L’électorat de la section de Gravilliers 1791 – 1792

1Cette intervention est essentiellement fondée sur les recherches et les conclusions de deux mémoires de maîtrise : celui de Thierry Ancejo qui a porté sur les quinze nouveaux électeurs de 1791 dans la section des Gravilliers1, et l’autre, le mien, dont l’étude repose sur les trente trois nouveaux venus de 17922.

2Faisons tout d’abord une présentation rapide de cette section : c’est un petit quadrilatère limité au nord par le boulevard Saint-Martin, au sud par la rue Chapon et la rue du Cimetière Saint-Nicolas, à l’ouest par la rue Saint-Martin et à l’est par la rue du Temple. Section formée de vieilles rues étroites et irrégulières, aux maisons vétustes et aux nombreux taudis, au coeur de la capitale. Elle est l’une des plus peuplées des 48 sections, et à tout le moins la plus peuplée de la rive droite. Elle approchera des 25 000 habitants en l’an III.

3L’activité qui la caractérise est celle du monde de l’artisanat, de l’échoppe et de la boutique – avec une importance particulière des métiers de l’art et de la précision (orfèvre, joaillier, doreur), alliés à ceux du bois (éventailliste et tabletier) –.

4Pourquoi le choix des Gravilliers ? Sûrement parce que l’intérêt politique de cette section est des plus évidents. Elle a sa place dans les grandes journées, notamment lors de la chute de la représentation girondine des 31 mai – 2 juin 1793 et des émeutes de germinal an III. Grace à l’impulsion que lui donne l’active société populaire de la rue du Verbois, elle est à l’avant-garde des revendications du mouvement sans-culotte.

5Deux explications quant au choix des deux votes de 1791 et 1792. Entre ces deux dates se produit une fracture, ou à tout le moins une évolution beaucoup plus prononcée que celle qui a eu lieu entre les élections de 1790 et de 1791. Il y a tout d’abord l’importance du changement de scrutin. Le décret de l’assemblée Législative du 11 août 1792 qui appelle à la formation de nouvelles assemblées électorales abolit la différence entre citoyens passifs et citoyens actifs, et à l’intérieur de cette catégorie, la barrière du cens.

6En effet, pour être électeur en 1791, il faut payer une contribution équivalente à dix journées de travail local, soit 5 à 10 Livres. Rien de tel en 1792 : quelle que soit sa fortune, tout citoyen s’il est choisi, peut être électeur.

7La seconde raison est cause et conséquence de la première : c’est la forte radicalisation du climat politique entre ces deux dates. Les assemblées primaires de 1792 siègent entre le 26 août et les tout débuts de septembre. Le scrutin épuratoire qui se fait à haute voix a donc lieu au beau milieu de ce que l’on a coutume d’appeler le massacre des prisons. Le suffrage avait de plus été refusé aux signataires des anciennes pétitions royalistes, et nombre de citoyens autrefois "passifs" se sont abstenus, sans doute par manque de pratique démocratique.

8C’est donc, et c’est à bien souligner, une minorité politiquement engagée dans la Révolution qui, élue, s’apprête à son tour à désigner les membres de la Convention. Le résultat pour les Gravilliers est clair : elle est l’une des six sections parisiennes à totalement renouveler son corps électoral. Alors qu’en 1791, l’électeur le plus marquant est le riche négociant Jean-Marie Boscary, en 1792, c’est Jacques Roux, le chef des Enragés.

9Penchons-nous tout d’abord sur l’étude socio-professionnelle de ces deux électorats. En 1791, les membres des professions libérales et les fonctionnaires sont majoritaires, presque la moitié : 7 sur 15, dont 3 officiers et 2 hommes de loi. Forte présence aussi – 6 sur 15 – des maîtres artisans et représentants du petit commerce : un menuisier, un maçon, un marchand de vin, un marchand épicier, un marchand orfèvre et un maître en pharmacie. Pour terminer, notons la présence d’un curé constitutionnel et surtout de Jean Marie Boscary, déjà cité, membre d’une puissante famille de négociants et d’agents de change.

