1L’agitation ouvrière de l’an IV est remarquable en ce qu’elle coïncide avec l’action politique des babouvistes pour instaurer un régime fondé sur la communauté des biens. Pour cela, elle se distingue des agitations ouvrières précédentes1. Cette coïncidence s’est-elle étendue jusqu’à l’interaction ? La Conjuration a-t-elle cherché à se lier aux ouvriers ? En sens inverse, l’agitation ouvrière a-t-elle influé sur la Conjuration ?

2Il faut, on le sait, évacuer les ambiguïtés du vocabulaire. On reconnaîtra aisément que les gagne-deniers, les journaliers, les manoeuvres font partie du prolétariat mais on ne peut parler de prolétariat d’industrie pour ces catégories non qualifiées du salariat. Cela nous renvoie à Soboul : "il est le plus souvent impossible dans les documents de l’époque de faire le départ entre le compagnon, le petit artisan, l’entrepreneur"2. Cette affirmation valable en l’an II l’est toujours en l’an IV. Il serait intéressant (mais dépasserait le cadre de cette étude) de préciser en quoi les problèmes du travail en l’an IV sont et ne sont plus ceux de l’an II. Comment la fin de l’économie dirigée, la défaite de Prairial, la crise de l’industrie de luxe, la spéculation, ont-elles influé sur le travail en l’an IV ? Mais si les formes ont pu être modifiées, le fond du problème est identique à l’an II

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3L’agitation populaire de l’an IV (qui ne se réduit pas à une seule agitation ouvrière) est multiforme. Elle explose régulièrement, même si elle ne débouche pas sur une "journée" comparable à celles de Germinal ou de Prairial an III. Cette agitation combine :

• l’émeute de subsistances, classique au point d’être "la forme typique et traditionnelle de la revendication populaire"3 ; qu’il s’agisse de la taxation ("pillage") ou d’un trouble lié au mode de paiement proposé ou refusé par le marchand ;
• le trouble créé à l’occasion de la lecture de textes babouvistes ;
• la forme d’agitation liée aux deux premières : l’affrontement avec les forces de l’ordre ;
• son corollaire, la fraternisation (plus ou moins poussée) avec l’armée ;
• et, bien entendu, l’agitation ouvrière, que cela soit la pétition, la "touchante supplique", voire l’effervescence, l’assemblée des ouvriers et évidemment, la grève qui est l’apogée de cette agitation. La grève ne reste pas – en règle générale – confinée à l’entreprise ; elle "s’échappe" et devient un problème public, politique : il en est fait état à l’extérieur, dans les groupes ou dans la presse).

4Dans l’Analyse de la doctrine de Babeuf, document majeur de la Conjuration, il est dit que "les salariés [bien que] beaucoup plus nombreux que les salariants furent réduits à la merci des premiers qui, fiers de leur opulence, les réduisirent à une vie très frugale" et plus loin "une foule de laboureurs et de manufacturiers que l’on ne plaint point, vivent au pain et à l’eau afin qu’un... fabricant millionnaire envoie à bas prix des étoffes et des joujoux dans les pays"4. Il est donc discutable d’écrire que "les babouvistes n’ont pas véritablement connu la manufacture moderne"5, alors qu’ils font référence non seulement aux salariés mais aux salariés de manufacture. Le n° 41 du Tribun du Peuple parle de "ramper sous l’insolente domination des riches ; être leurs forçats ; à travailler pour un vil salaire ; depuis la première jusqu’à la dernière heure"6. Ce fut jugé assez important pour être repris dans la circulaire constitutive de l’agence militaire. On connaît la circulaire du Directoire secret du 19 germinal7 qui enjoint aux agents d’arrondissement de rendre "compte des ateliers qui peuvent s’y [dans leur arrondissement] trouver, du nombre des ouvriers qui y sont employés, du genre de leurs travaux, de leur opinion connue etc." Dans la même circulaire, le Directoire secret cherche à se renseigner sur les magasins d’armes, les subsistances, le recensement des patriotes, etc. C’est un tableau des forces en présence que demande la Conjuration et elle range résolument les ouvriers dans ses appuis ; Buonarroti ajoutera à "l’état qui servit de base aux déterminations du Directoire secret", "la classe très nombreuse des ouvriers dont le mécontentement et l’impatience éclataient de toute part"8. Mais cette décision de compter les ouvriers comme alliés procédait-elle d’une orientation stratégique ? Pour étudier la réalité de la Conjuration dans le milieu ouvrier, on doit s’arrêter aux réponses à cette circulaire.

