Fédération, nation et conscience nationale

1La fête occupe, on le sait, une place centrale dans les discours et les pratiques des acteurs de la Révolution. Tout se passe comme si leurs réflexions sur l’organisation de la cité et les structures qui doivent l’organiser ne pouvaient se passer de ce moment festif sans faire preuve d’une lacune condamnable. Les liens, qui unissent ce dernier au politique et au pédagogique, vont de soi pour la plupart des révolutionnaires. Si l’on discute beaucoup de ce que ces réunions doivent être, on ne doute pas un seul instant de leur importance fondamentale pour la société. Tous, quels qu’ils soient, de Mirabeau à Robespierre sont convaincus que le nouveau régime ne saurait véritablement exister sans ces initiatives. Elles ne sont donc pas des éléments folkloriques qui viendraient, après qu’aient été posés les fondements de la cité, s’ajouter pour leur donner une touche définitive et parfaite. Loin d’être périphériques par rapport à eux, elles sont au principe même de la polis qu’elles contribuent à édifier en lui apportant des pièces essentielles à son existence.

2Ainsi lorsque "l’incorruptible" parle de la fête comme d’une "institution"1, il nous faut prendre ce terme au sérieux, d’abord parce qu’elle fait partie du socle même de la société. Ensuite, parce que sa fonction est de créer, d’établir et de donner naissance à quelque chose qui n’était pas et qu’il s’agit de faire advenir. Enfin, parce que la fête est là pour éduquer et pour instruire2. Autrement dit, elle entretient des relations très étroites avec l’acte de fondation et de création d’une communauté et d’un Etat nouveaux. On étudiera ici un aspect de cette fonction à travers l’exemple de la réunion du 14 juillet 1790, en cherchant à comprendre comment elle a contribué à l’émergence de la nation et d’une conscience vraiment nationale.

3La Fédération sera donc notre point de départ, non seulement parce qu’elle est chronologiquement première, mais aussi parce qu’elle fonctionne comme un référent presque permanent à partir duquel nombre de révolutionnaires penseront par la suite les autres rassemblements. Cette initiative fas- cine et les acteurs de la période et des historiens comme Michelet par exemple3.

4 Qu’y voient-ils de si important et de si nouveau pour que leurs regards ne cessent de converger vers cette date emblématique dans laquelle ils puisent des matériaux essentiels à leurs réflexions ? C’est en cheminant dans la réalisation de cette réunion que nous comprendrons les raisons de cet appel. L.-S. Mercier, spectateur attentif de la Révolution, ne consacre curieusement presque aucune page à la Fédération elle-même. Il n’a d’yeux que pour les travaux du Champ-de-Mars qu’il décrit avec beaucoup de minutie. Difficile d’attribuer ce renversement de perspective à un oubli de l’auteur, par ailleurs si scrupuleux à rendre compte des événements majeurs dont il est le témoin. Le même attrait se retrouve sous des plumes aussi différentes que celles de la Marquise de la Tour du Pin4 et de P.-F. Tissot5 qui nous livrent, à cette occasion, des témoignages très proches. Il nous faut donc examiner cet éclairage singulier pour découvrir ce qu’il nous donne à voir.

5"Quels hommes que ces bons et braves citoyens de Paris qui surent transformer huit jours de travail en des jours de fête la plus touchante, la plus inopinée et la plus neuve qui fut jamais"6. "Des pierres énormes cèdent à leurs efforts, ’il semble qu’ils entraîneraient des montagnes, il n’est point de corporation qui ne veuille contribuer à élever l’autel de la patrie"7.

6Pour ces observateurs tout se passe donc comme si, cet avant de la cérémonie à venir, était presque plus important que sa manifestation concrète. Cette préparation du lieu qui doit recevoir les fédérés sont pour eux une étape festive très importante. Sans doute est-ce la spontanéité des hommes et des femmes rassemblés qui les séduit mais il y a quelque chose de beaucoup plus fondamental qui surgit de ce travail commun. C’est là, en effet, dans cette confrontation collective à la nature que s’opère la fusion d’individus venus d’horizons politiques et sociaux différents. Séparés jusque là, les Parisiens se fondent désormais en un corps qui se construit et se révèle à lui-même par l’édification de cette place fondamentale. Un nouveau vivre ensemble, qui n’était et ne pouvait être auparavant, émerge de ce labeur, non seulement parce que les citoyens sont affranchis des ordres qui s’imposaient encore il y a peu, mais parce qu’ils se trouvent à cette occasion dans une sorte d’état d’apesanteur social. Les inégalités, les différences de statut de la société civile semblent ici abolies. Ce moment singulier ouvre une parenthèse dans le déroulement normal de la vie réelle. Les conflits sourds ou violents, qui en sont le lot quotidien disparaissent au profit d’une vivante fraternité que rien ni personne ne viennent troubler. Il n’y a plus ni maîtres ni serviteurs, ni supérieurs ni inférieurs et "c’est pour jouir de cet instant où nul n’est plus, n’est meilleur que l’autre"8 que les hommes se font masse et qu’ils agissent ensemble.

