XII. La nourriture et les besoins physiologiques des gens du xvie siècle
p. 145-155
Texte intégral
1Il est très dangereux, pour quelqu’un qui est entièrement incompétent dans ce domaine, de se prononcer au sujet des besoins physiologiques et de ce qui en résulte, c’est-à-dire de l’état de santé. Pour cette raison, je voudrais souligner que les remarques exprimées ci-dessous ne constituent pas du tout des jugements décisifs, mais un essai d’interprétation d’un ordre tout-à-fait général. Il s’agit de savoir dans quelle mesure notre image de la nourriture d’autrefois est conforme au modèle conçu d’après les connaissances médicales modernes, modèle de nourriture qui correspond aux besoins de la vie normale, de la croissance biologique, du travail quotidien. La réponse à cette question constitue un problème fondamental pour tous les historiens. Il est possible que les besoins humains ne soient pas toujours semblables, mais simultanément l’organisme humain est le même et les besoins nutritifs, malgré certaines modifications, devraient être semblables pour des éléments fondamentaux.
2Nous pouvons nous imaginer que certaines modifications sont survenues en fonction des conditions de vie un peu différentes. D’abord tout le monde travaillait physiquement. Même un noble, qui n’avait pas besoin d’un travail quotidien, devait supporter des conditions assez fatiguantes, par exemple celles d’un voyage. Les paysans travaillaient durement dans les champs – labourage, moisson, battage exigeaient beaucoup d’efforts. Le travail d’un ouvrier, d’un artisan, même d’un commerçant, n’était pas léger non plus. Tout ce travail exigeait une nourriture d’un niveau calorique assez élevé. Simultanément les maisons mal chauffées, les vêtements mal appropriés, plus conformes aux habitudes sociales qu’aux conditions climatiques, provoquaient la souffrance des gens soit au froid, soit à la chaleur. Or, la nourriture devait pourvoir aussi bien aux exigeances caloriques de l’organisme qu’à la transpiration excessive, c’est pourquoi l’abondance de nourriture et surtout de boisson, souvent observée, n’est pas mal fondée. Enfin, nos observations concernent la nourriture prévue soit pour les hommes uniquement, soit pour les hommes et les femmes, fait qu’on doit toujours prendre en considération pour discuter le niveau calorique existant.
3D’après les normes médicales reconnues pour cette partie de l’Europe, la nourriture des travailleurs adultes devait être la suivante1 :
Homme | Femme | |
Valeur calorique | 4.000 cal. | 3.200 cal. |
Protides | 95 g. | 90 g. |
Lipides | 110-115 g. | 90-120 g. |
Glucides | 550-660 g. | 435-510 g. |
Calcium | 0,8 g. | 0,8 g. |
Fer | 12 mg | 12 mg |
Vitamine A | 5.000 u. | 5.000 u. |
Vitamine B1 | 2 mg | 1,5 mg |
Vitamine B2 | 2 mg | 1,8 mg |
Vitamine C | 75 mg | 70 mg |
4En discutant la valeur nutritive de la nourriture et sa structure, nous avons considéré le pourcentage des protides, des lipides et des glucides comme représentatif. C’était une simplification, mais pas dangereuse, puisque, avec le niveau calorique donné, le pourcentage signifie un volume concret d’éléments nutritifs et la structure exprimée en pourcentage présentait une image très nette du type social de la nourriture analysée.
5Afin de comparer nos résultats, concernant la nourriture du personnel des folwark au xvie siècle, avec les normes médicales modernes, il faut modifier un peu ces dernières, puisque nos matériaux correspondent à des groupes sociaux mélangés, dans ces cas composés aussi bien d’hommes que de femmes. Pour cette raison nous avons accepté les normes moyennes et nous les avons comparées avec notre tableau de la nourriture typique pour le personnel des folwark en Pologne au xvie siècle, élargissant cette fois l’énumération de leurs caractéristiques nutritives pour englober les éléments minéraux et les vitamines en question.