5Ces réponses sont très variables. On ne connaît aucune réponse de l’agent du 10e arrondissement (Pierron) dont on ne sait même pas s’il joua un rôle un tant soit peu actif dans la Conjuration. Certains n’ont rien indiqué sur ce sujet. Nous pouvons déduire que les agents du 1er arrondissement (Nicolas Morel), du 4e (Mathurin Bouin), du 7e (Paris), du 9e (Bodson), du 11e (Deray) bien qu’étant des agents actifs n’ont pas jugé utile ou n’ont pas pu répondre à cette question sans que l’on sache les raisons de ce silence. Cinq agents sur onze se sont apparemment désintéressés de cette question.

6Les autres ? Il existe des réponses rapides : ainsi Bodman (2e) mentionne les forts des Halles qui sont "animés du meilleur esprit"9. Menessier du 3e signale l’existence des Messageries nationales "dont l’esprit n’est pas bon parce que à l’époque de la réaction on en a évinçé tous les ouvriers patriotes"10. Cela est attesté dans la présence d’ex-employés des Messageries au coup de Grenelle (Réaume ou Auvray) ou dans les abonnés au Tribun du Peuple (Riqueur ou Claude Robert). Cazin (8e) laisse percer son scepticisme : il ne connaît aucun appui à la manufacture des glaces alors que R. Monnier a relevé des employés dénoncés par la police11. Trois agents ont répondu sans trop de détails.

7Avec Fiquet (6e), nous entrons dans une autre sphère, il écrit "j’ai organisé une compagnie de groupeurs qui se forme tous les jours à la brune à la porte Martin et Denis à l’instant où les ouvriers s’en retournent à leur domicile"12. Guilhem (5e) et Moroy (12e) se sont plongés dans la demande. Cinq jours après la circulaire, Guilhem envoie une première réponse "je suis parvenu à découvrir plusieurs ateliers ; on s’occupe dans ce moment à en travailler les ouvriers ; le zèle, l’ardeur qui mettent mes hommes me donne une vaste espérance : déjà j’en connais quelques-uns… "13.

8Pour Moroy, de très nombreux éléments sont consignés dans ses rapports ; citons celui du 8 floréal "les ouvriers employés au magasin des subsistances pour la troupe gagnaient mille livres en assignats et viennent d’être fixés à 40 sols en mandats. Ils ont fait une pétition au Directoire dans laquelle ils ont représenté qu’à 30 capitaux pour un cela devrait faire 3 livres 3 sols quelques deniers"14 ; la veille, se félicitant du regain de patriotisme, il cite l’exemple des "porteurs de sacs et des blanchisseuses [que l’on entend] dire nous sommes souverains" ; sur les ouvriers des quais, il écrit "la classe qui est occupée par eux [les marchands du port Bernard] est seine et bonne" ; le 25 germinal, il indique "nombre d’ateliers se ferment et dans d’autres le nombre des ouvriers diminue". Le 29, il insiste "les forts de la Halle et des ports s’éclairent beaucoup. L’esprit de cette corporation est très bon"15 ; c’est Moroy qui parle, le 21 germinal, de "la classe ouvrière la plus précieuse de la société" ; il indique "les ouvriers [des tanneries] s’éclairecissent beaucoup" ; la manufacture Jullienne occupe 80 ouvriers "tous sans culottes qui suivent la masse. Beaucoup s’éclairent". C’est la même chose pour les ouvriers du teinturier Vérité. D’ailleurs, Moroy résume ainsi "l’ouvrier commence à sortir avec plaisir de cet engourdissement où il avait été tenu par les tanneurs, mégissiers, couverturiers et autres fabricants dont cette classe dépend pour le travail". Mais il ne sont que 3 agents sur 12.

