Identite corporative et dignite ouvrière : le cas des typographes parisiens, 1789-1791

1Le peuple parisien, à l’époque révolutionnaire a longtemps retenu l’attention des historiens pour son action politique ou bien sous l’angle du salaire et des subsistances, mais le travail proprement dit, et son idéologie, ont été parfois négligés. Or les travaux récents de Steve Kaplan, de Michael Sonenscher et d’Haïm Burstin, ainsi que la traduction tant attendue de l’oeuvre d’E.P. Thompson, invitent à revisiter l’histoire du travail en articulant le temps court de la séquence révolutionnaire et le temps long des mentalités artisanales1.

2L’idéologie des gens de métier, à la fin de l’ Ancien régime est tout entière structurée par ce que William Sewell appelle l’idiome corporatif, désignant par là à la fois le modèle économique et institutionnel des corporations, et le discours social que celui-ci fait tenir à ses membres2. Que devient cette mentalité corporative, quand les corps et les communautés disparaissent ? Comment les compagnons, les ouvriers des métiers qualifiés, ont-ils vécu la fracture révolutionnaire ? Pour aborder finalement la question des liens entre le travail et la politique, entre les représentations sociales et l’action militante, je voudrais proposer ici une manière de premier test, à travers le cas des imprimeurs ou typographes – le vocabulaire de la Révolution les confond –. L’imprimerie est certes un cas spécifique, mais c’est précisément cette spécificité qui fait son exemplarité.

3L’imprimerie parisienne a bénéficié de la politique monarchique et de l’essor de la librairie au XVIIIe siècle. Les 36 ateliers autorisés depuis 1686 ont vu leurs effectifs tripler, passant de 340 ouvriers en 1701, à 1031 en 1788 (auxquels il faut ajouter 106 alloués ou apprentis). Il y a alors plus de compagnons imprimeurs à Paris que dans tout le reste du pays3. De plus cette formidable concentration vit et oeuvre dans le théatre étroit des trois paroisses du quartier Latin (St-Séverin, St-Benoît, St-André-des-Arts). Les ateliers sont en effet obligatoirement installés près de l’Université, et la Rue Saint-Jacques se trouve au coeur de cette géographie de l’encre et du papier (4).

4Voilà donc un millier d’ouvriers, regroupés dans de gros ateliers : sur les 36 imprimeries, 6 ont plus de 40 ouvriers (jusqu’à 60), 13 en ont entre 30 et 40, et 8 plus de 20 (3). Ceux-ci puisent dans leur nombre et leur concentration un fort sentiment de puissance collective. Le labeur partagé fait naître des solidarités, et la sociabilité de l’atelier réunit ces artisans dans une commune fierté professionnelle : on cultive la gloire du métier car on y trouve une manière d’affirmation sociale.

5Les maîtres ont toujours pris soin de cultiver cet esprit de corps, véritable pilier de l’encadrement corporatif, car l’amour du métier est aussi amour de ses règles, de ses règlements et de sa hiérarchie. L’idiome corporatif justifie la discipline et le modèle de subordination ancillaire que les maîtres voudraient voir régner dans les ateliers. Tout repose sur la notion de compétence : le compagnon doit respecter le maître comme son aîné plus qualifié et comme son père. Seconde notion fondatrice : la carrière. Après 4 ans d’apprentissage, le compagnon doit exercer pendant 3 ans, puis il peut postuler à la maîtrise, consécration ultime pour tout artisan. Or, tout cela n’est que fiction.

6Corporation, carrière : mensonge des mots ; car en vérité la corporation (la Chambre syndicale des Libraires et Imprimeurs de Paris) fonctionne comme une caste patronale : le prix élevé de la maîtrise en interdit l’accès aux simples ouvriers. De plus, la création d’une nouvelle catégorie d’ouvriers, les alloués, qui ont renoncé statutairement au droit de postuler à la maîtrise, garantit le monopole absolu de celle-ci aux fils et aux gendres des 36 maîtres en place. Ainsi, dans les faits, sinon dans leur tête, les compagnons imprimeurs parisiens sont des salariés à vie.

