Chapitre XII. Vie et mort dans la société valencienne
p. 449-478
Texte intégral
1Si le passage de la bourgeoisie à la noblesse constitue un acte de « trahison »1, alors la « mercaderia » valencienne elle aussi a trahi. Or, nous sommes obligés de lui reconnaître maintes circonstances atténuantes qui diminuent la gravité de son crime, pour ne pas dire qu’il est ahistorique de parler d’une mission de la bourgeoisie au xve siècle. Quoi de plus naturel pour les marchands arrivés, dans un système au développement freiné par les limites des possibilités de production et les conditions sociales, que d’aspirer à accéder à la classe dominante, à la noblesse. D’ailleurs, cette noblesse, en participant à la vie des échanges au même titre que les autres classes de la société, paye cette poursuite du profit par la perte de certains de ses principes. La bourgeoisie recherche toujours « l’honneur », autrefois privilège de ceux qui ne travaillent pas, alors que les nobles se risquent dans la compétition commerciale. Le cursus urbain est la principale voie d’accès aux honneurs. Depuis longtemps, c’est l’exercice des charges urbaines et des offices municipaux qui ont frayé à la bourgeosie le chemin de la noblesse. L’homme « d’honneur » ayant exercé des fonctions municipales élues peut jouir en effet « ... des privilèges des honneurs, des faveurs et des grâces des chevaliers »2. Ces privilèges purement honorifiques ont le pouvoir de permettre aux élus municipaux « ... de porter des chaînes d’or comme les chevaliers » et de jouir d’un prestige certain aux yeux de leurs concitoyens. A l’origine, ces « honneurs » sont dévolus à titre viager et seulement « ... aux docteurs en droit, aux justiciats civils et criminels, aux mostaçafs, aux honrats », mais tous ceux qui ont joui de cet état espèrent le conserver et le transmettre à leurs descendants. Les autres moyens qui facilitent l’accès à la noblesse sont plus malaisés. Il faut rechercher la familiarité des puissants ou se mettre au service du roi. Si l’on atteint ce but, le fait de suivre la cour dans ses déplacements, d’être en contact avec le souverain et les membres de son entourage permettent à quelques-uns de former les plus hautes espérances et de réaliser leurs ambitions. Ils peuvent alors songer avec succès à s’allier à de puissantes familles de la vieille noblesse. La stratégie matrimoniale, qui est un autre moyen pour la bourgeoisie de gravir les échelons qui la séparent de la noblesse, n’est pas l’apanage de cette classe : toutes les classes sociales tentent ainsi de se hisser au niveau supérieur par le biais d’alliances matrimoniales. Le passage d’un état à l’autre se fait encore facilement dans une société marchande en expansion quand on cherche à épouser quelqu’un d’un rang supérieur au sien. Le mariage est aussi l’occasion pour chacune des parties en présence de préserver ses droits et ses biens au moment de la rédaction du contrat de mariage. Le notaire précise alors soigneusement quel est l’apport de chacun des conjoints et de leur famille. En règle générale, le régime matrimonial valencien est un régime dotal auquel s’ajoute un apport marital, le « creix », qui représente un montant équivalent à la moitié de la dot. L’ensemble de la dot et de l’apport marital constituent le douaire qui revient à l’épouse en cas de décés du mari. Selon les classes sociales, le régime de la communauté simple, de la communauté réduite aux acquêts ou de la séparation de biens vont prévaloir.
La constitution des dots
2Le montant de la dot, qui constitue l’objet central du contrat, dépend évidemment de la fortune familiale. Mais les enfants de la « main mineure » sont obligés de compléter par le fruit de leur travail personnel l’apport des parents. Ainsi, les jeunes filles du peuple passent plusieurs années comme domestiques dans les maisons nobles et bourgeoises. A l’issue de cette période, qui peut aller jusqu’à dix ans, on leur remet une somme convenue à l’avance avec leurs parents et on leur fournit une cotte et un manteau de drap neuf. Ce pécule, qui n’excède pas une trentaine de livres, forme le noyau de base de la dot de la jeune fille. La famille arrondit cette somme en ajoutant quelques réaux, un peu de terre ou de cheptel ainsi que quelques meubles et des ustensiles. La future épouse reçoit aussi un trousseau composé de linge et de vêtements auxquels s’ajoutent parfois des bijoux. L’époux, quand il est issu de la paysannerie, reçoit des lopins de terre de faible étendue, soit des pièces de vignes ou des terres de labour tenues à cens qui composent l’apport marital, ou « creix », du jeune homme. Les artisans se marient après les années d’apprentissage au cours desquelles ils n’ont que « le vivre et le couvert » et ils doivent amasser l’argent de l’apport marital pendant les premières années où ils exercent un office. Ces années de service comme domestiques ou apprentis ont pour conséquence de retarder l’âge du mariage qui a lieu à vingt ans pour les filles et à vingt et un ans pour les garçons. Au sein de la bourgeoisie, la dot et l’apport marital se composent de maisons dans Valence, de terres dans la région, mais aussi de rentes et cens qui deviennent les placements favoris lors de la seconde moitié du xve siècle. On retrouve d’ailleurs ce trait chez les riches laboureurs qui laissent des enfants mineurs et qui recommandent d’investir la future dot de leurs filles « en cens et rentes sûrs ». Soulignons ici le caractère bourgeois des dots et des douaires dont la composition fait apparaître une proportion de plus en plus grande de cens et rentes sur les municipalités. La noblesse n’échappe pas à ce phénomène général et l’on voit de vieilles familles recevoir des dons de leurs riches parents, destinés à former les dots des aînés que l’on convertit immédiatement en « censals », qui représentent ainsi les deux tiers ou les trois quarts du total.
3Or ce n’est pas seulement la valeur de la dot qui varie selon la classe sociale, mais aussi la forme d’association entre époux. Les nobles pratiquent toujours la séparation des biens alors que les bourgeois sont partagés entre ce système et celui de la communauté des biens ou la communauté des biens réduite aux acquêts. Dans les ménages paysans, la fusion des biens est nécessaire pour arriver à un seuil de propriété qui assure la survie du couple. Cette particularité incite les époux à choisir la communauté des biens qui, d’ailleurs, plaide le partage des tâches dans le ménage.
4La bourgeoisie, parvenue à la fin du xve siècle au faîte de la richesse et de la fortune, cherche à consacrer sa réussite sociale en nouant des alliances avec la vieille noblesse. Mais souvent elle doit limiter ses ambitions en se contentant de briguer des mariages avec les cadets et les cadettes de ces familles. Les vieilles familles nobles sont assez prolifiques puisqu’elles ont de quatre à sept enfants vivants en moyenne et, pour préserver leur patrimoine foncier, elles ont privilégié les aînés, garçons ou filles. Les seigneuries reviennent au fils aîné ou, en cas de décés du fils aîné, au plus proche héritier mâle. Le majorat n’est pas institutionnalisé avant les lois de Toro de 1505 ; jusqu’à cette date, le système du droit d’aînesse suffit à préserver les seigneuries des fractionnements successoraux3. Quant aux filles, c’est toujours l’aînée qui reçoit une dot considérable. Les aînées de la noblesse doivent nouer des alliances matrimoniales en accord avec leur position sociale et si possible avec les aînés des autres lignages. Les cadettes n’ont pas d’autres ressources que de consentir à se mésallier. L’argent peut adoucir un telle déchéance, l’autre issue pour elles consiste à prendre le voile. Quelques familles marchandes Valenciennes ont réussi à épouser certaines jeunes filles de la noblesse. Parmi ces dernières, se détachent les Sentangel. Les deux fils du marchand Luis de Sentangel, le Vieux, Luis le Jeune et son frère Jacques, commencent par occuper des fonctions à la Cour. Luis est trésorier comptable et officier principal de la Maison du Roi, chancelier du Bailliage de Valence. Jacques est lieutenant du maître racional et fermier des gabelles du royaume. Alors que Luis a épousé une bourgeoise, Jacques de Sentangel a réussi à se marier avec une jeune fille de la haute noblesse, Francina de Centelles. Cette dernière appartient à l’une des plus anciennes familles du royaume, celle des Comtes d’Oliva. C’est une éclatante réussite pour ce fils de marchand convers. Il est indéniable que l’argent et l’accès aux offices de la Cour ont été les facteurs déterminants de cette ascension. A la troisième génération, le passage de la famille du négoce à la noblesse est devenu un fait acquis par le mariage d’Angela de Sentangel avec Johan de Vallterra, seigneur des baronnies de Torres, de Castellmonte, des lieux d’Alfara de Algimia, de Montaneros, d’Arayol, tandis qu’un de ses frères, Jaime de Sentangel, est chevalier de Saint-Jacques4.
5Alors que les descendants de Luis de Sentangel le Vieux accomplissent leur mutation vers la noblesse, des branches de la famille continuent à se consacrer au négoce. C’est le cas, à la fin du xve siècle, de Pere et de Luis de Sentangel, fils de Jacme de Sentangel, marchand de Calatayud, et de Caterina Deredia, son épouse. Le berceau de la famille est à Calatayud5. Une autre branche, demeurée là-bas, vit noblement après avoir fait fortune dans le commerce. Johan de Sentangel a épousé une fille de la noblesse. Maria Ximenez de Vera, dont il a eu six enfants, trois filles et trois garçons. Après avoir acheté des terres, il a converti aussi une partie de l’argent gagné dans le négoce en cens et rentes sur des seigneuries, dont celle de Johan de Cardona, seigneur de Beniopa, de Benicanena, de Benipexcat, d’Andorra et du Val de Guadalest6.
