Seconde partie

1Si les bonnes mœurs sont les colonnes des républiques, un gouvernement sage est le cachet des bonnes mœurs. C’est de cette source qu’elles découlent toujours ; parce que le gouvernement fixant seul le sort de tous les citoyens, chacun se trouve obligé de régler sa conduite, ses projets, ses desirs, d’après ce qu’il y a à faire pour atteindre le bonheur, qui est le but et la fin de tout être vivant. Si donc l’honneur, le désintéressement, la simplicité, la franchise, le zèle du bien public forment l’essence de la législation, les mêmes vertus passent dans toutes les ames, et impriment aux mœurs cette austérité qui est l’apanage particulier des républiques : car chez un peuple où le gouvernement ne repose point sur l’empire des lois, mais bien sur la puissance arbitraire des hommes ; dans cette contrée, ce sont les passions des chefs qui prédominent137. Alors c’est la cupidité, l’orgueil, la perfidie, la vengeance, l’ambition, l’injustice qui composent les élémens de l’administration ; et tous les vices exhalés sans cesse de ce centre pestilentiel, attaquent et gangrènent le corps social tout entier. De-là, tant de déprédations et de perversité, dans les monarchies, pendant toute leur durée. De-là pareillement, l’origine et la cause de la corruption des mœurs dans les républiques, quand une constitution défectueuse permet avec le temps à ceux qui ont été investis du pouvoir, de relâcher les ressorts du gouvernement, et de se mettre enfin à sa place. À peine ceux-là ont-ils fait quelques écarts, que, pour donner impunément plus d’extension à leurs vices, ils ne négligent rien, afin d’en étendre la sphère empoisonnée : et leur exemple devient d’autant plus contagieux, qu’ils sont postés en point de mire ; et que, d’ailleurs, ils trouvent toujours dans les complices de leurs malversations, et dans les individus parasites qui en profitent avec ceux, des partisans chauds et des propagateurs du brigandage. Voilà comme il est constamment arrivé, que la dépravation des mœurs n’a eu à son tour une influence destructive sur les lois, que parce que ceux chargés de les maintenir ont été les premiers à les enfreindre. Ainsi, dans un état où de pareils hommes commandent, et se montrent effrontément concussionnaires, dissipateurs, exacteurs, fastueux, libertins, on ne trouve qu’ambition, mauvaise foi, et fraude dans les relations sociales138. La multitude est dévorée par la misère, et la force du besoin fait taire souvent tout scrupule. Quelquefois, au défaut de moyens légitimes pour se procurer la subsistance, on commence par employer de foibles expédiens illicites, et l’on finit par commettre des attentats. La faim a fait dresser autant d’échafauds que les passions les plus effrénées. Quant à ceux qui se trouvent à l’abri des angoisses de la nécessité, leur cupidité, leur orgueil, leur mollesse, leur faste, leur prodigalité, la fureur du jeu, le scandale des maîtresses, les délices de la table, l’extension chaque jour progressive de tant de jouissances factices, les rendent encore plus fourbes, plus injustes, plus dépravés. Tout acte de la vie devient pour eux une spéculation, ou un marché ; une filouterie, ou une usurpation : et, pour peindre d’un seul trait cet ordre de choses, on peut dire que la crainte générale d’être dupe inspire à tout le monde l’intention d’en faire. Mais il y a cette différence, que les grandes iniquités sont des coups de maître, qui en imposent par leurs immenses avantages ; tandis qu’on ne pardonne pas au misérable fripon de se rendre coupable pour si peu de chose139.

2La pureté des mœurs, comme le bonheur de l’homme, sont donc inhérens à l’essence de sa constitution politique. C’est une vérité qui fut apperçue des anciens ; mais que la fureur des conquêtes, systême prédominant dans ces temps reculés, empêcha d’approfondir et de connoître. Vainement les fondateurs des républiques de l’antiquité prirent-ils la morale pour base de leur théorie. Dès qu’ils circonscrivoient le corps de la nation, dans une portion très-restrainte, ne voyant, pour ainsi dire, le peuple que dans les guerriers, les magistrats et les riches, et livrant la multitude à la servitude, soit comme esclave, soit comme ilote, il devoit arriver que la suprématie d’une classe vicieuse par inclination autant que par principe, corromproit tôt ou tard des maximes fondamentales trop gênantes pour les passions ; et qu’un jour, la dissolution des mœurs, amenant l’oubli absolu des lois, feroit périr la liberté, pour ceux-mêmes qui en jouissoient exclusivement. Aussi que sont devenus les descendants de Miltiade, de Cimon, d’Annibal, de Scipion, de Brutus ? Bientôt asservis à leur tour, ils ont, comme leurs esclaves, rentré dans la poussière140.

3Ainsi, tant que les droits méconnus des nations, les intérêts civils mal combinés, les avantages de la fortune prévalant sur le mérite, des préjugés liberticides se perpétuant, et l’exclusion du peuple prolongée, serviront de règles pour la rédaction des lois réformatrices d’un état ; ces lois ne seront, ni justes, ni réfléchies, ni sages, ni cohérentes, ni durables. Ce sera l’ouvrage d’une partialité ambitieuse et hautaine, la source de tiraillemens continuels, et la voie préparatoire de l’oppression et du despotisme. Jamais la régénération des mœurs ne pourra s’effectuer. Jamais la prospérité publique ne sera réalisée. On en a un exemple dans la durée si courte et si meurtrière de cette constitution de 1791, jurée de si bonne foi par le peuple français abusé, et violée si indignement par l’ancien tyran, pour qui cette constitution, aux yeux de tous les hommes éclairés, devoit être en effet un poignard destiné à égorger une partie de la nation, afin de précipiter pour toujours le surplus dans les fers. Que cette leçon avertisse tout législateur ; et qu’il tremble, en songeant à chaque article qu’il trace, que son travail doit être, ou le sceau de la félicité de ses concitoyens, ou effacé dans peu à sa honte par leurs larmes, ou dans leur sang141 !

4Mais aussi quelle époque fortunée, que celle où, chez un peuple instruit par sa propre expérience, on doit compter parmi ceux chargés de créer une législation, beaucoup d’hommes qui sauront unir à un jugement solide et sain, des connoissances étendues en politique et en morale ; qui, dignes de la sublime fonction qu’ils ont à remplir, sauront distinguer tout ce qui appartient aux préjugés, et rejeter avec mépris tout ce qui se rapproche de l’erreur, ou tout ce qui y conduit ; qui seront doués d’une force d’esprit égale à la bouillante ardeur du peuple ; qui auront des vertus sévères et assez ostensibles pour inspirer une entière confiance ; ce qui donne une grande facilité d’opérer tout le bien dont on est capable ; des législateurs qui, par une abnégation de soi-même, et une impartialité à toute épreuve, par des résolutions fortes et des mesures décisives, sauront accélérer le moment d’arriver au but142. C’est sur-tout à ce point important, qu’une sage prévoyance doit s’attacher : car il vaudrait mieux moins rechercher le dernier degré de perfection, pour achever plus promptement, que de traîner en longueur, avec le désir de faire un ouvrage accompli. Après le jet de la mise en fonte, quoiqu’il reste encore le poli à donner, une belle statue n’en est pas moins un chef-d’œuvre en sortant du moule, dont on admire toutes les proportions, tous les détails ; ce qui donne le temps à l’artiste d’y mettre la dernière main plus à son aise : au lieu que s’il la tenoit cachée, les envieux et les méchans diraient qu’il craint de la montrer, parce qu’elle est manquée. L’impatience tourne toujours contre ceux qui la causent ; et c’est ce qui, en révolution, rend souvent si fâcheuses les chances qui d’abord se présentoient sous un aspect favorable143. Encore une fois, n’oubliez jamais que les retards relèvent les espérances des ennemis publics, et par conséquent leur audace ; tandis qu’ils fatiguent le peuple, en prolongeant son incertitude, ses alarmes et ses efforts ; ce qui peut le jeter enfin dans le découragement, la lassitude, ou l’apathie. Pourquoi l’usurpation et le royalisme font-ils des progrès si rapides et si étonnans ? C’est qu’à peine sont-ils maîtres du timon du gouvernement, leur action vive et pressée frappe, brise et atterre tout ce qui peut les contrarier, les offusquer, les arrêter et les perdre. Sans doute la marche de la liberté, secondée par l’énergie et l’intérêt de toute une nation, peut encore être bien plus ferme et plus célère, que les usurpations d’un régime compressif et odieux144.

5Et qu’on ne dise pas, ce que le machiavélisme de la royauté a plus d’une fois souflé à l’ignorance : c’est que tous les peuples ne sont pas nés pour jouir de leur liberté145. Cette hérésie politique est réfutée par l’instinct même de la nature. Car qui n’a pas fait l’observation, que le plus petit des insectes, oubliant sa foiblesse et sa nullité, trouve encore des forces pour se défendre et pour s’échapper quand on l’arrête. Hé quoi ! ce seroit donc l’être le mieux organisé, celui qui joint la fierté à la raison, le génie à la puissance, la magnanimité à la valeur ; ce seroit positivement cet être-là qui se trouverait le seul sur la terre, se laissant enchaîner sans frémir de rage ; le seul destiné à languir bassement dans un état de servitude aussi contraire à son caractère impétueux, que révoltant pour son ame généreuse ! La vérité est qu’il faut l’avoir dégradé, amolli, corrompu, dénaturé totalement, pour le rendre si docile au joug. Ainsi les animaux domestiques perdent eux-mêmes une partie de leurs qualités tant morales que physiques ; et il en est à qui leur esclavage enlève jusqu’à la faculté de se reproduire : preuve que la liberté est inhérente à l’existence, et que sa perte attaque tout ce qui respire dans la source même de la vie. Aussi la population s’appauvrit-elle à mesure que, dans un état, le despotisme étend son oppression146.