7Ils s’accrochent cependant au mythe de la carrière et à l’élitisme professionnel, fondement de leur dignité sociale. Ecartés de fait d’une corporation tout entière dominée par les maîtres, quoiqu’elle prétendre représenter tous les membres de la profession, les compagnons se sont unis en une confrérie typographique. Domiciliée dans l’enclos Saint-Jean-de-Latran qui la protège, cette confrérie d’origine religieuse est devenue une véritable organisation ouvrière clandestine, dont tous les témoignages, depuis le XVIIIe siècle soulignent l’efficace activité rebelle4. Reprenant l’idéal corporatiste unanimiste (maîtres et compagnons du même métier tous unis), elle postule en théorie un schéma qu’elle nie dans la pratique, puisqu’elle substitue, à la communauté idéale du métier, la solidarité plus réduite mais moins chimérique des seuls ouvriers, qui sont capables d’organiser des grèves et des caisses de solidarité.

8A la veille de la Révolution, le discours de la dignité professionnelle n’est plus un instrument de discipline corporative, mais bien au contraire une arme de contestation ouvrière. Si les compagnons ne se départissent pas de certaines ambiguïtés : contester les maîtres tout en aspirant à le devenir, postuler l’unité du métier tout en combattant les positions patronales, il n’en reste pas moins que la révolte gronde de plus en plus fortement. "Ils font des corporations", écrit Louis Sébastien Mercier – l’usage de ce mot est significatif, j’y reviendrai – ; "jadis, lorsque j’entrais dans une imprimerie, les garçons ôtaient leur chapeau. Aujourd’hui ils se contentent de vous regarder, ricanent ; (...) tous les imprimeurs vous diront que les ouvriers leur font la loi (...), propos insolents, lettres injurieuses, ils se permettent tout." Il conclut enfin de manière prophétique : "De nos jours, le petit peuple est sorti de la subordination, à un point que je puis prédire qu’avant peu on verra les plus mauvais effets de cet oubli de toute discipline"5. Plusieurs conflits ont effectivement marqué l’année 17866. Le séisme révolutionnaire s’inscrit dans ce contexte, et en amplifie les effets.

91789 bouleverse le secteur de l’imprimerie ; le marché explose, la demande est multipliée. Il faut publier brochures, libelles et journaux au rythme très rapide qu’imposent l’actualité et l’urgence politique. A défaut d’innovations techniques majeures, les ateliers répondent à la demande en intensifiant leur activité, en travaillant le dimanche et la nuit7. Mais cela ne suffit pas. C’est pourquoi le cadre corporatif malthusien éclate bientôt, et l’on voit fleurir de nouveaux ateliers. En 1790 les 36 imprimeurs de la corporation s’alarment et avancent le chiffre de 200 imprimeries dans Paris : chiffre invérifiable, mais il est vrai qu’avec 1500 à 2000 Livres, on peut se procurer une méchante presse, des caractères d’occasion, et monter une imprimerie pamphlétaire8.

10La montée des impressions et la multiplication des ateliers changent alors radicalement les conditions d’exercice du métier. La demande de main-d’oeuvre est si forte qu’elle rend les ouvriers momentanément maîtres du marché de l’emploi. "On débauche vos ouvriers de toutes parts, déclare Panckoucke le 8 février 1790, on leur offre des prix dont dont vous ne pouvez pas soutenir la concurrence"9. Les salaires ont rien moins que doublé, passant de 3 à 6 Livres par jour, avec les primes de nuit et de dimanche10. Brefs, les ouvriers imposent leur loi aux employeurs.