7Les idéaux proclamés de la communauté trouvent ici l’occasion de s’incarner brièvement, dans et par cet intermède, comme pour faire oublier que la réalité ne cesse de leur apporter un cinglant démenti. Cette réunion offre au groupe l’image de ce qu’il devrait être : composé de citoyens égaux, fraternels et unis. L’écart qui sépare les principes des faits se comble tout à coup au profit d’une joyeuse coïncidence vécue par les acteurs de ce rassemblement.

8Arrachés par ces festivités à leurs occupations habituelles, ils ne sont plus des monades isolées, occupées exclusivement d’elles-mêmes, mais s’intégrent dans une totalité soudée par un projet identique. Là, se tissent des liens sociaux nouveaux et s’affirment des intérêts partagés. La Révolution qui a brisé l’aristocratie et sa "longue chaise qui remontait du paysan au Roi”9 ne peut se contenter, en effet, de cette déliaison brutale de l’ancienne société. Une image revient souvent à propos du processus qui se développe : celle d’un fleuve qui a fait s’effondrer tout à coup les remparts qui le contenaient jusque là. Le long et tranquille écoulement qui semblait prévaloir auparavant, guidé par les rives immuables de la tradition et d’un pouvoir d’origine divine qui s’était succédé à lui-même depuis des temps presque immémoriaux, fait place à un déchaînement soudain et menaçant.

9"Gardons nous de rompre une digue conservée par les siècles sans nous mettre à l’abri du torrent dont les flots peuvent s’étendre plus loin que nous l’avions prévu"10 déclare un député en 1789.

10Plus tard, c’est une autre métaphore qui sera utilisée : celle d’une mer démontée sur laquelle le vaisseau de l’Etat ne peut véritablement se maintenir11. Les révolutionnaires doivent donc trouver le moyen de contenir cette brusque dispersion en recomposant autrement les anneaux sans lesquels il n’est pas de collectivité.

11Cette socialisation autre est doublement nécessaire. D’une part parce qu’elle vient combler le vide laissé par la destruction de celle qui existait sous la monarchie absolue ; d’autre part parce qu’elle compense les effets centrifuges inhérents à l’avènement de l’individualisme. Pour mieux dire, l’existence de ce dernier, acquise et juridiquement consacrée, pose avec d’autant plus d’acuité la question du lien communautaire que plus rien justement ne semble tenir les individus entre eux.

12Comme le constate J.-L. Nancy, "on ne fait pas un monde avec de simples atomes. Il y faut un clinamen (...), une inclinaison de l’un vers l’autre, de l’un par l’autre..."12. C’est cette réunion qui en offre la possibilité en rapprochant les citoyens que "la démocratie sépare" et menace de "renfermer dans la solitude"13 de leur propre coeur.

13La fête œuvre précisément au sein de cette tension inédite pour tenter sinon de la résorber au moins d’en atténuer la prégnance. Elle tire les hommes de l’enfouissement et de l’indifférence aux autres dans lesquels ils sont d’habitude plongés pour les faire vivre ensemble. Occupés à des taches semblables, attirés par le but unique de cette célébration, ils prennent conscience, au-delà de leurs strictes occupations privées, d’avoir bien des intérêts communs qui les assurent ainsi d’être partie prenante d’une même et seul corps.

14L’homo oeconomicus est momentanément mis en sommeil cependant que se réveille le membre du groupe interpellé par le festif, qui doit le faire vivre comme tel. L’esprit public s’anime dans cette réunion présentant à ceux qui sont rassemblés "l’image chère et vénérable de la patrie "14. "Ce feu sacré", indispensable à la cohésion de la totalité se nourrit de "ce moment d’enthousiasme" et d’allégresse où le coeur des citoyens palpite pour leur communauté.