6D’ailleurs, la haute noblesse ne dédaigne pas les riches héritières des lignées marchandes des convers de Calatayud. A la même époque, Don Rodrigue de Borja et de Lençol, fils aîné de Don Jofre de Borja, héritier du château et de la seigneurie de Vilalonga, a épousé Dona Hieronima de Calatayud qui lui apporte en dot la somme de 4.000 livres. L’argent a été l’élément décisif pour permettre la conclusion de cette alliance entre l’héritier d’une vieille famille et l’héritière d’une fille de noblesse récente7. Quelques filles de marchands sont aussi recherchées par les membres de la petite noblesse, comme Johana Benita, fille de Miquel Salvador, qui reçoit 1.100 livres pour son futur mariage. La composition de sa dot reflète son origine urbaine et bourgeoise : les trois quarts sont représentés par des cens et rentes, le reste fait apparaître de l’argent au comptant et des « robes et atours ». La jeune fille épouse le secrétaire du roi, Pedro Lazari de Xea, qui lui donne 500 livres de « creix » pour constituer son futur douaire8. Perot Cabata als Mercader accomplit une ascension sociale identique. Descendant d’une famille de marchands convers, il a d’abord acheté la seigneurie d’Argelita qui était la propriété de l’illustre famille des Baillis de Valence, les Mercader9. Il va vivre noblement sur ses terres et, lorsque les événements lui en donnent l’occasion, il se met au service du roi. Au cours de l’été 1487, il s’embarque sur la nef du comte de Versa pour se rendre à Malaga auprès des Rois Catholiques. C’était en effet pour un noble de fraîche date, comme l’était Perot Cabata, le moment de légitimer ses prétentions nobiliaires puisque l’on assimile alors la noblesse au service du roi sur le champ de bataille. Désormais, sa noblesse devient un fait acquis et il lui est facile de s’allier à l’illustre lignage des Boil qui a fourni, au xve siècle, un gouverneur général à Valence et un vice-roi à Naples10. La dot de la jeune fille s’élève à deux mille livres et l’on s’engage à la payer dans un délai de trois ans en cens et rentes ou en « deniers ». Les Boil, comme les Borja de Lençol, n’ont pas hésité à marier leurs aînés à des descendants de lignées marchandes. Les fortunes, ainsi acquises dans le négoce, redorent des blasons de nobles familles dont les revenus sont entamés par la crise et l’appauvrissement des seigneuries qui s’amorcent à la fin du xve siècle. La multiplication des reconnaissances de dettes passées devant notaire, parce que les dots ne sont pas payées, montre l’ampleur du phénomène à cette époque. Il n’est pas aisé de rassembler l’argent ou les rentes nécessaires à la constitution des dots pour les membres de la noblesse dont la propriété foncière est moins élastique que le capital commercial. Amasser l’argent d’une dot est une affaire de longue haleine, pour laquelle on sollicite l’aide des riches parents célibataires, souvent des ecclésiastiques, qui lèguent à leurs neveux et nièces : « ... des dons en vue de leur futur mariage ». Le cardinal Rodrigo de Borja, évêque de Valence, futur pape Alexandre VI, lègue à la fille aînée de son frère. Don Jofre de Borja, 2.500 livres. Don Jofre ajoute à cette somme 1.500 livres afin de donner 4.000 livres de dot à sa fille Doña Marquesa. Quelques années plus tard, Don Jofre de Borja, archidiacre de Valence et protonotaire apostolique, poursuit la tradition familiale lorsqu’il fait remettre à sa sœur Lucrèce Borja 2.000 livres, par l’intermédiaire de la Banque Spannochi à Rome : « … graciosament per part de dot en contemplacio de matrimoni… »11. Les parents doivent aussi veiller à fournir à la future mariée tous les meubles de sa maison, ainsi que les tapisseries et toutes les autres choses nécessaires au rang du futur ménage. La jeune fille apporte une garde-robe complète, ainsi que les bijoux et les atours qui lui sont nécessaires pour maintenir son rang dans la hiérarchie sociale. Doña Johana de Muncada fournit pour sa part 3.300 livres de dot en cens et rentes ainsi que : « totes les joyes axi de or, argent, perles e tots les diners e tot lo moble de la casa nostra, tapiceria e totes al très coses »12. Yolant de Castellvi, épouse de Johan de Vallterra, donne à sa fille aînée 3.250 livres. Elle lui verse la moitié de cette somme en deniers et le reste est composé de cens et rentes. Elle y ajoute un trousseau, une croix de diamants et tous les meubles nécessaires au train de vie du futur ménage. Le futur époux Guillem Ramon de Pertusa a reçu de ses parents 500 livres en cens et rentes, une somme bien inférieure à l’apport marital que l’on a coutume d’offrir à la jeune fille. Cette faiblesse de l’apport marital est compensée par la vieille noblesse de Guillem Ramon de Pertusa. On sait par ailleurs que les Vallterra et les Castellvi ont été obligés de se mésallier lorsqu’ils ont accepté l’entrée de la riche Angela de Sentangel dans la famille de Vallterra. Pour éviter les dépenses ruineuses qu’occasionnent les mariages, les membres de la noblesse préfèrent doter les aînés sur un grand pied et ils laissent aux puînés des sommes symboliques qui les obligent à tenter fortune ailleurs.
7Au niveau de la bourgeoisie, lorsque les familles n’ont pas réalisé leur rêve en trouvant une alliance à l’échelon supérieur, elles cherchent à s’allier aux gens de leur état et la stratégie matrimoniale vise surtout à associer des fortunes et des parentèles. Les dots des filles de la bourgeoisie s’échelonnent entre 2.000 livres et 800 livres. Le chiffre le plus élevé les rapproche du montant moyen des dots de la noblesse, mais aucune n’atteint les 3.000 ou 4.000 livres de dot des filles de la haute noblesse. La composition des dots de la bourgeoisie reflète l’origine urbaine et mercantile des fortunes. L’essentiel est constitué par des maisons, des cens et des rentes. La fille d’un marchand apporte en dot au fils du marchand Bernat Coll onze maisons situées dans la paroisse Saint-Jean-du-Marché et dans le quartier de la Bourse. Elles se répartissent entre les secteurs du Moulin de Na Rovella, de l’Alcayt de Paterna et celui de la Vierge-Marie de Grâce13. Les riches changeurs Torregrossa donnent à une de leurs filles, lors de son mariage avec le marchand Francis Bertran, une maison située dans l’élégant quartier de la paroisse Saint-Martin et constituent le reste de sa dot en cens et rentes à 6,6 % et à 10 %, établis sur la Généralité de Valence et sur la ville de Paterna14. Les membres des professions libérales, notaires, chirurgiens, docteurs, effectuent des placements identiques et dotent leurs filles presque exclusivement en cens et rentes. La fille du notaire Francesch Pintor se voit remettre des cens et rentes, un peu d’argent et un trousseau15. Lorsque les familles de la bourgeoisie ont plusieurs filles à marier, l’usage veut que l’on dote de manière semblable les jeunes filles, contrairement à l’usage qui l’emporte dans la noblesse et qui favorise les aînés. Le boutiquier Luis de Luna distribue ainsi 500 livres à chacune de ses deux filles, Alduncia et Constancia16, qu’il marie l’une à un boutiquier et l’autre à un marchand. La famille du jeune homme peut consentir à des sacrifices aussi considérables que ceux de la famille de la jeune fille. Parfois même, l’apport du garçon dépasse la valeur normale de l’apport marital, égal à la moitié de la dot. Un notaire du lieu del Vilar donne à son fils, notaire à Valence, 600 livres et une vigne à el Vilar, tandis que la jeune fille a été dotée de 600 livres, dont 100 livres représentent des joyaux et des vêtements. Ici, les deux familles ont donné aux jeunes mariés une somme équivalente et la part du jeune homme dépasse même l’apport de la jeune fille17. Pour permettre à un jeune ménage de vivre, le marchand Ramon March transmet à son fils tous ses biens au moment où ce dernier épouse la fille d’un marchand. L’oncle du jeune homme, qui exerce aussi cette profession à Gênes, envoie 100 ducats à son neveu à cette occasion18.
8Au niveau plus modeste de la petite bourgeoisie, on retrouve la même attitude. Il n’est pas rare de voir les parents de la jeune fille ou du jeune homme abriter sous leur toit le jeune couple et parfois former une association ou une compagnie avec les jeunes. Un artisan cordonnier, Andrea de Noto, noue ainsi une compagnie avec son gendre, un marchand de Barcelone, établi à Valence. Ils s’associent pour une durée de cinq années et se promettent de partager les gains et les dettes de l’affaire. Pendant cette période, le cordonnier héberge les jeunes époux dans sa maison et s’engage à leur donner « le boire et le manger »19. La jeune fille a reçu 250 livres de dot, qui se répartissent entre 100 livres en biens meubles et le reste en argent. La plupart des dots de la petite bourgeoisie se situent entre 400 et 200 livres. La famille Veana, d’origine castillane, récemment installée à Valence, qui compte parmi ses membres des marins et des vendeurs de thons séchés, donne à une de ses filles un cellier dans la paroisse Saint-André. Ce dernier représente une valeur de 300 livres et va servir d’entrepôt au futur gendre20. C’est une somme pareille que reçoit la fille d’un marchand de Morella lorsqu’elle se marie avec le fils d’un artisan veloutier, Geronim Borell. Ce dernier, d’ailleurs, décide de se lancer dans le commerce comme son futur beau-père21. Un marchand tolédan, Francisco de la Torre, s’allie aux Rossel, boutiquiers-drapiers, en épousant leur fille. Cette jeune fille lui apporte 350 livres de dot et l’appui d’une parentèle influente dans le milieu des revendeurs et des boutiquiers22.
9Quelques jeunes filles de la petite bourgeoisie ne trouvent pas de maris dans leur entourage et souvent elles retrouvent les origines paysannes de leurs parents en épousant des laboureurs de la Huerta. C’est ainsi qu’un marchand donne à sa fille 150 livres pour lui faire épouser un laboureur. Cette somme se répartit entre 80 livres en deniers, 10 livres de trousseau et 2 cafiz de terre, situés à Patraix, dont la valeur est évaluée à 60 livres. Trente ans auparavant, son père avait épousé la fille d’un laboureur d’Ademuz qui lui avait apporté 50 livres de dot. En donnant maintenant trois fois plus à sa fille, il témoigne d’une certaine réussite. Il est aussi un digne représentant de la petite bourgeoisie issue du monde rural qui a conservé un patrimoine foncier et dont la fortune n’est pas totalement investie en cens et rentes ou en immeubles urbains23.
10Les dots les plus modestes sont celles des filles d’artisans et de paysans et leur niveau moyen ne dépasse pas 60 livres. Ce sont les jeunes gens qui amassent eux-mêmes leur dot et l’apport marital en travaillant, les familles n’ont plus qu’à arrondir ce pécule quand elles en ont les moyens. La fille d’un fabricant de chausses illustre bien ce phénomène. Louée comme domestique depuis cinq ans, elle est atteinte par une épidémie de peste dont elle craint ne pas se remettre et demande à faire son testament. A quinze ans, elle possède le salaire qu’elle a gagné au cours de ces années ; elle dispose aussi de quelques biens meubles qu’elle énumère : il s’agit d’un lit et de trois matelas, des draps et des couvertures avec leur garniture de lit, de deux coffres de Barcelone, de trois bancs peints à tiroirs. Des écuelles et des tranchoirs ainsi que des ustensiles de cuisine complètent son avoir24. Cette jeune fille, à l’issue de cinq ans de services, a pu acquérir déjà tous les meubles nécessaires à son futur ménage et gagner la somme initiale qui va lui servir de dot. Certaines jeunes filles ne se cantonnent pas aux tâches domestiques et, au même titre que les garçons, elles apprennent un métier. La fille d’un couple de paysans est louée à douze ans à un fabricant d’épées. Ce dernier s’engage : « ... à lui enseigner son office et à lui fournir, à l’issue de l’apprentissage, vingt livres, une cotte et un manteau de drap neuf »25. La fabrication des armes attire aussi Pere Ferrer qui « s’afferme » pendant quinze mois à un artisan, fabricant de manches de poignards. Il s’engage à venir chaque jour s’initier à ce travail dans la maison de l’artisan qui lui promet, à l’issue de cet apprentissage, de lui fournir tous les ustensiles nécessaires à l’exercice de cet office, grâce auquel il va constituer par la suite son « creix » ou apport marital26. Quand les parents sont en mesure de le faire, ils ajoutent quelques biens à l’apport initial de leurs enfants. Issus en général de la paysannerie, les jeunes artisans de la « main mineure » et les jeunes filles se voient attribuer quelques parcelles de terres disséminées dans la Huerta et souvent de différentes qualités. Un couple de laboureurs offre pour le mariage de leur fils Martin : « ... un tronçon de vigne sur le territoire de Museros, tenu à cens, proche de l’oliveraie de Bartholomeu Gizbert, un autre tronçon de vigne sur le territoire d’Albuixech, proche de la vigne de Rafael Ferrer, et un tronçon de terre de labour sur le territoire de Maçalfaçar, sous la seigneurie directe du noble Jacques de Centelles… »27. Dans l’ensemble, les contrats de mariage de la « main mineure » témoignent d’une certaine aisance et de la persistance des attaches rurales des jeunes domestiques et artisans récemment arrivés à Valence, dont la population triple au cours du xve siècle, grâce en grande partie à l’immigration paysanne.