9Qu’est-ce qui est responsable de cette situation ? S’agit-il d’une valeur limitée des agents ? Je ne le pense pas : des hommes comme Bouin, Paris ou Bodson ont prouvé leur valeur sous la Révolution ; Bodman sous l’Empire et sous la Restauration participera à des sociétés secrètes avec Buonarroti. Il ne s’agit pas de comparses sans personnalité ; ce sont les éléments extérieurs qui les paralysent. Menessier est confronté à un arrondissement hostile ; Cazin est dans un arrondissement écrasé par la défaite de Prairial ; d’autres sections sont également écrasées par Prairial ; Moroy parlant des ouvriers de la manufacture des Gobelins qui "tiennent à tout gouvernement pourvu qu’ils conservent leur manufacture"16 témoigne de la difficulté de la situation objective.

10Il faut étudier certains affrontements sociaux pour se faire une meilleure idée.

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L’imprimerie de la République

11Le 7 prairial, plus de cent vingt ouvriers de l’imprimerie de la République17 adressent une pétition au directeur Lavergne : "les ouvriers de l’imprimerie de la république se trouvans forsé de quitté leurs travaux atendue qu’ils ne peuvent pas vivre demande pour subvenir à leurs besoins la somme de 25 francs demande raiponse de maint au matin ou bien ils donneront leur démition". Les directeurs rédigent aussitôt un rapport au ministre Merlin : "les imprimeurs refusaient de reprendre le travail sur le motif qu’ils n’étaient pas encore payés de la banque de la décade dernière et qu’ils attendaient une décision sur leur demande en augmentation. Ce mouvement est d’autant plus surprenant que peu d’instants auparavant le directeur avait fait connaître à une députation de compositeurs et d’imprimeurs les mesures que le ministre avait prises hier pour accélérer le paiement... Cette manière d’appuyer une pétition est devenue depuis quelque temps familière aux imprimeurs de cet atelier". Ce témoignage est important sur l’agitation sociale : ce n’est pas la première pétition ni la première délégation ni même la première grève. Merlin écrit au directeur "le prix de la journée en égard à la cherté des denrées... sera à compter du 1er de ce mois porté à 9 francs pour les compositeurs et les autres classes d’ouvriers dans la même proportion". Ce recul partiel augmente l’agitation. Le directeur écrit qu’il a donné "communication aux ouvriers de la lettre [qui].... ne produit aucun effet, les ouvriers ayant refusé de reprendre leurs travaux... les imprimeurs ont quitté l’atelier à une heure sans avoir repris le travail, ils se proposent de revenir à trois heures pour chercher leur banque de la dernière décade, quoiqu’ils sachent bien que je ne l’ai pas encore touchée. Je ne dois la recevoir que demain. Je joins la liste des ouvriers qui tiraient le n° 149 du bulletin des lois qu’ils ont laissé imparfait. Je pense que ceux là sont encore plus coupables que les autres vu la nature du travail". L’étape de la dénonciation est arrivée. Le Directoire exécutif passe à l’offensive et arrête : "informé par une suite de la conspiration ourdie contre le gouvernement constitutionnel, des malveillants excitent les ouvriers employés à l’imprimerie de la république à cesser leurs travaux... les auteurs principaux du refus de continuer le travail seront mis à l’instant en état d’arrestation et traduits devant le ministre de la police générale".

