombre de gens des diverses catégories socio-professionnelles. Nous avons choisi une autre voie, c’est à dire que nous avons fondé notre calcul à partir de la production d’autrefois, prise quantitativement, et pourvue de la valeur marchande. Nous considérons que la production agricole constituait à l’époque la source fondamentale du revenu national et l’évaluation de son volume et de sa valeur représente la composante majeure du revenu national existant.

9Nous connaissons le montant approximatif de cette production, qui, avec les prix appropriés, pourrait constituer la part la plus importante du revenu national. En plus, puisque les produits agricoles étaient consommés après la transformation et la préparation habituelle, il est possible d’évaluer non seulement la valeur de la production agricole nette, mais celle augmentée par les modifications ultérieures, sous la forme de la production alimentaire. Et nous savons, d’après les sondages concernant les budgets du xvie siècle, que la nourriture formait la majorité des dépenses des gens d’autrefois et en même temps la majorité de toute la production matérielle nette à l’époque. Nos calculs nous autorisent à établir ainsi la partie dominante du revenu national, fait qui pourrait assurer une exactitude relative de l’évaluation du revenu national tout entier.

10Avant de calculer les différentes composantes du revenu national, il faut expliquer comment on comprend la valeur marchande de la production matérielle. Il est évident qu’il s’agit des prix de l’époque, des prix des produits plus ou moins finis -mais quels prix ? Au xvie siècle, il n’y avait pas de prix nationaux, de prix unifiés et dominants pour certains produits. En plus les prix étaient changeants selon la localité, selon la région. En général, pour les produits agricoles, les prix à la campagne étaient plus bas, ceux des grandes villes plus élevés, enfin ceux de Gdansk, lieu de l’exportation, les plus hauts de tout le pays. Il est évident qu’il faut prendre en considération les prix moyens des produits, c’est à dire sans hausse inattendue, provoquée par une mauvaise récolte, et sans baisse extraordinaire – en général les prix moyens, calculés pour plusieurs années consécutives.

11Outre les différents prix régionaux, que leur connaissance limitée ne permet pas d’utiliser, nous avons en principe trois types de prix. D’abord les prix existants sur les marchés locaux, où l’on vendait directement les produits agricoles, mais ces prix sont uniquement connus pour quelques coupures séquences chronologiques. Les prix qui existaient dans les grandes villes constituent un second groupe assez important et relativement bien connu. Enfin les prix à Gdansk, les plus élevés, constituaient le plafond maximum des prix pour les produits agricoles. Les premiers prix, d’ailleurs insuffisamment connus, correspondaient aux revenus de la majorité des agriculteurs, mais ils ne constituaient pas des prix appliqués, puisque la vente des céréales aux négociants signifie la revente ultérieure des mêmes produits dans les grandes villes, ou pour le flottage à l’exportation. Ainsi les prix locaux ne correspondent pas à nos exigences, lorsqu’il s’agit des prix appliqués.

  • 4 W. Adamczyk, "Ceny w Lublinie od XVI do konca XVIII wieku", Lwów 1935.
  • 5 A. Wyczanski, "Studia nad folwarkiem szlacheckim w Polsce", p. 219-232.

12Les prix qui existaient dans les grandes villes sont plus intéressants. Ils couvrent ; outre les prix locaux, la valeur augmentée par suite du transport et du commerce, donc une partie plus grande des composants du revenu national. Nous disposons, par ailleurs, pour les quatre provinces étudiées, des séries de prix publiés, ceux de Cracovie, ceux de Varsovie et ceux de Lublin4 – outre ceux de Gdansk qui exigent des observations particulières. Mais les prix de Varsovie, de Cracovie et de Lublin diffèrent souvent, étant parfois particuliers, incomplets et leur trait commun est leur dépendance à l’égard des prix qui existaient à Gdansk, capitale économique de la Pologne de l’époque. Le choix des prix de Gdansk nous semble être le plus raisonnable, bien qu’ils soient les plus élevés5.

  • 6 J. Pelc, "Ceny w Gdansku w XVI i XVII w.", I., p. 89-93.