La pratique testamentaire
11Si le contrat de mariage est apparu ici comme un instrument d’ascension sociale pour l’ensemble de la société, à l’issue de la vie, le testament s’avère être un formidable instrument de défense de l’acquis. Mais, comme c’est le cas pour les contrats de mariage, il existe une sensible différence de comportement d’une classe à l’autre. De même que pour les contrats de mariage, le comportement des Valenciens varie selon les classes sociales et la nature de la fortune du testateur. Ici aussi, la classe sociale et plus encore la nature de la fortune influent sur la stratégie testamentaire des Valenciens. Ainsi, le noble et le paysan, malgré la différence de taille de leur fortune, partagent le même souci d’éviter le morcellement par la succession de leur terre qui constitue la base économique de la famille. Le capital foncier risque en effet de subir l’émiettement et les fractionnements lors des partages successoraux et la pratique testamentaire va s’efforcer de protéger le capital foncier et de conserver entier le moyen de production. Très tôt, la noblesse prend l’habitude de transmettre aux aînés le patrimoine foncier, qu’il s’agisse de garçons ou de filles, bien avant que n’apparaisse l’institution du majorat, au début du xvie siècle, qui exclut du partage une portion des domaines qui revient à l’héritier mâle. Chez les paysans, on retrouve le même souci et on réserve à l’un des fils l’héritage, en dédommageant les puînés de façons diverses : soit en donnant une dot aux filles, cette dot apparaît alors comme une avance sur l’héritage, soit en faisant apprendre un métier aux garçons ou en leur assurant le vivre dans la maison, sous la houlette de l’aîné.
12La noblesse et la paysannerie ont, d’une certaine manière, des pratiques semblables puisqu’il leur faut avant tout transmettre le capital foncier à quelqu’un qui soit capable de le maintenir, c’est-à-dire au fils aîné. Cette stratégie est bien illustrée par une série de testaments de membres de la grande famille noble des Borja, rédigés à la fin du xve siècle. Au moment de la rédaction de son testament, Don Jofre de Borja et de Lençol, chevalier, seigneur des baronnies de Amia et de Vilalonga28, désigne comme héritier son fils aîné, Don Rodrigo de Borja et de Lençol. Il envisage aussi la possibilité que ce dernier disparaisse sans laisser d’héritier mâle et légitime. En ce cas, l’héritage revient à son puîné Don Pere Luis de Borja et Don Rodrigo : « ... ne peut tester à ses pleines volontés que pour la somme de 2.000 florins... ». Une autre éventualité se pose également : si Don Rodrigo n’a que des filles, il ne peut leur laisser que 3.000 livres et : « ... ne leur léguer que 10.000 florins répartis entre elles... » ; tout le reste de l’héritage revient à Don Pere Luis de Borja. Le testament évoque aussi un troisième cas : si le second fils, Don Pere Luis de Borja, meurt sans héritier, la succession revient au cadet, le chanoine Don Johan de Borja, et Don Pere Luis ne peut tester que pour 1.000 florins. Le chanoine usufruitier des biens doit les laisser à sa mort ; ses neveux, les fils de Doña Marquesa de Borja, la fille aînée de Don Jofre. Si la fatalité voulait que toute la famille soit sans descendance, les biens de Don Jofre seraient transmis à ses neveux, les enfants de sa sœur Doña Ysabel Lucrecia de Mila, épouse de Don Johan del Mila. La dévolution de l’héritage dans la noblesse s’effectue en faveur de l’aîné des garçons ou de ses frères et, s’ils font défaut, en faveur de la fille aînée ou de ses cadettes ; si ces dernières se trouvent sans descendance, la fortune revient aux frères et sœurs du testateur, puis à ses neveux et à ses nièces. Dans le cas du testament de Don Jofre de Borja, selon la première hypothèse envisagée, le fils aîné est le seul à avoir qualité pour hériter de la seigneurie et seule la fille aînée est dotée. Les deux fils puînés et les trois filles puînées n’ont qu’un héritage symbolique d’un double d’or chacun, représentant la valeur de 20 sous. Les épouses des testateurs préservent leur douaire et l’ensemble des biens meubles et des objets personnels qu’elles ont apportés à l’époque de leur mariage.
13Le testament du fils de Don Jofre s’inscrit dans une démarche identique29. Au moment de la rédaction de son testament, il vient d’épouser Doña Hieronima de Calatayud. Il désigne son futur premier né comme l’héritier de la seigneurie de Vilalonga et de tous ses titres. A ses autres descendants, il lègue la symbolique double d’or que l’on a coutume de donner aux puînés ; seule la future fille aînée se voit octroyer une dot de 1.500 livres. S’il n’a qu’une fille, il ne peut disposer pour elle que de 10.000 florins, car son titre et ses terres reviennent en ce cas à son frère puîné, Don Pere Luis de Borja, selon les dispositions testamentaires de son père, Don Jofre de Borja. Néanmoins, s’il a d’autres filles. Don Rodrigo prend des mesures en leur faveur et les désigne comme : « ... ses héritières universelles sur tous ses autres droits et biens par parts égales... ». En règle générale, le patrimoine foncier est dévolu aux hommes mais il peut revenir aux femmes si tous les héritiers mâles disparaissent ou ne laissent pas de descendance. Le principe de la séparation des biens entre les époux est strictement observé dans la noblesse. En cas de décès de son époux, les enfants restent sous la tutelle de la mère jusqu’à leur majorité qui est fixée à vingt ans. L’épouse est le plus souvent chargée d’être l’exécutrice testamentaire de son mari. D’autres parents doivent aussi veiller sur les mineurs et leur prêter l’aide et l’assistance que leur père disparu n’est plus en mesure de leur procurer. Dans son testament, Don Jofre de Borja place ses enfants, jusqu’à leur majorité, sous la protection spéciale de leur oncle Rodrigue de Borja, cardinal de Valence, « ... qui doit traiter ses neveux et nièces comme ses enfants et les tenir sous sa sauvegarde... ». Il recommande aussi ses enfants à Doña Beatrix de Borja et de Arenos, sa tante, à qui les enfants « ... doivent obéissance et service comme à une mère ». Les deux soucis de la noblesse à l’heure de la mort sont la conservation du patrimoine foncier au profit du lignage et la protection des puînés. Ces derniers sont confiés aux soins des oncles et tantes du côté paternel, surtout lorsqu’ils disposent d’influences et qu’ils peuvent veiller à l’établissement de leurs neveux.
14Au moment s’établir ses dernières volontés, le chef de famille évoque aussi les autres personnes qui font partie de « sa Maison ». Il s’agit de la foule des domestiques et des serviteurs qui dépendent de chaque maison noble. On voit gravir autour d’eux tous leurs « familiers » et la cohorte d’avocats et de procureurs chargés de défendre leurs intérêts. Le testament les mentionne toujours et Don Jofre de Borja ordonne de faire donner des « ... manteaux de deuil aux femmes, donzelles et servantes, qui au temps de notre mort se trouveront à notre service et à celui de notre maison et des tuniques et des capuchons de deuil à nos avocats et procureurs de notre maison et à messire Berenguer Gamir, prêtre desservant de la demeure, ainsi qu’à messire Perot Rocha, chevalier de Jativa ». Une mention spéciale est faite en faveur de Francisco Pedrosa, le régisseur, « antique et fidèle serviteur », qui reçoit un legs de 50 livres.
15Comme pour la noblesse, des préoccupations liées à la préservation de la terre animent la paysannerie. L’objectif de la pratique testamentaire est d’assurer la transmission du capital foncier et de l’outil de production. Un laboureur de Quart, aux portes de Valence, lègue à son fils aîné « ... un cheval, un cafiz de terre de labour sis à Quart, tenu sous la seigneurie directe du monastère de Poblet et du couvent de Saint-Vincent à Valence, neuf fanèques et demie de terre de labour près du chemin de Barranch, un cafiz de vigne situé dans la région d’Alter, six cafiz de terre de labour près du canal d’irrigation... ». Il lui donne également les maisons où il habite à Quart. Au second fils, il laisse une « ... courroie d’argent, un cheval, dix fanèques de terre à Quart près du canal des Maures, huit fanèques de terre de labour près du Barranch, un cafiz de vigne nouvellement planté près du chemin del Barranch ». Il lui octroie d’autres maisons à Quart et une maison située à Valence dans la rue de la Cordonnerie, de la paroisse Sainte-Catherine. Il lègue une autre maison plus grande, en parts égales, au cadet et à l’aîné. A ses trois fils, il cède dix fanèques de jeune vigne près du chemin de Requena, qu’ils doivent se partager. Sa fille unique Caterina reçoit 40 livres que l’on place en rentes et cens jusqu’à son futur mariage. Quant à sa femme, Elvira, elle récupère les maisons et les terres qu’elle a apportées à son mari au moment des noces, ainsi que ses meubles et atours : « ... une courroie d’argent, un banc à quatre tiroirs, un matelas, une jarre à blé, une jarre à vinaigre, un chaudron ». Comme il lui doit 30 livres, il lui lègue sur ses biens propres « ... un lit avec ses pieds de bois, le matelas, le traversin, la couette, des draps de lin et d’étoupe, un rideau noir peint et orné d’une roue au milieu de laquelle se trouve un lévrier, une couverture de laine, des serviettes en lin et en étoupe, un chaudron et une poêle... »30. Ce laboureur dispose d’un avoir suffisant pour effectuer des donations équitables entre ses fils. Son capital foncier est composé de terres et de vignobles mais aussi, comme toute la paysannerie valencienne, il possède des maisons dans la cité et dans le gros bourg de Quart. La possession de deux chevaux, d’un mobilier relativement abondant et confortable témoignent du degré d’aisance où sont parvenus les laboureurs de La Huerta. Quelques mois plus tard, sa femme Elvira fait rédiger à son tour ses dernières volontés, elle désigne comme exécuteurs ses cousins germains laboureurs à Quart. Elle fait donation de tous ses biens à sa fille Caterina qui reçoit ainsi les maisons et les terres qui appartenaient à sa mère et 40 livres de dot de son père31. A l’occasion des successions des paysans, les terres reviennent aux garçons, mais les filles parfois peuvent recevoir des terres et des legs du côté maternel. Si la descendance masculine n’est pas assurée, c’est la femme et les filles qui reçoivent l’héritage. La communauté de biens est d’usage entre époux, car la femme a été « agermanada » au moment du contrat de mariage. En cas de décès de l’époux sans héritier mâle, l’épouse recouvre la moitié des biens, tandis que ses filles se partagent l’autre moitié32. La situation devient plus complexe lorsqu’il y a eu un veuvage et un remariage. Un laboureur de Maçalfaçar, marié deux fois, a eu une fille de sa première femme qu’il a dotée ; de sa deuxième, il a eu un fils et une fille. La fille reçoit deux vaches et son fils est l’héritier de tous ses biens. Sa seconde femme retrouve ses 30 livres de dot et son époux lui lègue un héritage qu’il a eu à Maçalfaçar ainsi que la troisième vache qui forme tout son cheptel avec les deux autres33. Sur le même modèle, un laboureur de Maçamagrell, père de quatre enfants (deux filles et deux garçons), lègue 20 sous à l’un de ses fils et à une fille mariée. L’autre fille, célibataire, s’est louée comme servante pour 18 livres. Le père ajoute 7 livres à ses gains pour qu’elle ait 25 livres de dot, et il laisse tous ses biens à son autre fils Pere Carinyena34. S’il n’y a que des filles, on privilégie l’une d’entre elles. Ainsi, des deux filles d’Anthony Catala, laboureur de Tavernes Blanques, Leonarda a été choisie comme héritière, tandis que sa sœur Barbera ne reçoit que 5 sous35. La pratique testamentaire de la paysannerie se rapproche de celle de la noblesse, dans la mesure où, pour éviter l’éclatement du patrimoine foncier, on a tendance à léguer l’ensemble ou la plus grande partie des biens au fils ou à la fille aînée à défaut d’héritier. Mais cette pratique est tempérée par la généralisation de la communauté de biens entre époux et par l’usage des biens en usufruit laissé à la veuve lorsque les enfants sont mineurs. L’essentiel du patrimoine des paysans se compose de tenures emphytéotiques dispersées, de quelques animaux de cheptel (vaches ou chevaux) et de maisons situées dans les gros bourgs de La Huerta ou à Valence même.