6Cependant, dans ces siècles de barbarie où il réussit le plus à abrutir l’espèce humaine, quand il se rencontra des législateurs moins avides de pouvoir, que jaloux d’être utiles à leur pays, ces hommes précieux trouvèrent des cœurs à qui ils purent se faire entendre : ils trouvèrent toutes les dispositions nécessaires pour leur permettre de faire de grandes choses ; témoins Minos, Zoroastre, Numa, Confucius, qui, placés dans l’enfance des premiers âges, tirèrent néanmoins du néant des hordes de brigands abâtardis par la férocité et par l’ignorance la plus profonde.

7Tout législateur bien pénétré de ses devoirs, commencera donc par s’isoler des temps, des personnes, des usages, et des vieilles maximes. Il commencera par écarter de lui, ce qui fut et ce qui est, pour ne voir que ce qui doit exister. Il concevra que si, au lieu de déblayer entièrement le terrain sur lequel il faut élever son édifice, il conserve quelques décombres, quelques matériaux défectueux, loin de donner à ce monument cette hardiesse de construction, cette nouveauté de coupe et de forme, cette solidité qui dépend de l’excellente qualité des matières employées, et dont l’intime contexture résulte de leur parité homogène ; son travail ne sera qu’un replâtrage, bientôt dégradé par les élémens mêmes entrés dans sa composition147. Il se rappellera l’exemple de Solon qui eut la douleur de survivre à la liberté qu’il avoit voulu donner aux Athéniens ; parce que, trop attaché lui-même à la fortune, il eut l’inconséquence, en traçant sa constitution, de donner une trop grande influence aux riches dans le gouvernement ; ce qui devient particulièrement, au sein d’une démocratie, un caustique qui la mine sourdement et qui la détruit tôt ou tard. Aussi a-t-on vu qu’il ne fallut que dix ans à l’astucieux Pisistrate, pour détacher entièrement les Athéniens, restés éternellement pervertis par leurs richesses, d’une législation qui, sans ce vice radical, eût fixé leur bonheur en assurant leur liberté. Pleins d’estime pour Solon, ils se trouvèrent pourtant assez peu régénérés, pour préférer à la constitution qu’il leur avoit donnée, les volontés capricieuses et meurtrières d’un tyran ; et pour troquer un régime républicain, contre l’infamie de la servitude148. L’assemblée constituante commit encore une faute plus grave, lorsque, trop foible par ses divisions au mois de juillet 1789, et trop corrompue au mois de juin 1791, elle conserva, et finit par consacrer légalement le despotisme le plus formel et le plus redoutable, en relevant la royauté chancelante, et en livrant le peuple à ses séductions, à ses perfidies, à son audace, à son ascendant et à sa puissance toujours effrayante et terrible149. Mais graces au souvenir récent de ses longues atrocités, et à l’indignation excitée de nouveau par le comble mis à ses scélératesses : graces au génie de la liberté, qui a de plus en plus électrisé l’énergie du peuple, cet odieux chapitre du royalisme est effacé de notre constitution, comme de l’ame des français. Appliquons-nous maintenant à ne lui laisser aucune pierre d’attente. Gardons-nous sur-tout d’imiter cette autre inconséquence qui ne fixe ses regards que sur les objets qui les frappent dans le moment, sans songer à les porter au-delà ; sans réfléchir qu’une révolution, pour obtenir son complément, doit être combinée de manière à maîtriser l’avenir comme le présent ; sans prévoir que le gouvernement n’a qu’une durée précaire et une existance avortée, s’il n’est le garant certain d’une paix inaltérable dans l’intérieur150. C’est le point essentiel de toute législation. On n’a rien fait tant que l’organisation sociale est telle qu’elle peut exposer le peuple à éprouver des maux, des convulsions, des déchiremens, même éloignés. C’est n’avoir donné au corps politique qu’un tempérament débile et maladif. C’est lui avoir préparé de ces infirmités qui affoiblissent ses organes, qui paralysent son génie, qui éteignent ses facultés ; en un mot, qui usent le moral par le physique, et dont la finale est, ou de vives souffrances, ou la langueur et la mort.

8Malheur à l’ame foible, ou à l’esprit inepte qui s’effraye de ces accidens inséparables des grandes crises ; parce qu’il ne connoît, ni le cours ordinaire des choses, ni les maux par lesquels il faut passer, pour arriver au bien. L’entrée et le terme de la vie sont assaillis par la douleur. Ainsi l’a voulu la nature qui n’opère qu’avec effort ; quand sur-tout, tombée dans la caducité, elle ne peut être rappellée à une nouvelle existence que par l’anéantissement de tout ce qui a produit sa dissolution151. Voilà comme toutes les révolutions n’ont offert que des tableaux lugubres et douloureux ; comme à ces époques terribles, la destruction et la mort ont ouvert pour ainsi dire, de leurs mains ensanglantées, les portes de la reproduction et de la vie152. Il semble voir Médée qui, pour rendre la jeunesse au vieil Éson, a besoin de dépecer son corps usé, avant de le rejetter en fonte. De même l’univers ne se renouvelle que par ces ouragans, ces déluges, ces volcans, ces terres englouties, qui, dans le moment, font craindre la dissolution du monde entier153.

9Mais c’est assez sans doute d’avoir à gémir des désastres causés par la primitive explosion, sans les agrandir, en préparant par sa faute des commotions ultérieures. Le législateur instruit, peut donc éviter de grands malheurs, s’il a le courage d’extirper tout-à-coup les fermens destructeurs qui résident, et dans le gouvernement, et dans la nation. Dans le gouvernement, quand il n’est pas indépendant de ceux à qui il est confié. Dans la nation, quand elle recèle dans son sein une quantité d’ennemis publics assez grande, assez influençante, pour agiter, pour égarer, pour tourmenter le peuple. Une loi de Solon ordonnoit, dans les temps de trouble, à tout citoyen de se ranger de l’un, ou de l’autre parti154. Cette loi avoit pour but d’écraser les factieux sous la masse du peuple. Cependant c’étoit une mesure irréfléchie, impolitique et funeste ; puisqu’elle consacroit, qu’elle provoquoit même la guerre civile. Il eût été bien plus sage, au lieu de permettre à la nation de se diviser, et d’exposer le peuple à devenir l’instrument de l’ambition et la victime de l’égarement ; il eût été plus utile et mieux vu de porter une loi d’exclusion contre tout auteur de trouble et de dissention155. Lorsque le peuple ne peut vouloir que le bien, la grande majorité sera toujours de son côté ; et de pareilles lois ne frappent jamais que sur quelques esprits dépravés et inquiets par ambition ou par essence. Êtres d’autant plus dangereux, que, soufflant par-tout le désordre et la confusion, il n’y a ni tranquillité publique, ni sûreté où ils existent. C’est particulièrement dans les temps de révolution, que ces êtres là sont en plus grand nombre156. Ils ressemblent à ces brigands sortis de leur repaire dans le cahos du tremblement de terre de Lisbonne, et achevant de répandre le désordre et la consternation par leur agitation et leurs cris, pour empêcher qu’on se reconnoisse, et pour assouvir plus à leur aise leur atroce rapacité157.

10La contrariété de principes et d’opinions, née de la contrariété de prétentions, devient pour l’ordinaire, à l’origine d’une république élevée sur les ruines d’un long esclavage et d’une corruption invétérée, ce qui retarde le plus l’accroissement, la consolidation de la liberté et la splendeur de l’état. Une révolution politique qui ne doit être autre chose que le recouvrement des droits de l’homme, est exclusivement faite pour le peuple158. Ainsi prétendre ménager ses ennemis, c’est aller contre la première règle qu’il faut suivre. Vouloir concilier des intérêts si opposés, c’est essayer de réunir des élémens contraires, ou plutôt c’est faire absorber l’un par l’autre. Voilà comme à la longue presque toutes les révolutions politiques sont avortées159. Comment les terminer, tant qu’il existe un parti puissant d’opposition qui les entrave, et qui, par une lutte continuelle, ajoute des froissemens à des efforts, des conspirations à des tyrannies, et de nouveaux revers à d’anciennes calamités160 ? À la fin, ou l’on parvient à lasser le peuple, qui, désespérant d’atteindre le bonheur, se livre à des ennemis qui lui promettent quelque relâche ; ou l’on fait éclater ces guerres civiles qui coûtent tant de maux et tant de sang à l’humanité, et qui se terminent presque toujours par l’asservissement, soit que la victoire reste aux royalistes ; soit qu’un ambitieux, après avoir défendu les républicains, ne fasse lui-même servir son triomphe qu’à les enchaîner. À peine voit-on se former dans l’éloignement ces sombres nuages, que la prudence doit s’empresser de les dissiper. Il ne faut pas oublier qu’une constitution ne peut être que le résultat de la volonté générale : car on ne peut lier personne par un contrat, sans son consentement161. D’où il résulte que tout ce qui n’est pas intimement uni à la cause nationale, devient un hors-d’œuvre dans un état. C’est un cancer dangereux qu’il en faut retrancher. C’est l’amputation prompte et indispensable d’un membre gangréné, pour sauver le malade162. Mais des lois répressives et sévères ne produisent jamais l’effet qu’on peut s’en promettre ; sur-tout dans des momens d’orage, où la rigueur donne plus d’extension au mécontentement, plus de ressort à l’intrigue. Dans de telles circonstances, la sévérité même de la justice devient contraire à son but ; parce que la multiplicité des coupables lui prête tôt ou tard une teinte sanguinaire ; ce qui finit par rendre la révolution un tableau lugubre de supplices journaliers, et par conséquent une scène douloureuse et insupportable163. D’ailleurs, les chances d’une révolution offrent tant de contrastes, que le glaive de la loi, dirigé tour-à-tour par les partis dominans, finit bientôt par ne plus être qu’un instrument de vengeance, et souvent l’arme dont la perfidie se sert pour égorger la liberté, pour l’étouffer dans le sang des plus chauds patriotes, placés artificieusement sur la liste des factieux. Leur caractère énergique, s’opposant à toute transaction, il n’est pas difficile au machiavélisme de les désigner comme les seuls obstacles au retour du calme, et de les faire immoler sous le titre d’agitateurs et d’anarchistes164. L’opinion publique est si vacillante pendant le cours d’une révolution, que ce qui étoit vertu la veille, paraît souvent un crime le lendemain ; et la robe sanguinolante de César suffit pour rendre les Romains sensibles à la mort de ce tyran, et pour faire condamner comme des traîtres ceux qu’on venoit d’admirer comme les vengeurs de la liberté et les sauveurs de la patrie165. De-là ces proscriptions et ces massacres qui scellèrent à jamais l’esclavage de la maîtresse du monde. Quelle étoit cette justice des triumvirs, qui ordonnoit froidement de clouer la tête et les mains de Cicéron à cette même tribune où il avoit défendu constamment et avec tant d’éloquence les droits et la vie de ses concitoyens166 ? Quelle étoit cette nation, transformée subitement en cannibales, où des milliers de bourreaux se disputoient l’infâme plaisir d’exécuter ces arrêts exécrables ? Qu’étoit devenu l’enthousiasme du peuple pour la liberté, lorsqu’immobile, il repaissoit ses regards de ce spectacle d’horreurs ? Si la mort est un refuge contre la persécution, elle est aussi ce qui lui donne le plus de force : et l’on a trop long-temps oublié qu’un des principaux appuis de l’usurpation, du trône et de la tyrannie, c’est l’échafaud. Il n’y aurait jamais eu d’oppresseurs, s’il n’eût jamais été permis de se jouer de la vie des hommes167.

