La dynamique d’assemblée : de l’expérience de la democratie a la democratie abusive

1Un des aspects les plus frappants de l’époque révolutionnaire est l’essor, dans un laps de temps relativement court, d’une nouvelle sociabilité politique. En vertu de l’extraordinaire élargissement de la participation à la vie publique, la politique ne se borne pas à intervenir dans les questions de gouvernement ou à régler et à conditionner l’affrontement entre courants de pensée, mais elle marque la façon où les individus se rencontrent, entrent en liaison réciproque, s’assemblent. C’est par ce biais que la politique s’insère dans la vie de tous les jours et en devient pour la première fois un élément essentiel. Voilà donc une dimension nouvelle qu’il est fort important d’explorer attentivement, non seulement pour la richesse de l’expérience qu’elle dégage, mais aussi pour l’originalité des comportements politiques.

2L’épicentre de cette nouvelle forme de sociabilité est représentée par l’assemblée dans sa complexe phénoménologie et dans ses différentes manifestations. C’est surtout à la base que ce phénomène se révèle de grand intérêt car la politique touche ici pour la première fois un public très vaste non seulement dans les nouveaux organismes révolutionnaires – sections, sociétés populaires, bataillons de garde nationale, etc. – mais aussi dans les innombrables points de rencontre spontanés qui prennent le caractère et la forme de petites assemblées. C’est dans l’assemblée que se développe, même au niveau populaire, ce qu’on a appelé "le goût de la parole", à savoir le goût d’exprimer sa pensée face à un public plus large par rapport aux lieux de rencontres traditionnels, comme le bistrot, la boutique, l’atelier. Les français, qui avaient pris la parole au temps des cahiers, démontrent dans ces endroits l’intention de ne pas y renoncer et font leurs premières expériences du débat politique.

3 Ce phénomène s’avère particulièrement spectaculaire à Paris, à cause du caractère spécifique de la ville. Dans un contexte urbain fortement atomisé par le fréquent échange de la population dû aux courants migratoires, les formes traditionnelles de sociabilité résistent, mais elles se dépersonnalisent plus rapidement sous la poussée démographique, tandis que les formes nouvelles, créées par la Révolution – moins sectorielles et plus généralisées – s’enracinent plus aisément car elles rassemblent Parisiens, provinciaux, flottants, gens de différents métiers, et bientôt les femmes ; d’autant plus que les jurandes aussi bien que les compagnonnages et les confréries ouvrières sont supprimés par la législation révolutionnaire et que le cadre paroissial va être remanié.

4Le jugement sur l’assemblée, notamment sur ses expressions de base, a longtemps divisé l’historiographie ; d’une part elle apparaît comme forme évoluée de la démocratie qui donne la possibilité à de vastes secteurs de la population d’avoir accès à la vie politique ; d’autre part elle est conçue comme cadre d’action de "minorités agissantes", de factions qui par l’accaparement de la volonté générale légitiment leur prévarication. L’inconvénient de ces interprétations conditionnées par un fort a priori idéologique, consiste à envisager cet instrument essentiel de la vie politique révolutionnaire comme une forme figée et achevée en elle-même ; il s’agit au contraire d’une forme complexe et en évolution tout au long de la période révolutionnaire qui change de caractère suivant les différentes situations où elle se situe. De ce point de vue les deux interprétations citées peuvent éclairer certains aspects de la question, mais il vaut mieux, je crois, faire un pas en arrière par rapport au schématisme des jugements idéologiques pour étudier de près le mécanisme de fonctionnement des assemblées, à partir de celles de base qui attiraient la plupart des citoyens.

5Une des caractéristiques essentielles des assemblées de base est la multiplicité de leurs fonctions car elles répondent à des exigences très différenciées. D’abord elles représentent le lieu de rencontre et de communication d’individus provenant d’un même espace urbain et souvent du même quartier de la ville ; mais elles sont aussi des centres de débats sur les questions d’administration locale ou de politique générale et, en même temps, des points d’information où les citoyens se renseignent sur les événements et sur les lois ; de même elles exercent une fonction pédagogique car on y apprend les règles de la vie démocratique. Mais il y a aussi une composante d’ordre émotif qui rentre dans cette forme de sociabilité et en explique le succès : dans les périodes de plus grande tension, l’assemblée sert à partager les émotions, à desserrer l’étreinte de la panique, à combattre collectivement la peur et à exorciser le danger, ce qui est prouvé par le rythme accéléré de ces séances lors des événements les plus traumatiques : c’est ici en effet qu’on peut rallier les forces, les vérifier, se rassurer réciproquement et amortir la tension.