16Le problème de la transmission de la fortune familiale se pose différemment aux citadins de « la main moyenne » et à ceux de « la main mineure ». Leur fortune présente une liquidité supérieure à celle des nobles et des paysans. Il n’y a aucun problème pour la transmission et le partage des cens et rentes, dans lesquels les citadins de toutes classes investissent une part de plus en plus large de leurs fonds disponibles. Il s’agit de titres au porteur, généralement acceptés et donc facilement négociables. Les marchandises et les outils peuvent aussi facilement être vendus à des tiers et leur contrevaleur partagée entre les héritiers. De même, les immeubles urbains se prêtent mieux au partage que les exploitations agricoles. Outre le degré de liquidité de fortune, les divergences dans les pratiques testamentaires en ville et à la campagne sont liées à la taille critique de la fortune nécessaire pour assurer la reproduction d’un ménage, qui est plus basse en ville que dans la campagne. En raison de ces différences, liées à la nature de la fortune en ville et à la campagne, les pratiques testamentaires vont être diverses. La pratique successorale de la bourgeoisie marchande a tendance à privilégier le partage égal des biens entre les enfants, garçons et filles. On a coutume de restituer à l’épouse la dot et l’apport marital, comme le font les nobles et les paysans, mais l’épouse ici est souvent l’usufruitière des biens et la tutrice des enfants. Par ailleurs, si le couple n’a pas de descendance, chacun des époux lègue ses biens propres à sa parentèle et, plus rarement, à ses parents par alliance. Il faut aussi souligner que la séparation des biens est de règle entre époux, ce qui n’empêche pas les conjoints de se concéder l’usufruit des biens ou de se faire des donations. La séparation des biens a l’avantage de protéger l’épouse si le marchand effectue des spéculations hasardeuses ou s’il est victime des aléas du commerce maritime. A l’heure de la mort, de semblables inconvénients ne sont plus à craindre et le marchand rétablit parfois l’équilibre en mettant en communauté les acquêts ou en faisant une donation. Le marchand Johan Marti lègue à sa femme Na Francescha 150 livres « ... car elle lui a aidé à gagner ce qu’il a et a bien travaillé dans sa maison »36. De même, le marchand Johan Sallit laisse à sa femme Ursola la maison où ils vivent et 375 sous de cens annuels sur la ville de Cullera qui reviennent, à sa mort, à son fils Pere Sallit37. Les dispositions prises permettent de garder les biens propres de chacun pendant l’association temporaire du mariage. Si l’un des conjoints bénéficie d’une donation ou d’un héritage au cours du mariage, on fait dresser devant notaire la liste des biens reçus qui restent dans la part du bénéficiaire du legs. Un marchand, Pere Gençor, reconnaît ainsi à sa femme l’héritage qu’elle vient de faire des biens mobiliers de l’épouse d’un fabricant de draps. Cet héritage de 973 livres au total se compose de 100 livres de meubles et de vêtements, de 373 livres de créances sur des marchands et des boutiquiers de la ville et de 500 livres d’argenterie et de bijoux. Dans le même acte, le notaire Luis Collar fait état aussi de la donation d’une série de maisons situées à Valence dans la paroisse Sent Steve, rue del Val de Na Alquarasa, dans la paroisse Sent Thomas où habitent Pere et Castellane Gençor, près de la Plaça dels Cabrerots, l’ancien cimetière juif38. La valeur de ces maisons n’est pas mentionnée, mais ce legs important reste la propriété de Castellane Gençor. Si la règle de la séparation des biens est rarement transgressée, la pratique du partage égal des biens entre les enfants domine. Le marchand Gonçalbo Garcia laisse sa fortune qu’il répartit entre ses trois enfants encore mineurs : Ausias, Michele et Béatrix. Il en confie la tutelle à son frère Pere Garcia, en lui recommandant « ... de transformer tous ses avoirs en cens et rentes... ». Il a aussi une fille plus âgée et déjà mariée, à laquelle il lègue en plus 2 livres chaque année, durant toute sa vie. Si ses enfants mineurs meurent, tout revient alors à sa première fille39. On perçoit une démarche identique à travers le testament de Pere Benviure qui donne tout à ses deux enfants Gisbert et Aldoncia, « ... per eguals parts entre aquells fahedores ». Parfois, des ressentiments s’expriment à l’occasion de la rédaction des dernières volontés qui se transforment en règlements de comptes. Ainsi le marchand Dionis Roig, après avoir fait de son épouse Doña Blanqua son héritière universelle, privilégie deux de ses filles auxquelles il laisse respectivement 400 et 75 livres, tandis que ses trois autres filles ne reçoivent aucune compensation « ... sinon à la volonté de leur mère... », et que son fils unique Johan Roig n’a pour tout avoir que 5 sous40.
17Peut-être que des mobiles semblables se trouvent derrière la décision de Bernat Gacet de laisser tous ses biens à sa femme Na Costança et 5 sous symboliques à chacun de ses trois enfants : Johan, Ursula et Magdalena41. Si le testateur n’a pas eu de descendance, il transmet ses biens à sa parentèle. Ainsi Pere Boyl, après avoir restitué à sa femme Alduncia son douaire selon la coutume, demande que tout son avoir revienne à sa mère Dona Sperança et à ses deux frères Gabriel et Johanot Boyl42. Les femmes de la bourgeoisie marchande adoptent aussi un comportement identique. La cousine de Pere Boyl, Damiata Boyl, qui n’a pas eu d’enfant avec son époux Manuel Sparça, fait établir un testament en faveur de ses cousins : Gabriel, Pere et Johan Boyl43. En cas de veuvage, le mari transfère les biens de la défunte à la famille de cette dernière et privilégie sa propre parentèle. Au moment de la mort de son épouse Johana, le marchand Francesch Garcia lègue à sa belle-sœur Ysabelle Alfonso la dot, le « creix » de la défunte ainsi que l’ensemble de sa garde-robe et de ses biens meubles. Mais il réserve sa propre fortune pour ses trois neveux : Miquel, Pere et Jacme Garcia, les fils de son frère le marchand Gil Garcia. Quelques années plus tard, il précise ses intentions en effectuant les partages entre ses neveux. Jacme Garcia reçoit les maisons de son oncle situées dans la paroisse Santa Cruz ; Miquel se voit attribuer celles de la paroisse Sent Marti, dans le quartier de Miquael Ferrer, et Pere celles de la paroisse Sent Esteve44. Les testaments en faveur du conjoint sont rares chez les femmes de la bourgeoisie marchande. Na Costança, épouse de Johan Ferrando, n’envisage la possibilité de donner ses biens à son mari que si son fils meurt45. En revanche Geronima, fille de l’épicier Lehonart Thomas, n’a rien prévu en faveur de ses deux fils Vicent et Benet pour instituer comme héritier universel son mari Benet Buxolo46.
18Plus que dans toute autre classe sociale, les testaments des marchands reflètent souvent leur vie aventureuse et leurs situations familiales particulières admises et reconnues par tous. Le testament est l’occasion de régler des dettes d’honneur que l’on a faites autrefois au cours de voyages plus ou moins mouvementés ou des dettes envers des personnes (esclaves, servantes ou maîtresses) qui ont été les compagnes des dernières années de la vie de ces marchands veufs, célibataires ou mariés. Johan Catorce fait ainsi restituer « ... cent gillats de Naples que le Frère Den Siurana lui a prêtés jadis là-bas, alors qu’il était blessé dans cette ville ». De même il demande à son beau-frère le marchand Jacme Roig de faire donner 4 ducats pour le repos de l’âme d’Uguet Catala, auquel il avait fait cet emprunt à Alexandrie et qu’il n’avait jamais pu rembourser. Il n’oublie pas Dame Cardona, qui habite sur le chemin de Quart, à laquelle il doit 15 sous de logement. Il lui a laissé en gages ses éperons et ses vêtements et il recommande qu’on aille les rechercher47. Le marchand Pere Sallit, au moment de dicter ses dernières volontés, lègue 500 florins à sa fille naturelle Ursula, alors qu’il vient d’épouser une jeune femme dont il n’a pas d’enfant. Quelques années plus tard, la mère de Pere Sallit fait don de toute sa garde-robe à cette unique petite-fille48. Le marchand Melchior Navarro accomplit une démarche identique en faisant de ses deux fils naturels ses héritiers universels. Il leur lègue 400 ducats qu’il laisse à son oncle, le marchand Melchior Navarro, le soin d’investir au mieux en cens ou en marchandises, pour les faire fructifier et les donner aux enfants à leur majorité. Il laisse à sa mère Magdalena Navarro 100 livres en usufruit, mais toute sa sollicitude se déploie en faveur de la mère de ses enfants Caterina Lopis. Il lui fait une donation de 150 livres et recommande de lui verser 12 livres d’intérêt chaque année, au cas où elle ne voudrait pas accepter la donation. Il charge également ses exécuteurs testamentaires de lui acheter une maison d’une valeur de 100 livres pour qu’elle puisse en avoir l’usufruit49. D’autres marchands font des dons à leur compagne « ... en remerciements de maints bons et agréables services qu’elle lui a rendus et qu’elle lui rend chaque jour... ». En général, ces donations concernent les vêtements et les bijoux qu’elles ont reçus, mais parfois aussi le mobilier qui se trouve dans la maison de l’auteur du testament. C’est ainsi que Benet Buxolo lègue à Na Yolant Miquel « ... tous les vêtements et atours qu’elle possède dans sa maison et hors de sa maison... » et que Marti Perez Navarro offre à Caterina Dayola tout le mobilier de sa maison ainsi « ... qu’une somme de 150 livres, à l’exception des marchandises qui s’y trouvent... »50. Lorsqu’ils n’ont pas eu d’enfant naturel, la plupart d’entre eux désigne comme héritiers leurs plus proches parents. Marti Perez Navarro, après avoir établi une donation en faveur de Caterina Dayola, choisit comme héritier son neveu, le fils de sa sœur Ysabelle Perez, auquel reviennent la maison et les marchandises.