6Le tableau ci-après englobe uniquement les produits dont la consommation est connue ou suffisamment évaluée quantitativement. La comparaison avec les normes médicales modernes démontre les différences suivantes. Le niveau calorique du xvie sièclee siècle semble être un peu plus bas, mais la différence est insignifiante et résulte des chiffres arrondis. Ainsi nous pouvons affirmer que le niveau calorique s’accorde assez bien avec nos recommandations contemporaines. La quantité de protides n’est pas suffisante, quoique la différence ne soit pas grande. Il est probable que, parmi les produits non mentionnés, se trouvaient les oeufs, qui pourraient combler partiellement cette lacune. Les protides sont de provenance aussi bien végétale qu’animale, ce qui garantit leur pleine valeur nutritive. En conclusion, nous sommes autorisés à admettre que les gens d’autrefois, même modestes, ne souffraient pas de la pénurie de protides, et que le manque minime, s’il existait vraiment, ne pouvait pas provoquer d’affaiblissements, ni d’états maladifs.
7Plus grave est l’insuffisance des lipides, dont le déficit se chiffrait à 71,5 g, donc à peu près 60 % de la quantité postulée. Les produits non mentionnés ne pouvaient pas combler cette lacune, puisque sauf le lait, les autres ne contiennent presque pas de lipides. Heureusement, l’organisme humain sait transformer les glucides en lipides, ce qui pouvait livrer une quantité de lipides supplémentaire et l’excès de glucides, observé dans la colonne suivante, pouvait garantir approximativement 20 g des lipides nécessaires. Malgré cette supposition, la pénurie des lipides persiste, mais peut-être pas assez grave pour provoquer des maladies de la peau.
Tableau XXXII – NOURRITURE TYPIQUE DU PERSONNEL DES FOLWARK EN POLOGNE AU XVIe SIECLE, COMPAREE AVEC LES NORMES MEDICALES MODERNES

8Simultanément, la quantité des glucides s’avère exagérée. En théorie, cette situation risque de provoquer l’obésité. La réalité de l’époque, à savoir le travail physique dur, qui constituait l’obligation quotidienne des gens modestes, semble écarter ce risque. D’autre part, comme nous l’avons déjà dit, l’organisme humain devait plutôt transformer cet excédent de glucides en lipides, en améliorant cette fois la structure alimentaire mal équilibrée.
9La colonne suivante concerne la quantité de calcium, qui, en apparence, présente un déficit considérable. Ce déficit pourrait provoquer de graves conséquences pour la santé, sous forme de fragilités croissante de l’ossature humaine. L’analyse plus détaillée montre que la réalité était plutôt différente. Il suffisait de 0,4 l. de lait par jour et par personne pour supprimer ce déficit et il est bien vraisemblable que le surplus du laitage d’un volume semblable, soit sous forme de lait, soit de fromage, existait partout. Ajoutons que nos informations fragmentaires au sujet de la nourriture prévue pour les enfants, catégorie la plus sensible au manque de calcium, montrent la consommation élevée du laitage. En conclusion, nous ne pouvons pas affirmer qu’un déficit de calcium existait réellement, déficit qui aurait été dangereux pour les gens d’autrefois.
10La situation est entièrement différente pour celle du fer, parce que nous avons évidemment un excédent de ce métal, pas un déficit, qui pourrait mener à une anémie et aux maladies qui en découlent. La quantité même superflue de fer, effet de la consommation du pain, fait de farine moulue, n’est pas dangereuse non plus, puisque l’organisme humain se débarrasse facilement de cet excédent.
11Les colonnes qui représentent la consommation des vitamines démontrent – sauf celle qui indique la participation de la vitamine B1 – des déficits énormes de la consommation de ces éléments, très importants pour la vie normale, la santé et les forces des gens d’autrefois. En général, c’est le résultat du laconisme des sources, qui ne nous donnaient pas les renseignements nécessaires pour évaluer la consommation des légumes et des fruits. Ainsi notre interprétation de la consommation des vitamines sera purement théorique, fait qui n’exclut pas la justesse de nos conclusions.