10En 1792, sur un échantillon deux fois plus important, le total renouvellement de l’électorat va dans le sens d’une prédominance incontestée du monde de l’artisanat, de l’échoppe et de la boutique : 23 électeurs sur 33, soit 70 %, en font partie avec une prédominance des métiers du bois et du cuir, spécialités artisanales de la section. Citons : 5 éventaillistes, 3 tabletiers, 1 marchand chiffonnier, 1 garçon bourrelier, 1 cordonnier, 1 maître en menuiserie, 1 charpentier. Les fonctionnaires, employés et professions libérales ne représentent plus que 15 %. Aucun électeur ne peut se prévaloir du statut de marchand-négociant. Gardons pour la fin les deux personnages les plus marquants de la section. Léonard Bourdon, futur conventionnel qui a fondé en 1789 une maison d’éducation et Jacques Roux.

11Avec l’électorat de 1792, c’est donc le monde des sans- culottes avec les précautions que l’emploi de ce mot implique qui, aux Gravilliers, surgit sur la scène de la légalité politique.

12Si l’on considère maintenant l’engagement politique de ces électeurs au cours de la Révolution, là aussi de nettes différences apparaissent. Tout d’abord, l’appartenance aux clubs et aux sociétés populaires.

13Sur les 15 nouveaux électeurs de 1791,8 appartiennent au club électoral modéré de la Sainte-Chapelle plus de 50 % donc, soit une proportion supérieure à celle de l’électorat parisien (moins de 40 %).

14Il ne s’agit évidemment pas de généraliser et d’en déduire automatiquement que la moitié au moins des électeurs de 1791 est modérée : Jean-Baptiste Jossier, l’un d’entre eux, participe à la journée insurrectionnelle du 31 mai et prête serment de fidélité à la République le 19 vendémiaire an II Cependant, la plupart des sept autres se font des plus discrets après 1791. Notons aussi qu’aucun électeur n’appartient au club électoral de gauche, celui de l’Evêché et qu’il y a parmi les 15 électeurs, un membre du club des Feuillants, autre tendance modérée.

15Si nous nous tournons maintenant vers les électeurs de 1792, nous trouvons au moins deux membres du club des Jacobins et 4 adhérents à la société populaire du Verbois, dont nous avons précédemment rappelé qu’elle était un centre actif de radicalisation politique.

16En ce qui concerne les responsabilités sectionnaires, aucun électeur de 1791 n’appartient au comité civil des Gravilliers et à fortiori aux comités révolutionnaires. En 1792, il sont 7. Il y a aussi les 3 membres représentant la section à la Commune.

17Si nous nous penchons maintenant sur les décrets d’arrestation, ils concernent respectivement 7 sur 15 de nos individus (proportion identique : 45 %). Mais les 7 électeurs de 1791 sont tous arrêtés avant la chute de Robespierre, et parce que tièdes ou franchement hostiles à la Révolution : l’un d’eux est accusé d’être un agent royaliste, un autre d’avoir, suite au 10 août, répété qu’il aurait fallu tirer sur le peuple.

18Et puis, il y a aussi ce malheureux Pierre Nicolas Guillard perdu par sa femme trop bavarde. Elle déclare en août 1792, sans bien mesurer l’audace de ses propos, à un citoyen collectant de l’argent afin de fabriquer des piques à l’usage des sans-culottes qui entrent dans la garde nationale, qu’elle est effectivement prête à cotiser, mais seulement si ces piques sont fabriquées pour la destruction des Jacobins.

19Il y a aussi ceux qui sont accusés de modérantisme ou de soutien à La Fayette. A Langlois, on reproche de vouloir la liberté sans l’égalité, d’avoir souhaité la Révolution avec le roi ; à Boscary de n’avoir jamais eu d’opinions favorables à l’égard de la République.

20Bien sûr, objectons que la loi du 22 prairial est propice à toutes sortes de fantasmes en matière d’accusation et d’arrestation. C’est peut-être le cas pour Boscary, arrêté le 23, mais les 6 autres le sont tous avant et de plus, bizarrement tous sont relachés après le 9 thermidor.

21Pour les 15 électeurs de 1792, la situation est totalement opposée. Il n’y en a qu’un seul, Jacques Roux, qui soit arrêté avant la répression thermidorienne et certainement pas par manque d’enthousiasme à l’égard de la Révolution. Les 14 autres sont en fuite ou recherchés par la police, puis arrêtés à la suite des soulèvements de germinal et prairial an III. A tous, il est reproché d’avoir participé aux troubles. Certains ont même été des plus actifs : Léonard Bourdon, le conventionnel ou Charles-Marie Barbot, le dernier président de la société populaire du Verbois. Tous font en tout cas figure pour le gouvernement de dangereux terroristes, d’anciens septembriseurs, de robespierristes et de déstabilisateurs du nouveau régime.