19La lecture des testaments des artisans fait apparaître d’autres dispositions liées à la nature des biens transmis. La transmission de l’outil de production que représente l’atelier ou la boutique se fait souvent en faveur de l’épouse. Cette dernière, plus souvent que la femme du marchand, est en mesure de poursuivre l’œuvre de son mari, surtout s’il y a des enfants mineurs ou des filles mariées qui ont déjà quitté la famille. Il lui suffit de garder les compagnons de son mari ou de s’entendre avec un maître de l’office pour continuer à faire fonctionner l’atelier. Lors de la rédaction des testaments que l’homme et la femme font souvent libeller en même temps, on se donne au dernier des vivants. Parfois, en cas de veuvage et de remariage, de nouvelles dispositions sont prises et modifient la situation antérieure. Ainsi la femme d’un chirurgien décédé, lorsqu’elle épouse en secondes noces un autre chirurgien, mentionne dans l’acte qu’elle lui lègue tous les instruments et les ustensiles de l’échope de son premier mari. Elle fait également marquer quels sont les meubles dont son second mari est propriétaire et elle lui laisse le montant de deux loyers de maisons qu’elle possède à Valence, ainsi que les fruits des récoltes d’un champ et d’une vigne, situés à Alboraya. Elle préserve les droits de sa fille, née du premier mariage, à laquelle elle destine son mobilier, et elle laisse tous ses autres biens à sa mère51. Lorsque les artisans ont des enfants et qu’ils sont majeurs, les biens leur sont réservés. On lègue aux filles de l’argent, des meubles et les autres biens sont transmis aux fils. Les membres des professions libérales : notaires, apothicaires, barbiers, courtiers, partagent l’héritage en parts égales entre les enfants. Quand les filles sont mariées, on leur laisse souvent une somme symbolique, pour réserver le reste de l’héritage aux autres enfants, puisqu’elles ont déjà eu leurs dots. Un tailleur lègue 5 sous à sa fille mariée à un pelletier et 10 livres à sa petite-fille en vue de son futur mariage, après avoir fait de sa femme l’usufruitière de ses biens52. Ysabelle, veuve d’un marchand puis d’un notaire dont elle est l’héritière, donne aussi 5 sous à chacune de ses deux filles mariées et laisse tous ses biens au fils qu’elle a eu du premier lit53. Si les héritiers directs viennent à faire défaut, ce sont les plus proches parents que l’on désigne comme bénéficiaires des biens. La femme d’un chirurgien, veuve en premières noces d’un tisserand de coton, lègue 100 livres à son second mari et elle destine tout le reste de ses biens à ses deux frères, car elle a eu des filles de son premier mariage qui sont mortes avant elle54. Un forgeron du faubourg de Saint-Guillem laisse tout son avoir en usufruit à sa femme, mais il désigne comme héritier universel son neveu, qui reçoit la forge à sa mort55.
20Quelques testateurs, exerçant une profession libérale comme celle du notariat, ont parfois l’idée de transmettre leurs livres à des membres de la parenté choisis pour leur aptitude à apprécier la qualité du don ou à poursuivre l’œuvre entreprise. C’est ainsi que le notaire Johan Ponç lègue à son oncle Leonard Gorja « ... tous ses livres de notaire et de l’art juridique du notariat... » ; il donne l’autre moitié de sa bibliothèque à son épouse56. Parfois, il arrive aussi qu’un membre de la « main mineure » sans enfant songe à assurer la continuité de son atelier en favorisant un étranger. Un menuisier lègue une vigne près de La Rambla à un jeune compagnon qu’il a formé et lui demande « ... de rester et d’habiter dans sa maison et dans son atelier après sa mort »57. Si la stratégie testamentaire veille à conserver l’acquis et à le transmettre à ses propres enfants ou aux membres de sa parentèle, il existe d’autres formes de parentés spirituelles qui modifient parfois ce schéma initial.
Les inventaires après décès.
21Quelle que soit la ligne de conduite suivie par les membres de la société Valencienne, les testaments et les contrats de mariage ne révèlent pas toujours les conditions de vie de cette société, si changeantes d’une classe à l’autre. En revanche, les quelques inventaires après décès qui ont subsisté dans les protocoles de notaires reflètent d’une manière significative ces différences de conditions sociales et de fortunes. Ils retracent souvent avec une étonnante minutie et fidélité le niveau de fortune et le cadre de vie de ces différentes classes. Les inventaires de la paysannerie, qui représente l’essentiel de la population du royaume de Valence, ont été réalisés par des notaires de la cité et ils concernent des laboureurs de La Huerta ou de Valence même. Tous témoignent d’une certaine aisance. Le mobilier est relativement abondant et l’on utilise surtout des essences comme le pin, le peuplier blanc, c’est-à-dire des bois tendres que l’on travaille facilement, et plus rarement des bois fruitiers comme le noyer. Il s’agit d’un mobilier escamotable qui se fabrique et se transporte aisément. Si l’on utilise encore le matelas maure recouvert de peaux de chèvres cousues (almatraxe) et que l’on place à même le sol, l’usage du lit composé de quatre, cinq, six ou sept planches sur tréteaux s’est généralisé. Il est toujours confortable car on le garnit de deux ou trois matelas de laine superposés, recouverts de toiles de couleurs. On y dort sur des draps de lin ou d’étoupe tissés à la maison et on prend soin d’ajouter des traversins, des coussins de plume, des couvertures de laine cardée produites à Valence et dans la région et des couettes qui protègent de la froidure hivernale. Il est aussi courant de décorer le lit avec un dessus-de-lit et un devant-de-lit. La table où l’on prend les repas est le second élément du mobilier paysan. De forme généralement rectangulaire, elle est formée de plusieurs planches que l’on pose sur des tréteaux, alors que les tables rondes sont plus rares. Les sièges ne sont pas très nombreux, ce sont surtout des petits bancs ou des escabeaux. Le meuble le plus courant est l’archebanc, que les inventaires décrivent comme un banc à plusieurs tiroirs, qui joint l’utilité du siège à celui du meuble de rangement58. Quelques nattes de sparte suspendues ou des rideaux peints de motifs animaliers décorent les murs, tandis que des rideaux de tissus ou des stores de sparte protègent les fenêtres. Dans la cuisine, on fabrique le pain pour la maisonnée, comme en témoignent la maie en bois avec son couvercle, la huche en jonc, la mesure (almut) et le drap d’étoupe pour garder la pâte. Les inventaires citent aussi le crible (cedaz), avec lequel on tamise, et les grands paniers de sparte où l’on conserve la farine. La vaisselle de terre cuite est abondante dans cette région où l’on produit de la céramique renommée. Elle se compose de plats, de petits plats, d’écuelles, de cassolettes, de mortiers et de cuillères en terre, mais il existe encore des tranchoirs en bois (talladors de fust) qui servent d’assiette et aussi de planches à découper lors des repas. Autour du foyer, on évoque les tournebroches avec leurs poids, les broches avec leurs clous et les petits marteaux pour fixer les pièces de viande. Les ustensiles de cuisine se complètent avec des chaudrons de cuivre, des poêles, la fameuse paella ainsi que des pincettes de fer. Dans les réserves, des récipients de terre cuite conservent l’essentiel des provisions de la maison. Ce sont d’innombrables jarres de toutes tailles pour garder l’huile (gerrettes olieres), le blé (gerra gran bladera), des tonneaux mais aussi des flasques et des gourdes de cuir pour le vin, ainsi que des cabas, des couffins, des nattes de sparte, des paniers de jonc ou de cannes fines pour semer.
22Les instruments indispensables à la culture achèvent l’inventaire : le joug, la charrue avec son soc (aradre ab sa rella), la bêche (lege de cavar), la pioche (aixada), la pelle, ainsi que les animaux de trait : juments et chevaux. Parfois, aux côtés de ces outils, on cite des objets destinés à la lessive comme les charriers d’étoupe (cendrer), cette grosse toile que l’on dispose entre la cendre et le linge dans le cuvier. Il n’est pas rare non plus de voir mentionner des balances et des creusets. Le décor quotidien du paysan musulman, sans être complètement différent de celui du paysan chrétien, reflète quand même d’autres coutumes et un autre mode de vie. L’inventaire des biens meubles de cinq maures de « ... l’alqueria de Buxerques, dans la vallée de Vilalonga », montre ces différences. Le mobilier est plus réduit, les maures n’utilisent pas de lits sur tréteaux mais des paillasses (« marfega ») et de petites matelas maurisques enveloppés dans des toiles « peintes aux couleurs vives », accompagnées de coussins et de traversins peints ou brodés de soieries, de devants-de-lit et de courtines chatoyantes. Des couvertures de laine rayées et des draps de lin complètent la garniture de lit. Quelques arche-bancs peints avec de nombreux tiroirs servent de sièges et de meubles de rangement. Dans la cuisine on retrouve les broches, des mortiers de fer, des creusets et des paellas, quelques outils comme des mordaches. Dans les réserves se trouvent les mêmes grosses jarres, mais les formes de sucre en terre cuite, des couffins remplis de graines de carroubiers et de panic, de raisins secs rappellent le savoir-faire des communautés musulmanes dans la culture de la canne à sucre et la préparation des fruits secs. Leur cheptel est surtout composé de moutons et de chèvres. Alors que chez les laboureurs chrétiens les armes sont rares, les maures disposent de lances et de broquels. L’inventaire met l’accent sur les couleurs vives du décor musulman, alors que l’absence de meubles traduit un style de vie différent qui exclut pratiquement tables, bancs et sièges, remplacés par des tapis et des coussins posés à même le sol. Seul l’archebanc a été adopté par les musulmans59.
23Les inventaires des artisans et des bourgeois nous transportent dans la cité. En général, le lieu de travail et le lieu d’habitation de l’artisan sont situés au même endroit et les inventaires après décès mentionnent souvent les outils et les matières premières ou les marchandises avec les biens mobiliers qui se trouvent chez eux. L’inventaire d’un tanneur énumère en premier lieu ses outils : « ... trois fers pour peler les cuirs, trois fers pour les aplatir, deux couteaux à découper, six fanèques de sumac et des cuirs de bœufs ». Le mobilier de sa maison comporte des éléments que l’on ne trouvait pas chez les paysans. Dans la salle où l’on mange se trouve une « armoire de mur », tandis que des coffres de peuplier rehaussés de couleurs vives forment le décor. L’éclairage de la demeure est obtenu grâce à des candélabres de fer et à une lanterne. Sur un des lits, un drap de soie maurisque atteste le goût des Valenciens pour ces beaux tissages du pays. L’inventaire mentionne aussi la présence d’un tour pour filer la laine à la maison, d’une ratière et d’un élément champêtre dans ce décor citadin, de crochets pour cueillir les fruits sur les arbres (ganxo de collir fruyta).