11Le premier soin d’un législateur, travaillant à la régénération de son pays, doit donc être de ne pas livrer le peuple aux fureurs des dissensions intestines : et il ne peut les prévenir, qu’en rejetant hors du sein du corps social tous ceux reconnus pour ennemis du nouveau régime. Quand la souveraineté du peuple repose particulièrement dans son unité ; quand son bonheur dépend de sa concorde ; quand la prospérité de l’état ne peut être que le produit du concours de sentimens et d’efforts vers un but unique ; il est absurde de conserver dans l’association civile des hommes qui en contestent tous les principes, qui en détestent toutes les lois, qui en contrarient toutes les mesures168.

12Lors de l’invasion des barbares du nord, qui envahirent le midi de l’Europe ; ces peuples grossiers, n’ayant d’autres vertus que la valeur, d’autre art que celui de la guerre, d’autre politique que celle d’asservir, sentirent néanmoins que, pour assurer leurs conquêtes, ils devoient renoncer aux droits de la victoire, ceux de la force et de la violence, pour se fondre eux-mêmes dans les nations qu’ils avoient subjuguées, en adoptant leur législation, leurs usages, leurs mœurs. Ils conçurent qu’il ne pouvoir pas exister deux peuples différens amalgamés dans un même cercle ; sans perpétuer cet état de divorce, qui met sans cesse les passions aux prises, et les déchiremens à la place de l’harmonie sociale. Ceux donc qui n’ont ni la sagesse, ni la prévoyance des Lombards, des Francs et des Vandales, doivent être exclus d’un état où l’on est décidé à maintenir l’immortelle déclaration des droits, et où l’on doit craindre de la voir quelque jour déchirée par des oscillations successives et continuelles169.

13Ces êtres empestés ont des symptômes qui les font assez reconnoître. Ce sont ceux qui, intéressés à la ruine du peuple, dont ils sont en possession de dévorer la substance, lui tendent des pièges quand ils ne peuvent le fouler à leurs pieds ouvertement ; ceux qui ne travaillent qu’à avarier l’esprit public, en cherchant à substituer les passions aux principes ; ceux qui aiguisent dans l’ombre des poignards, pour en armer chaque citoyen et les faire s’entr’égorger ; ceux qui ont recours aux plus noires machinations, pour indisposer le peuple contre le gouvernement ; ceux qui, abusant de l’influence et des moyens que peuvent leur fournir, ou l’exercice du pouvoir, ou la jouissance d’une grande fortune, déversent à pleines mains les calamités et la misère sur la nation, pour qu’elle en accuse le nouvel ordre des choses, et que dans son égarement, elle se porte à tout culbuter ; ceux qui, pour donner de la consistance aux factions, reportent sans cesse les yeux du public sur des individus, et font ainsi perdre de vue la patrie ; ceux, en un mot, qui, pour décrier plus efficacement la révolution, recueillent tous les événemens désastreux, dont le plus souvent ils sont les auteurs cachés ; et en tracent des peintures hideuses, afin d’effacer jusqu’au souvenir du bien qui a été opéré170. C’est par cette marche perfide que l’ambition et l’intrigue ont plus d’une fois obtenu des succès ; parce que les citoyens, harcelés et trompés, passent du dégoût au mécontentement ; ce qui prête encore plus de force à la malveillance, en lui donnant plus d’espoir, et par conséquent plus d’activité.

14L’opinion publique est le ressort des gouvernemens libres, ressort qui se relâche dès que la confiance n’existe plus ; ce qui amène l’anarchie, et couvre l’état de plaies profondes et désastreuses171. Les passions s’exaspèrent, les partis se forment et se froissent, la fraternité disparoit ; on ne s’entend plus, on ne se communique plus ; ou bien l’on ne se rapproche que pour se coaliser pour son avantage particulier, contre l’intérêt public : les chefs enhardis se montrent et se prononcent hautement : s’ils parlent des droits du peuple, c’est pour mieux s’en saisir, en l’endormant sur les bords du précipice ; s’ils invoquent la patrie, c’est pour arriver jusqu’à elle, et l’assassiner plus sûrement. On ne peut identifier des élémens hétérogènes, et leur amalgame ne produit qu’une sorte d’explosion, prolongée jusqu’à l’entière extinction de ceux plus foibles ou moins actifs. Malheureusement, l’expérience atteste que tel a été le dénouement du plus grand nombre des révolutions, et plus souvent encore le terme des républiques. Que de maux, pour n’avoir pas retranché du corps social des hommes si peu à regretter, lorsque ce sont les êtres les plus corrompus et les plus incorrigibles ! Leur exil eut assuré sans secousses l’affermissement de la liberté, il eut épargné la perte et la vie de plusieurs milliers de citoyens vertueux et utiles. La régénération d’un peuple ne peut être que le résultat de son épuration, par laquelle ceux qui restent n’ont plus qu’un même esprit, une même volonté, un même intérêt, la jouissance commune des drois de l’homme, qui constitue le bien-être de chaque individu172.