12Le 9 prairial, Merlin demande à l’infatigable Limodin de prendre l’affaire en mains : "je vous informe citoyen que la plus grande fermentation règne en ce moment parmi les ouvriers de l’imprimerie de la république... il me parait essentiel que vous fassiez sur le champ placer dans la cour de l’imprimerie une force capable d’en imposer aux séditieux". C’en est fini, la grève sera brisée ; il pourra être fait état de la "véritable satisfaction" d’avoir eu "l’appareil imposant [cavalerie ?] qui convenait à la circonstance". Merlin veut profiter de la victoire et la rendre totale ; la direction de l’imprimerie lui écrit "indépendamment des 7 ouvriers qui ont été mis en état d’arrestation il en est plusieurs autres qui plus adroits ont su provoquer ou soutenir le mouvement insurrectionnel... On pense qu’il est essentiel de les congédier... depuis la rédaction de ce rapport les ouvriers qui avaient été mis en arrestation ce matin se sont présentés pour reprendre leurs fonctions, auxquelles ils disent avoir été renvoyé par le ministre de la police générale". P. Chauvet écrit " le ministre de la police générale [Cochon] qui avait tenu à les interroger personnellement [on trouve Cochon, un homme de Carnot, en première ligne] dut convenir que le seul motif qui avait poussé les ouvriers de l’imprimerie de la République à réclamer une augmentation de salaires était l’insuffisance notoire de leurs salaires"18. Merlin accepte : "les sept ouvriers imprimeurs seront congédiés sur le champ".

13Aucun des grévistes ou agitateurs ne figure dans le registre des abonnés du Tribun du Peuple (ce qui est normal vu le tarif), ni dans les militants sectionnaires compromis dans la Conjuration, ni dans les listes babouvistes. De plus, aucune mention de l’imprimerie de la République ne figure dans les rapports des agents babouvistes. Y-a-t-il une influence babouviste ? Certainement, mais pas plus que sur le reste de la population parisienne. Les babouvistes ont-ils préparé cette grève, sont-ils intervenus dans son déroulement, lui ont-ils fixé des buts à atteindre et des moyens pour vaincre ? En l’état de la documentation, nous ne pouvons que répondre négativement.

L’atelier Sainte-Elisabeth

14Le 3 prairial, un groupe de babouvistes se présentent à l’atelier Sainte-Elisabeth, rue du Temple, au nom des faubourgs Saint-Marcel et Saint-Antoine insurgés. Ils essaient de provoquer un rassemblement et d’entraîner la centaine de femmes travaillant à la confection de sacs pour l’armée19. Le regroupement commençait à prendre forme : en effet, en plus des cinq personnes qui seront réellement inculpées, deux autres ont été arrêtées par la patrouille avant d’être libérées. Elles sont accusées de "s’être transportées le dit jour avec nombre d’autres"20. D’ailleurs, les inspecteurs de police ont mission de "découvrir (s’il est possible) de nouveaux coupables". Le zèle est témoigné par une lettre de Merlin le 13 prairial demandant que les militants "soient poursuivis avec la chaleur que demande la loi et les circonstances" (souligné par nous). D’ailleurs, très intelligemment, Limodin écrit "je crois nécessaire de renvoyer à un autre juré que celui chargé de Babeuf et autres pour accélérer". En effet, il fallait faire vite et, comme la présence de Drouet parmi les inculpés du procès de Babeuf entraînait la procédure de la Haute Cour, il était nécessaire de disjoindre de ce procès politique les éléments liés plus directement à l’agitation sociale.

15Rendant compte de cette tentative, le Rédacteur précisait : "dans d’autres quartiers des hommes effarés montaient dans les ateliers et invitaient à se joindre aux faubourgs". Sur les lieux on trouve un drapeau avec l’inscription " Armée plébéienne n° 1 point de rassemblement" ce qui déjà signe une tentative d’une main babouviste. Le Batave du 8 prairial ajoute : "Un des préposés à la garde des magasins de Sainte Elisabeth a fait passer au bureau central deux grandes feuilles de papier sur lesquelles on a imprimé en très gros caractères Constitution de 1793. Liberté. Egalité. Bonheur commun", ce qui est exactement le programme babouviste figurant sur les placards de l’insurrection tels qu’ils sont conservés dans les papiers saisis du procès21.