12Le déficit de la vitamine A est alarmant au premier abord, puisqu’il manque 94 % de la norme nécessaire, ce qui pourrait provoquer des maladies dangereuses des yeux. Les sources médicales de l’époque prouvent l’existence de ces maladies, mais d’une envergure plutôt limitée. L’image obtenue semble donc provenir des défauts de nos tableaux, dont le contenu est trop limité. Nous avons simplifié la qualité de certains produits, entre autre celle de la viande, en prenant en considération la viande de boeuf, comme dominante. En réalité, on mangeait différentes sortes de viande, foie compris, source la plus riche de vitamine A. Nous avons aussi signalé l’existence de la consommation de la carotte, légume bien pourvu en vitamine A, bien que sa fréquence dans la nourriture et sa quantité soient complètement inconnues. La situation reste confuse, et nous pouvons uniquement supposer que le déficit n’était pas tellement grave, mais son étendue reste inconnue.
13La forte consommation du pain de seigle, fait de farine moulue, garantissait une participation, même un peu superflue, de vitamine B1 dans la nourriture d’autrefois. L’organisme humain savait se débarrasser de cet excédent de vitamine B1, et ce que nous pouvons tirer de cette observation, c’est la conclusion que les gens ne devaient pas trop souffrir des maladies neurasthéniques. Simultanément, il existait probablement un déficit de la vitamine B2, qui pouvait provoquer des maladies des yeux, l’enflure des lèvres, etc. L’une des sources c’est le lait, dont la consommation pratique devait être beaucoup plus grande que celle montrée par nos tableaux, sous forme de laitage. Nous sommes donc autorisés à considérer le déficit de la vitamine B2 comme douteux, ou même inexistant, en tout cas pas dangereux pour les gens d’autrefois.
14Le déficit de vitamine C semble être le plus dangereux parce que cette vitamine ne se présente pas dans nos tableaux. Cette situation risque toujours de provoquer une grave maladie, le scorbut. Et le scorbut existait à l’époque, mais apparaissait sous des formes dangereuses uniquement pendant les longs voyages maritimes. Nous savons bien que nos tableaux de la ration alimentaire n’englobent jamais les légumes et les fruits, et ces derniers produits constituent la source fondamentale de la vitamine C. Dans les commentaires nous avons mentionné plusieurs fois qu’on mangeait partout de grandes quantités de chou et de rave, et lorsqu’il s’agit du chou nous savons que c’était très souvent du chou salé dans les tonneaux, source classique d’autrefois de la vitamine C. Nous ne sommes pas exactement renseignés sur la façon de consommer ce chou – le mangeait-on frais, contenant toute sa vitamine C, ou cuit, dans ce cas avec une perte de 50 % de sa vitamine ? Néanmoins nous ne pouvons pas affirmer qu’un grave déficit de vitamine C existait à l’époque, bien que l’évaluation de la consommation de cette vitamine soit impossible.
15La conclusion qui résulte de cette analyse comparative est la suivante : la nourriture des bas groupes sociaux, représentés par le personnel des exploitations, pouvait être suffisante quantitativement et qualitativement. Elle pouvait garantir la santé et l’essor démographique de la population, au moins dans une situation dite normale. Cette conclusion ne peut pas être documentée pleinement, mais d’après nos matériaux, elle s’avère très vraisemblable.
16La nourriture analysée ci-dessus concernait probablement la majorité de la population du pays au xvie siècle. Pour avoir une opinion générale de la population du pays au xvie siècle. Pour avoir une opinion générale sur la nourriture au xvie siècle, il est souhaitable de vérifier aussi la nourriture de la population noble à l’époque. La noblesse ne constituait pas la majorité de la population, mais sa quantité en Pologne était considérable, puisqu’elle était plus nombreuse que la noblesse dans les autres pays européens, à l’époque, sauf de l’Espagne2.
17La nourriture, désignée comme correspondante à la nourriture dite noble, est décrite, comme nous le savons, dans nos tableaux des rations alimentaires, rations observées dans les châteaux et dans les grands folwark avec des manoirs et des chefs d’origine noble. D’après notre connaissance du personnel des châteaux d’autrefois et des manoirs, nous avons décidé d’accepter les normes nutritives modernes pour les hommes, comme appropriées pour la comparaison avec nos résultats, car la majorité dominante du personnel se composait d’hommes – fonctionnaires nobles, employés subalternes, serviteurs, artisans, soldats, et domestiques. Le tableau comparatif se présente comme suit :
Tableau XXXIII- NOURRITURE TYPIQUE DES NOBLES AISES EN POLOGNE AU XVIe SIECLE, COMPAREE AVEC LES NORMES MEDICALES MODERNES.