6 Même s’il faut rappeler qu’aux assemblées de base ne participe effectivement qu’une partie restreinte de la population parisienne et que leur popularité connaît des périodes d’éclipse, il n’en reste pas moins que l’assemblée sectionnaire demeure un point stratégique de la vie politique urbaine. Cela explique l’acharnement avec lequel elle fut défendue face aux attaques et aux menaces portées par ses adversaires ou par ses concurrents.

7On sait que l’essentiel du premier apprentissage de la démocratie remonte à l’époque censitaire et qu’il revient en particulier aux districts1. Ce sont en fait les districts qui mènent, dès les premiers mois de la révolution parisienne, une bataille très rude en défense de leur droit de souveraineté, ce qui dégage une sensibilité très aiguë face à toute forme possible de violation. Il ne s’agit pas seulement d’une façon de concevoir la souveraineté, ou d’un débat théorique mené au niveau des élites, entre démocratie directe et représentative, mais, en quelque sorte, d’un réflexe conditionné qui se fixe pour devenir une constante du comportement d’assemblée, bientôt partagée au niveau populaire. Ce fort lien entre citoyen et assemblée fait ressortir donc la crainte de perdre le contrôle du lieu de rencontre, de débat et d’expression des droits politiques qu’on venait d’acquérir, où, tout au moins, de voir réduit ce même lieu à un rôle formel ou marginal.

8Les sections héritent des districts non seulement cette idéologie démocratique, mais la structure même de la vie d’assemblée, ses critères de fonctionnement, l’ensemble des règles et des procédures qui l’encadrent : ce modèle n’est donc pas calqué sur une pratique politique populaire, mais sur les premières expériences du Tiers état parisien lors de sa révolution municipale : il sera assimilé au niveau populaire lors de l’accès des citoyens passifs dans la vie sectionnaire.

9Le comportement politique d’assemblée apparaît dominé par deux attitudes : d’une part – on l’a vu – une demande toujours renouvelée de démocratie, mais d’autre part la sensation des limites et de la fragilité de cette démocratie et des dangers qui la menacent. En ce qui concerne la demande de démocratie, avancée par les organes de base, souvent de façon obsessionnelle, elle augmente à raison de l’engagement politique et émotif des citoyens dans la Révolution. Lors des périodes de détente relative, les formes classiques de la démocratie représentative semblent accomplir relativement bien leur tache et satisfaire les citoyens ; mais du moment où la participation politique monte en flèche, dans les phases de grande tension, ces mêmes formes apparaissent insuffisantes et laches : elles ne récompensent plus les citoyens de leur engagement politique. Le dispositif de l’assemblée est donc fort lié à la dynamique de la conjoncture : l’expansion et la contraction de cette demande de démocratie suit en fait le rythme et le calendrier des crises et des convulsions révolutionnaires : il ne s’agit donc pas d’un cadre statique, mais de formes en évolution continue.

10 En ce qui concerne les atteintes à la démocratie sectionnaire, elles venaient soit de l’extérieur, à savoir des organes concurrents qui empiétaient sur les fonctions des sections, soit de l’intérieur même des assemblées, où l’on craignait que des individus ne puissent accaparer trop de pouvoir personnel au détriment de la collectivité des citoyens. Ces craintes n’étaient point sans fondement ; un excès de vitalité politique de la part des districts ou des sections était incompatible avec le’dessein de rapide normalisation de la vie politique préconisé par les Constituants. Cela est prouvé soit par les limites censitaires qu’on imposa à la participation publique, soit par la réduction des sections à de simples unités électorales, décrétée par la loi municipale du 21 mai-27 juin 1790 et par les lois Le Chapelier de 1791.