11Ils profitent aussi de la nouvelle situation pour s’organiser au grand jour. Le 27 juin 1790, une société de secours mutuel est fondée, dont nous connaissons les statuts sous le nom de "Règlement général pour le corps typographique, rédigé par le comité de l’assemblée générale des représentants des ouvriers imprimeurs en lettres de Paris"11. Ce texte constitue la véritable charte de l’organisation ouvrière, dont il codifie solennellement les usages. Il fait appel à "l’union" et au "zèle" des compagnons, qui auront à coeur de défendre "l’honneur" et la "dignité" de leur "corps" : "Dégagés des chaînes du despotisme et de la tyrannie des privilèges, vous avez enfin jeté les fondements de cette société fraternelle qui fera toujours honneur à votre fraternité et à vos connaissances". L’association, qui semble compter un millier d’adhérents, dispose aussi d’une feuille hebdomadaire, le Club typographique et philanthropique, qui tire à 550 exemplaires, et diffuse 31 numéros entre le 1er novembre 1790 et le 31 mai 1791. Il rend compte des débats des assemblées ouvrières et de l’activité de secours mutuel. On y aperçoit les racines de l’organisation clandestine de St-Jean-de-Latran, et les noms d’ouvriers parties prenantes de conflits avant 1789 : rebelles ils étaient, rebelles ils demeurent12.

12Le droit d’entrée dans l’association est de 12 Livres, plus une cotisation hebdomadaire. Dans chaque imprimerie, on désigne un délégué, ou deux si l’atelier compte plus de 20 membres ; ces délégués doivent se rendre chaque dimanche à l’Assemblée typographique, qui se tient d’abord dans l’abbaye Saint-Victor, désaffectée, puis à partir de décembre 1790 rue de la Huchette. De 9 à 11 heures, ils apportent les cotisations, déclarent les changements d’atelier et les malades, auxquels l’association verse un secours de 15 Livres par semaine, puis moitié moins si la maladie persiste au-delà de trois mois13. Ainsi les typographes ont substitué à la pratique humiliante de la quête sous contrôle de la corporation, l’usage plus fraternel du secours mutuel administré par eux-seuls. La caisse commune dispose d’un fonds de 1500 Livres de cotisations, reçoit 350 à 400 Livres de cotisations hebdomadaires et secourt en moyenne une vingtaine de personnes. Leur nombre monte cependant à 32, le 14 décembre 1790 ; certains s’inquiètent d’une telle montée des dépenses, en recherchent la cause : "On dit qu’elle date de la Révolution ; qu’un nombre de parmi nous passent souvent des nuits, qu’ils s’énervent au travail. Nous invitons ceux-là à travailler un peu moins, afin qu’ils vivent plus longtemps". Mais il y a une autre raison : "Surtout, point de médecins, car à coup sûr nous tomberions tous malades (...) Molière aimait la médecine et détestait les médecins. Chers confrères, n’ayez jamais de médecins (...). La diète, la diète et le repos, voilà le médecin !"14.

13A 11 heures, chaque dimanche, après la collecte des cotisations et la vérification des comptes, l’assemblée commence véritablement. Tous les "contribuables" peuvent y assister, mais seuls les délégués des ateliers, les "préposés", y ont voix délibérative. Le déroulement des séances est strictement codifié par le Règlement de 1790 : appel, ordre du jour, lecture du procès-verbal de la séance précédente, délibérations. On peut y voir un formalisme rigide. C’est en fait la marque d’un grand souci de démocratie. Le Club typographique s’avère très attaché aux principes de la représentation : il admet l’élection du comité, chargé de la gestion des secours, au suffrage indirect, mais ce comité est soumis à un renouvellement trimestriel. De même le bureau de l’Assemblée est élu par les préposés des ateliers. Mais ceux-ci doivent toujours avoir pris l’avis de leurs "commettants" avant de voter, car "un préposé n’est que le mandataire de ceux qui l’ont honoré de sa confiance, et le Club n’est que le mandataire de l’universalité des contribuables". Ainsi, le vote des délégués exprimera le "voeu général" si un véritable débat préalable a eu lieu dans tous les ateliers15. Le journal des typographes ne cesse de faire l’éloge du débat démocratique et de la décision collective.