24Dans presque tous les inventaires des biens mobiliers d’artisans, la présence du tour à filer prouve combien on avait l’habitude de filer à domicile pour ses propres besoins ou pour arrondir ses gains pendant les temps de morte-saison. L’inventaire d’un boulanger énumère également tout le matériel nécessaire à la fabrication du pain :
« ... une grande table de seize planches, une maie avec son couvercle, quatre paires de tamis, quatre pelles et une fourche de fer, ainsi qu’une fourchette avec son manche... ». Pour peser le pain on cite le poids de fer ainsi que le drap jaune et vermeil qui sert à garder la pâte et seize sacs de froment. Le mobilier du boulanger reflète le goût du confort et d’un certain art de vivre. Il dispose d’un lit sur tréteaux garni de courtines composées de quatre rideaux peints représentant « ... des dames et des galants... ». Un autre lit est recouvert d’un dessus de passementerie blanc, accompagné d’un grand coussin brodé de soie noire. Les chambres ne recèlent pas moins de six coffres peints, dont un coffre de Naples, recouverts de dessus de coffres de tissus ouvragés ou de chanvre. Des stores ornent les fenêtres et un rideau décoré de personnages agrémente le mur. On note la généralisation de l’usage de la chaise dans les milieux bourgeois. L’inventaire cite la présence de cinq chaises pliantes et d’une demi-douzaine d’escabeaux. On peut conclure que la présence de sièges plus confortables révèle que le repas pour les citadins a évolué d’une nécessité à un plaisir, pour lequel on prend son temps. Un coin de la maison a été transformé en oratoire. Posé sur un autel décoré par un devant d’autel blanc, un retable de piété représente la Vierge Marie, saint Jean et un ange, que l’on a entouré de deux candélabres et devant lequel on a disposé un petit chaudron contenant de l’eau bénite. Notre boulanger ne constitue pas une exception, car un autre inventaire de biens de boulanger fait preuve de la même opulence. Parmi les objets recensés se détachent sept coffres peints et une cassette génoise, un drap de Bruxelles, un lit avec ses courtines rayées de bandes noires et ses coussins de cuir. La remise de biens appartenant à un soyeux évoque le milieu aisé des artisans du textile dont le mobilier et le cadre de vie s’apparentent à celui de la bourgeoisie. Son héritière reçoit deux maisons à Valence avec leur mobilier et un vignoble à Benicalaf. On lui donne aussi quelques objets personnels ayant appartenu à son père, ses outils, trois outres de cuir, un grand coffre de noyer et un oratoire60.
25Dans les milieux marchands, selon le degré de fortune, les inventaires après décès reflètent des dispositions identiques. Un marchand laisse ses « outils » à son épouse : « ... une caisse de marchand pour naviguer, avec du linge et des flasques et une maison avec tout son mobilier sise dans la paroisse Saint-Martin, près de la maison du chevalier Luis de Vich ». Un inventaire complet des biens de la veuve d’un marchand, à la fin du xve siècle, traduit le degré de luxe et de bien-être qu’a atteint la société bourgeoise à cette époque. Dans la chambre de la veuve, les trois coffres peints aux couleurs vives renferment la garde-robe ; parmi les vêtements on note la présence « ... d’une résille d’or, d’un voile d’or avec ses garnitures d’or, de ceintures d’or et d’argent... ». Parmi les objets précieux, il faut signaler une cassette d’argent doré qui renferme deux fourchettes d’argent « ... avec lesquelles mangent les étrangers ». Un cure-dent d’argent et des serviettes témoignent aussi des progrès de l’art de la table ; une cassolette à parfums pour embaumer l’atmosphère contribue à faire du repas un moment de plaisir et de détente. La garde-robe, selon le rythme des saisons, est composée en été de robes de damas doublées de toiles ou de soies où les verts, les jaunes, les noirs et les violets dominent ; pour l’hiver, le velours s’impose ainsi que les manteaux de chamelot fourrés de martres ou d’hermines, tandis que des paires de gants complètent les ensembles. La lingerie, de toile fine de Hollande ou de Paris, est brodée de soie d’Almeria ou de fils d’or et d’argent, elle dégage la même impression de luxe et de raffinement dans les moindres détails. Le mobilier de la chambre se compose du grand lit sur tréteaux mais aussi d’un lit de repos et d’un nécessaire de toilette dans lequel on trouve un lave-pied (canadella) en cuivre accompagné d’une petite cuvette et d’un seau de cuivre (poal). Le mobilier est complété par trois grands coffres peints et un coffre de Barcelone ; on évoque aussi un archebanc à deux tiroirs, un banc et une demi-douzaine d’escabeaux, ainsi qu’un grand miroir et un tapis castillan. La chambre apparaît à la fois comme un lieu intime et comme un lieu de réunion, où l’on s’adonne aux plaisirs de la musique et de l’esprit. La présence d’une harpe à quatre cordes et d’un coffre rempli de livres, « ... dont cinq livres d’imprimerie », confirment cette impression. Dans la salle à manger, outre la table sur tréteaux, on remarque la présence d’un oratoire avec son autel et son retable : « ... de toile sur support de bois représentant la descente de Croix et une croix ». On trouve sur l’autel un livre : « ... des Heures des divers offices avec des histoires ». Un dressoir (tinell) renferme une collection de chaudrons de cuivre et de poêles avec leurs manches. Un grand miroir égaye l’austérité de la pièce. C’est un lieu où l’on prend ses repas mais aussi où l’on travaille et où l’on file l’étoupe et le lin pour les besoins du logis, comme dans les maisons paysannes. Une chambre contiguë contient quelques effets du défunt marchand, il s’agit d’un coffre de voyage rempli « ... de divers volumes de livres d’imprimerie » et une caisse pleine d’objets de céramique (obres de terra). On y trouve également un lit de repos, tandis qu’une viole et un jeu de salta invitent aux loisirs. La cuisine comporte tous les instruments nécessaires à la préparation de la nourriture, en particulier deux foyers, des mortiers de pierre et la « paella » avec sa mouvette (giradora). Quelques éléments de l’inventaire rappellent la présence du marchand. On y trouve ainsi un coffre de reçus (albarans), un coffre d’écrits divers et deux balances avec leurs poids61.
26Le raffinement de cette demeure, le luxe, le goût pour la musique et pour la lecture dont fait preuve la maîtresse des lieux nous replacent dans cette atmosphère de renaissance intellectuelle et artistique qu’a connue Valence au xve siècle. Il faut rappeler ici que la ville payait chaque année une personne qui devait lire à haute voix tous les jours, dans la Maison de la Cité, des ouvrages destinés à instruire ses habitants. Un Vénitien, le poète maître Guillem, effectue ainsi des lectures publiques « ... de livres de poètes ainsi que de l’Énéide de Virgile et de la Consolation de Boèce ». Dans la seconde moitié du xve siècle, messire Bernat Marti se consacre à son tour à la lecture publique et quotidienne « ... de l’Éthique d’Aristote ». A la même époque, au moment où les voyages d’exploration des Portugais le long des côtes d’Afrique s’intensifient, la ville achète au marchand Baltasar de Casara « ... un grand livre très ouvragé intitulé La Cosmographie de Ptolomé, ce qui veut dire description de tout le monde ainsi la terre comme les eaux... ». Cet ouvrage, relié en bois recouvert de cuir vermeil, est à la disposition des citadins dans la Maison de la Cité62.
27La lecture des testaments et des rares inventaires après décès des membres de la noblesse font apparaître des niveaux de fortune très différents. L’évaluation des inventaires de la haute noblesse sont sans commune mesure avec celle des inventaires des cadets de famille, des écuyers ou des damoiseaux. Il faut d’abord signaler que les inventaires de mobilier de la haute noblesse sont inexistants, car on ne procède pas à leur vente après décès. Ils sont en général fournis par l’épouse au moment du mariage et ces biens de famille reviennent aux enfants ou aux cognats en cas de décès, sans avoir à subir les ventes et les dispersions que connaissent les mobiliers de la bourgeoisie et de la paysannerie au moment des successions. En revanche, on retrouve cette mobilité parmi les couches inférieures de la noblesse qui sont plus déracinées, qui n’ont pas la cohésion des puissantes maisons. Il faut des circonstances particulières, comme la mort à Rome de Don Johan de Borja, pour que l’on évalue globalement tous les meubles, les tapisseries, l’argenterie et les œuvres d’art qui ornaient l’hôtel du défunt. En raison des distances, ce mobilier ne revient pas à la veuve Maria Enriques de Borja et trouve preneur sur place, auprès d’un membre de la famille Borja, le célèbre Cesar Borja, duc de Valentinois et fils du Pape Alexandre VI. Ce dernier l’achète pour une somme de 30.000 ducats d’or que la Banque Spannochi transfère à Valence à sa cliente Maria Enriques de Borja. A la même époque, Doña Maria Enriques, devenue tutrice du jeune Johan II de Borja, vend au roi Ferdinand, pour la somme de 82.000 ducats, leurs terres de Sicile : « le duché de Cessa, le principal de Theano, le comté de Carenola et de Montissosmilo, la baronnie de Flumine et de Vico »63.
28Pendant la même période, une autre femme de la haute noblesse, Eleonor de Castellvi, veuve de Don Ramon Castella, vend pour 42.350 timbres à Luis Peno, châtelain du Castellnou de Naples, les seigneuries de Picacent et de Spioca. En cas de nécessité on vend quelques seigneuries, mais on ne se sépare pas du mobilier de famille.
29L’inventaire après décès de Francesch Desplugues, damoiseau habitant de la paroisse Sainte-Croix, n’évoque aucun meuble mais cite uniquement les effets personnels du défunt. Ils se composent d’une garde-robe et de ses armes : « ... une dague au manche blanc et vermeil et ses éperons argentés ». Sa fortune consiste en vaisselle de table en argent dont l’usage se répand, il s’agit « ... de quatre plats, de cinq écuelles d’argent et de six cuillères ». On inventorie dans ses effets un grand tapis usé et un drap de mur peint. L’inventaire de l’écuyer Miquel Aragones reflète une ancienne aisance qui contraste avec l’usure du mobilier et du linge. La chambre est garnie d’un vieux lit de pin sur tréteaux, d’un tapis maure chatoyant et de cinq poufs de cuir noir (recolzadors). Dans un coin, un vieux coffre pourpre, jaune et argenté, aux armes du défunt, renferme les courtines rayées de jaune de la chambre, les couettes recouvertes de toile de Hollande brodée de feuillages. On a placé les vêtements et le linge de maison dans deux autres coffres ; parmi le linge il faut noter la mention des serviettes de table (torquaboques), dont on fait de plus en plus usage dans la société urbaine. On note dans une cassette la présence des éléments de parure à la mode qui ont été aussi adoptés par la bourgeoisie : « ... des résilles de grains d’or », mais aussi des bijoux parmi lesquels on énumère une chaîne d’or, une patenôtre « ... composée de grains d’argent de la taille du poivre », deux paires de lunettes d’argent doré, deux anneaux d’or garnis de turquoises et de rubis. La décoration de la chambre est obtenue grâce à un drap peint à « ... figures » et à quatre rideaux noirs. Quatre escabeaux servent de siège. Dans une autre chambre un vieux lit à tréteaux, deux coffres de noyer et deux stores de mur composent le décor. Dans une cassette on retrouve quelques bijoux d’or et un collier de corail qui dénotent une présence féminine, ainsi qu’un métier à tisser le fil avec tous ses instruments : « … hun teler de texir fil ab ses taules e pintes e arreus ab tres plegadors ». La cuisine comporte tous les éléments usuels, le foyer et ses instruments pour faire cuire les aliments, le matériel pour faire le pain et la pâtisserie, le tamis, la jarre à farine ainsi que toute la vaisselle de plats et d’écuelles, qui s’accompagne d’une collection de mortiers de pierre64.