15Cependant cet ostracisme serait une mesure insuffisante après la fondation d’une république, si l’on oublioit de restreindre par la législation même les causes qui motivent son application. C’est toujours du centre du gouvernement que, dans un état constitué, partent les premières atteintes qu’on lui porte ; soit parce que les hommes revêtus d’un pouvoir quelconque peuvent faillir, et compter davantage sur l’impunité ; soit parce que l’exercice de ce pouvoir est un aiguillon de plus des passions, dont il devient difficile de se garantir173. L’art est donc de rechercher la meilleure organisation des autorités constituées pour les rendre telles, qu’elles reçoivent toute leur direction de la loi exclusivement, et jamais de ceux qui n’en sont que l’organe. Cet art peut même être plus aisément atteint dans une démocratie, dont l’égalité forme l’essence, que dans un empire où les privilèges exclusifs, l’exercice perpétuel des fonctions publiques, leur vénalité, et la richesse mise au premier rang des avantages sociaux, sont autant d’obstacles qui empêchent d’établir un juste équilibre dans l’état. On peut, sans doute, regarder comme un grand problème politique celui proposé par J.J. Rousseau : (Trouvez une forme de gouvernement qui place la loi au-dessus de l’homme ?) lorsqu’on est arrivé jusqu’à ce jour sans en présenter la solution : mais il ne faut pas croire pour cela que ce problème doive être comparé à celui de la quadrature, ainsi que le prétend ce philosophe174. Car, pour justifier cette opinion, il serait nécessaire de prouver que tous les points de la question ont été développés, médités, comparés, précisés, réduits à cette analyse exacte qui seule procure une décision concluante. Il est certain, au contraire, que le petit nombre de publicistes qui se sont sérieusement occupés de cette importante question, ont eux-mêmes porté dans leurs recherches les préjugés et les erreurs de leur siècle. Eh comment seraient-ils arrivés à la vérité, en marchant éclairés par le flambeau des prestiges monarchiques ou aristocratiques ; et quand ils n’ont jamais apperçu dans un état que des rois, des protecteurs, des nobles et des riches175 ? C’est la faute commise par Locke, auteur de la législation de la Caroline, qui a servi de typpe à la constitution manquée des américains, quoiqu’ils eussent pour exemple les hollandais devenus les esclaves d’un protecteur, d’un stathouder176. Le peuple et le gouvernement n’ont plus ni force, ni existence, quand on est réduit à demander l’appui d’un citoyen, soit pour repousser un ennemi extérieur, soit pour comprimer des factions intestines : c’est opposer un rival à un rival ; c’est se jeter dans les bras d’un ambitieux pour prévenir une usurpation ; c’est, en un mot, mettre un dominateur à la place de la liberté : quelle que soit sa conduite, le danger n’est pas moindre. Si, pour enchaîner sa patrie, César a recours à son armée, Pompée ne devient pas moins redoutable en s’attachant le peuple et le sénat par le licenciement de ses soldats : celui-ci est plus politique, l’autre plus audacieux ; l’un captive la confiance de Rome en congédiant ses légions avant d’y entrer, l’autre s’en rend maître en y arrivant à la tête de ses troupes177. Ainsi, que l’hypocrisie ou la violence, que la foiblesse d’une nation ou la hardiesse d’un usurpateur détruisent la liberté ; c’est toujours le même résultat, toujours des ruisseaux de sang pendant la crise, et une chaîne incommensurable de calamités et de vexations une fois que la tyrannie est consolidée. Le gouvernement où un seul homme commande, est positivement contraire au but des associations politiques, qui veut une distribution égale de la justice entre tous les membres du corps social : or, cette condition essentielle ne peut jamais se rencontrer dans un gouvernement dont le chef, par les droits qu’on lui confère ou qu’il envahit, devient diamétralement opposé aux intérêts du peuple, et se trouve en même temps juge suprême dans sa propre cause178. Il en est du protectorat comme de la monarchie tempérée, ce sont des expressions qui présentent un sens absolument contraire à la réalité de ce qu’elles expriment ; et ceux qui s’en servent se laissent les premiers abuser par des mots. Ainsi Montesquieu parloit de la monarchie tempérée de la France, sous le règne du plus absolu despotisme179. Encore une fois, car on ne peut trop le répéter, le vrai, le seul protecteur de la liberté, c’est le peuple à qui elle assure la prospérité, et qui, uni pour la maintenir, est toujours sûr de la conserver ; au lieu que confier ce soin à une autorité distincte de la masse du peuple, c’est compromettre sa souveraineté, en le livrant à la merci d’une volonté qui n’est plus la volonté générale ; c’est se précipiter dans l’esclavage avec l’intention de l’éviter. J. J. Rousseau et Mably ont suivi les mêmes erremens dans leur projet de gouvernement pour la Pologne, et ce reproche est commun à tous ceux qui ont travaillé en politique jusqu’à l’époque de notre révolution180. Quoi ! c’est dans ce qui intéresse le plus essentiellement le bonheur de l’homme, qu’il a si rarement montré cet esprit créateur qui lui faisant dédaigner d’être un copiste médiocre, l’élève au-dessus des autres, parce qu’il ne prend pour guide que son génie et la nature ! Lycurgue va étudier en Crète les loix de Minos, et la constitution des Lacédémoniens n’en est qu’une copie à quelques changemens près. Solon parcourt toute la Grèce, et compose son code des meilleures loix, qu’il apprend à connoître dans le cours de ses voyages. La république de Platon n’est qu’un résumé des gouvernemens qui existoient alors dans ces contrées ; et les écrits politiques d’Aristote sont un tissu de toutes ces fausses idées sur la suprématie stratocratique, la magistrature privilégiée, la prééminence de la fortune, et la nullité du peuple constamment professée, et constamment fatale à la liberté, en la laissant sans appui propre à la défendre et à la maintenir181. Certes, il n’y a point à s’étonner, si des états organisés d’après des principes si peu conformes à la vraie théorie du gouvernement républicain, ont toujours fini par devenir la proie du despotisme. Mais qu’on n’annonce pas leur asservissement comme un malheur qui attend tôt ou tard les états libres ; tandis que ce malheur n’est et ne peut être que l’effet de leur constitution vicieuse. Ce sont-là de ces erreurs qu’il faut combattre avec d autant plus de force, qu’elles contribuent beaucoup à réaliser leurs inductions ; soit parce que publiées par des hommes célèbres, ces opinions paraissent une autorité imposante, qu’on n’ose ni réfuter, ni examiner ; soit parce qu’elle jettent le découragement parmi le peuple, en ne lui réservant que le sort le plus déplorable ; soit enfin parce qu’elles relèvent l’audace de la tyrannie et de l’ambition, en paraissant les consacrer.

16Tous les états, dit Machiavel, sont partagés entre deux factions qui naissent de ce que le peuple craint d’être opprimé par les hommes puissans, et de ce que ceux-ci tendent toujours à maîtriser et à fouler le peuple. Machiavel a parfaitement trouvé la cause du mal ; et un ami de l’humanité, loin de prostituer ses conseils aux usurpateurs et aux despotes sanguinaires, se serait déclaré pour le parti de la justice ; et eût employé toutes ses veilles à le soustraire à tant d’horribles persécutions182. Au lieu d’apprendre à l’ambition les moyens d’assouvir cette fureur de dominer, il devoit dire aux nations : il n’y aura ni paix, ni félicité sur la terre, tant que vous souffrirez parmi vous des hommes puissans à quelque titre que ce puisse être, même à celui de la vertu. Il donnoit une grande leçon aux peuples libres, ce citoyen d’Athènes, qui répondit à Aristide : Je suis ennuyé de t’entendre par-tout nommer le Juste183. La multitude est tellement portée à l’enthousiasme et à la reconnoissance, qu’elle tient compte souvent de n’avoir point eu à gémir des maux qu’on pouvoit lui faire. Quiconque est dans un poste éminent, ou qui s’est acquis de la célébrité ou du crédit, peut, avec la seule apparence d’un zèle ardent et d’un amour sincère pour le bien, inspirer aisément une confiance sans bornes ; et pour peu qu’il ait de talens et d’adresse, il profite de l’ivresse générale pour amener insensiblement le peuple à se relâcher des principes. Une première infraction ouvre la porte à tous les abus. Scipion-Émilien, nommé consul par enthousiasme, et contre le vœu de la loi, devint pour les ambitieux un exemple qui ne tarda pas à ébranler les fondemens de la République. Toute nation qui se passionne pour les individus, se livre elle-même à discrétion184. Remarquez que dans les empires gouvernés par un seul homme, jamais on ne fut plus rapproché de l’esclavage absolu, qu’après le règne d’un prince qui a montré quelques bonnes qualités ; parce qu’entièrement dévoué à celui-là on donne toute la latitude imaginable à son autorité ; et l’on ne songe pas qu’on va se réveiller au premier jour chargé de fers, sous le règne vexatoire de ses successeurs. Tels sont les dangers de la puissance individuelle et suprême ; que si par hazard elle se trouve unie à la vertu, c’est pour en rendre les suites compressives et meurtrières. Le souvenir de quatre ou cinq potentats, tels que Titus et Marc-Aurèle, qui ont permis aux nations de respirer, pour mieux les façonner au joug, leur inspire cette patience et cette soumission qui ensuite prête tant d’audace et tant d’activité à la tyrannie. Ainsi la clémence d’Auguste, quoique tardive, a préparé les Romains à supporter jusqu’à la fin les excès de Tibere, et trop long-temps, sans doute, les atrocités de Néron et de Calligula. Ainsi la bonhommie si astucieusement vantée de Henri IV a fait que le Français a souffert, sans se plaindre, près de trois siècles d’oppression la plus révoltante185. On commet donc une grande faute en politique, quand on juge de l’avenir par des circonstances du moment186 ; quand on apprécie l’organisation d’un gouvernement d’après le mérite de ceux à qui son action est confiée. Dans cette hypothèse, on n’a aucune donnée sure, et l’on ne peut tirer que cette conséquence : c’est que la constitution, étant susceptible de recevoir sa direction des événemens et des fonctionnaires publics, tandis que c’est à elle à leur imprimer son caractère et sa propension, il résulte de cette foiblesse une versatilité dans le gouvernement qui le rend multiforme, précaire, et destructible à volonté. On doit conséquemment élaguer du systême social, tout ce qui peut faciliter à quelques hommes de se trouver, par le fait et au mépris des principes démocratiques, en opposition avec les droits du citoyen et les loix établies. C’est de là que naît cette division liberticide qui partage une nation entre un petit nombre de dominateurs, et la majorité asservie.

17Ces dominateurs, dont la cupidité et l’insolence sont les moindres défauts, qui n’ont de grand que ce titre qu’ils usurpent avec toutes les autres prérogatives, qui sous tous les gouvernemens, vampires du peuple, sont toujours disposés à pouvoir tenir sur sa tête un glaive suspendu, tendent éternellement dans les démocraties, à s’emparer de l’autorité, soit pour eux-mêmes, en transformant l’état en oligarchie, ou en aristocratie ; soit pour un usurpateur ou un roi, dont ils deviennent les courtisans comblés de faveurs, de privilèges, de distinctions et de richesses. Qu’on ne s’étonne donc plus, lorsque cette caste d’hommes a toujours surnagé dans les révolutions ; et toujours primé dans les états anciens et modernes, si les gouvernemens ont conduit tous les peuples au despotisme, dont le règne est presque continu. Car une fois établi, s’il perd quelque portion de son pouvoir qui lui est en certain temps disputée par l’ambition de ces mêmes hommes ; il sommeille et il attend ; tandis que le peuple gémit alors, opprimé par une double tyrannie. Le moment est-il venu ; la royauté tend une main perfide à la nation, pour faire un effort commun contre ses rivaux : et à peine sont-ils abattus, qu’elle se ligue avec eux contre le peuple, instrument et victime de ses malheurs. C’est ce qui arriva en France, lorsque le royalisme s’est élevé sur les ruines de la féodalité. C’est ce qui s’est passé de nos jours en Suède, lorsque Gustave s’est ressaisi du pouvoir législatif, dont les nobles s’étoient emparés187. De sorte que la tyrannie éternellement la même pour les nations, circule dans un cercle d’hommes, dont la prééminence usurpée plane sur l’univers ; qui se regardent les maîtres exclusifs de tout ; et qui, s’ils se divisent pour le partage de leurs jouissances, restent néanmoins étroitement unis sur ce point : l’asservissement du peuple.