13D’abord les prix de Gdansk sont les plus caractéristiques de l’économie polonaise à l’époque, fait que nous ne pouvons pas méconnaître. Leur niveau très élevé ne constitue pas uniquement leur défaut, mais aussi leur qualité. Ils couvrent encore plus largement les frais du transport, de la revente, donc les composantes importantes du revenu national. Ils sont, en même temps, les plus proches des prix européens, fait qui facilite les comparaisons futures des résultats avec ceux obtenus pour les autres pays à l’époque. Enfin ils sont relativement bien connus, ce qui facilite notre tâche et diminue le nombre des évaluations, qui pourraient toujours défigurer les résultats. Pour cette raison nous avons décidé d’utiliser les prix de Gdansk pour notre évaluation du revenu national des 4 provinces de la Pologne vers 15806.

14 Pour arriver à une évaluation globale du revenu national nous sommes obligés de discuter toutes les composantes, afin de définir leur participation, en prenant en considération leurs différents usages possibles et des modifications de leur valeur.

15Le seigle ne nous intéresse pas maintenant, n’étant pas un produit final ; ce sont des produits tels que le pain de seigle, le seigle exporté, enfin en partie la bière, faite à partir du seigle, qui contribuent à la formation du revenu national. Nous n’avons pas d’ailleurs de données précises concernant le prix du pain en fonction de son poids à Gdansk à l’époque et dans cette situation nous avons accepté une solution provisoire, nous avons augmenté le prix du seigle de 20 %, pour l’approcher de celui du pain. La valeur du pain consommé vers 1580 en Pologne, calculée à partir des prix de Gdansk, correspond approximativement à 12 205 000 Zloty, somme que nous augmentons encore de 575 000 Zloty, comme la valeur approximative du seigle exporté annuellement. Nous allons calculer la valeur du seigle comprise dans celle de la bière avec cette dernière production.

16On rencontre la même situation, pour le froment. La valeur du pain de froment consommé annuellement se chiffrait à 785 000 Zloty environ et nous ajoutons à cette somme la valeur du froment exporté, c’est-à-dire 105 000 Zloty. Il faut remarquer que dans le cas du seigle et du froment nous avons uniquement évalué l’exportation annuelle moyenne, qui se faisait par le port de Gdansk, bien que le blé polonais fut exporté par les autres ports tels que Elbtag, Królewiec (Konigsberg) et Szczecin. On exportait aussi une certaine quantité de céréales par les routes continentales de Silésie. Pourtant, les quantités de céréales qu’on exportait par les autres voies que Gdansk s’avèrent relativement insignifiantes à cette époque, et il faut envisager un volume semblable de céréales qui arrivait annuellement de la partie orientale de l’Etat, fait qui nous autorise à négliger cette exportation supplémentaire.

17L’orge utilisée pour la confection de la bière ne nous intéresse pas pour l’instant, sauf celle transformée en gruau. La valeur du gruau d’orge consommé par an représente environ 688 000 Zloty ; la quantité exportée étant insignifiante, nous pouvons l’omettre.

18Nous n’avons pas calculé auparavant la production d’avoine en raison de sa participation uniquement accidentelle et insignifiante dans la consommation alimentaire humaine. En général, on n’exportait pas non plus l’avoine, puisqu’elle constituait en principe le fourrage pour les chevaux, fourrage et était consommée sur place, et en tant que tel, elle n’était pas une composante directe du revenu national. La dernière utilisation, celle liée à la production de la bière, reste encore à discuter.

19Les pois, le gruau de sarrasin et de millet, étaient en principe prévus pour la consommation alimentaire et comme tel ils participaient à la formation du revenu national. Le calcul de leur valeur à partir des quantités et des prix existant à Gdansk donne les résultats suivants : la valeur des pois consommés annuellement représente la somme de 1 113 000 Zolty, environ, celle du gruau de millet approximativement 674 000 Zloty, enfin celle du gruau de sarrasin 533 000 Zloty.

20Le calcul de la valeur de la bière consommée annuellement à l’époque constitue le problème plus compliqué, et simultanément très important. La valeur globale de la bière cache des composants très divers, puisqu’elle englobe le coût des différentes céréales, les frais de production, de transport, de vente de la bière. Nous simplifierons la question en prenant uniquement en considération la valeur globale de la bière, formulée au moyen des prix de Gdansk, fait qui exagère évidemment le montant monétaire, très considérable, puisqu’il se chiffre à la somme de 14 938 000 Zloty. Le résultat semble être excessif, étant plus élevé que la valeur du pain, aliment de base à l’époque. Mais il faut souligner que la bière constituait un autre aliment de base, et dans les tableaux particuliers de la ration alimentaire sa valeur monétaire disputait la priorité à celle du pain de seigle, et dans le cas des hautes couches sociales les frais pour la bière étaient les plus élevés de tous les aliments.