15Ces travaux du Champ-de-Mars sont donc le lieu où pour la première fois commence à émerger la Nation. "Ce qui n’était autrefois qu’un simple terme de géographie ou de phrasier qui voulait enfler son style"15 se mue désormais en une réalité concrète parce que ceux qui la composent en ont fait la vivante expérience. Ce moment singulier objectiverait ainsi deux aspects fondamentaux et complémentaires de 1789 : le passage d’une société holiste à une société où règne enfin l’homo aequalis16 ainsi que la constitution d’autres liens collectifs qui s’affirment en lieu et place de ceux qui prévalaient sous l’Ancien régime.

16Les divisions hiérarchiques cèdent, in vivo cette fois, devant une communauté nouvelle qui constitue, comme l’écrivait Hegel à propos des constructions légendaires de la Tour de Babel et des jardins de Babylone, "à la fois le but et le contenu de l’oeuvre"17 qui s’édifie sur cette plaine gigantesque.

17Cette préparation au rassemblement est donc une étape festive essentielle où la fête à venir travaille profondément le corps social pour la faire exister autrement qu’il n’était. Ce n’est pas un moment mineur de la Fédération mais au contraire un préalable indispensable à sa réalisation qui participe de l’avènement d’une sociabilité inédite.

18C’est cette dernière que rend manifeste ce monument qu’est le Champ-de-Mars destiné à réunir le peuple français. Cette restructuration de l’espace urbain est le moyen de son incarnation tangible et perceptible par tous. Aux festivités closes sur elles-mêmes de l’absolutisme, qui les faisait vivre essentiellement derrière les murs et les grilles de Versailles ou qui, au mieux, mettait en scène pour la multitude les ordres sur lesquels il reposait, se substitue un rassemblement public et accessible à la totalité.

19Mais ce mouvement de constitution de la nation comme être collectif serait, bien sûr, incomplet s’il n’avait comme seul objet que les citoyens parisiens. Il est nécessaire qu’il s’empare de l’ensemble des populations et rayonne sur tout le territoire. Les débats sur les nouvelles divisions du Royaume dont l’objectif est, entre autre, de "fondre l’esprit local et particulier en un esprit national et public"18 sont nombreux. "Je ne connais pas" déclarait Sieyès à propos de la formation des départements", de moyen plus puissant et plus prompt de faire sans trouble de toutes les parties de la France un seul corps et de tous les peuples une seule nation"19. Le but de ce redécoupage est clair et la Fédération se présente comme la continuation de cette politique par d’autres moyens. Plus précisément, elle en est le principe actif qui permet d’atteindre les finalités précitées en faisant vivre cette réforme statique. Michelet, notamment, a écrit des pages admirables sur ces fédérés venus des quatre coins du pays dont les rangs grossissaient au fur et à mesure qu’ils convergeaient vers Paris. Peu importe ici la part d’imaginaire ajoutée au réel historique ; ce qui nous intéresse, c’est la signification de cette montée au centre. C’est dans cette procession, en effet, dont le terme est la fête que s’opère l’intégration de communautés diverses et séparées. Par cette marche collective, les habitants ne s’éprouvent plus comme membres d’un village ou d’une commune mais comme partie d’un ensemble beaucoup plus vaste qui est la France. Pour la marier écrivait notre historien, "il fallait la capitale"20 à qui revient la tache de réduire le divers et le particulier pour faire du pays une entité homogène et unie.

20"Nous ne sommes plus ni bretons, ni angevins ont dit nos frères de l’Anjou et de Bretagne. Comme eux nous dirons : nous ne sommes plus parisiens, nous sommes français"21. Voilà ce à quoi ce rassemblement doit conduire. Il s’agit de bouleverser les allégeances traditionnelles en les réorganisant sur d’autres bases. Les liens périphériques et les adhésions localistes doivent céder au profit d’un attachement privilégié à l’Etat autour duquel doit se restructurer la communauté. Là, sur le Champ-de-Mars, le pluriel se fait singulier et la multitude "Peuple Un"22. La fédération est le premier aboutissement de ce travail qui vise à recomposer le territoire et les populations qui y vivent. Enfin "des troupeaux d’hommes sont devenus une nation"23 dira Mirabeau. Cette dernière existe maintenant comme être collectif pour soi parce que ceux qui la composent en ont fait l’expérience concrète par le travail et cette marche commune.