18De l’expérience de tous les siècles, il faut conclure que la sureté, la paix, la prospérité de tous et la liberté civile dépendent des justes bornes qui seront posées par l’égalité elle-même. Cependant peut-on se promettre de contenir, dans une république, les passions humaines qui ont tant de véhémence dans les empires absolus ? Mais pourquoi y acquièrent-elles cette force ? c’est que loin d’y être réprimées, par elles seules on parvient et l’on réussit. Au reste, il s’agit moins de les comprimer, que de les prévenir, que d’extirper les germes qui les font éclore, que d’écarter les occasions qui les développent, que de briser le ressort de la séduction qui est le principe de tous les maux qui affligent le corps social. C’est positivement dans les républiques que ce grand changement devient praticable, puisqu’il n’est admissible qu’aux lieux où la vertu reprend son empire ; où elle est honorée ; où, associée au talent, elle obtient l’estime et la confiance publique188. Aussi ne fut-ce jamais que là qu’on put admirer tout ce que la générosité, le dévouement, l’héroïsme savent inspirer de plus grand, et tout ce que l’imagination et l’industrie ont enfanté de plus beau.

19L’autorité et la fortune ; voilà les deux principaux véhicules de la séduction. C’est donc là qu’il faut porter la perfectibilité de l’organisation sociale. Car c’est de là que naissent ces deux classes de citoyens : les puissans et les foibles ; les opulens et les pauvres ; ce qui devient dans un état populaire, une source de divisions et de déchiremens liberticides. Il faut que la richesse comme le pouvoir, tendent constamment à la répartition la plus égale. La considération est le prix du mérite ; et la fortune le fruit du travail. Nul citoyen, à son entrée dans la vie, ne peut les avoir acquises, ni avoir perdu la faculté de les acquérir189. Autrement les droits naturels de l’homme sont altérés dans leur principe ; et l’institution sociale porte en elle-même le germe de sa destruction, quand elle n’est pas ordonnée de manière à ramener sans cesse l’équilibre dans toutes ses parties. Il n’y a plus de souveraineté nationale, dès que le corps social ne forme pas unité ; et le corps social est scindé, dès qu’il existe des prérogatives partielles, et des jouissances exclusives.

20Ce qu’il y a de plus étrange, c’est que ce systême révoltant est en partie l’ouvrage des philosophes, et du mépris dont ils ont couvert la multitude. Aristote ne la désigne jamais que par cette dénomination insultante : Populace ignorante. Ce langage est bien digne d’un précepteur d’Alexandre190. Mais vous qui dédaignez le peuple à cause de son manque de lumières, vous étiez encore beaucoup plus ineptes que lui, lorsque, loin de concevoir la possibilité de l’instruire, vous mettiez, au contraire, un obstacle invincible à ses progrès, en le vouant à une abjection étemelle. Il est né, dites-vous, pour obéir. Sans doute, aux lois ; mais non pas aux hommes : et ce n’est qu’après l’avoir tenu dans un état d’abrutissement, qu’il s’est livré de lui-même, comme un vil troupeau, à la tyrannie. Mais allez étudier la nature chez les nations sauvages ; et voyez si, au sein de ces peuplades que nous appellez barbares, la majeure partie de l’espèce humaine paraît être destinée à gémir sous le despotisme de quelques hommes. Écoutez ce sauvage dont parle Montagne, et qui ne pouvoit concevoir ce délire de l’oppression qui permet à certains individus de commander arbitrairement à leurs semblables, et d’être entourés de lâches courtisans, de bas flatteurs, de valets, d’espions, d’esclaves qui se persécutent, qui s’égorgent au premier mot, au moindre signe de leur maître191.

21C’est à la nature elle-même, qui a si grandement diversifié nos qualités morales et physiques, à déterminer les succès de chacun. En attribuant à tous des droits égaux, elle ne peut admettre d’autres restrictions que celles qu’elle a fixées. C’est cette variabilité de capacité et de talens, qui maintient l’égalité civile, en accordant au fils telle qualité qu’elle a refusée à son père, et qui établit l’unité par le besoin que chacun a des facultés réparties entre les autres membres de la société. De-là, ce concours d’émulation, de vues, et d’entreprises, qui fait valoir tous les genres de moyens, et qui met chaque individu à sa place. De-là, toutes les professions utiles devenues honorables ; tous les citoyens sentant leur dignité, s’appréciant à l’envi, et jaloux de mériter la confiance publique ; tous enfin unis par l’amour de la patrie, qui absorbe l’égoïsme en le rattachant au bien public192.

22Ces vérités avertissent de s’appliquer particulièrement à bien combiner la nature des pouvoirs ; car c’est d’eux que dérivent cet ascendant personnel et ces richesses scandaleuses qui détruisent conjointement la liberté et l’égalité. La corruption est un poison aussi subtil que funeste. Où règne le despotisme, elle transforme les hommes ou en esclaves, ou en sbires, ou en assassins ; et dans les républiques, elle en fait des égoïstes, des ambitieux, des traîtres, des factieux, et des usurpateurs.

23C’est ici qu’il faut prendre Lycurgue pour modèle, qui, ayant à régénérer une nation pervertie, l’arracha tout-à-coup de la fange des passions déréglées, des vices et du crime, par une législation impérative et propre à rattacher inviolablement le cœur et l’esprit à toute la sévérité des principes193. Quand la gloire de servir la patrie, et d’être utile à ses concitoyens, obtiendra exclusivement la considération publique ; quand le mérite éprouvé fixera seul les regards ; quand le travail sera un devoir généralement imposé, et l’unique moyen de se procurer les agrémens de la vie ; quand les fonctions publiques, loin de paraître une proie pour la cupidité et l’orgueil, seront redevenues une tâche épineuse qui, remplie avec zèle, rendra plus estimable ; qui, négligée, ou manquée, couvrira d’un opprobre étemel ; quand une justice irréfragable repartira, entre tous, les droits de l’égalité ; quand ce ne sera plus tel genre de talent qu’on honorera davantage, mais la supériorité du talent dans tous les genres ; quand tout ce qui est illicite sera repoussé avec indignation, tout ce qui est vicieux, couvert de mépris, tout ce qui est criminel, abhorré ; en un mot, quand l’homme cessant d’être, ou un ambitieux plein d’audace, ou un esclave plein de lâcheté, ne connoîtra plus que la fierté du républicain, et ne sera plus mu que par des sentimens de cordialité et de fraternité ; c’est que sa législation aura enfin cette conformité nécessaire avec les vues de la nature, qui a constitué l’homme de manière à ne trouver le vrai bonheur que dans la satisfaction qu’il éprouve, en le répandant autour de lui194. Quiconque a perdu sa liberté, dit Homère, a perdu la moitié de son ame. Il n’a donc plus qu’une demi existence ; il n’est donc plus dans son état naturel195. Et si cette dégradation se perpétue jusqu’à l’époque de la civilisation la plus achevée, c’est que la violence secondée par la compression d’un gouvernement despotique, force la raison éclairée à souscrire long-temps encore à ce qui ne fut que l’ouvrage de l’ignorance et de la barbarie. Quoi ! le sauvage conserve sa liberté sans altération, et l’homme qui a agrandi ses connoissances, qui a perfectionné son jugement, qui a appris à distinguer la vertu d’avec le crime ; la dignité de son caractère d’avec l’infériorité des autres espèces, et l’honneur d’avec la turpitude ; qui a acquis, par l’usage de la sociabilité, cette aménité dans les mœurs, qui le rend encore et plus sensible et plus généreux, serait incapable d’assurer sa liberté et son bienêtre ! Cet écart de la nature, dans l’état de civilisation, n’est même pas présumable ; car jamais le dernier degré de perfection ne peut produire ce qui tend à l’anéantir. C’est cette perfection, au contraire, qui détermine et qui scelle la chûte de la tyrannie ; et si tant de révolutions ont échoué, c’est qu’elles ont éclaté dans des temps où l’ignorance étoit universellement le partage des hommes. Infortuné Barneveldt ! tu parles au quinzième siècle, en faveur de la liberté, comme si l’on eût pu t’entendre ! aussi ton érudition et ton dévouement passent-ils aisément aux yeux de l’ignorance pour des crimes, et ton arrêt de mort est prononcé196. À peu-près à la même époque, les frères Wits veulent venger sa mémoire, et délivrer leur patrie d’un ambitieux qui menaçoit de l’asservir. Ces dignes républicains crurent pouvoir agir chez un peuple grossier, et dégradé par un esprit mercantille, comme à Sparte et à Rome, dans les beaux jours de la liberté : mais ces défenseurs des droits des citoyens furent massacrés par les intrigues du prince d’Orange, qui eut l’art de les accuser de tous les maux que ses propres manœuvres attiraient sur la Hollande197. Certes, si le peuple eût eu plus d’expérience et plus d’instruction, le machiavélisme de ce tyran ne l’eût pas trouvé si crédule : il eût été préservé de la servitude dans laquelle l’a bientôt précipité l’autorité stathoudérienne ; et il n’auroit eu, ni à se reprocher, ni a gémir d’avoir immolé ses plus sincères amis.

24Au surplus, cette malheureuse révolution de la Hollande sert à démontrer combien la trop grande étendue des pouvoirs a des conséquences funestes, et pour le repos, et pour la liberté des nations. C’est delà que naissent ces fatales agitations, qui scindant le peuple, parce qu’il prend toujours parti pour et contre, détruisent sa souveraineté par sa désunion. Il arriva de la chûte des Wits, jouissant aussi d’une grande portion d’autorité, ce qui résulta de la mort de Pompée ; c’est que ce Guillaume, à qui resta le champ de bataille, non-seulement fut réintégré de suite dans toutes ses charges ; mais encore cumula, sur sa tête, toutes celles de ses ennemis terrassés198. Dès-lors, la puissance d’un seul ne trouvant plus rien pour l’arrêter, ni pour la balancer ; elle devint suffisante pour tout engloutir. Voilà quelle sera toujours l’issue de toutes ces factions qui prennent leur origine, leur force, et leur activité dans l’influence personnelle, et dans la jalousie inhérentes aux autorités démesurées.