18La nourriture dite "noble" présente un cas différent de celle dite "paysanne". Elle était plus abondante, puisque son niveau, 5.346 calories, dépasse non seulement le chiffre de 4.000 calories que nous avons reconnu comme approprié, mais celui de 4.500 calories, qui correspond aux hommes qui travaillent dans des conditions très dures et exigeant beaucoup d’efforts. Il est évident que ce niveau calorique pourrait être un peu théorique, en raison du gaspillage toujours possible, quand il s’agit des nobles de l’époque. Nous savons par exemple que les assiettes de pain exigeaient approximativement 14 % du pain livré3, ce qui représente une perte d’environ 320 calories.
19La nourriture "noble", contrairement à celle dite "paysanne", possédait un excédent important de protides, dont la quantité était de 47 % plus grande que celle prévue par les normes médicales modernes. Cette abondance n’était pas dangereuse, puisque l’organisme se débarrasse facilement de cette quantité superflue, et ce qui compte, c’est l’inexistence du déficit des protides dans la nourriture noble à l’époque. Simultanément, nous avons, comme pour la nourriture dite paysanne, un déficit des lipides dans la nourriture dite noble, bien que ce déficit ne soit pas tellement grave, car il se chiffre à 39 %. Il est possible que notre interprétation simplifiée de la quantité de viande ait diminué la part des lipides dans la viande consommée par les nobles. La quantité de laitage pourrait être aussi un peu plus élevée, mais une réserve de lipides est cachée dans la quantité superflue des glucides, que l’organisme savait transformer en lipides nécessaires. Donc nous pouvons considérer que le déficit des lipides n’était pas grave dans la nourriture noble, et grâce à la substitution réciproque, nous pouvons même affirmer que les nobles à l’époque ne souffraient pas en général du manque de graisse.
20L’excédent de glucides pourrait provoquer un peu d’inquiétude, puisque la consommation de si grandes quantités de bière et de pain conduit en général à une obésité qui, par la suite, devient la source de différentes maladies. Heureusement, le calcul minutieux suggère d’autres conclusions. Nous savons qu’on peut envisager un certain gaspillage du pain et en plus le déficit des lipides exigeait un peu de glucides supplémentaires, afin d’en profiter pour les transformer en lipides. Soustraction faite de ces deux dépenses de glucides, nous retrouvons un excédent limité à 10 g, quantité vraiment sans importance.
21Le déficit de calcium existait en théorie, bien qu’un peu moins important que celui observé dans la nourriture "paysanne". Comme toujours, nous pouvons espérer qu’un excédent de laitage, déjà signalé, pouvait combler cette lacune, soit sous forme de fromage, soit de lait. Ce sont des suppositions, mais très vraisemblables, ce qui nous autorise à considérer cette lacune comme négligeable, n’ayant rien de commun avec le danger d’une maladie de l’ossature. La quantité de fer était en revanche excédentaire, ce qui montre que les nobles ne souffraient pas d’une carence de produits minéraux.
22La consommation des vitamines par les nobles ne peut pas être présentée dans le tableau ci-dessus, comme c’était aussi le cas pour la nourriture dite paysanne. Le déficit observé, lorsqu’il s’agit des vitamines A, B2 et C, est plus le résultat de l’omission des fruits et des légumes dans les sources que des défauts véritables de la consommation. Il faut répéter, que la consommation de la viande n’englobait pas uniquement la viande de boeuf, mais aussi d’autres sortes de viande, foie compris, et qu’on mangeait probablement des carottes et un peu plus de beurre, ou en général du laitage, fait qui supprime le déficit de la vitamine A.
23L’excédent de vitamine B1, comme nous le savons, n’est pas dangereux. Le déficit limité de la vitamine B2, d’ailleurs douteux en raison de la consommation plus grande du laitage, n’avait pas d’importance véritable. Enfin nous savons que le déficit de vitamine C, en apparence très dangereux, qui peut provoquer le scorbut, devait être en réalité soit très limité, soit inexistant à cause de la consommation des légumes comme le chou, surtout salé, la rave, et celle des fruits, comme les pommes, les cerises, etc. Il faut ajouter que les condiments, à savoir ceux du pays comme le persil, et ceux importés, comme le poivre, livraient souvent une certaine quantité de vitamine C, et les épices constituaient bien souvent les composants de la nourriture "noble". En conclusion, il nous semble que, malgré le manque de preuves, la nourriture de type "noble" devait être suffisamment pourvue de vitamines, au moins dans la situation normale, et pour les gens aisés.