21On manquerait pourtant quelque chose d’essentiel si l’on ne prêtait attention qu’à cette seule fonction. Il nous faut, pour découvrir les autres buts de cette initiative, aborder son versant proprement politique. En effet, son objectif est aussi de consacrer les spectateurs du pouvoir qui s’expose à leurs yeux comme souverain. C’est ici que les citoyens doivent prendre conscience de l’autorité qui est censée être désormais la leur. Non seulement parce qu’ils sont là mais parce que la fête redouble cette réunion déjà significative en elle-même d’inscriptions destinées à les convaincre de la réalité de leurs nouvelles prérogatives.

22Ainsi peut-on lire sur la façade de l’autel de la Patrie érigé au centre de l’amphithéatre : "la nation, c’est vous, la loi, c’est encore vous, c’est votre volonté, le Roi, c’est le gardien de la loi"24. Les fondements de l’Etat se traduisent donc en des formules simples, accessibles à tous, qui concentrent presque sous forme de slogans la légitimité des institutions. La Nation première se substitue en pleine visibilité cette fois au monarque et c’est ce concept abstrait qu’il s’agit de concrétiser en le faisant advenir comme conscience partagée par ceux qui sont présents. La rupture provoquée par 1789 dans l’ordre politique se fait spectacle qui la sanctionne officiellement et publiquement. Le cérémonial et sa minutieuse organisation participent aussi de cette monumentale écriture destinée à révéler au public les bases sur lesquelles fonctionne désormais le régime.

23Le président de l’Assemblée nationale siège à la droite de Louis XVI, sans intermédiaire, assis sur un fauteuil identique placé à la même hauteur et sur la même ligne que le sien. De part et d’autre se déploient les députés qui les enveloppent comme pour les contenir par leur nombre25. On le constate, rien n’est laissé au hasard. Cette mise en scène est un langage muet mais combien éloquent où les sources de la cité, l’agencement des corps constitués et leur place respective dans la hiérarchie, sont traduits sous forme de signes aisément déchiffrables par l’ensemble des observateurs.

24Il s’établit ici une communication visuelle totale, affranchie de tout intermédiaire, entre les responsables du pouvoir et ceux qui les ont investis dans cette tache. Les premiers, en s’exposant ainsi aux regards de la totalité, ne sont plus des personnages lointains et désincarnés mais deviennent véritablement ses représentants. Ils possèdent désormais, en plus de leur dénomination et de leurs fonctions officielles, des visages et des corps auxquels les individus pourront s’identifier.

25L’extériorité et la distance inhérente à l’exercice du pouvoir, semble presque abolies en cet instant, au profit d’une proximité et d’une intimité diffuse. Autant de phénomènes qui doivent garantir que tous les citoyens, qu’ils soient actifs ou passifs, se pensent comme les détenteurs réels de la puissance qui parle et agit en leur nom. Leur présence même atteste l’intérêt qu’ils témoignent pour la polis indépendamment de leur situation concrète par ailleurs. Il suffit d’être là pour s’y trouver impliqué.

26Si le despotisme devait "mettre la crainte dans (les) coeurs”26 pour tenir ses sujets à distance, le nouveau régime suppose au contraire que leur attention pour les affaires de la cité soit régulièrement entretenue. A cette occasion donc, les individus se constituent en public en même temps que se forme l’opinion qui lui correspond. Ce qui n’était "qu’un bruit sourd" selon le mot de Necker, une "forme abstraite d’autorité"27 invoquée par les acteurs qui entendaient battre en brèche la toute puissance royale avant 1789, émerge véritablement. "Les fêtes" dirigent en effet "l’opinion publique"28 et assurent sa diffusion indispensable au procès de légitimation des institutions en offrant à ceux qui les commandent la possibilité concrète de s’y référer et de s’y appuyer.

27 Ces cérémonies constituent l’un des foyers d’expansion de cette raison publique et le moment où les hommes rassemblés puisent les éléments nécessaires à son existence. Là, "cette reine du monde qui fait les révolutions et la force des Etats"29 apparaît ostensiblement en s’incarnant dans cette foule attentive.