25Les factions, qui, au sein de l’esclavage, ont quelquefois culbuté la tyrannie ; comme celles de Thrasybule à Athènes, et de Pélopidas à Thébes ; les factions ne peuvent être que mortelles chez les nations qui jouissent de la liberté et de l’égalité. Uniquement utiles aux passions de quelques particuliers ; elles sont l’indication de vues ambitieuses ; mais, couvertes d’abord du masque du patriotisme, elles égarent, elles remuent, elles exaspèrent, elles divisent le peuple ; elles le plongent dans un tel délire, qu’il finit par se déchirer de ses propres mains, pour la cause des partis qu’il embrasse ; sans s’appercevoir, dans sa fureur, qu’il s’égorge pour se donner des maîtres199.

Romains contre Romains, parens contre parens,
Combattoient seulement pour le choix des tyrans 200.

26Si la soif d’une domination exclusive et absolue n’est pas toujours ce qui donne naissance au parti d’opposition ; à mesure que la lutte se prolonge, l’ambition se réveille et se développe. On se relâche de la sévérité des principes ; parce qu’on a besoin de flatter tous les vices, auxquels on ne peut s’associer, sans oublier ses devoirs. C’est Sylla qui se déclare contre Marius, et qui, sous prétexte d’abattre la puissance oppressive de ce consul, n’offrit plus à Rome que l’esclavage, de quelque côté que la victoire voulût se fixer. Cet ascendant impérieux qu’obtiennent certains particuliers, se puise tour-à-tour, et dans l’étendue du pouvoir, et dans la prolongation de son exercice. C’est pour avoir continué le consulat pendant cinq ans à ce Marius, qu’on lui permit d’en abuser, et de devenir un oppresseur201. L’égalité est détruite, et dès ce même jour il n’existe plus de liberté ; quand un citoyen s’est créé une telle puissance d’opinion, qu’on le regarde non-seulement comme nécessaire à la splendeur de l’état ; mais aussi comme exclusivement capable d’occuper les postes les plus importans. Car c’est alors qu’on soumet l’autorité à celui qui doit au contraire lui être rigoureusement subordonné. Aristide fut plus d’une fois effrayé de voir qu’il pouvoit maîtriser les suffrages par la seule force de l’éloquence. Il savoit que l’ambition se rattache aux succès de la vertu, pour atteindre son but avec plus de certitude et plus de célérité. Il semble qu’il découvrait dans le lointain ce Périclès qui ne fit usage de ses talens oratoires que pour forger des fers à sa patrie202. On est trop rarement en garde contre les hommes qui se mettent sans cesse en avant, avec l’intention bien marquée d’attirer sur eux les regards du peuple. Celui qui sert la patrie avec le plus de zèle, n’est pas toujours celui qui fait le plus de bruit. Caton agissoit fortement et parloit peu. Brutus frappe un tyran dans le silence ; et Antoine court à la tribune des harangues pour égarer le peuple, et il y réussit203. Quel que soit le mérite de ceux qui affectent de se montrer beaucoup ; il faut craindre qu’ils deviennent assez grands pour empêcher qu’on puisse voir au-delà. Si leur dévouement est sincère ; qui répondra des intrigans qui s’avancent en les suivant pas à pas, afin de se trouver à leur tour sur la première ligne ? Ceux-ci n’attendent même pas que la vertu unie au talent ait fourni sa carrière : ils l’éclipsent par une audace qui en impose ; parce qu’on la prend pour de l’énergie. Sont-ils parvenus au rang des meilleurs citoyens, à force de perfidies et de noirceurs ? ils les perdent, ils les renversent, ils s’élèvent sur leurs débris ; et l’on a vu ce même Périclès, réussir à usurper le pouvoir suprême, en se faisant un marche-pied des Cimon et des Thucydides204. Qu’on ne sacrifie donc jamais les principes aux individus : et jamais on ne sera exposé à ces événemens liberticides. Une fois qu’une constitution a établi l’équilibre social sur des principes positifs ; aucune circonstance, aucune raison, aucuns sentimens ne peuvent et ne doivent déterminer à y apporter la plus légère altération. Les principes émanés de la raison, de la justice, et de la vérité sont de tous les instans ; parce qu’ils consacrent invariablement les droits et le salut de la multitude. Aussi deviennent-ils éternellement le point d’attaque de l’ambition, qui, pour détruire ceux-là, y substitue les prestiges d’une imagination délirante, et d’un cœur pervers et blasé. De-là cette contradiction entre les principes mêmes ; pour avoir confondu dans les momens d’illusion ce qu’on a cru pouvoir accorder aux citoyens en particulier, avec ce qu’on doit à la sureté de l’état, et au bonheur de tous205. Celui, quel qu’il soit, dit Aristote, qui, dans une république, travaille à devenir trop puissant, se rend coupable 206. Le peuple qui méconnoît, ou qui oublie cet apophthegme politique et moral, consent lui-même à perdre sa liberté ; puisqu’il brise sa principale égide, en renonçant à l’égalité. Mais si, tenant ferme aux principes de la pure démocratie, il est impossible à qui que ce soit, de devenir assez influençant pour tout conduire à son gré ; ni assez riche pour tout corrompre ; alors, on aura trouvé le secret du gouvernement, tout-à-la-fois le plus parfait et le plus stable ; et ce secret est simple : car il se réduit à empêcher qu’il n’y ait dans l’état ni indigens, ni riches ; ni homme exclusivement honoré, ni injustement avili207.

27Le premier arrêt à poser est une proportion des autorités, tellement exacte, qu’étant destinée à communiquer l’action dans un espace qui leur est relatif ; elles ne puissent aller plus au-delà qu’en deçà de leurs limites. Par cette mesure la hiérarchie nécessaire pour régler et pour assurer le mouvement, conserve sa force égale dans toutes ses parties, sans résistance, sans obstacle, sans interruption locale, sans lenteur partielle, sans précipitation froissante, sans brisement. Cette justesse de proportion dérive principalement des élémens bien combinés de ces autorités, et de leur nombre indispensable ; ce qui doit être calculé d’après les règles du mouvement, qui sont l’impulsion, la régularisation ou précision, et l’exécution ; ce qui répond à ces trois graduations : centre, intermédiaires, extrémités. Le surplus devient exubérant, inutile, entravant, parasite208. Il n’y a rien de plus funeste dans un gouvernement, comme la création de fonctions publiques qui ne sont pas d’une utilité positive. Ces institutions rendent le corps politique semblable à un corps humain qui seroit tout couvert de bras et de jambes. Ce n’est qu’une profonde ignorance ; et plus souvent encore, que l’ambition, l’orgueil et la cupidité qui font imaginer d’établir des fonctions qui n’ont d’autre objet que de favoriser ceux à qui on les confère. Ce sont des hors-d’œuvres, ou plutôt une proie qu’on livre à toutes les passions. Ces places donnent le spectacle dangereux de l’inertie et du faste, où l’on ne doit voir qu’activité et dévouement à la patrie. Ainsi elles pervertissent par le mauvais exemple : elles embarrassent la marche du gouvernement par leur inutilité ; elles épuisent l’état en dévorant sa substance. Il faut aussi déterminer, suivant les mêmes données, la quantité des membres composant les autorités ; et la durée de leur exercice. C’est cette fixation faite avec discernement qui met un double empêchement, et à cette considération personnelle et absorbante qui s’attache à ceux qui jouissent trop longuement du pouvoir, et à ces fortunes colossales, recueillies clandestinement par la cupidité, quand placée au centre des tentations elle trouve le temps de se satisfaire.

28Tout ce qui est extrême est hors des calculs fixes de la nature ; de sorte qu’elle n’a rien formé qui puisse s’y appliquer, sans dépasser pareillement toutes les bornes. Ainsi un pouvoir absolu devient tôt ou tard un pouvoir tyrannique ; parce qu’au-dessus de toutes les règles, il outre nécessairement toutes les mesures. De même aucun homme n’étant organisé de manière à exercer le pouvoir absolu, contraire à tous les droits de la nature, et qu’on peut appeller un monstre en politique ; celui qui s’en trouve investi, a déjà fait un si grand écart, qu’il n’est plus capable de rien. Car tandis que son élévation excessive communique naturellement à son cerveau l’effet d’un tournoiement ; d’un autre côté, il est écrasé, en portant sur sa tête, dans cet état de foiblesse, ou plutôt de délire, un fardeau qui surpasse toutes les facultés morales et toutes les forces physiques. Aussi, chose étrange ! c’est que personne ne gouverne moins que ces êtres tout-puissans, entourés, servis et obéis à l’envi par des légions de complaisans, de ministres, de favoris, si lâchement esclaves, qu’ils ne laissent même pas à leur maître la jouissance d’un désir. Celui-ci ne réserve pour lui que la représentation et la satiété des plaisirs. Ces dominateurs deviennent des fantômes qui, semblables au Grand Lama, n’en imposent, que parce qu’on les voit de si loin, qu’il est impossible de distinguer ce que c’est209.

29L’exercice trop prolongé du pouvoir, tombant dans un autre genre de disproportion, offre des inconvéniens dont les suites sont très-funestes. Se perpétuer dans les fonctions publiques, c’est rompre le niveau de l’égalité ; c’est monter le premier degré qui conduit à l’aristocratie, puisque c’est amener le peuple à consentir qu’il y ait des citoyens particulièrement chargés de gérer les affaires de l’état. La véritable essence de l’autorité, la seule qui la conserve tempérée, est celle qui la rend collective, élective, alternative, et momentanée210. Collective :

Car ce n’est pas régner, qu’être deux à régner 211;

30suivant l’expression de Cǫmeille ; et Voltaire a dit dans le même sens :

Non, non, l’autorité ne veut point de partage212.