11Pour ce qui est de la méfiance à l’égard des organes supérieurs elle non plus n’était pas injustifiée et engendrait de fréquents conflits de compétences : le danger que les représentants puissent se détacher des. sections est ici tout à fait réel. Dès qu’un citoyen rentrait dans un organe représentatif municipal ou national, il changeait souvent non seulement de fonctions, mais aussi de mentalité et d’attitude : un point de vue plus général remplaçait en effet celui plus restreint de la section et en même temps s’affirmait le sentiment d’appartenance à un corps différent par rapport à celui d’origine. Les paramètres du discours politique changeaient, aussi bien que les interlocuteurs auxquels ce discours était adressé ; les taches nouvelles ne coïncidaient pas forcément avec le mandat initial et, en cas de conflit entre organe de base et organe central, le représentant se rangeait plus facilement du côté de ce dernier qui défendait, entre autres, son nouveau rang. C’est ce qui explique la revendication obstinée de la part des districts et des sections, de contrôler systématiquement l’oeuvre de leurs mandataires, de pouvoir les rappeler à rendre compte et éventuellement de les remplacer. Cet argument polémique devient aussi un véritable leitmotiv de la pratique politique sectionnaire qui se heurte à l’effort des organes centraux de légitimer, sur le plan théorique, la séparation des représentants par rapport à la base électorale et donc leur primauté. "Les électeurs – faisait-on remarquer auprès du comité de Constitution en décembre 1790 – une fois nommés, ne sont plus électeurs de la section, mais bien des électeurs de tout le département ; il n’appartient qu’au Département, c’est-à-dire à toutes les sections réunies, de prononcer sur les électeurs"2.

12La réponse des sections à ces problèmes donne lieu à toute une série de réactions qui esquissent les traits d’un type de comportement politique dont il est important de saisir les caractères.

13La hantise de la prévarication, par exemple, suscite un certain nombre de réactions typiques ; d’abord l’élection spontanée et constante, dans les sections, de délégués chargés de former des comités officieux dont les fonctions sont souvent aléatoires ; le prétexte est fourni par des taches d’administration, de contrôle, de communication et de correspondance entre sections. Face à des situations difficiles, les institutions officielles apparaissent, aux yeux des citoyens, insuffisantes à garantir une communication étroite au niveau vertical, avec les instances centrales et, au niveau horizontal, entre organismes de base : ces limites poussent à la formation de nouveaux comités extraordinaires qui se superposent à ceux qui sont déjà en place, et sont chargés "d’aviser – selon la formule rituelle – aux moyens prompts de sauver la chose publique". Ces comités plus agiles et efficaces, et pourvus notamment d’une légitimité plus fraîche et récente, représentent parfois des véritables organes de réserve, prêts en l’occurrence à remplacer les instances officielles lorsqu’elles perdent la confiance des citoyens. C’est ce qui arrive à la veille du 10 août 1792 : des nouveaux commissaires forment, selon un procédé fort peu orthodoxe, une Commune insurrectionnelle ; cet embryon d’un nouveau pouvoir municipal, va côtoyer et enfin remplacer la Commune officielle.

14Ces comités, élus spontanément, sont ressentis comme plus proches des sections donc plus légitimes, jusqu’à ce qu’ils tendent à prolonger leur existence au-delà de leur mandat et à devenir autonomes : voilà donc que s’esquisse la possibilité d’un cercle vicieux ; d’autant plus que les assemblées manquent de capacité opérationnelle et doivent faire tout le temps recours à des instruments exécutifs. On assiste donc à une fabuleuse prolifération d’instances représentatives ou semi-représentatives, officielles ou officieuses, permanentes ou provisoires, qui se chevauchent souvent de façon désordonnée et qu’il n’est pas toujours très facile de réabsorber : c’est le symptôme d’une démocratie encore au stade expérimental, pleine donc d’incertitudes et de contradictions au niveau du rapport entre pouvoir central et réalité locale. Tout étant témoignage d’une défense acharnée du droit de souveraineté et d’une demande authentique de démocratie, la pléthore des comités ne peut, en fait, que diluer d’une part, la notion de représentation et émietter, d’autre part, la démocratie sectionnaire, réduisant la fonction des assemblées.

15L’intérieur même de la section devient un terrain de bataille pour la défense de la souveraineté ; pour parer aux prévaricateurs, elle instaure un système de fortifications fondées sur une procédure complexe faite de scrutins, vérifications de pouvoirs, et ballottages : une liturgie qui devient souvent monotone aux yeux des citoyens qui devaient soustraire du temps à leurs travaux pour fréquenter la section. En revanche ce dispositif favorise la formation, au sein des assemblées, d’un secteur de techniciens de la procédure à qui on confiait d’habitude les charges nécessaires au fonctionnement des séances ; présidents, secrétaires, greffiers, censeurs : nous trouvons là un menu personnel qui s’était spécialisé empiriquement et qui était devenu irremplaçable. Si cette procédure, grace à ses contrôles, protégeait les assemblées des abus, lorsqu’elle devenait redondante et tatillonne, elle favorisait d’une part une élite de spécialistes, et décourageait d’autre part, la participation du public ; plausible et nécessaire dans les moments d’une grande affluence, cette pratique devenait formelle et bureaucratique lorsque les assemblées étaient très peu nombreuses.