  • 7 R. Rybarski, "Handel i polityka handlowa Polski", I., p. 89-93.

21Le calcul de la valeur de la viande consommée constitue un problème difficile, qui exige certaines simplifications pour arriver aux résultats désirés. Or, on mangeait plusieurs espèces de viande, pourvues de prix différents, et que l’on ne connaît pas très souvent. L’unification théorique des différentes viandes, en les considérant comme de la viande de boeuf, d’ailleurs la plus répandue, s’avère nécessaire. La valeur de la viande consommée annuellement serait de 4 485 000 Zloty environ, chiffre un peu grandi pour arriver à la valeur complète de cet aliment. Nous pouvons omettre l’exportation des boeufs en raison de l’importation probablement semblable, mais il faut ajouter la valeur de certains produits supplémentaires, liés à l’abattage, notamment les peaux, dont la quantité exportée annuellement se chiffrait à 100 000 pièces environ7. Ces peaux représentent la valeur de 187 000 Zloty, et nous savons qu’il y avait beaucoup d’autres produits supplémentaires de boucherie, surtout quand on prend en considération toutes les sortes d’animaux abattus. Mais l’évaluation détaillée de ces produits n’est pas possible, et son omission ne doit pas constituer une grave erreur en raison de l’importation de produits semblables de la partie orientale du pays. D’ailleurs certains de ces produits comme le cuir, la laine, le suif constituent des composants de la valeur de la production artisanale, que nous allons discuter bientôt.

22Nous n’avons aucun fondement pour calculer la valeur de production des poissons, puisque les poissons, que nous avons inclus dans nos tableaux de la consommation, ce sont les harengs, en principe importés. Simultanément, il est bien évident que l’élevage développé des poissons dans les étangs ne nous permet pas de nous débarrasser de ce composant du revenu national. Nous avons donc accepté, comme solution provisoire, l’hypothèse que la valeur des poissons produits et consommés dans le pays était la même que celle des harengs consommés, à savoir environ 258 000 Zloty annuellement.

23Le calcul de la valeur des flèches de porc ne présente pas de difficultés. Leur valeur d’après les prix de Gdansk s’avère être de 2 437 000 Zloty par an, et à cette somme nous ajoutons la valeur de la panne, qui se chiffre à 406 000 Zloty. La valeur de l’huile de lin est aux environs de 980 000 Zloty.

24Le calcul de la valeur du laitage représente un cas un peu plus compliqué. La valeur du beurre consommé annuellement correspond approximativement à 942 000 Zloty, celle du fromage à 1 095 000 Zloty environ.

25Pourtant, nous savons qu’il existait une réserve de laitage, consommée soit sous forme de lait et de crème, soit de beurre et de fromage, dont le montant représente environ 50 % du laitage déjà pris en considération. Nous avons calculé la valeur de ce laitage comme celle du beurre et du fromage, en la déterminant par le montant de 1 018 000 Zloty et en l’ajoutant proportionnellement aux valeurs précédentes. On peut contester ce chiffre comme excessif, mais nous voulons créer une réserve de la valeur pour les autres produits puisque nous ne pouvons pas par exemple calculer la valeur des oeufs, insaisissable à partir de nos sources.

26Il n’y a pas de moyens pour évaluer la valeur des petits produits du jardin – légumes, fruits, etc. – ce qui constitue un grand défaut, bien que ce soient des produits relativement bon marché. L’évaluation arbitraire nous semble être trop dangereuse et il peut-être meilleur de les omettre, puisque les prix de Gdansk, utilisés dans nos calculs, laissent une réserve de valeur suffisante pour combler de telles lacunes.

27 Enfin, pour terminer de discuter des aliments, il nous reste à calculer la valeur des assaisonnements. Les épices et les autres produits étrangers n’entrent pas dans nos calculs et, des produits du pays, le sel seul représente une valeur considérable, nécessaire comme composant de notre calcul du revenu national. Nous connaissons, selon les sondages, la consommation directe et indirecte (pour la conservation des vivres) du sel et ses prix. Ainsi la valeur du sel se chiffre à la somme de 1 642 000 Zloty environ. Mais ce chiffre exige des réserves, puisqu’on mangeait en Pologne septentrionale aussi bien que le sel produit dans le pays, que l’autre, de provenance française ou espagnole, et de la part des sels respectifs n’est pas facile à évaluer. Malgré le montant exagéré de la valeur du sel, nous avons décidé de la retenir, afin de garder une réserve pour les autres produits miniers, comme le plomb, le cuivre, l’argent, etc., dont la valeur est complètement inconnue.