16Qui sont ces cinq personnes arrêtées lors de cette tentative ? Deux femmes, celles de deux agents babouvistes de grande valeur, la femme de Guilhem dont on a vu plus haut l’intérêt qu’il portait aux ouvriers et la femme de Fiquet ; avec elles, les sans-culottes Chevalier, Duval et Veycer. Leur biographie est passionnante : compromis dans la conspiration Lagrelet en l’an III, il seront partie prenante de toutes les oppositions sous le Directoire et le Consulat jusqu’à l’exécution de Chevalier et Veycer en nivôse an IX (le couple Fiquet était poursuivi pour complicité). Duval est, lui, un des rarissimes ouvriers couchés sur les listes babouvistes22. Il s’agit donc de militants parfaitement au courant de la conspiration ; il faut relever la présence d’un (mais un seul) ouvrier s’adressant à des ouvrières pour tenter de les insurger.

17Il est nécessaire de noter, d’une part, la facilité avec laquelle le regroupement fut dispersé : personne visiblement n’a pris la défense des babouvistes, pas même (et ceci est important) les ouvrières à qui ils étaient venus s’adresser et, d’autre part, (ceci expliquant probablement cela) le caractère abstrait des revendications. La Constitution de 1793 n’était pas un mot d’ordre susceptible d’amalgamer l’opposition babouviste et la population préoccupée par sa propre survie ; pas plus que ne pouvait le faire (mais pour des raisons différentes) le mot d’ordre de « bonheur commun » en dehors de toute argumentation. Pouvait-on insurger avec les placards tels qu’ils étaient conçus ? Non. Faiblesse de la Conspiration ? En un certain sens, plus exactement, faiblesse de la compréhension de la situation, ce qui renvoie à la relation entre ses militants et cette situation.

Les quais Saint-Bernard

18Les ouvriers des quais Saint-Bernard avaient déclenché l’insurrection, le 1er prairial an III23 ; c’était une des rares catégories d’ouvriers qui pouvait relativement facilement obtenir satisfaction sur ses revendications, du fait des conséquences économiques qu’entraînait la grève. Tout au long du mois de pluviôse an IV, ils sont sans activité et "murmurent beaucoup"24 ; cette situation se prolongera en ventôse. Aulard indique "les garçons de chantier exigent 100 francs ou 6 sols pour le mesurage... plusieurs d’entre eux empêchent les citoyens de mesurer leur bois"25. Le 9 pluviôse, le commissaire de police de la section doit "aller ramener le calme". Moroy, dans son rapport du 29 germinal, souligne que "les forts de la Halle et des ports s’éclairent beaucoup. L’esprit de cette corporation est très bon".

19Aux alentours du 20 prairial an IV une agitation significative s’est déroulée sur les quais : le 19 prairial, "les ouvriers tonneliers et débardeurs après avoir cesser leurs travaux voulaient être payés en numéraire", la question financière est cruciale ; le 21 prairial, "les ouvriers des ports continuent d’exiger leur salaire en numéraire métalique" ; le 22, "les marchands sont obligés de payer les ouvriers en argent". La grève a été victorieuse, à cause des besoins économiques évoqués plus haut : la corporation des débardeurs étant relativement indispensable à la vie de la cité.

20Buonarroti parle de la tentative "d’ouvriers coalisés pour délivrer Babeuf et réaliser ses projets"26. Il s’agit probablement de la première corrélation entre grèves ouvrières et tentative communiste. Dans la presse, des éléments concernant cette tentative sont donnés : ainsi le Journal de Paris, du 13 messidor (à propos des émotions de l’avant-veille) : "des hommes et des femmes ont taxé à leur gré les marchandises... mais le motif était l’intérêt de la faction des anarchistes". On a entendu " des orateurs de profession... décrier le Directoire... s’attachant à intéresser le soldat en faveur de Drouet, de Babeuf" et " exciter la haine contre les riches, les marchands, les égoïstes c’est à dire contre la propriété et la sûreté". C’est incontestablement la tentative de Blondeau qui est visée. La presse fait état, comme La sentinelle du 12 messidor, du "mouvement séditieux" de la veille. Le Courrier Républicain du 12 dénonce "les complices de Babeuf, les exclusifs, les brises scellés de Paris et de tous les départements [qui] sont enfin parvenus à opérer le grand acte préparatoire de l’insurrection qu’ils méditent. Aujourd’hui le peuple poussé par leurs inspirations s’est porté chez les marchands de la Halle". Blondeau déclare "30 000 ouvriers" se sont ralliés à la conspiration ; c’est le chiffre retenu au procès comme étant celui d’ouvriers coalisés. Le rapport du 11 messidor précise " les susnommés ont ameuté le peuple" ; le 13, Blondeau se déclare " désigné pour être à la tête de ceux qui devaient délivrer Drouet, Babeuf et autres"27. Mais cette tentative échoua, victime de l’infiltration policière comme si, définitivement, les Egaux ne pouvaient s’en protéger.