28La Fédération concentre donc, en les animant, des principes fondamentaux de la société qui émerge. Là, réside sans doute, en plus d’un contexte particulier encore exempt des divisions meurtrières à venir, la cause de la fascination qu’elle n’a cessé d’exercer par la suite. Première, cette initiative va s’imposer de façon mythique comme un modèle que les révolutionnaires essaieront plus tard d’imiter par delà les déchirures multiples auxquelles ils seront confrontés. Plus exactement, ils chercheront d’autant plus à en reproduire l’essence réelle ou supposée, que leur réalité sera éloignée de cette période initiale de la Révolution.

29Lorsqu’en septembre 1791, l’Assemblée nationale publie le discours de Mirabeau sur les fêtes, la Fédération est une référence essentielle. Le projet de loi proposé a pour but de l’instituer annuellement afin "de renouveler le serment de fraternité qui lie tous les citoyens entre eux et tous les départements du Royaume à l’autorité centrale et à la constitution"30. Mais on est loin, très loin de l’unanimité qui paraissait prévaloir un an plus tôt. La Constitution civile du Clergé, la fuite du Roi, les massacres du Champ-de-Mars et la Déclaration de Pillnitz pour ne citer que cela, sont autant de fractures qui minent déjà profondément cette union que tous appellent de leurs voeux.

30Plus tard, en 1793, Seconds présentera un rapport dans lequel on peut lire à propos des fêtes : ce sont elles qui peuvent "produire l’unité de l’opinion, l’unité de volonté, l’unité des sentiments, enfin l’unité parfaite"31. Avec la République, le rassemblement festif doit dire son caractère indivisible. David, lui aussi, parlera "d’embrassements fraternels" où "les Français n’ont plus qu’une seule voix"32 et l’on pourrait multiplier à l’envi les citations et les références.

31Nous ne sommes pas aveugles, bien sûr, aux fonctions diverses selon les contextes, de ces discours unitaires. Là, il s’agissait de stabiliser la Monarchie constitutionnelle et ici la Respublica. Leurs principes sont évidemment différents et pourtant un même vouloir apparaît : celui de la fusion profonde d’un peuple dont les différences doivent se fondre dans une seule entité, qu’on l’appelle Nation ou Patrie. Partout, les France plurielles, héritées de l’Ancien régime, doivent être soumises, dans le creuset de la fête, à l’alchimie de l’Un qui est le moyen de révéler cette communauté nouvelle à elle-même et de la pérenniser dans son être.

32Si le rassemblement est le cadre privilégié de l’affirmation communautaire, il n’est cependant pas en soi suffisant. Il suppose, tout autant qu’il suscite, l’existence et l’entretien d’une conscience nationale qui n’est pas donnée mais à construire. En d’autres termes, il doit être aussi le lieu où les citoyens trouvent les aliments nécessaires à la structuration de cette dernière. La "nationalisation des masses"33, dont on a vu qu’elle était une préoccupation centrale, passe aussi par la diffusion de repères identificatoires communs qui sont à la base de ce processus et en garantissent la réalisation. Nous traiterons donc maintenant du festif comme media, permettant d’établir une communication sans laquelle il n’est pas de réelle communauté.

33"La Révolution, La Constitution : voilà ce que nos fêtes publiques doivent retracer, honorer, consacrer" écrit Mirabeau en s’adressant aux députés. "Vous y parlerez au peuple des événements qui ont amené les institutions nouvelles"34. Ces réunions sont ainsi l’occasion de fabriquer un passé et une mémoire collective. C’est là que s’élabore une histoire qui assurera les individus de leur appartenance à la même entité, non par la simple répétition symbolique comme il est dit souvent, de ce qui a été, mais au contraire par une profonde réécriture des faits auxquels une identique signification doit être attribuée. Ces cérémonies qui s’emparent de dates et de moments singuliers, les transforment radicalement pour les faire advenir autrement qu’ils n’ont été vécus. Les premières font l’événement, presqu’au sens où cette expression est utilisée aujourd’hui, c’est-à-dire qu’elles confèrent à un épisode particulier une dimension qu’il n’avait pas auparavant en l’arrachant relativement à son contexte spécifique, voire accidentel, pour lui donner une portée nationale. Ce mouvement qui n’est, ni reproduction, ni duplication, mais élaboration ne se fait pas de façon arbitraire. Tout épisode n’est pas susceptible d’être ainsi saisi. Il faut qu’il concentre et recèle déjà des moments significatifs pouvant être symboliquement exploités par l’ensemble de la société.