28Malgré toutes les difficultés, le calcul de la partie du revenu national, donnée par la production agricole, ou plus exactement par la valeur de la consommation alimentaire, n’est pas irréalisable et ses résultats, bien qu’approximatifs, pourront être acceptés. Le calcul de la valeur de la production artisanale ou industrielle présente des difficultés presque insurmontables. La production est tellement diversifiée en quantité, en qualité, en prix, qu’aucune évaluation partielle, même la plus scrupuleuse, ne nous autorise à la généralisation. D’ailleurs les détails quantitifs concernant le montant et la valeur de la production artisanale sont excessivement rares et ils ne se rapportent pas qu’à certains produits, dans tel ou tel moment et dans une ville particulière. Ainsi nous n’avons pas d’espoir de profiter des données directes pour évaluer, même partiellement, le montant et la valeur de la production artisanale. Simultanément les résultats de la recherche sur la consommation des produits artisanaux, comme les vêtements, les chaussures, etc., n’existent pas, et comme nous avons essayé de le démontrer, auparavant, l’évaluation de cette consommation est très difficile. Ainsi, cette méthode pour aborder le sujet n’est pas réalisable dans les conditions actuelles.

29Il nous reste enfin une voie indirecte. Elle consiste à supposer que les gens, qui ne produisaient pas directement ou indirectement les vivres, devaient les acheter. Et afin d’avoir l’argent pour ces achats, ils devaient produire d’autres objets vendables. Ainsi la valeur de la production artisanale, industrielle et des travaux apparentés devait correspondre grosso-modo à la valeur de la nourriture nécessaire à cette partie de la population. Cette thèse constitue une grande simplification de la réalité, puisqu’elle vise seulement les gens qui produisaient quelque chose, elle divise en apparence la population en deux groupes – celui qui produit les vivres et un autre qui produit les objets artisanaux ou industriels. Mais il ne faut pas comprendre notre supposition de cette façon. Le calcul du revenu national à partir des prix de Gdansk implique une réserve considérable de la valeur, pour les autres groupes de la population active liés indirectement à la production, notamment les commerçants. Simultanément, il est évident que chacun devait manger et quand il ne disposait pas de ses propres vivres, il était obligé de les acheter. Ainsi notre partage simplifié n’est pas tellement éloigné de la réalité de l’époque.

  • 8 A. Wyczanski, "Polska w Europie XVI wieku", p. 86-88.

30Il nous reste une question, quel pourcentage de la population pourrait être reconnu comme celui qui devait gagner sa vie au moyen d’un travail artisanal ou de travaux analogues et acheter les vivres ? En apparence la population urbaine appartient à cette catégorie, et elle représentait probablement 23 % ou 26 % de la population des quatre provinces en question8. Pourtant prendre en considération même un pourcentage moindre, c’est-à-dire celui de 23 %, serait procéder imprudemment, puisque nous savons qu’une partie de la population urbaine, surtout celle qui habitait les petites villes, s’occupait d’agriculture. D’autre part il existait à la campagne une partie de la population non agricole – les artisans, les journaliers, etc., qui travaillaient contre une rémunération en argent ou en vivres. Il nous manque des chiffres exacts et nous ne pouvons faire rien d’autre qu’accepter provisoirement le pourcentage convenu de 20 % de la population, pour celui des gens qui achetaient les vivres. Heureusement l’erreur de cette évaluation grossière ne change que dans un degré tout à fait insignifiant le montant tout entier du revenu national hypothétique.

31Avec le matériel préparé ci-dessus nous pouvons risquer de formuler le montant du revenu national hypothétique de la Pologne, plus exactement de ses quatre provinces principales, habitées vers 1580 par une population qui comptait environ 3 397 000 personnes.