30A un niveau intermédiaire entre les puissantes maisons de la haute noblesse et le niveau inférieur des écuyers et des damoiseaux se situe la noblesse récente, issue du négoce. La répartition des biens de Jean de Sentangel entre ses cinq enfants survivants permet d’évaluer le niveau de fortune de cette noblesse. La veuve Maria Ximenez de Vera reçoit « ... des rentes de maisons situés à Calatayud avec leurs caves et la vaisselle vinaire, dans le quartier de la paroisse Sainte-Marie, ainsi que des rentes sur les biens et les vassaux de Don Johan de Cardona dans le royaume de Valence ». Ces rentes représentent une valeur de 2.650 livres. A sa fille Louise il donne des maisons de la paroisse Saint-Martin, de la paroisse Sainte-Marie, toutes avec leurs caves et leurs vaisselles vinaires ; il y ajoute quinze fanèques de terre et 250 livres de rentes. A son fils Pierre il lègue quarante et une fanèques de terre labourable, des maisons avec leurs caves et leur matériel vinaire, un « corral » près de ces maisons toutes sises dans la paroisse Sainte-Marie. On lui octroie également la moitié des vignes que possède la famille et qu’il partage avec son frère Gaspar, ainsi que 525 livres de rentes. Gaspar de Sentangel reçoit vingt-cinq fanèques de terre labourable, une maison à Clares ainsi que des maisons à Calatayud dans les paroisses Saint-Pierre-des-Francs, et des tanneries de la paroisse Saint-Martin ; on complète ces donations avec 525 livres de rentes. Constance de Sentangel se voit attribuer 400 livres de rentes, tandis qu’elle s’apprête à épouser un étudiant, Guillem Sanchez d’Algarani. La dernière fille, Ysabelle de Sentangel, est déjà mariée à Pedro Capata, écuyer de Catalayud, elle a déjà eu 800 livres de dot qui sont constituées par un jardin irrigué à la porte d’Alcantara, à Calatayud, et cinq fanèques de terre labourable et par des rentes. La répartition des biens entre les héritiers ne mentionne pas l’hôtel des Sentangel et son mobilier, dont la veuve de Jean de Sentangel reste l’usufruitière. L’ensemble de la fortune foncière et immobilière du défunt est suffisamment considérable pour que chaque enfant reçoive sa part et pour que la pratique testamentaire soit plutôt celle de la bourgeoisie que de la noblesse. Jean de Sentangel, qui est issu du monde du négoce mais qui vit noblement de ses rentes, reste imprégné par les coutumes et les habitudes de vie de la classe bourgeoise, il n’a pas fait jouer le droit d’aînesse et place ses deux fils sur un pied d’égalité65.
L’évolution des Mentalités.
31Les inventaires après décès reflètent à la fois le niveau de fortune, les conditions de vie de la société Valencienne. Comme les inventaires, les testaments traduisent aussi des faits de mentalité. Au moment de dicter ses dernières volontés, le testateur règle en même temps le cérémonial de ses obsèques qui exprime à la fois sa piété, ses dévotions particulières à l’égard de tel ou tel sanctuaire et le besoin d’affirmer et de soutenir son rang dans la société. Il indique d’abord le lieu de sa sépulture qu’il choisit dans le cimetière de sa paroisse ou dans un des couvents de la ville, ou là où sont déjà enterrés ses parents et sa famille. Il laisse une somme d’argent qu’il destine à faire célébrer des messes pour le repos de son âme et celle de ses défunts. La célébration des trente-trois messes du « Sant Amador » et les trente-sept messes de saint Paul ermite, « ... avec les offrandes de cires accoutumées », recueillent tous les suffrages de la piété populaire. La plupart des bourgeois demandent aussi à être enterrés avec l’habit des Augustins ou des Frères Mineurs et à être portés en terre par des Frères. Ces dispositions générales s’accompagnent de vœux particuliers. On réserve des legs pour les différents « bassins des œuvres des paroisses », les uns sont destinés à entretenir les luminaires des églises, les autres sont employés à des œuvres destinées au rachat des captifs, à l’assistance aux pauvres et aux orphelines à marier. Parfois, une pensée particulière est réservée aux vieux serviteurs ou aux esclaves que l’on libère et auxquels on destine des sommes d’argent. La femme du marchand Johan Sallit, Ursula, donne à son ancienne servante Maria Daranda tous les meubles qui garnissent son alqueria, dans la huerta de Valence, à l’exception des semences et du train de culture66. Un marchand ordonne qu’à sa mort on libère et on marie ses deux esclaves67. La coutume de faire faire des vêtements de deuil pour la parenté, sur le modèle de la noblesse, s’est également diffusée parmi les couches aisées de la société urbaine, sans jamais cependant rivaliser avec le faste et la pompe des funérailles des membres de la noblesse.
32La plupart des maisons nobles disposent dans les églises et les couvents de chapelles, qui ont été édifiées par leurs ancêtres, qui portent leurs armes et où ont été enterrés les membres de leur lignage. La cohésion de ces maisons se reforme ainsi dans l’au-delà, au sein de leurs chapelles qui les isolent du reste de la société. Les Boyl possèdent une chapelle dans l’église du monastère des Frères Prêcheurs de Valence ; les Vich ont fait construire la leur dans l’église majeure de Gandia, tandis que les Lançol préféraient l’église Saint-Jean-de-l’Hôpital à Valence. Les Borja se font enterrer dans la cathédrale de Jativa, dans la chapelle du Pape Callixte III Borja. Les obsèques d’un membre d’une de ces puissantes maisons donnent lieu à la formation d’un cortège funèbre composé de tous ceux qui se trouvent alors dans l’hôtel, ainsi que des clients et des familiers. Le défunt leur fait donner « ... les manteaux et les capuchons de deuil » dont ils vont se revêtir pour suivre la cérémonie. On tient son rang en faisant dire le plus grand nombre de messes ; Don Jofre de Borja et de Lançol consacre 300 livres en œuvres pieuses, dont une partie est destinée à faire dire mille messes pour le repos de son âme et celui de ses défunts. Don Rodrigo de Borja et de Lençol, son fils, se fait enterrer dans la chapelle des Lençol de Saint-Jean-de-l’Hôpital. Il réserve la plus grande partie de ses legs pieux pour faire dire deux mille messes pour le repos de son âme, qu’il répartit entre les principaux monastères de Valence : Saint-Jean-de-l’Hôpital, Saint-Augustin, les Prêcheurs, les Mineurs, Sainte-Marie-de-la-Merci et l’église Sent Hieronimo de Gandia68. Quelques membres de la bourgeoisie urbaine font preuve d’une prodigalité identique à celle des grandes familles nobles. Un notaire, Johan Ponç, lègue la somme de 300 livres pour faire dire mille vingt messes par les ermites de Santa Maria Celestina, près du portail de Quart. Il manifeste une reconnaissance particulière pour la noble famille des Lençol, à laquelle il réserve cinq cent cinquante messes de requiem, tandis qu’il ne fait dire que quatre cents messes pour ses propres défunts et pour lui-même trente-trois messes de Sent Amador et trente-sept messes de saint Paul ermite69. Mais en général, la classe chevaleresque, les écuyers, les damoiseaux, dont les possibilités financières sont plus réduites, ne peuvent pas faire preuve d’un tel faste dans la mort. Un chevalier, Johan de Vich, se contente de laisser un don de 50 livres pour faire célébrer trois cents messes, après avoir été enterré dans la chapelle des Vich, dans l’église majeure de Gandia70. La classe marchande et la bourgeoisie cherchent elles aussi à imiter ce décorum, mais leurs dons sont plus humbles et rejoignent le niveau moyen de ceux des chevaliers. Au fur et à mesure que l’on descend dans l’échelle sociale, la piété devient plus tatillonne. Le riche cordier Marti Cacoma consacre 100 livres à faire dire des messes pour commémorer « ... la Nativité, la vraie croix, les cinq plaies, la résurrection, la conception de la Vierge, la nativité de la Vierge, l’Ascension ». Il précise que chaque messe doit s’accompagner de l’offrande de sept cierges, en mémoire des sept plaies de Marie. Son épouse fait dire la messe des onze mille vierges avec ses cierges accoutumés et réserve 50 livres pour que l’on fasse dire trois fois les trente-trois messes de « Sent Amador »71. Ils ajoutent des dons aux onze paroisses de Valence, à l’église de Foyos et de Saint-Michel de Liria, en faveur des captifs aux mains des infidèles. Le marchand Johan Catorce réclame les trente-trois messes de « Sent Amador », les messes des joies de la très glorieuse Vierge Marie, les messes de la Sainte-Trinité, les messes de l’ange et un trentenaire72. A la fin du Moyen Age, on voit se développer les marques de piété envers le Christ de la passion qui domine alors l’iconographie, ainsi que les dévotions pour les souffrances et les joies de la Vierge. Le culte de la sainte Trinité est aussi un des traits dominants de la piété. Ces traits, que l’on retrouve dans le reste de la chrétienté médiévale, ne doivent pas masquer d’autres aspects plus particuliers de la ferveur. Certains lieux de culte, célèbres dans les États aragonais, sont particulièrement chers aux Valenciens. La Vierge Marie de Monserrat est évoquée à plusieurs reprises et l’on fait dire des messes en son honneur dans les paroisses de la ville73. Certains manifestent plus de détachement et se contentent de faire dire une soixantaine de messes dont un trentenaire et trente messes de requiem, sans chercher à donner plus de précision74.
33Les dons les plus menus proviennent de la « main mineure », de l’artisanat et de la paysannerie. Il est rare qu’ils puissent disposer de plus de 5 ou 10 livres pour les œuvres. Dans ces conditions, leurs exigences sont plus restreintes et ils ne font dire que les trente-trois messes de « Sent Amador » ou les litanies que l’on fait réciter par dix prêtres dans une église ou dans un monastère. Il leur arrive aussi de partager la célébration des trente-trois messes entre plusieurs églises selon les dévotions particulières de chacun75. Les paysans font les plus petits dons et le niveau de leurs aumônes varie entre 2 et 10 livres. Ils réclament invariablement les trente-trois messes de « Sent Amador » et font des distributions de deniers aux « bassins » des pauvres de La Huerta. Ils sont aussi les seuls à préciser dans leurs testaments qu’il faut veiller à offrir un repas à tous ceux qui ont suivi les funérailles. Ils demandent qu’on les réunisse après l’enterrement dans leur propre maison et qu’on leur distribue le pain, le vin, mais aussi la viande de mouton76.