24Malgré toutes les conclusions optimistes, il faut signaler quelques traits défavorables dans le régime alimentaire "noble". D’abord, la consommation des fruits et des légumes, théoriquement acceptable, n’est pas prouvée, et il est évident que les gens d’autrefois ne savaient pas que cette nourriture était nécessaire pour conserver la santé. Les fruits, en tant qu’aliment, n’avaient pas de prestige social, de même que les légumes, fait qui pouvait provoquer leur consommation insuffisante. Simultanément, nous savons qu’une partie de la viande provenait du stock de viande salée dans les tonneaux pendant l’automne et mangée pendant l’hiver, et cette viande n’avait pas tellement de valeur nutritive, surtout de vitamine A. La même remarque concerne les flèches (ou les moitiés) de porc salées et le beurre fondu. Et nous savons que les maladies digestives étaient très répandues à l’époque4.
25L’excès de boissons, notamment de la bière, était un autre inconvénient. Quand un noble buvait par exemple 2,8 l. de bière par jour, il mangeait également un potage, peut-être un peu de lait, etc., ce qui donne une quantité de boissons beaucoup plus grande que celle recommandée par les médecins. Mais nous ne savons pas exactement si cette quantité de boissons était vraiment nocive, et si la part de l’alcool dans la bière, d’ailleurs inconnue, pouvait nuire gravement à la santé des consommateurs nobles.
26Malgré toutes les réserves exprimées, il faut souligner que le régime alimentaire, du point de vue de la quantité, de la diversité et de la structure, était plutôt favorable, peut-être meilleur que celui qui existait à l’époque postérieure. L’essor démographique, et l’absence de grandes épidémies semblent justifier notre conclusion, pour cette partie de l’Europe au xvie siècle.
27L’analyse faite ci-dessus n’est pas suffisante pour affirmer pleinement que le régime alimentaire était favorable, puisque nous avons omis un élément très important. Nous avons discuté du régime alimentaire présenté sous la forme de moyennes statistiques, souvent pour plusieurs années, et nous savons que la moyenne favorable n’exclue pas les cas bien difficiles d’une pénurie alimentaire ou d’une disette, cachées par les excédents des autres années prospères. Il s’agit cette fois de la stabilité des niveaux nutritifs, qui constituait le problème le plus grave et très difficile pour les gens d’autrefois. Et pour discuter ce problème, nous voulons revenir à la question des modifications du régime alimentaire au cours du temps, analysé en partie à partir des matériaux concernant les folwark d la ville de Poznan. Mais il ne faut pas limiter nos observations au groupe des folwark ; bien documentés, parce qu’ils se trouvaient dans des conditions particulières et en général favorables, tout près d’une grande ville.
28Dans les cas analysés auparavant, nous n’avons pas rencontré de niveau de nourriture trop bas, portant les marques d’une pénurie ou d’une disette. Il est évident que cette fois, il s’agit surtout de la nourriture dite paysanne, puisque les nobles étaient toujours bien pourvus et leur nourriture était plutôt trop abondante. Or, la nourriture modeste, observée dans la starostie de Korczyn s’avère tout-à-fait suffisante. La nourriture existant dans les folwark du domaine de Brzeznica était même exceptionnellement abondante, quoique cette abondance apparente soit en partie le résultat de la comptabilité trop sommaire. Le personnel des folwark de la starostie de Sandomierz était aussi suffisamment nourri.