31En effet, plus on la divise, plus elle s’atténue ; vu que ce qui est réparti entre plusieurs, n’est la propriété d’aucun d’eux séparément. L’envie d’agrandir sa possession, et la manie d’en disposer au gré de ses caprices, sont détruites par le choc des volontés diverses, et se fondent dans les débats, d’où sort pour l’ordinaire une délibération réfléchie. On remarqua que la tyrannie devint moins violente, quand Dioclétien eut réglé qu’il y aurait deux empereurs qui régneraient conjointement. Mais plus contrariés qu’affoiblis, par le concours de deux personnes seulement dans la participation d’une puissance gigantesque, et n’étant même pas liés par la force du gouvernement, comme à Lacédémone ; ces deux empereurs ne s’accommodèrent pas long-temps de cette jouissance indivise et gênante. Ainsi toujours placés au-dessus des lois, et arbitres suprêmes des destinées de l’univers, Galère et Constance, en adroits politiques, transigèrent ensemble pour restituer à leur autorité personnelle toute sa plénitude. Ils imaginèrent un partage plus conforme à leur ambition : ils convinrent de faire deux états de l’empire du monde ; afin que chacun pût exercer arbitrairement son pouvoir dans le cercle de sa domination ; d’où il résulta que ce pouvoir acquit plus d’intensité que jamais, par l’effet même de cette restriction : car on vit bientôt cet empereur Galère pousser l’orgueil et le despotisme assez loin, pour ordonner qu’on l’adorât, et le peuple déjà assez abâtardi pour y souscrire213. En vérité, on ne sait si l’on doit être plus indigné de l’audace des tyrans, qu’effrayé de l’état de dégradation où il leur est possible de précipiter l’espèce humaine !

32La conséquence de ces principes est que le nombre des membres composant une autorité constituée, doit se calculer d’après l’étendue de puissance déléguée à cette autorité, afin que sa force lui reste toute entière, en s’annullant pour les fonctionnaires, dont l’influence diminue naturellement, à proportion du nombre de leurs collègues : car, à mesure qu’il s’agrandit, le concours des lumières, des moyens et des efforts devient aussi plus considérable ; ce qui établit un balancement régulateur, au centre même de chaque autorité. De cette manière, on obtient la solution du problème proposé par J.J. Rousseau214 ; en n’attribuant à qui que ce soit, plus de pouvoir qu’à la loi ; ou plutôt en y soumettant tout fonctionnaire public en particulier, par leur dépendance réciproque ; lorsque leur existence politique est inhérente à leur réunion, et que, séparés, il ne sont rien. On n’a peut-être pas encore fait assez d’attention à la prépondérance personnelle que donne une autorité qui suit par-tout celui qui en est revêtu : de sorte qu’il est en fonctions en tout temps et en tous lieux ; tellement que les actes de sa vie privée prennent le caractère d’actes publics. Voilà ce qui fait plus redouter, qu’estimer le fonctionnaire ; parce que l’exercice du pouvoir, recevant autant de nuances qu’il éprouve de passions, l’autorité devient dans ses mains, aussi compressive que versatile. Et c’est la faculté d’agir arbitrairement qui facilite ces usurpations graduelles, par lesquelles on arrive à l’envahissement définitif du pouvoir absolu. Mais quand chaque individu se trouve confondu dans une multitude, et ne peut se faire distinguer que par des talens et des vertus, qui excitent encore l’envie de ses rivaux ; quand les passions elles-mêmes forment un contre-poids des volontés de tous contre celle isolée de chacun ; quand nul ne peut prendre de résolution, sans l’assentiment des autres ; quand enfin la publicité des délibérations contient les ambitieux, ou démasque leur perfidie ; il est dans ce mécanisme, une force de résistance qui arrête cette propension de tout gouvernement à porter atteinte à la liberté des peuples ; pour peu qu’il lui soit permis d’étendre son pouvoir. C’est ainsi qu’on a vu des démocraties avec une organisation vicieuse, dégénérer en aristocraties électives, puis, celles-ci se rendre héréditaires. De là, on marche à grands pas à la royauté, qui, pour l’ordinaire, commence aussi par être élective, et finit bientôt par devenir dynastique215. Il n’y a pas plus d’un siècle, que les monarchies de l’Europe, les plus indépendantes, conservoient encore les emblèmes de l’élection216.

33Une tendance à l’usurpation, si forte et si funeste, exige sans doute que l’exercice du pouvoir, soit dégagé de tout ce qui est propre à lui prêter cette gravitation liberticide. C’est pourquoi il ne suffit pas que l’autorité soit collective, il faut, en outre, qu’on la rende élective. C’est un des principes fondamentaux de la démocratie ; c’est un des prinicipaux actes de la souveraineté du peuple ; c’est une partie essentielle des droits de l’égalité ; c’est la meilleure garantie de la liberté publique. Quelle inconséquence que celle qui délègue l’exercice du pouvoir sans faire le choix de ceux à qui on le confère217 ! Quelle lâche bassesse que de se prosterner devant un imbécille, ou un enfant qui, incapable de se conduire soi-même, règne souvent sur des millions d’individus ! Eh comment ne pas être malheureux, quand on peut se soumettre à de pareils régulateurs ? Quoi, pour les actes de la vie privée, on ne se confie qu’aux hommes les plus éclairés et les plus vertueux ; et lorsqu’il s’agit de la sureté et de la prospérité publique, on abandonne indifféremment ce soin au premier venu ! Cependant tous ne naissent point avec les mêmes dispositions, ni avec le même mérite ; tous n’ont pas indistinctement les qualités requises pour bien remplir toutes les fonctions publiques, dont les plus importantes sur-tout, ne demandent pas seulement des connoissances acquises, mais beaucoup de sagesse, beaucoup de zèle, beaucoup d’activité. On sait que dans la profession la plus simple, on ne peut réussir qu’autant qu’on a reçu de la nature l’aptitude nécessaire.

34L’égalité consiste principalement à porter chaque citoyen dans le poste où l’appelle ses talens et ses vertus218. C’est-là même ce qui électrise dans les républiques, cette vive émulation qui les a illustrées par tant de grands hommes. La nation qui ne tient pas rigoureusement à choisir ses fonctionnaires publics, a déjà souffert qu’on flétrît sa dignité, en permettant qu’on forçât sa confiance. Admettroit-on pour une affaire particulière des mandataires qu’on n’auroit pas choisis ? Si le peuple ne peut être à-la-fois, et dans son ensemble, représentant et représenté, administrateur et administré, juge et justiciable ; si l’harmonie civile veut qu’il y ait des citoyens chargés spécialement de faire exécuter les loix, et de veiller à la sureté publique ; pour concilier cet ordre de choses avec la souveraineté, ou plutôt pour empêcher que la nation ne s’en désaisisse, il faut qu’elle tienne perpétuellement sous sa dépendance, ceux à qui on délègue l’exercice du pouvoir : et leur nomination faite immédiatement par le peuple, en conservant à celui-ci son droit de suprématie, ne transmet aux fonctionnaires publics que le simple titre de mandataires219. Alors, ils ne peuvent méconnoître leur principe créateur. Il faut qu’ils le respectent, ou du moins qu’ils le ménagent ; car l’ouvrier est toujours le maître de détruire l’ouvrage dont il est mécontent. Mais une nation a perdu le droit le plus précieux ; elle est spectatrice passive et muette de l’envahissement successif de ses autres droits ; elle est sans influence civile ; elle est esclave ou bien près de le devenir, dès que l’exercice de l’autorité, sans être même héréditaire ou vénal, se trouve seulement abandonné à la nomination d’un ou de quelques hommes.

35Rien ne prête davantage à l’agrandissement rapide de l’ascendant et de l’importance que cherchent à se donner les ambitieux, comme de pouvoir être dispensateurs des emplois publics. Ce mode de nomination est contraire à tous les principes républicains, non-seulement parce que partout où est l’arbitraire, la prévention, la faveur, l’intrigue et la séduction peuvent se glisser, mais parce que c’est entourer ceux qui disposent ainsi des places, de plats courtisans qui courent après, et qui les obtiennent à force de bassesses ; parce que c’est écarter la fierté du talent, et substituer à une digne émulation, une rivalité ambitieuse et cupide ; parce qu’enfin celui qui élit, est moins un juge qu’un protecteur, qui se fait autant de créatures qu’il y a d’intrigans dans l’état, et dont le crédit est aussi grand que solide, lorsqu’il sait lier à son existence politique, et l’intérêt de tous ceux qu’il a placés, et l’espérance de tous ceux qui lui demandent. Voilà comme on se rend maître insensiblement de toutes les autorités civiles et militaires, en les livrant à ses protégés ; de sorte que le peuple, pour avoir négligé d’exercer le droit d’élection, afin de tenir sous sa main les dépositaires de ses autres droits, les voit sacrifiés à quiconque s’est emparé de ces nominations. C’est ainsi que les nations ont été enchaînées et tyrannisées par les institutions mêmes établies pour conserver leur liberté et leur bonheur.