14Démocratie, Révolution : c’est tout un. Les imprimeurs ne tarissent pas en professions de foi et proclamations patriotiques : "Union, Fraternité, Bienfaisance, Amour de la Patrie : voilà la tache honorable à laquelle nous osons nous livrer" ; c’est sur cette proclamation que s’ouvre le premier numéro du journal. La Révolution a été pour eux une double libération : comme imprimeurs, elle leur a donné la liberté de la presse. Aussi les voit-on, dans les manifestations patriotiques, défiler "en bonnet de papier sur chacun desquels se lisait en gros caractères : liberté de la presse" ; le 14 juillet 1790, ils sont au Champ-de-Mars derrière une bannière proclamant "Imprimerie, flambeau de la Liberté"16. Ces démonstrations politiques ont bien sûr des résonances économiques : la presse libre, c’est du travail en abondance pour les imprimeurs. Mais il y a plus : pour les ouvriers imprimeurs, il ne fait pas de doute que les livres ont fait la Révolution ; aussi peuvent-ils considérer à bon droit que c’est leur profession qui a "abattu d’un seul coup de masse la Bastille". Les typographes sont les artisans de la liberté, les ouvrages des Lumières sont sortis de leurs mains. Ainsi, "la Philosophie et l’imprimerie, aidée l’une par l’autre, ont plus servi le genre humain que tous les arts ensembles"17. Symbole de ce lien : le grand ancêtre, souvent révéré, Benjamin Franklin, ancien ouvrier imprimeur. N’hésitant pas à se dénommer les "collaborateurs de Gutenberg et de Benjamin", les typographes de 1790- 91 s’assimilent aux auteurs des livres qu’ils fabriquent. L’imprimé, produit à fort capital social et symbolique, tire l’artisan vers 1 ’intellectualité et le monde savant. Synonyme d’instruction, donc de Lumières, il est porteur de liberté. Aussi propose-t-on de constituer une bibliothèque des ouvriers, qui rassemblerait "toutes les Lumières qu’ait produites l’esprit humain", qui sont autant de "chef-d’oeuvre de notre profession"18.

15Théologie du livre donc, produit de leurs mains, mais aussi téléologie du progrès : depuis Gutenberg, l’histoire n’a été que progrès continu des connaissances. De Gutenberg à B. Franklin : c’est bien la nécessité d’un fondement mythique de l’identité professionnelle qui apparaît. Le Club typographique fait paraître en feuilleton une "Histoire de l’imprimerie", et le 9 septembre 1792, derrière Anacharsis Cloots, les ouvriers imprimeurs iront à la Convention réclamer la panthéonisation de Gutenberg19.

16Mais les grands ancêtres sont révérés pour une autre raison : les Elzévir, les Estienne "regardaient comme un devoir d’associer dans leur gloire les ouvriers qu’ils savaient s’attacher, dans lesquels ils puisaient toujours de nouvelles ressources" ; bref, ils savaient traiter convenablement leurs ouvriers. C’était le bon vieux temps. Tandis qu’aujourd’hui, ceux qu’on appelle des "propriétaires d’imprimerie" plutôt que des maîtres, ont dévoyé le métier. Ils exercent la profession sans l’avoir jamais apprise ; ce n’est pour eux qu’une "spéculation de lucre". Ils font beaucoup trop d’apprentis, prennent n’importe qui : "Non contents d’enseigner [l’imprimerie] à tant d’individus sans capacité, s’ils pouvaient, ils l’enseigneraient encore à des hommes de bois”, autrement dit à des robots20. Agir ainsi, c’est nier le savoir-faire ouvrier, et c’est menacer les hauts salaires. Sous cet angle, le nombre des places d’apprenti constitue un enjeu essentiel : en gonfler les effectifs, c’est accroître à terme la concurrence sur le marché de l’emploi, et faire chuter les salaires. On comprend alors que les ouvriers veuillent contingenter les entrées en apprentissage. Ceux de Didot jeune font apparaître un "Plan de règlement concernant les Apprentis Imprimeurs", que ne propose rien de moins qu’un contrôle ouvrier sur l’embauche des apprentis, après la levée du moratoire de deux ans qu’ils entendent imposer pour protéger leur emploi21. Le Club adopte la même attitude très ferme, à tel point que la pression exercée par l’organisation ouvrière tourne au conflit.