34Tel est bien le cas de la prise de la Bastille qui sonne le glas de la contre-offensive royale et ouvre un abîme sous le pouvoir, laissant les autorités – ou ce qu’il en restait – comme suspendues en l’air sans efficace désormais face à l’irruption de la multitude. Le mouvement allait bientôt gagner le pays tout entier et "le quatrième état", selon l’heureuse expression d’A. Mathiez, provoquer la Grande peur. L’affrontement était presque partout, nu, brutal, irrésistible. En août, la féodalité avait vécu. Un an plus tard, la Fédération célébrera la réconciliation, publiquement sanctionnée de la Nation avec elle-même. Au divorce déchirant et destructeur se substituent l’ordre et l’unité recouvrée.

35Entre ces deux dates, la chute de la sinistre prison et l’insurrection provinciale ont été expurgées de leur charge subversive. Ce qui divisait hier devient maintenant le symbole de la fraternité. Les histoires fragmentées et plurielle de groupes et d’acteurs, forcément restreints, font place à l’histoire d’un peuple tout entier qui se fait par la fête le sujet direct de l’événement qu’il s’agit d’honorer. Ce ne sont plus alors les seuls Parisiens qui ont pris et détruit la forteresse honnie, renversé le trône en août 1792... mais la France comme être collectif.

36En même temps, ce changement d’échelle est aussi, on l’a vu, l’occasion d’une profonde modification de la valeur attribuée aux épisodes qui ont eu lieu. Ce mouvement est essentiel à l’émergence d’un passé vraiment commun. Il ne suffit pas, en effet, que des groupes partagent une même histoire pour qu’ils se vivent comme les membres d’une même collectivité. Encore faut-il qu’ils lui confèrent une identique signification. Sans quoi ce passé, loin d’être un ciment, devient au contraire le ferment permanent de divisions sans cesse réactivées. La Fédération est précisément le moyen d’attribuer aux événements une commune acception qu’ils n’avaient pas a priori et qu’il s’agit de diffuser. La première contribue à faire, de ce qui a été traumatismes et chaos, "des choses simples, claires, communicables" et rend ainsi "possible un consensus contrôlé sur le sens"35.

37La fête fonctionne comme une entreprise de codification symbolique qui cherche à minimiser "l’équivoque et le flou" pour faire régner l’accord là où il y avait conflit. Cela expliquerait, pour partie, que le langage de ces festivités, les messages qu’elles délivrent, soient toujours simples et lisibles par tous. Les emblèmes dont elles se parent, les inscriptions qu’elles mettent en scène et les monuments vers lesquels elles convergent, sont tous d’une éloquence univoque qui est censée épuiser les diverses appréciations portées sur les faits.

38Ainsi se structure le roman de la communauté et ce dire fait spectacle se transforme en un "mythe" parce qu’il se charge de valeurs qui "l’amplifient, (le) remplissent et (l)’ennoblissent en lui donnant les dimensions d’un récit des origines et d’une explication de destin"36. Ce qui était scandale, dans les multiples sens de ce terme, advient comme élément pareillement déchiffrable par l’ensemble des citoyens.

39Ces réunions opèrent donc comme une sorte de vaste musée, qui intègre en les exposant, les pièces essentielles nécessaires à l’édification de la mémoire collective. Elles accumulent les dates emblématiques qui ont marqué l’avènement de la nouvelle société. 14 juillet 1789, 10 août 1792, 21 janvier 1793... autant de moments qui témoignent de son existence et de sa vitalité que confirme leur célébration répétée.

40Ces festivités doivent ainsi atteindre les objectifs qui sont les leurs : imprégner et irriguer régulièrement le corps social d’éléments destinés à lui assurer une conscience nationale. La fête déroule le fil de l’histoire du groupe, qu’elle récite de façon exemplaire, en lui donnant a posteriori une cohérence et une rationalité qu’elle n’avait pas immédiatement pour ceux qui en avaient été les acteurs ou les spectateurs. Les fragments, jusque là épars de ce passé, sont réorganisés par ces célébrations comme un gigantesque puzzle, composant une image qui, tout à coup, fait sens.