16Malgré toutes ces précautions l’assemblée sectionnaire n’était pas en mesure de répondre complètement aux exigences du public parisien ; c’est en quelque sorte le besoin d’un surcroît de démocratie qui est à l’origine de la diffusion des clubs et des sociétés populaires dont la structure était plus souple et ouverte et qui se fondaient sur un plus large éventail de registres de sociabilité. Sans aborder ce phénomène dans toute sa complexité, il importe ici de rappeler une fonction spécifique accomplie par ces sociétés, qui représente un aspect fort original de la nouvelle pratique politique : le rôle de préparation, de contrôle et de conditionnement des assemblées parisiennes.

17L’expérience avait appris bientôt que, pour avoir un certain succès, une position politique ne pouvait pas seulement s’appuyer sur la spontanéité individuelle ou être laissée au libre cours du débat en assemblée : il fallait au contraire former des groupes d’opinion pour élaborer une stratégie et ensuite affronter le combat au sein des organes officiels : la nécessité de former des courants organisés s’impose précocement.

18Cette pratique dont le précédent le plus illustre est représenté par le club Breton, où les députés de Bretagne concertaient leurs interventions aux Etats généraux, connaît un succès rapide et une large diffusion. Il suffit de rappeler l’assemblée électorale parisienne, un corps élu par les sections, où se forment deux clubs, celui de l’Evêché – rassemblant les électeurs plus radicaux – et celui de la Sainte-Chapelle fondé par les modérés : dans ces clubs on discutait d’avance les questions qui devaient être décidées par le corps électoral et on choisissait les citoyens à soutenir au moment des élections : voilà donc des courants d’opinion organisés qui concertent leur intervention dans l’assemblée électorale. Une nouvelle logique s’instaure ainsi qui se superpose à celle du mandat impératif : les décisions sont prises en fait par des organes officieux et l’organe officiel ne fait que les ratifier.

19Ce glissement de légitimité est d’autant plus évident dans le cas des sociétés populaires où le besoin d’une démocratie plus élargie déborde jusqu’à l’auto-attribution, souvent illégitime, de responsabilités et de fonctions. C’est ce que faisait remarquer Thorillon, député à la Législative, dans son rapport sur les clubs du 7 mars 1792 : "Nos commettants ne nous ont point donné leur confiance pour aller préparer notre suffrage dans un club, mais bien dans l’Assemblée des représentants de la nation [...] Un représentant, dont le suffrage ne serait que celui du club, serait un parjure ; il commettrait un délit contre la Constitution3". Les députés, d’après Thorillon, devaient donc s’abstenir de fréquenter les clubs.

20Malgré ces conclusions plutôt radicales, les clubs étaient destinés à survivre et à se développer de façon extraordinaire et l’empiètement devient encore plus évident dans le cas des sociétés sectionnaires ; le dédoublement de la vie sectionnaire se révèle ici de façon explicite : d’une part l’assemblée générale, de l’autre la société, avec tous les dangers de rivalité et de conflit que cela pouvait entraîner. La société populaire, dépourvue en principe du pouvoir de décision, devient en effet lieu où un courant politique – généralement le plus radical, mais aussi le plus conscient et résolu – s’organise en groupe de pression et prépare son intervention dans l’assemblée générale qu’elle parvient ainsi à dominer. On peut citer le cas exemplaire de la société de Lazowski, rattachée à la section du Finistère. Cette société avait augmenté en l’an II son rôle et son ascendant dans le quartier, jusqu’à devenir de plus en plus un instrument de contrôle de la vie sectionnaire et en particulier de l’assemblée générale. Mais l’enchevêtrement de ces deux organismes allait plus loin : si la section avait élu, d’après la loi du 21 mars 1793 , son comité révolutionnaire, la société s’était donné aussi spontanément un comité de surveillance qui ne pouvait que concurrencer les comités officiels, non pas au niveau des compétences institutionnelles, mais en vertu de son poids politique ; elle rassemblait en effet les patriotes avancés : un comité composé par ses membres les plus éminents était en mesure de conditionner la vie politique du quartier. Cette tendance devait se renforcer davantage lorsque la société de Lazowski, par ce même mécanisme de "poupées russes" qu’on a déjà évoqué, crée une comité épuratoire encore plus restreint avec la tache de sélectionner ses membres, ce qui en fait un instrument d’ostracisme politique. C’est à l’intérieur de ce comité – si l’on en croit les témoignages de ses adversaires – "que l’on dressait toutes les batteries, et que l’on donnait, ou faisait obtenir des places aux affiliés. C’était là où on s’assemblait les veilles des assemblées de section, et où l’on arrêtait verbalement de faire passer en assemblée générale telle ou telle motion favorable aux intrigants4 ; On concertait ainsi la conduite à suivre dans les séances de la section, avec le recours aux outils de la pratique parlementaire, y compris les techniques de dissuasion à l’égard des adversaires : si quelqu’un osait se dresser contre les motions présentées par les membres du club, "ces harpies [sic !] fondaient sur ce patriote, l’un le traitait de modéré, l’autre d’aristocrate qui mériterait la guillotine. Sa voix était étouffée et ce patriote était obligé de se taire".