17A plusieurs reprises, le Club est menacé par des dénonciations patronales. En mai 1790, une conciliation doit avoir lieu sous les auspices de Bailly, maire de Paris, dans les locaux de la Chambre syndicale, mais les délégués des compagnons n’y viennent pas22. En janvier 1791, une mystérieuse "Assemblée encyclopédique" vraisemblablement composée de maîtres artisans et de patrons imprimeurs, qui siège aux Grands-Augustins, adresse au maire une pétition qui, après un vibrant éloge de la liberté, dénonce les agissements de la société typographique, accusée de cabaler et d’empêcher les patrons de prendre des apprentis, bref, de faire obstacle à la liberté. Les mêmes accusations sont apportées en avril devant le commissaire de la section des Thermes-de-Julien (rue Saint-Jacques) : on "force les ouvriers à quitter l’ouvrage" s’ils travaillent à moindre prix que celui fixé par le Club23.

18La défense présentée par l’association ouvrière procède de plusieurs arguments. Le premier, c’est l’innocence : le Club n’est qu’un "rassemblement d’hommes bienfaisants et patriotes". Le second est plus sérieux : "nos assemblées ont pour but de prévenir la décadence de l’art de l’imprimerie". Ils prétendent sauver les usages du métier, sauver l’identité, l’ame de la profession, lui rendre "la considération qui lui est due", en clair se substituer à la corporation officielle24. En effet, la Chambre syndicale, jusque là unique organe représentatif de l’imprimerie, cesse de fonctionner de facto pendant l’été 1790 (même si la dernière page de son registre est datée du 18 mai 1791). Le fait a balayé le droit ; le métier n’a plus d’organe corporatif. Avec la corporation, c’est la "police" de l’art, le principe régulateur du métier qui disparaît. Restent les rapports de forces, mais aussi la force des idées, des représentations et des pratiques. Le Club ouvrier devient alors la voie autorisée de la profession, d’une autorité usurpée, auto-proclamée, ou encore, conquise. Sa fonction ? C’est le troisième argument avancé contre les attaques patronales : "Vider les différends qui surviennent entre les ouvriers et les Propriétaires d’Imprimerie, quand ces derniers lui écrivent des lettres". Autrement dit, le Club est l’instance de régulation des relations professionnelles ; plusieurs patrons se sont en effet adressés à lui à ce titre25.

19On voit donc que les compagnons ont repris le discours de légitimation que tenaient les maître imprimeurs. Ils l’utilisent pour leur propre compte, et le retournent même contre les patrons, dont ils dénoncent l’incompétence et l’absence de qualification. Face à ceux-ci, les ouvriers deviennent les uniques dépositaires des secrets et de la tradition de la profession : "nous sommes redevenus propriétaires de notre industrie" disent-ils ; elle leur appartient car ils l’ont payée de leur temps et de leur peine26. Désormais, les compagnons sont, à eux seuls, la corporation. Mais dans leur bouche, le corps est aussi une nation. Fusionnant les concepts, ils se considèrent comme un "corps constituant", leurs représentants sont investis d’un "emploi public" ; ensemble , ils forment une société, une petite nation, qui comme la Nation française existe par l’amour de leur art27. Leur journal invite même les patrons véritablement amoureux de leur métier à se joindre à eux. Formidable renversement : le discours corporatif a changé de locuteur, conférant aux ouvriers une légitimité nouvelle ; mais il conserve sa force syncrétique et unanimiste, car chacun reste attaché malgré tout à la nécessité de règles professionnelles. Tous les traités d’imprimerie de l’époque révolutionnaires le disent : "Il faudrait de part et d’autre des procédés"28.