Tableau XXXVII. – Le revenu national hypothétique de la Pologne vers 1580

pain de seigle 12.205.000 zl
seigle exporté 575.000 zl
pain de froment 785.000 zl
froment exporté 105.000 zl
gruau d’orge 688.000 zl
pois 1.113.000 zl
gruau de millet 674.000 zl
gruau de sarrasin 533.000 zl
bière 14.938.000 zl
viande 4.485.000 zl
peaux exportés 187.000 zl
poissons 258.000 zl
flèches de porc 2.437.000 zl
panne 406.000 zl
huile de lin 980.000 zl
beurre 1.378.000 zl
fromage 1.677.000 zl
sel et autres minéraux 1.642.000 zl
production artisanale et industrielle 8.840.000 zl
Total 53.906.000 zl

32Le relevé ci-dessus n’est pas entièrement complet. Il ne tient pas compte, par exemple, des produits forestiers comme le bois de construction, la potasse, la poix, largement exportés la voie maritime, ni des fourrures qui passaient en abondance la frontière vers l’Occident. Mais nous sommes persuadés que la grande majorité de ces produits provenait de la partie orientale de l’Etat, ou même de Moscovie. Ainsi ce n’étaient pas en général des produits des quatre provinces occidentales de la Pologne, provinces qui nous interessent. Il nous manque aussi des chevaux, dont l’élevage assez développé existait dans le pays, et qui profitaient de l’importante production d’avoine, laquelle constituait une part non négligeable de la production agricole tout entière. Malheureusement, nous n’avons aucun fondement pour évaluer le nombre des chevaux élevés, afin d’ajouter le chiffre approprié au revenu national, mais une partie des résultats de l’élevage des chevaux, ainsi que celui des boeufs, est incluse dans le calcul des frais de production agricole et du transport, dont nous avons établi la valeur précédemment.

33Il existe un autre groupe d’effets économiques, qui ne sont pas inclus dans notre calcul du revenu national. Il s’agit des investissements créés pendant une année de calcul, surtout des batiments et de l’élargissement de la culture agricole. La question n’est pas possible à résoudre en raison du manque de recherche et même de sondages qui pourraient constituer des points de repère pour une évaluation. D’ailleurs cette situation ne résulte pas uniquement de notre inconscience. Dans les conditions de l’époque une grande partie des investissements n’exigeait pas d’avances financières. Les paysans eux-même prenaient en culture des terres nouvelles, ils participaient gratuitement, quoique obligatoirement, aux travaux de construction quand il s’agissait des châteaux royaux et seigneuriaux.

34D’ailleurs les salaires des artisans et des ouvriers de construction sont inclus dans notre relevé, constituant une composante de sa dernière partie, celle de la production artisanale et industrielle. Ainsi le manque d’investissement dans notre relevé n’est que partiel mais le caractère invisible de cette composante cache la part de l’accumulation dans la répartition du revenu national. Cependant la répartition de l’utilisation du revenu national, question très importante, ne constitue pas le but de notre recherche actuelle.

  • 9 J. Pelc, "Ceny w Gdansku w XVI i XVII wieku", p. 3-4.

35Le montant du revenu national, établi ci-dessus, exige quelques explications et quelques vérifications. D’abord la somme de 53 906 000 Zloty n’est pas comparable, étant exprimée en "Zloty" polonais de l’époque. Or, selon le cours de change en 1580, à "Gdansk"9, ce montant était égal à 28 372 000 écus, ou un peu plus, parce que le cours de change de l’écu était un peu plus élevé en Pologne qu’en Occident. Malheureusement, jusqu’à présent, nous n’avons pas la possibilité de comparer ce résultat avec les autres évaluations semblables, et ainsi de le vérifier.

  • 10 A. Wyczanski, " Le xvie siècle – l’époque d’une crise de la paysannerie polonaise ?, "Studia Histor (...)

36Le montant du revenu national calculé par tête se chiffrait à 15,9 Zloty, c’est-à-dire à 8,4 écus. Ce chiffre n’est pas non plus comparable, à celui des autres pays, mais nous pouvons vérifier ce montant au moyen des données intérieures. Or, l’unité économique la plus répandue à l’époque était l’exploitation paysanne d’un demi ou d’un "laneus" entier (manse), soit de 8 ou de 17 hectares environ. Le montant de la production – semence et nourriture des animaux déduites calculé à partir des prix à Gdansk, valait respectivement 51 soit 102 Zloty10. Nous savons qu’on peut considérer ces exploitations comme correspondant à 4 ou 7 personnes, qui y vivaient, ce qui donne respectivement le revenu par tête approximativement de 13 Zloty et de 15 Zloty, et nous savons que dans les grands folwark ce revenu par tête montait assez considérablement. Ce résultat semble approuver la vraisemblance de notre calcul du revenu national.