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21Les trois affrontements étudiés ici présentent des caractères très différents. Il s’agit d’une grève victorieuse où l’influence des babouvistes a été possible bien que non mesurée ; d’une tentative infructueuse d’insurrection menée par les Egaux ; et d’une grève ayant échoué où les amis de Babeuf n’ont eu aucun rôle. Il faut souligner que le succès des ouvriers des quais est lié au caractère particulier de leur corporation. Ces affrontements ont un double trait commun : ces trois concentrations de salariés ont une tradition de combat qui s’est manifestée avec force au temps du sans-culottisme : les ouvrières de Sainte-Elisabeth ont participé à l’émeute et ceux des quais Saint- Bernard l’ont en grande partie déclenchée28 ; l’imprimerie de la République a été partie prenante de l’agitation ouvrière avant Thermidor29 ; on peut noter aussi que ces deux endroits (quais Saint-Bernard et atelier Sainte-Elisabeth) ont été choisis par les Egaux comme point d’appui pour la conspiration ; les Egaux s’appuyaient sur un passé mais, ce faisant, ils s’appuyaient sur une défaite. Pouvaient-ils tenter de s’appuyer sur des forces neuves ? Deuxième point commun : il ne s’agit pas de manufactures et les Egaux n’ont pas pu s’appuyer sur les ouvriers des manufactures bien qu’ils l’aient cherché, comme le prouve la correspondance de Moroy30. Celles-ci sont tenues en dehors de toute agitation politique et même de toute agitation sociale. Les ouvriers qualifiés des manufactures tenaient à leur emploi, Moroy en témoigne. Ils ne constituent pas l’ensemble de la classe ouvrière de l’époque ; seulement sa fraction la plus qualifiée mais pas la plus avancée politiquement. S’ils ont pu aller jusqu’à la grève en province, ce ne fut pas le cas pour les manufactures parisiennes31. Plus que pour des augmentations de salaires, les ouvriers font grève pour une modification du mode de paiement, un abandon de fait des mandats. Or, les mandats ont servi à la constitution de fortunes importantes. Mais l’appréciation confuse des mandats territoriaux ne s’est pas développée. Un rapport de police antérieur à l’arrestation de Babeuf indique que "sur le Pont au Change on disait que les forts de la Halle, les ouvriers ainsi qu’une partie de la troupe devait, au premier jour, refuser les mandats et que plusieurs députés étaient à la tête de ce complot"32, mais les babouvistes n’ont pu élever cette question au niveau de la revendication politique ; il aurait fallu une compréhension du devenir du capitalisme au moment où il se constituait à peine. Ainsi que l’a affirmé Dommanget, les Egaux "étaient de leur temps"33, tout simplement.

22La responsabilité de l’échec des Egaux dans leur tentative de dresser les ouvriers contre le Directoire n’incombe ni aux premiers ni aux seconds mais aux conditions économiques, aux conditions objectives. Comme l’ont écrit Marx et Engels, précisément à propos de Babeuf, "les premières tentatives du prolétariat... ont nécessairement échoué en raison de la forme embryonnaire du prolétariat comme de l’absence des conditions matérielles de son émancipation"34.