20Précisément, le Club typographique se propose de faire régner de tels "procédés". Son règlement vise à instaurer une nouvelle police du métier. Les délégués doivent déclarer les changement d’emploi ; la décision de faire grève est soumise à l’approbation de l’assemblée ; on doit veiller à ce qu’il "ne soit fait aucun tort au bourgeois (le patron) ou à un confrère". La morale professionnelle a ses lois, aussi "les maladies honteuses étant une preuve de la conduite déréglée de celui qui en est attaqué, l’assemblée déclare qu’elle ne fera aucun traitement aux maux vénériens ainsi qu’aux blessures occasionnées par le duel ou rixes volontaires" (11).

21Les ouvriers veulent donc substituer aux règlements corporatifs et royaux une forme d’auto-discipline librement et collectivement consentie. En même temps, il s’agit pour eux de promouvoir une morale, une éthique artisanale, érigée en paradigme social, qui repose sur la notion de qualification. Nous retrouvons ici bien sûr l’apprentissage, dont les compagnons défendent ardemment le principe : "En Angleterre et dans tous les pays libres, il existe un apprentissage"29. Il est remarquable que le Club typographique ne fasse mention de la loi d’Allarde de mars 1791 qu’à propos de l’apprentissage, expliquant que la liberté des métiers ne supprime pas l’obligation d’une formation professionnelle. Car loin d’être un obstacle à la liberté, elle en est la condition même. L’apprentissage est éducation ; il confère vertu, capacité et compétence, qui sont les qualités d’une "profession". Second temps de la jeunesse, après la petite école, l’apprentissage corrige "l’acreté et les vices de l’enfance" ; par le travail et l’étude, il forme l’homme. Avoir un métier est un "trésor" qui vaut toutes les fortunes du monde, mais cela se mérite : " Si ce n’était ainsi (...) la profession tomberait dans le mépris ; n’exigeant ni moeurs, ni caractère, ni étude, elle deviendrait la seule et unique ressource de la crapule"30.

22Les compagnons s’attachent ainsi à sauver la formation obligatoire dans le nouveau contexte de liberté, pour sauver du même coup le fondement de leur identité sociale : la qualification. Car l’idéologie artisanale repose sur les deux notions-piliers que sont la compétence et le mérite. S’il n’existe plus d’obstacle institutionnel, alors la reconnaissance du "talent" devient le seul critère de légitimation : "ce temps approche, où il faudra que chacun montre son talent", prophétise le Club typographique ; "encore un peu de patience, et tout le monde qui a fait son temps d’apprentissage travaillera"31. Les compagnons esquissent ici une nouvelle régulation du marché du travail. La qualification, notoire, reconnue, procure l’emploi. La liberté, d’autre part, permet à chacun de s’établir à son compte, de réaliser le rêve de l’artisan. C’est ainsi qu’il faut lire la phrase déjà citée : "Nous sommes redevenus propriétaires de notre industrie", qui continue ainsi : "La liberté de la presse nous assure la facilité de former des établissements et d’améliorer notre sort à proportion de notre intelligence et de nos talents" (26). Bref la voie est libre, pour qui sait travailler ; Franklin, ouvrier imprimeur, né pauvre, n’est-il pas le parfait exemple de la réussite sociale ?

23La cité idéale des artisans permet à chacun de faire fructifier ses capacités, mais dans les limites de la justice. Le marché, libre, y sera régulé comme naturellement par la loi des talents, débarrassée des méfaits du luxe et de l’appat du gain. On ne s’épuisera plus au travail : "la portion que chacun aura dans le bonheur public, tenant lieu d’une foule de plaisirs dispendieux, on aura autant de produit avec moins de travail". Par le miracle de ces nouvelles règles de l’économie, "il s’établira nécessairement une proportion entre le prix de la main-d’oeuvre et des subsistances". Ainsi s’explique le représentant des typographes chargé de prononcer une éloge de B. Franklin le 10 août 1790 (26). Autrement dit, l’idéologie méritocratique du métier débouche sur une utopie économique artisanale, qui puise aux sources de l’idiome corporatif d’Ancien régime. C’est lui en effet qui a érigé la qualification professionnelle en paradigme social.