21Ce témoignage bien qu’amplifié par le ressentiment, ne saisit pas moins le rôle des courants organisés à l’intérieur de la dynamique d’assemblée. Du point de vue de la légitimité, on assiste à une chaîne de prévarication qui mène à une impasse de l’expérience démocratique. L’extrême fragmentation politique due à l’enchevêtrement d’organismes officiels ou spontanés entravait en plus l’oeuvre du gouvernement, ce qui explique l’attaque à la vie sectionnaire mené par le Gouvernement révolutionnaire au nom de l’unité et l’indivisibilité de la nation contre un modèle de comportement qui "fédéralisait" et "sectionnait" l’opinion publique.

22 En tout cas, la prolifération des comités, la fièvre parlementaire, la hantise de la souveraineté violée, la tendance à l’abus de démocratie – produits de l’explosion de la vie publique parisienne – sont les ingrédients qui composent le paradigme d’un nouveau comportement politique. La passion pousse en effet les citoyens à s’inspirer aux modèles officiels de la pratique démocratique et à les appliquer au niveau local, ce qui est prouvé, par exemple, par les assemblées spontanées et occasionnelles qui se reproduisent un peu partout dans la ville5. Les témoignages de ce phénomène ne font point défaut ; voilà ce qui se passe, par exemple, à Issy, le 15 août 1792, lorsqu’un détachement de la garde nationale, chargé par la Commune de Paris d’arrêter les nobles et les prêtres réfractaires, se présente, sous les ordres de Lazowski, à Saint-Sulpice. Les prêtres et les séminaristes sont réunis dans une salle et on décide, au milieu de menaces et de déclamations, de les amener à Paris ; sous les yeux des prisonniers se déroule alors une espèce d’assemblée improvisée qui imite tout à fait la procédure et le langage des assemblées officielles. "Dans leurs harangues – rapportent les séminaristes – ils combinaient de toutes manières possibles les termes de liberté, fanatisme, superstition, despotisme, etc." ; on votait, on délibérait même sur les questions les plus insignifiantes : "ils étaient si avides de délibérer que tout était pour eux objet politique [...]. Si leurs visages farouches n’eussent écarté loin de nous toute idée de l’aimable enfance, nous eussions cru que c’étaient des enfants qui jouaient aux commissaires et à l’Assemblée Nationale. Surtout la manie des commissaires les possédait..."6.

23Malgré ses faiblesses, ses contradictions et son primitivisme, ce comportement connaît une diffusion très large et pénètre dans les secteurs les plus divers de la vie sociale, jusqu’à définir les traits d’une nouvelle mentalité. Que l’on songe au conflit entre les ouvriers parisiens employés à la construction du Panthéon et l’administration publique, qui éclate sous la Révolution ; Quatremère de Quincy, directeur des travaux, commentait ainsi les revendications ouvrières : "par une parodie absurde du gouvernement, [les ouvriers] regardent leurs travaux comme leur propriété [...] et croyent en conséquence qu’il leur appartient de se nommer leurs chefs, leurs inspecteurs, et de distribuer arbitrairement les travaux"7. Quatremère définissait une "parodie du gouvernement" ce qui à ses yeux était une extension illicite de la démocratie sur un terrain où elle était virtuellement inapplicable ; mais, d’autre part, cet épisode témoigne de la diffusion de certaines catégories de pensée et de leur tendance à déborder du contexte originaire pour conditionner la façon de concevoir l’organisation sociale dans son ensemble.

24La preuve la plus éloquente à ce sujet nous est fournie par l’empiètement du langage politique révolutionnaire : tout le monde prétend parler ce langage et les mêmes concepts deviennent les paramètres du discours public.