34Au moment de la mort, les différentes « mains » qui composent la société valencienne témoignent d’une dévotion semblable. La multiplication des demandes de messes de requiem, la célébration des litanies, le cérémonial qui accompagne les funérailles en faisant appel aux confréries ou aux Frères des ordres mendiants pour porter le défunt, tendent à se rapprocher des pratiques de la noblesse qui impose encore ici à la société son idéal et ses habitudes. Pourtant, au moment où la piété se caractérise par son exubérance et par un certain ritualisme, on voit apparaître, à la fin du xve siècle, d’autres exigences et des aspirations qui conduisent à une religion plus dépouillée, exempte de tout marchandage avec l’au-delà. On voit en particulier chez certains nobles un désir d’un véritable retour à la pauvreté évangélique, qui se manifeste au détour d’un testament. Yolande de Centelles, veuve de Guillermo Raymundo de Centelles, de l’illustre famille des comtes d’Oliva, ordonne « ... d’enterrer son corps dans la chapelle des Centelles de la cathédrale de Valence », mais elle insiste pour que « ... ses funérailles se déroulent sans aucune cérémonie ni témoignage de deuil, car c’est sa volonté de ne laisser aucun signe de sa mort... »77. On retrouve aussi cette attitude chez d’autres membres de la noblesse, chez les individus isolés, les cadets de famille partis chercher fortune ailleurs, comme écuyers. Célibataires sans attache, séparés du tronc familial par la nécessité, ils témoignent d’une belle indifférence à l’égard de leurs obsèques et de leur sépulture qui traduit un certain cynisme vis-à-vis de la religion et de l’au-delà. Notre Martinez, un écuyer qui fait rédiger son testament au moment où il doit affronter « les périls de la mer et les voyages en des terres lointaines », désigne comme héritiers et exécuteurs un cousin et un barbier. Sans plus se soucier, il leur laisse établir sa sépulture « là où cela leur plaira ». Le damoiseau Marti Gil Dical, au moment de passer en Italie, désigne comme héritière une religieuse des Sœurs Mineures de Valence et lui laisse le soin de veiller à sa sépulture « là où elle voudra »78. Cette attitude nouvelle vis-à-vis de la mort et de l’au-delà chez certains membres de la noblesse peut s’interpréter comme l’indice d’une crise de conscience de cette classe sociale qui atteint les membres de la haute noblesse comme Yolande de Castellvi et qui se retrouve sous une autre forme chez les écuyers. Dans les milieux populaires, on voit aussi parfois s’amorcer des critiques acerbes contre le clergé et il n’est pas rare de voir réclamer dans les testaments de faire célébrer les messes « par des clercs de bonne vie et de bonnes mœurs » ou d’exiger de se faire porter en terre « par les plus pauvres d’entre les frères... ». Il n’est pas douteux non plus que les progrès des écoles, devenues universités en 1500, la transmission des textes classiques dans la maison de la ville par des lectures publiques, la diffusion des textes sacrés grâce aux premiers incunables imprimés à Valence ont contribué à former une nouvelle élite qui va se détacher des manifestations de la piété courante et rechercher sa voie vers l’humanisme.
Notes de bas de page
1 F. Braudel, La Méditerranée et le Monde Méditerranéen, t. II, pp. 71 et s.
2 L. Alanya Aureum Opus CLXXXIII (XI), Privilèges d’Alphonse V, 15-3-1420 et 9-12-1428 ; CCVIII (VIII), Privilèges de Jean II, 19-4-1458.
3 M.C. Gerbet, La Noblesse dans le Royaume de Castille, Paris, 1979, pp. 217-220, signale que le majorat est attesté dès le xiiie siècle en Castille, il se répand au xve siècle, il ne porte que sur le tiers de la réserve, mais il est placé en dehors de la masse successorale après la première transmission.
4 ARV Bailia 1158, fol. 469, 31-7-1487 ; MR 108, 1499, fol. 198-1 et 24-12-1498 ; MR 113, fol. 20 ; MR 115, fol. 20 ; MR 118, fol. 18 ; MR 119, fol. 18 ; AHNM Osuna leg 1171 (9), 28-3-1519 ; ARV 2360 bis, 1-3-1519. M.C. Gerbet, op. cit., pp. 131 et s., signale que les ordres militaires, comme l’ordre de Santiago, étaient réservés aux cadets de famille.
5 Calatayud est aussi l’une des plus importantes « juderias » avec Fuentes et Saragosse.
6 AHNM Osuna carp 129, n° 4, 12-5-1490 ; Osuna leg 774, n° 7, 2-3-1503.
7 AHNM Osuna 1308 (2-3), 8-8-1492.
8 ARV P. 2022, 21-4-1505.
9 AHNM Osuna 1307 (6), 9-2-1487.
10 AHNM Osuna 1308 (10), 13-2-1503. Manuel Sanchis Guarner, La Ciutat de Valencia, 1976, p. 157, reproduit le sépulcre des Boil au monastère des Frères Prêcheurs à Valence. Martin de Riquer, Caballeros Andantes Espanoles, Madrid, 1967, p. 126, cite les hauts faits de Felip Boyl d’après la Cronica do Conde Don Pedro de Meneses.
11 AHNM Osuna 1170 (12), 2-3-1492.
12 AHNM Osuna 1168 (8), 18-9-1488.
13 AHNM Osuna 1308 (6), 24-8-1496. Contrat de mariage de Sperancia Chrestia.
14 AHNM Osuna 1307 (5), 22-2-1496.
15 AHNM Osuna 1308 (9), 26-2-1500.
16 ARV P. 2018, 29-2 et 13-3-1500.
17 AHNM Osuna 1171 (1), 20-12-1501.
18 ARV P. 2005, 13-8-1488 et P. 2006, 26-3-1489.
19 arv P. 2007, 10-11-1491.
20 AHNM Osuna 1307 (5), 7-12-1486.
21 AHNM Osuna 1170 (14), 19-2-1496.
22 AHNM Osuna 1307 (7), 30-12-1489.
23 ARV P. 2023, 7-2-1506, contrat de Béatrice Pinyol ; P. 1996, 7-2-1476, contrat d’Onofre Pinyol.
24 ARV P. 438, 24-8-1466, testament de Béatrix, fille de Bernat Roig et de Caterina La Grogna.
25 ARV P. 417, 27-4-1422, Eleonor Bertran, fille de Maria et Guillem Bertran, laboureurs de Benguazir, louée à Raymundo Canyelles, fabricant d’épées.
26 ARV P. 418, 3-10-1424, apprentissage de Pere Ferrer auprès de Pere Fabregua.
27 ARV P. 418, 19-3-1424.
28 AHNM Osuna leg 1168 (8) 19-9-1498.
29 AHNM Sec Osuna 1308 (2) et (3), 8-8-1492.
30 ARV P. 436, 9-6-1452.
31 ARV P. 436, 21-12-1452.
32 ARV P. 436, 6-5-1458, testament de Johan Sancho.
33 ARV P. 437, 2-5-1460, testament de Guillem Temar.
34 ARV P. 431, 6-10-1451, testament de Pasqual Carinyena.
35 ARV P. 438, 6-10-1464, testament d’Anthoneta, épouse d’Anthony Catala.
36 AHNM Osuna 1354 (2), 5-1-1469, notaire Luis Collar.
37 AHNM Osuna 1307 (2), 5-5-1482.
38 AHNM Osuna leg 1168 (8), 21-11-1476.
39 ARV P. 2008, 12-5-1490.
40 ARV P. 2020, 15-5-1503.
41 ARV P. 2020, 14-6-1503.
42 ARV P. 2008, 23-5-1490, il meurt le 3-4-1503.
43 ARV P. 2008, 13-6-1490, elle meurt le 17-6-1490.
44 ARV P. 2016, 28-8-1498 et P. 2020, 4-9-1503.
45 ARV P. 430, 6-6-1450.
46 ARV P. 2029, 6-9-1511, elle meurt le 14-10-1511.
47 AHNM Osuna 1307 (2), 5-5-1482.
48 AHNM Osuna 1322 (2), 4-10-1450.
49 ARV P. 2013, 3-7-1496 ; P. 2018, 15-9-1505. Par la suite un des fils, Miquel, se consacre au commerce du sucre.
50 ARV P. 2016 et P. 2026, 6-2-1509.
51 ARV P. 436, 13-6-1454, testament de Francesca, épouse de Domingo Dandia, chirurgien.
52 ARV P. 430, 25-2-1450, testament de Johan Prats.
53 ARV P. 436, 8-9-1459, testament d’Ysabelle, veuve de Miquel Piquel, notaire de Onda.
54 arv P. 437, 12-8-1461 et 4-9-1461, testament de Caterina Morera.
55 ARV P. 431, 9-12-1451, testament de Francesco de Campos.
56 ARV P. 416, 16-2-1420.
57 ARV P. 438, 28-7-1464.
58 F. Braudel, Civilisation matérielle, Économie et Capitalisme, t. I, « Les structures du quotidien », p. 263, signale l’apparition, entre le xve et le xvie siècle, des menuisiers qui travaillent le bois menu.
59 AHNM Osuna leg 1168 (8), 18-12-1474.
60 ARV P. 418, 8-2-1424, inventaire de Pere Maestre, tanneur ; P. 436, 12-4-1456, remise des bien du soyeux Bartholomeu Peçonada ; AHNM Osuna 1170, 25-5-1479, 29-5-1479, 26-6-1479, inventaire des biens du boulanger Johan Pastor, et 28-1-1483, inventaire des biens du boulanger Bartholomeu Perez.
61 AHNM Osuna 1322 (1), Antonio Barreda, 3-7-1450 et AHNM Luis Erau 1170, 23-3-1485, inventaire des biens de Jeanne, épouse de Stefani de Mila, maison de la rue dels Exarchs, paroisse Saint-Jean-du-Marché.
62 AMV A. 27, fol. 167, 7-12-1419, achat d’une grande Bible à usage public dans la salle de la Scrivania. A. 28, fol. 83, v°, 28-9-1424 ; A. 37, fol. 186, 21-11-1464, 55 livres pour l’achat de la Cosmographie A. 38, 14-5-1467.
63 AHNM Osuna 1171 (1), 16-7-1501 et 1171 (5), 3-7-1512.
64 ARV P. 417, 27-3-1422, inventaire des biens du damoiseau Francesh Desplugues. P. 438, 27-7-1464, inventaire des biens de Miquel Aragones.
65 AHNM Osuna carp 129, n° 4, 12-5-1490.
66 AHNM Osuna 1322 (7), 15-3-1457.
67 ARV P. 2021, 20-5-1504. Il laisse 50 livres pour marier ses deux esclaves Paulo et Margarita, un an après sa mort.
68 AHNM Osuna 1168 (8), 18-9-1488 et Osuna 1308 (2-3), 18-8-1492.
69 ARV P. 416, 16-2-1420.
70 AHNM Osuna 1122 (5), 22-3-1487.
71 ARV P. 430, 12-7-1450, testament d’Ysabelle Cacoma, et P. 431, testament de Marti Cacoma, cordier.
72 AHNM Osuna 1307 (2-3), 5-5-1482.
73 ARV P. 2020, 15-5-1503, testament du marchand Marti Peres Navarro.
74 ARV P. 2020, 15-5-1503, testament du marchand Dionis Roig.
75 ARV P. 416, 29-5-1420, testament de Vicenta Ninot ; P. 427, 16-8-1449, testament de Jacme Pellicer
76 ARV P. 417, 3-5-1423 ; P. 420, 13-6-1426 ; P. 428, 7-2-1442 ; P. 427, 28-11-1448.
77 AHNM Osuna 1308 (10), 19-6-1508.
78 AHNM Osuna 1170, 6-9-1483 et 3-5-1485.
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