24 Nous pouvons alors dégager une première conclusion quant à sa persistance dans la mentalité ouvrière : grands colporteurs de légende, les compagnons continuent de rêver à l’heureuse harmonie des maîtres et des ouvriers. Chantant le bonheur de l’atelier et sa fraternité, un véritable discours mythique accrédite la fiction d’une intimité familière dans l’échoppe. La confrérie des compagnons paraît alors n’être qu’une version ouvrière de la corporation dont elle reprend l’idéal syncrétique d’une concorde unissant maîtres et compagnons32. C’est ainsi que l’on peut interpréter l’idéologie des sans-culottes – commune, précisément, aux maîtres et aux ouvriers-qu’Albert Soboul qualifie de "petite bourgeoise". Selon lui, l’idéal du petit producteur indépendant, vivant et travaillant sous le même toit qu’un petit nombre de compagnons dont il partage les préoccupations et les intérêts fondamentaux, est à la fois la traduction de l’expérience vécue dans l’atelier et le résultat de l’influence idéologique des patrons : "la petite bourgeoisie artisanale façonne la mentalité ouvrière"33. Or, l’idéal du travailleur indépendant se comprend mieux si l’on se garde de déduire le compagnon du sans-culotte, en s’appliquant plutôt à étudier comment il est devenu sans-culotte34. Mais surtout, la communauté d’idéal qui caractérise la sans-culotterie n’est pas le simple produit d’une domination idéologique des maîtres sur leurs ouvriers. Elle résulte moins d’un improbable paternalisme patronal que de la convergence de représentations symboliques qui puisent leurs origines, ils est vrai, à l’idiome corporatif patronal, mais qui ont fait l’objet d’une appropriation active de la part des compagnons. Le discours sans-culotte est fondé sur une image déformée de l’atelier du XVIIIe siècle. L’idéal corporatif et son corollaire, l’imaginaire égalité des maîtres et des compagnons, ne sont qu’un discours, sans rapport avec la réalité passée. Mais cette construction mythique, ce discours que se tiennent les artisans à eux-mêmes, fait office de code de procédure pour exprimer les relations sociales, réguler les comportements et amortir les insultes et les chocs35. C’est pure convention, manière pour les compagnons de s’affirmer citoyens libres et productifs, maîtres potentiels à l’heure où la maîtrise n’existe plus. Si les compagnons dépendent incontestablement du modèle hérité des patrons, ils n’en ont pas moins une part active dans l’élaboration propre de leurs mythes. Si elles ne marquent pas une totale autonomie de pensée, leurs représentations leur offrent néanmoins le moyen d’une affirmation sociale, une façon notamment de se distinguer des "laquais", des domestiques36.

25Au total, la force des ouvriers, en 1789-91, vient de ce qu’ils ont investi la parole patronale et sa prétention à représenter le métier tout entier, à un moment où l’idiome corporatif garde toute sa force dans les esprits. Mais ce moment est bref, où l’on voit l’organisation ouvrière s’instituer en légitime régulateur du métier, car bientôt les lois d’Allarde et surtout Le Chapelier, en mars et juin 1791, font voler en éclats toute régulation de ce type. Ouvrier ou patronal, le groupement professionnel est désormais illégal. Le Club cesse alors de paraître, et l’organisation typographique retourne dans l’ombre.

26Que reste-t-il de l’idiome corporatif ? Une idée, non dénuée d’efficace : la fierté du métier, qui conserve sa dimension unitariste et holiste, fondement d’un élitisme typiquement corporatif.

27La persistance de cette idée a deux conséquences : l’attachement à une régulation des rapports sociaux, qui ne se réduise pas au pur jeu du marché salarial ("il faut des procédés") ; et l’idée de l’association des travailleurs. Ici se joue la définition d’une conscience sociale qui s’annonce de classe mais ne se départit pas de son esprit de corps. Aussi bien les identités culturelles sont-elles aussi productrices du social. Autant qu’à la force des choses, il faut croire à la force des idées.