22Pour certains, les ennuis avec les autorités se poursuivent après l’échec du mouvement de l’an III. Citons Eustache Lepage, condamné au procès de Vendôme pour participation au soulèvement du camp de Grenelle. Julien Piot, quant à lui, est arrêté suite à l’attentat de la rue Saint-Nicaise. Il n’y a bien sûr joué aucun rôle, mais subit la volonté des autorités d’attribuer cet attentat aux Jacobins. Sa vie durant, il sera fiché par la police impériale.

23Les listes dressées par les agents babouvistes du VIe arrondissement contiennent le nom d’un électeur de 1791. Il est mentionné comme contre-révolutionnaire et aristocrate. Les 8 électeurs de 1792 qui y figurent le sont tous en tant que bons patriotes et propres à être employés ; 4 d’entre eux sont abonnés au Tribun du Peuple.

24Intéressons nous enfin à ceux qui ne meurent pas de leur belle mort. Rulhière, électeur de 1791, est l’une des victimes du massacre des prisons le 2 septembre. Jonquoy et Girardin, électeurs de 1792, sont quant à eux guillotinés le 11 thermidor an II, avec d’autres partisans de Robespierre. Ponce Davesne est un cas plus équivoque : il est guillotiné le 13 vendémiaire an III non pour jusqu’au boutisme révolutionnaire, mais pour détournement de fonds au dépens de la République.

25Ce tour d’horizon des attitudes politiques des deux électorats appelle un commentaire : la section des Gravilliers est un bon exemple, si ce n’est le meilleur, de l’impact du changement de scrutin et de la radicalisation qu’il peut entraîner. Bien sûr, gardons-nous encore une fois de toute simplification. Les exemples déjà cités des citoyens Jossier et Davesne sont là pour nous le rappeler. Cependant, si l’électorat de 1792 n’est pas le reflet d’une totale pureté républicaine, s’il a ses modérés et ses profiteurs, il ne compte aucun adversaire acharné de la Révolution, version 89 ou version 92.

26Terminons ce tour d’horizon par une comparaison des niveaux de fortune. Commençons tout d’abord par les contrats de mariage. Il en a été retrouvé 7 pour 1791 et 10 pour 1792. Répartissons ces 17 contrats entre ceux qui font état des couples ayant moins de 10 000 Livres de biens au moment de leur union, puis de 10 000 à 30 000 et enfin supérieur à 30 000.

27Moins de 10 000 Livres : ces contrats concernent deux électeurs de 1791 : 5 400 Livres et 8 965 Livres. De 10 000 à 30 000 Livres, trois contrats pour 1791 : un de 40 000 Livres, un autre de même montant, mais sans doute bien supérieur car il ne mentionne pas l’évaluation des biens de l’époux. Et surtout, le contrat de Boscary qui se monte à 96 333 Livres.

28En ce qui concerne les 10 contrats des électeurs de 1792, le changement est radical et la conclusion sans appel : 9 font état de sommes inférieures à 10 000 Livres. Trois sont vraiment très faibles : 200, 400 et 600 Livres. Pour les 6 autres 1 700, 2 850, 3 165, 4 500 et 5 000 Livres. Un seul donc dépasse la barre des 10 000 Livres, celui de François Porcher avec 20 000 Livres.

29Penchons-nous maintenant sur les inventaires après décès au même nombre de 7 et 10. Aucun des électeurs de 1791 ne meurt avec une fortune évaluée à moins de 1 000 francs. Pour 1792, ils sont deux à 350 et 576 francs : véritable pauvreté.

30Pour la tranche de 1 000 à 5 000 : 3 électeurs de 1791 et 5 de 1792. Plus homogène donc. De 5 à 10 000 francs : 3 électeurs de 1791 dont Boscary et les 3 restants de 1792. Il n’y a qu’un électeur de 1791 concerné par la tranche supérieure à 10 000 francs : Louis Théodore Baget avec 16 350 francs.

31Concluons donc à une différence de fortune entre ces deux électorats, différence toute aussi marquée que celle des parcours politiques.

32Constatations qui amènent à un déplacement de la comparaison. Rien de plus naturel, aux Gravilliers comme ailleurs, que la bourgeoisie censitaire dont l’électorat de 1791 est le reflet souhaite ne pas trop s’engager en avant dans la voie de la radicalisation, se marie et meure plutôt fortunée, sauf incident de parcours. A l’opposé, l’électorat de 1792, débarrassé des barrières de la précédente loi électorale a des chances d’être un reflet plus exact de la section, section dont nous avons rappelé l’engagement révolutionnaire.