37L’analyse des composants de notre calcul du revenu national n’est pas facile, en raison de sa construction tellement différente de celle présentée par l’économie contemporaine à partir des données bien classées concernant les différentes branches de la production.

  • 11 Ph. Dean et W.A. Cole, "British Economie Growth, " p. 279 et suiv.

38Ce qui est toujours le plus caractéristique, c’est la part de la production agricole dans la création du revenu national, part qui diminuée de plus en plus en fonction de l’essor de l’économie moderne et industrialisée. En apparence, dans notre relevé, 80 % du revenu provient de l’agriculture, pourcentage très fort, puisque le pourcentage pour l’Angleterre à la fin du XVIIe siècle, calculé par G. King, se chiffrait à 47,8 % . Pourtant, la grande disparité de ces deux chiffres ne démontre pas une grande avance économique de l’Angleterre du XVIIe siècle sur la Pologne du xvie siècle, puisque tous les deux chiffres sont faussés. Nous ne connaissons pas exactement le fondement des chiffres de G. King, en sachant seulement qu’ils ne sont pas trop vraisemblables et qu’ils ne concernent pas exactement la production, mais la somme des revenus individuels11.

39Simultanément, notre pourcentage ne concerne pas exactement la production agricole, mais la consommation alimentaire, c’est-à-dire la valeur de la production agricole augmentée des frais de transport, du profit commercial et du coût de la transformation. La valeur de la production agricole non transformée, calculée à partir des prix de Gdansk, baisse à 63,2 % du revenu national, pourcentage qui semble être raisonnable. D’autre part les prix de Gdansk étant les plus élevés ne se rapportent pas en réalité à la majorité de la population agricole et par exemple l’utilisation des prix de Varsovie provoque une baisse encore plus poussée de ce pourcentage, qui se chiffre à 50 %. Mais ce dernier pourcentage n’est pas acceptable, puisque parallèlement il fallait utiliser les prix de Varsovie pour tous nos calculs, ce qui changerait complètement notre relevé ainsi que le dernier pourcentage.

40Le calcul du revenu national en chiffres globaux et calculés par tête suggère la possibilité de l’estimation du revenu national de tout l’Etat polonais à l’époque.

41Cette estimation très grossière est réalisable, quoique peu raisonnable. Nous savons que le reste de l’Etat représentait 79 % du territoire et 54 % de la population environ, bien que le degré d’urbanisation soit inférieur et on peut pas accepter plus de 15 % de la population non agricole. Il faut aussi utiliser d’autres prix pour cette estimation, dans ce cas ceux de Lwów. Les résultats pour cette partie du royaume seraient les suivants : le montant du revenu national vers 35 000 000 Zloty et sa moyenne par tête au dessous de 9 Zloty. Ainsi nous avons pour tout l’Etat l’ordre de grandeur suivant : le revenu national total environ 87 000 000 par tête environ 12 Zloty, avec la prééminence des quatres provinces analysées, qui produisaient 62 % du revenu national estimé, et dont les habitants produisaient par tête 77 % de plus du revenu national que leurs compatriotiques des autres provinces.

42Les dernières remarques concernant le revenu national de tout l’Etat sont trop douteuses pour être discutées. Nous voudrions nous limiter à un calcul plus étroit, qui se rapporte aux quatre provinces principales de la Pologne vers 1580. Les résultats, bien que purement hypothétiques, d’après les derniers sondages s’accordent assez bien avec les évaluations des autres facteurs de la vie économique d’autrefois, notamment du commerce international, fait qui augmente leur vraisemblance. Malgré ces jugements optimistes il faut souligner que notre essai n’avait pas d’autre but que de démontrer que la recherche sur la consommation alimentaire pourrait nous aider à aborder des questions économiques plus larges, par exemple celle de la production agricole globale, et celle du revenu national. Et même si les recherches futures sont mieux faites et utilisées avec plus d’ingéniosité les méthodes semblables donneront des résultats différents, notre but sera réalisé.