25Les points de vue les plus différents sont énoncés au nom de ces mêmes principes ; mais le langage politique conditionne aussi profondément le langage de l’invective car les reproches de tyrannie et de despotisme deviennent un lieu commun très couramment employé. Si tout cela sert à remodeler le langage de la contestation et à lui donner une large diffusion, la production continue de discours politique ou para-politique devient bientôt redondante. L’abus de locutions d’assemblée et d’un vocabulaire emprunté au débat parlementaire, tourne facilement à un style stéréotypé qui se sclérose dans les deniers mois du Gouvernement révolutionnaire. Cela se manifeste en particulier dans les sections où se produit ce que Sébastien Mercier appelle une "logomachie sectionnaire".8 Chaque section avait en effet son staff de rhétoriciens, qui s’étaient spécialisés dans le langage du jour ; ceux-ci étaient des hommes de loi ou de lettres, des professeurs de collège, des instituteurs, des maîtres de pension, des ecclésiastiques qui avaient assimilé la nouvelle phraséologie, en l’insérant dans leur back-ground culturel jusqu’à composer une sorte de rhétorique d’assemblée. Ils étaient devenus ainsi les rédacteurs habituels des pétitions et des adresses, les auteurs des poèmes, des chansons et des discours que les sections faisaient imprimer et diffuser. Cependant Mercier ne visait pas seulement l’oeuvre de ces rhétoriciens semi-professionnels, mais plutôt la production incontrôlée de la parole, l’ivresse du discours patriotique, qui se manifestaient dans les moments chauds de la Révolution, lorsque l’exubérance du patriotisme dégénérait parfois en langage maximaliste et en démagogie. C’était surtout ceux qui avaient moins de familiarité avec la parole, donc ces orateurs populaires improvisés qui montaient à la tribune d’une section ou d’une société populaire et qui prouvaient pour la première fois le goût de s’adresser publiquement à leurs concitoyens, qui risquaient de se laisser emporter par la parole. Les mots se révélaient alors indociles et prêts à suivre un chemin souvent inopiné : une fois perdu le contrôle du discours, il était facile de s’engager dans un itinéraire dont on ne connaissait pas l’issue : par une suite de lieux communs on était donc amené à la rhétorique de la surenchère et du radicalisme. Ce phénomène n’avait pas échappé à nos contemporains, si l’on songe, par exemple, au témoignage relatif à un citoyen arrêté dans la journée du 1er prairial an III : "le reproche qu’on peut lui faire – faisait-on remarquer – c’est d’avoir parlé trop souvent aux assemblées générales, finissant presque toujours sans qu’on sache ce qu’il voulait dire et peut-être sans le savoir lui-même"9. De même, quand il fut question, après Thermidor, de juger le membre du comité révolutionnaire d’une section parisienne, on constatait "que dans l’assemblée générale, dans la société populaire, souvent les mesures violentes, les erreurs de la démagogie trouvaient en lui un défenseur ardent ; il ne croyait voir souvent dans les citoyens que des modérés, des aristocrates, des ennemis de la Révolution", mais ses mêmes concitoyens ne savaient pas bien comment juger ce comportement : "est-ce erreur, est-ce fanatisme, est-ce même méchanceté ?"10…

26 Il est trop facile de dresser l’inventaire des limites, des naïvetés, des faiblesses et des inconvénients de ce rêve primitif d’une extension indéfinie de la démocratie. La conséquence la plus évidente est l’impossibilité de ce modèle à survivre à la longue sans se dégrader, ce qui est prouvé par son usure progressive au cours de l’an II. On touche ici à un paradoxe dramatique de la révolution parisienne : la demande de démocratie, engendrée par une large participation collective à la vie publique, une fois déployée jusqu’à ses conséquences extrêmes, tend à rétrécir la base même de l’adhésion, à éloigner les citoyens de la vie politique et à favoriser la formation d’oligarchies. D’ailleurs, un système fondé sur une large diffusion des assemblées de base et sur une participation constante et massive des citoyens représente une forme très évoluée de la démocratie qui ne s’adapte pas forcément à son état embryonnaire. Néanmoins cette expérience, toute contradictoire et maladroite qu’elle puisse apparaître, écrit un chapitre extrêmement important de l’histoire parisienne ; l’attachement acharné, même si souvent abusif ou caricatural, aux règles du jeu démocratique, aussi bien que la passion pour l’exercice concret et direct de la souveraineté donnent lieu à un précédent difficile à oublier.