29La situation semble un peu discutable pour le niveau calorique de la nourriture du personnel des folwark des domaines ecclésiastiques. La nourriture partiellement décrite dans le domaine de Wolbórz dépassait quand même 3.000 calories par jour et par personne. C’est uniquement la nourriture du personnel du domaine de Pabianice, qui semble être trop limitée, puisque les aliments énumérés donnaient uniquement 2.638 calories par jour et par personne5. Pourtant nous sommes autorisés à considérer cela un peu différemment. Nous avons seulement 7 produits énumérés, les autres – les gruaux d’orge et de sarrasin, la viande et les poissons, l’huile, le beurre et le fromage – étaient omis. Ces produits donnaient dans la starostie de Sieradz, peu éloignée, environ 360 calories par jour et par personne. Et les sources ne nous informent aucunement sur la consommation des légumes, des fruits, des oeufs, etc. Dans cette situation, il nous semble qu’en réalité le niveau de la nourriture devait atteindre 3.100-3.200 calories, quantité modeste mais tolérable pour le personnel composé en majorité de femmes, et en tout cas ce n’était pas une pénurie dangereuse.
30Les sources pour la starostie de Sieradz sont suffisamment riches et détaillées pour observer les fluctuations survenues pendant les quelques années analysées. Pour cette tâche, nous avons dessiné un graphique, qui représente le volume de la nourriture consacrée eu personnel des grands folwark et du château pendant les années 1541, 1542, 1543 et 1545. Pour faciliter l’analyse nous avons tracé aussi le volume de la récolte des céréales au cours des années respectives. Enfin, nous avons indiqué dans le cas de la nourriture la part du pain de seigle et dans le cas de la récolte la part de la récolte du seigle6.
31Avant d’interpréter en détail ce graphique, il faut ajouter que la quantité de la récolte des céréales en 1541 était évaluée, ce qui peut donner des résultats un peu inexacts, et le niveau de la nourriture du personnel des exploitations en 1542 est un peu exagéré du fait de la comptabilité peu nette quand il s’agit de la répartition de la bière.
32Les conclusions concernant la nourriture du personnel des folwark sont les suivantes. Le niveau calorique oscille entre 3.000 et 4.000 calories par jour et par personne, comme moyenne annuelle, et nous avons même une tendance ascendante, puisque le niveau monte successivement depuis 1541 jusqu’en 1545, sauf pour l’année 1542 qui n’est pas exactement présentée. Cette tendance est approuvée par la quantité de pain de seigle, qui monte parallèlement dans la nourriture du personnel des folwark, étant probablement le principal facteur de cette montée.
33Nous observons pareillement une lente montée au niveau calorique de la nourriture dite noble, depuis 1541 jusqu’en 1545, et cette montée est fondée sur la quantité ascendante du pain de seigle. Cette fois il est évident que la nourriture s’avère toujours en dessus des besoins nutritifs véritables.
34Le relevé nous présente la récolte des céréales, y compris celle du seigle. La comparaison des niveaux de la récolte pour les anneés successives avec ceux de la nourriture ne démontre aucun lien direct entre ces deux volumes, comme entre celui de la nourriture et celui de la récolte du seigle. Cette nivélation du niveau de la nourriture est due, comme nous l’avons déjà mentionné, aux réserves de céréales provenant de l’année précédente, qui existaient toujours dans les folwark de la starostie. Simultanément, nous pouvons dire que le niveau calorique observé n’était jamais proche du niveau minimum de la pénurie alimentaire.
35L’exemple de la nourriture observée dans la starostie de Sieradz était trop étroit pour en tirer des conclusions générales. Pour arriver à ce résultat, il nous faut revenir au graphique déjà présenté, celui des fluctuations du niveau de la nourriture des deux folwark de la ville de Poznan, celui de Wilda et celui de Bonin. Le graphique montre que le niveau de la nourriture du personnel à Wilda ne descendait jamais plus bas que 3.400 calories par jour et par personne (1588/89), tandis que la montée atteignait 5.400 calories (1594/95). Nous voulons ajouter qu’il s’agit de moyennes annuelles, et les écarts dans le cadre d’une année concrète pouvaient être plus grands, mais nous savons que les pénuries longues étaient les seules vraiment dangereuses. Comme nous l’avons déjà mentionné, la chute du niveau calorique de la nourriture du personnel de Bonin, qui est survenue en 1600/1601 et se chiffre à 2.750 calories, est très douteuse, alors que la montée maximum, celle de 4.900 calories, est survenue en 1598/99.