41 Les espoirs multiples, les objectifs contradictoires, les morts, la violence et les déchirures de toutes sortes s’intégrent, grace à elles en un tableau unique dans lequel le peuple observe ce qui l’a fait être et se contemple comme peuple. Cette histoire reconstruite est désormais transparente, grande, héroïque et lisible par tous. Nulle opacité, nulle équivocité ne subsistent plus désormais. L’épaisseur et la complexité touffue du réel historique font place à un schéma limpide où chaque fait est aisément explicable. Leur chaîne acquiert ainsi l’apparence d’un généalogie d’où a disparu tout mystère. C’est pour cela aussi que cette récitation est mythique et qu’elle peut devenir un enseignement édifiant pour la totalité.

42La fête en célébrant "ces événements à jamais mémorables de la nation française"37, s’affirme aussi comme le complément indispensable de l’éducation publique parce que les dates et les hommes qu’elle met en scène, se sont métamorphosés en autant de modèles offerts en exemple à l’admirative contemplation des citoyens.

43Dans une société encore largement réfractaire à l’écrit, ces initiatives répandues sur l’ensemble du territoire permettent de toucher des populations que nulle autre institution n’a encore réussi à saisir. "On croit que la poste et l’imprimerie suffisent à la propagation des idées ; comme si le peuple des campagnes, dans l’état présent de ses moeurs et de ses lumières pouvait faire de ces deux moyens que l’on indique, un usage bien commode et bien étendu". Il a besoin "d’une instruction plus accessible et plus immédiate et si j’ose ainsi parler plus électrique et plus vivante"38.

44C’est à la fête de la lui fournir et c’est en ce sens aussi qu’elle est media puisqu’elle s’intégre dans ce vaste complexe pédagogique souhaité par les révolutionnaires.

45Ces cérémonies dira Talleyrand "permettent à la morale d’arriver à l’homme"39 et le rappellent sans cesse à ses devoirs. Là, il apprendra à chérir sa patrie, sa Constitution et ses lois. Comme l’a montré Mona Ozouf40, ces festivités fonctionnent comme de vastes entreprises de purification qui prolongent la rupture consommée dans l’ordre politique au niveau de l’éthique sociale nécessaire à son bon fonctionnement. Préoccupation qui obéit à plusieurs exigences : faire vivre les principes du régime qui se construit, d’une part, et renforcer la conscience nationale des citoyens d’autre part. Cette dernière, en effet, ne saurait se limiter à l’existence d’un passé commun, mais suppose de surcroît, que les individus soient régulièrement interpellés, en tant que membres de la communauté, dont ils doivent partager les événements présents pour s’identifier ainsi à son devenir.

46Notre intuition initiale, sur le caractère consubstantiel des liens qui unissent le festif à l’acte même de fondation et d’institution d’un mode nouveau d’organisation de la vie politique et sociale, semble maintenant confirmée. Ils ne cessent, on l’a vu, de travailler conjointement dans le but partagé de faire vivre une collectivité qui n’existait pas et qu’il s’agit justement de créer. Là réside, sans doute, la fascination des révolutionnaires pour Moïse. Ce "législateurs des juifs"41 comme disait Mirabeau, a su les constituer en tant que peuple par delà leur dispersion en leur inspirant des lois, des coutumes et des rites spécifiques. Sa figure revient dans de nombreux discours et Boissy d’Anglas42 s’inspirera lui aussi de cet exemple, saluant cette nation à laquelle les fêtes ont donné une "physionomie" particulière et originale.

47Dans cet effort pour briser le continuum de l’histoire et faire advenir une nouvelle collectivité, le moment festif est pensé comme l’un des moyens essentiels permettant tout à la fois son surgissement et son inscription dans la longue, la très longue durée. Il apporte quelque chose de fondamental à la création : la permanence et la stabilité. Avec lui, l’institution de l’inédit s’enracine de façon telle que rien ne paraît pouvoir désormais y porter atteinte. C’est pourquoi Moïse s’offre en modèle, car il a réussi à conjurer tout ce qui aurait pu travailler à la dissolution de son peuple. Ni sa dissémination à la surface de la Terre, ni les persécutions multiples dont il a été l’objet n’ont pu en venir à bout. Il a subsisté dans son être, en défiant et l’écoulement du temps et les soubresauts meurtriers de l’histoire. Autant de signes qui attestent de la grandeur de cette oeuvre dont les marques sont encore visibles et palpables par delà la succession irrésistible des siècles.

48C’est, dans un contexte bien sûr différent, l’objectif poursuivi entre autre par la Fédération et les cérémonies qui lui succéderont.