43Le revenu national établi pour la Pologne du xvie siècle peut n’être qu’un jeu intellectuel, scientifiquement infructueux, si nous sommes sans possibilité de comparer les résultats dans le temps et l’espace. Il serait souhaitable de calculer au moyen de méthodes semblables le revenu national pour les autres pays, quoique nous sachions que la comparaison des résultats soit contestable.

44Nous savons qu’aujourd’hui, même avec les méthodes statistiques modernes et la science pratique économique développées, la tâche n’est pas facile à réaliser, avec une exactitude irréprochable. C’est d’ailleurs une raison pour continuer la recherche et pour risquer des évaluations historiques semblables, malgré toutes les difficultés, parfois presque insurmontables.

45Outre les difficultés de méthode, que nous avons essayé de surmonter, il y en a d’autres, liées à la comparaison des résultats. Comment comparer des niveaux du revenu national dans des pays (ou dans les périodes) où les prix sont tout à fait différents et même la valeur de la monnaie n’est pas comparable, bien que le cours de change semble exister ?

  • 12 A. Wyczanski, "Peut-on comparer les niveaux économiques des pays aux temps préstatistiques ?" Studi (...)

46 Toutes ces difficultés sont probablement à vaincre, mais cette fois nous voulons démontrer qu’il existe un autre moyen de comparer le niveau de l’économie des différents pays, un moyen résultant de notre expérience acquise au cours de l’établissement du revenu national12. La structure de ce revenu, telle que nous l’avons établie, démontre que le niveau du revenu dépend de son dernier composant, à savoir de la valeur du travail de la population non-agricole. Par exemple dans deux pays où les prix agricoles sont égaux et la population pareillement nombreuse, le volume du revenu national varie selon la part de la population non-agricole. Précisémment, dans les pays où la proportion de la population non-agricole est plus grande, le niveau du revenu national est plus élevé, si tous les autres éléments – population, consommation, prix – sont analogues.

47Evidemment pour le xvie siècle, nous ne connaissons pas la répartition exacte des professions et des sources du revenu de la population ; ainsi la part de la population non-agricole n’est pas exactement connue. Pour nos besoins courants, à savoir pour la comparaison historique du développement de l’économie d’autrefois, un autre indice peut devenir suffisamment exact, celui de la part de la population urbanisée. Nous savons certainement qu’une partie des bourgeois labourait la terre, nous savons pareillement qu’à la campagne il y avait toujours un peu de population artisanale, commerciale etc. Malgré toutes ces réserves, l’indice de l’urbanisation du pays peut jouer le rôle d’indice approximatif de la population non agricole et conséquemment, l’indice approximatif du développement économique du pays. Et nous savons qu’au xvie sièclee siècle en réalité les pays les plus urbanisés, comme les Pays-Bas et l’Italie du Nord devançaient par leur activité économique les autres pays européens.

Notes

1 Une autre version : A. Wyczanski, "Le revenu national en Pologne au xvie siècle, premiers résultats, " Annales E.S. C. XXVI/1, 1971, p. 105-113.

2 Ph. Dean et W.A. Cole, "British Economie Growth 1688-1959, Trends and structure", Cambridge 1962, p. l et suiv.

3 Le Roy Ladurie, Les comptes fantastiques de Gregory King, Annales E.S.C. XXIII/5, 1968, p. 1086-1102.

4 W. Adamczyk, "Ceny w Lublinie od XVI do konca XVIII wieku", Lwów 1935.

5 A. Wyczanski, "Studia nad folwarkiem szlacheckim w Polsce", p. 219-232.

6 J. Pelc, "Ceny w Gdansku w XVI i XVII w.", I., p. 89-93.

7 R. Rybarski, "Handel i polityka handlowa Polski", I., p. 89-93.

8 A. Wyczanski, "Polska w Europie XVI wieku", p. 86-88.

9 J. Pelc, "Ceny w Gdansku w XVI i XVII wieku", p. 3-4.

10 A. Wyczanski, " Le xvie siècle – l’époque d’une crise de la paysannerie polonaise ?, "Studia Historiae Oeconomicae XIII, 1978, p. 113-118.

11 Ph. Dean et W.A. Cole, "British Economie Growth, " p. 279 et suiv.

12 A. Wyczanski, "Peut-on comparer les niveaux économiques des pays aux temps préstatistiques ?" Studi in memoria di Federigo Melis. IV, p. 459-465.

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