36Pour vérifier les fluctuations relatives du niveau de la nourriture et de celui de la récolte, il est plus raisonnable de dépasser les limites du xvie siècle et d’englober tout le matériel qui reste à notre disposition. Il est évident qu’il faut prendre en considération la descente du niveau calorique de la nourriture au cour du xviiie siècle7. L’analyse comparative des changements de la tendance des courbes respectives démontre qu’il n’y a pas de concordance visible entre les fluctuations du niveau calorique de la nourriture et celles de la récolte du seigle, et aussi celles des 6 céréales ensemble, puisque approximativement la moitié des cas analysés démontre un mouvement conforme et la moitié un mouvement opposé. Cette analyse brièvement présentée, confirme notre conclusion : il n’y avait pas dans les cas observés de lien direct entre le niveau calorique de la nourriture et celui de la récolte du seigle, ou de plusieurs céréales ensemble, et cela en raison de la réserve de céréales toujours constituée, des achats et de la substitution des produits alimentaires.
37Pour apprécier les conditions de la vie d’autrefois, il faut analyser une autre question, celle de l’amplitude des fluctuations. Nous avons fait un calcul simplifié, à savoir celui des écarts plus grands que 25 % par rapport à la moyenne du niveau calorique et à celle de la récolte des céréales. Or, dans les années 1582-1584 à Wilda, la récolte moyenne de 6 céréales se chiffrait à 1.107 boisseaux, et dans le cadre des écarts de 25 % se trouvait 72,1 % des cas observés. Le reste, c’est-à-dire 27,9 % était composé comme suit : 9,3 % de cas dépassait la limite inférieure des écarts de 25 % et 18,8 % dépassait la limite supérieure. L’amplitude des écarts de la récolte de 6 céréales à Bonin dans les années 1584-1641 était encore plus grande. La récolte moyenne se chiffrait à 519 boisseaux et dans les limites de 25 % on retrouve 65,6 % de cas observés, tandis que 18,7 % des cas dépassait la limite supérieure, et 25,7 % des cas la limite inférieure. Les fluctuations de la récolte du seigle étaient approximativement semblables et il est superflu de les citer maintenant8.
38Simultanément, le niveau calorique de la nourriture montre une stabilité beaucoup plus grande, avec une amplitude évidemment diminuée. A Wilda le niveau calorique moyen se chiffrait à 4.412 calories par jour et par personne. Dans le cadre des écarts de 25 %, on trouve 97 % des cas observés ; les écarts plus grands, qui correspondent à 3 % des cas, dépassent uniquement la limite supérieure de 25 % en rapport à la moyenne. L’analyse parallèle faite pour le niveau calorique de la nourriture du personnel de Bonin montre une stabilité presque totale. Le niveau moyen était de 4.090 calories par jour et par personne et dans les écarts limites de 25 % se trouvent 96 % des cas observés ; uniquement 4 % de cas dépassent la limite inférieure. Il faut ajouter que l’analyse faite séparément pour les niveaux caloriques observés au xvie siècle et au xviie démontre que les écarts de fluctuations du niveau calorique ne dépassaient jamais les limites de 25 % par rapport à la moyenne au cours du xvie siècle, et les écarts plus grands, quoique relativement rares, existaient uniquement au xviie siècle.
39L’analyse faite ci-dessus confirme notre thèse concernant la stabilité relative du niveau calorique de la nourriture, même des basses couches sociales en Pologne au xvie sièclee siècle, d’autant plus que la baisse de 25 % du niveau calorique ne signifiait pas encore la dissette. Il nous semble que cette stabilité du niveau de la nourriture constituait le facteur principal de l’essor démographique et garantissait la situation favorable pour l’état de santé de la société d’autrefois.
Notes de bas de page
1 A. SZCZYGIEL et Z. WYSOKINSKA, "Zarys nauki ożywieniu’ p. 277.
2 A. WYCZANSKI, "Polska w Europie XVI stulecia", Warszawa 1974, p. 86-87.
3 "Expens dworu królowej polskiej Katarzyny", p. 125.
4 Ces maladies sont amplement mentionnées par S. SYRENIUS, "Zielnik...", passim).
5 A. WYCZANSKI, "Studia nad konsumcja żywnosci w Polsce", p. 67-68.
6 Voir graphique III.
7 Voir graphique II.
8 J. MAJEWSKI, "Gospodarstwo folwarsczne we wsiach miasta Poznania", p. 273- 283.
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