33L’électorat de 1792 autorise à partir d’un échantillon qui ne peut avoir valeur que d’exemple, à s’interroger sur les motifs des engagements en Révolution. Il y a tout d’abord ceux pour qui elle a été une opportunité, une promesse d’aventures. Ponce Davesne en profite pour s’attribuer un marché militaire de fabrication de piques et, grace à des fraudes, tenter de se constituer une petite fortune. Joseph Guillaume Ulrich est de toutes les grandes journées. Il devient aide de camp de Hanriot... pour finalement trouver plus prudent d’aider Léonard Bourdon à l’arrestation des robespierristes. Citoyen devenu honorable, il s’emploiera par la suite à se constituer un patrimoine immobilier.

34Il y a aussi Jean-Marie Martin, qui après une jeunesse aventureuse et un poste d’avocat à Lyon, abandonné à la suite de malversations, arrive dans la capitale aux premiers beaux jours de 89. Rapidement alors, il s’engage dans la Révolution. Il est jeté en prison pour opposition virulente à la loi martiale et adopte ensuite un profil jacobin.

35A côté, il y a ceux qui sentent le vent tourner, et qui, dès septembre 1792, décident de se faire oublier, ou à tout le moins de se tenir discrètement à l’écart, tout en saisissant les aubaines qui se présentent notamment lors de la vente de biens nationaux.

36Le plus bel exemple est celui de Jean-Claude Robineau : son élection en 1792 est pour lui plus une revanche de son échec en 1790 que la concrétisation d’un volonté politique. Le cours de sa vie n’est d’ailleurs par la suite appréhendé que grace aux nombreuses traces notariales laissées par son constant enrichissement de patrimoine. Pour Jacques Dandry au contraire, la modération ne sera pas payante. Il perd son entreprise d’éventailliste pendant la Révolution et meurt ruiné, victime de la crise qui touche l’artisanat de luxe.

37Et puis, face à ces modérés, il y a ceux qui s’engagent vraiment. Le font-ils parce qu’ils n’ont rien à perdre, parce que le tournant de 1793 est le reflet de leurs aspirations économiques, ou est-ce parce qu’ils considèrent que les principes nés de la Révolution puis de la République de l’an II valent la peine d’être défendus ? Là aussi, le manichéisme n’est pas de mise. Constatons cependant que sur 9 électeurs dont nous connaissons le niveau de fortune et qui sont parmi ceux à s’engager de la façon la plus radicale, 6 meurent dans une pauvreté relative ou totale.

38L’inventaire après décès de André Greppin, acteur du 10 août et membre de la Commune indique que la plupart de ses biens ont été mis au Mont-de-Piété. Inlassablement, la femme de Simon Recordon, l’un des membres les plus actifs de la force armée de Gravilliers, mendiera une pension auprès de l’Empereur, car à sa mort son époux l’a laissée dans le plus complet dénuement.

39Jean-Baptiste Duhamel, qui a fait la guerre d’Amérique puis la Révolution meurt indigent. Pierre-Joseph Crespin, qui possédait une entreprise de menuiserie employant 2 ouvriers, doit vendre tous ses biens en l’an IX pour payer ses créanciers. Autre aspect : Jean-Claude Girardin et Claude Jonquoy paient de leur vie leur appartenance à la Commune robespierriste. Mais si l’un n’est qu’a la tête d’une petite entreprise d’éventailliste de 6 ouvriers, l’autre possède en revanche la plus grosse entreprise de tabletterie de la section (50 ouvriers).

40Bien sûr, les Gravilliers ne sont qu’un exemple, d’une part parce que d’autres électorats d’un profil sans doute totalement différent peuvent lui être opposés et d’autre part parce que notre étude repose sur un bien faible échantillon, même s’il se propose d’être la représentation de la section.

41Cependant cela nous montre que, aux Gravilliers, la radicalisation de l’an II a été soutenue et canalisée par des hommes qui n’étaient pas des déclassés, et qui la demandaient le plus souvent en vertu des droits que la légalité leur offrait. "Vouliez-vous une Révolution sans révolution ?" s’était exclamé Robespierre. Aux Gravilliers, les deux électeurs de 1792 qui sont morts avec lui, tous deux représentants de l’artisanat urbain, mais opposés quant à leur niveau de fortune, sont là pour témoigner de ce que furent les réels enjeux de l’an II.