36Comment, dans les états despotiques, la force armée, sortie du sein du peuple, se perpétue-t-elle néanmoins l’instrument aveugle de l’oppression de ses concitoyens ? C’est qu’elle se trouve dans les mains du tyran qui s’en rend le maître absolu, en nommant à tous les emplois militaires. Les chefs lui étant entièrement dévoués, transforment, à sa voix, les défenseurs de l’état, en sycaires. Aussi le despote ne cherche-t-il, ni l’expérience, ni la valeur, ni le mérite. Il lui suffit qu’on soit le courtisan le plus vil, ou l’esclave le plus rampant. Voilà comme en France, on a vu si long-temps des officiers jeunes, ineptes, présomptueux et insolens, à la tête de nos troupes ; tandis que les vieux et braves militaires végétoient, et mouraient sans avancement. Voudra-t-on briser ce levier terrible de l’oppression ? Voudra-t-on rendre justice au mérite et aux services réels ? Qu’on laisse chaque corps militaire choisir et nommer ses chefs220. À l’exception du général qui peut être indiqué par l’armée, mais qui ne doit recevoir son titre que du gouvernement ; afin qu’il lui reste irrévocablement subordonné221. Quant aux autres grades, qui peut mieux que les émules, parcourant ensemble les champs de la victoire, et se voyant de près dans toutes les actions ; qui doit mieux qu’eux-mêmes connoître leurs compagnons d’armes, dignes de les conduire à la gloire ? C’est donc à eux qu’il appartient d’apprécier leurs exploits, et de leur en déférer la récompense. Toute nomination faite par les concurrens eux-mêmes est celle qui prête le moins à la partialité.

37Au civil, les élections attribuées à des hommes investis de l’autorité, produisent les mêmes inconvéniens, et achèvent de sceller la tyrannie que la violence et les armes ont créée.

38C’est ainsi que César, pour assurer l’asservissement de sa patrie, et maintenir son usurpation pendant son absence, quand il faisoit les préparatifs de son expédition contre les Parthes, imagina de nommer, pour plusieurs années, à toutes les magistratures. Les fonctions publiques de Rome, une fois remplies d’ames serviles et dévouées au despotisme, vainement Brutus et Cassius frappèrent le tyran ; ils ne purent atteindre la tyrannie222. Il auroit fallu, pour cela, anéantir avec César toutes ses usurpations, et rendre au peuple tous ses droits ; il aurait fallu sur-tout chasser des emplois de la république les favoris d’un dominateur ; et ce n’étoit pas assez de rompre le premier anneau de la chaîne, on devoit la briser toute entière ; ou l’on n’avoit rien fait pour le recouvrement de la liberté. C’est ce que les événemens ultérieurs n’ont que trop justifié.

39Enlever au peuple le droit d’élection, c’est effacer de la déclaration des droits cet article imprescriptible : Tous les citoyens sont également admissibles aux emplois publics. Les peuples libres ne connaissent d’autres motifs de préférence dans leurs élections, que les vertus et les talens223. D’où il résulte que la confiance ne se commandant point, il appartient exclusivement à la masse du peuple de choisir ceux préposés pour gérer les affaires publiques : car le commettant est le seul juge légitime de ses mandataires, personne n’ayant plus d’intérêt que lui de les bien apprécier. D’ailleurs, quand le nombre des électeurs s’étend à l’universalité des citoyens, on réunit plus de renseignemens sur les candidats ; ce qui met dans une égale évidence le mérite réel et les manœuvres sourdes, et ce qui écarte toute fausse prévention ; d’autant mieux que la décision la plus impartiale est ordinairement celle prononcée par un juri nombreux, et composé de pairs et d’émules. Cependant il y a des gens qui prétendent que les élections faites par le peuple sont favorables à l’intrigue ; parce qu’avec de l’hypocrisie et des talens, on a plus d’une fois réussi à le tromper. Encore est-on forcé de convenir que, pour en venir là, il faut du moins faire preuve de mérite ; au lieu que, sans moyens, mais seulement par des bassesses ou des présens, on captive, ou l’on achète la bienveillance d’un électeur seul, ou réuni à un petit nombre. Dans les grandes assemblées, au contraire, il se rencontre toujours de bons citoyens, dont l’énergie attaque et démasque les fourbes sitôt qu’ils les découvrent : et la vertu a tant d’empire, qu’il suffit de la réclamation d’un homme de bien, pour déjouer toute menée clandestine, et pour confondre l’ambition224. Si pourtant, à force de se replier, elle parvient à abuser ; cette erreur n’est jamais de longue durée. Le peuple a tant d’yeux ouverts par-tout, et la perfidie tant de traits qui la décèlent, qu’il est impossible qu’elle ne soit pas connue promptement. Aussi le règne des méchans, dans un gouvernement populaire qui conserve toute sa vigueur, passe-t-il comme une ombre. Ce sont même des leçons pour le peuple qui le rendent plus difficile, et qui écartent davantage les êtres pervers. Mais les protecteurs couvrent, autant qu’il dépend d’eux, les fautes et les malversations de leurs protégés ; et delà l’impunité, la corruption et les abus toujours croissans. Celui, au contraire, qui a reçu une fonction publique des mains de ses concitoyens, doit se bien conduire pour continuer de mériter leur confiance ; et il est perdu sans retour dans l’opinion publique, dès qu’on l’apperçoit ou prévariquer, ou simplement dévier. Comme ce sont les faits qui servent de preuves aux yeux du peuple, et qu’il observe et qu’il écoute long-temps avant de prononcer, il se trompe rarement sur les hommes ; à moins qu’on ne le détermine, dans un moment d’enthousiasme ou de désespoir, à précipiter son jugement, ainsi que cela arriva au sujet des Gracques ; et c’est ce qui leur coûta la vie225.

40Remarquez aussi que par les élections populaires, tout le monde participe au concours : ce qui rend l’émulation générale. Quand ceux qui choisissent, et ceux qui sont à élire, se trouvent réunis, c’est alors que la vertu modeste qui n’assiste là que par devoir, est apperçue et qu’on songe à elle ; car le cœur pur est toujours jaloux de faire un choix digne de lui. Il est facile, il est même nécessaire de réveiller et de soutenir la vertu, ou de la suppléer en quelque sorte, soit par le véhicule de l’amour-propre qui, chez plusieurs, produit de grandes choses, soit par la crainte de paraître trop ouvertement fouler aux pieds toute pudeur. La publicité des opinions et des votes, comme des délibérations, en fournit le moyen226. Ainsi qu’on ne fasse jamais usage que du scrutin oral. Malheur à celui qui craint de donner son suffrage à haute voix ; à coup sûr ses intentions ne sont pas bonnes : car il n’y a que ce qui peut faire rougir qui demande l’obscurité et le silence. Une action louable ne trouve que sa récompense dans la publicité ; et prétendre qu’elle gêne la liberté des votans, autant vaudrait se plaindre de la clarté du soleil qui gêne aussi les malfaiteurs. La publicité est le plus fort rempart de la liberté, parce qu’elle devient, ou un frein pour les méchans, ou la cause de leur perte : c’est la solidarité ostensible des intentions de chacun envers tous ; c’est l’acquit public de sa conscience et de ses devoirs. Tout l’effet des élections populaires se perd, le jour où l’on déroge à ce principe. Dès ce jour, l’ambition a fait un grand pas ; et l’intrigue qui l’accompagne, s’avance aussitôt dans l’ombre, où elle s’agite sourdement, pour supplanter le vrai mérite ; tandis qu’il se tient tranquille dans sa ligne : et ces manœuvres obscures réussissent d’autant plus surement, que ceux qui s’y prêtent ensevelissent leur foiblesse et leur honte dans un mystère impénétrable. Rome fournit un exemple des suites liberticides qu’aura toujours la violation de ce principe. Ce furent deux tribuns du peuple, appellés Gabinius et Cassius, hommes sans vertus, et parvenus à force de brigues et de menées, qui, pour donner à l’intrigue plus d’essor, et à la corruption des mœurs plus d’activité, firent adopter le scrutin fermé à la place de la nomination à haute voix227. Bientôt, dit l’histoire, les places de la magistrature furent livrées à des hommes sans mérite. Les êtres les plus dépravés trouvèrent des partisans, et achetèrent des suffrages, lorsque le secret empêchoit qu’on eût à rougir de les leur accorder. Au lieu de mériter l’estime du peuple, on chercha à le corrompre. Le sénat perdit insensiblement son antique austérité. L’ambition, l’avidité, l’impéritie vinrent siéger à la place du civisme, du désintéressement, des lumières et des talens. Chaque fonctionnaire public n’apporta plus que ses passions dans un emploi qui lui avoit été vendu. L’épargne publique servit, et à dédommager les acheteurs, et à mettre à l’encan un plus grand nombre de consciences. De-là, le comble du brigandage, et la ruine de la liberté.

41S’il est possible que même avec la publicité des votes, le peuple fasse de mauvais choix, on atténue cet inconvénient en rendant l’autorité alternative. L’inamovibilité des emplois publics est, dans les républiques, ce qui constitue l’aristocratie ou l’oligarchie ; et dans tous les états quelconques, ce qui ouvre la porte à tous les abus et à tous les genres d’oppression.

42Il s’en faut que le mode d’élection soit une chose indifférente, sur-tout dans une démocratie. Si, comme dans Athènes dégénérée, on doit craindre d’annoncer des vérités fortes au peuple, à l’exemple des courtisans qui ne savent que ramper devant les rois pour obtenir leurs faveurs, on n’aura pour fonctionnaires publics que des ambitieux et des intrigans. S’il suffit de parler avec éloquence, ou avec audace, sans y joindre ni moralité, ni civisme mis à l’épreuve, on ouvre la carrière aux Périclès228. Si l’on n’exige pas du citoyen appellé à une fonction publique qu’il ait exercé, long-temps avant sa nomination, une profession utile et avouée par les lois, on rompt l’équilibre de l’égalité ; on donne toute l’influence à la fortune ; on consacre l’inertie, source de tous les vices. Si l’on peut devenir fonctionnaire public, sans justifier, par une action quelconque, son dévouement à la patrie, et de plus une conduite sans reproche, non pas par des certificats mendiés, ou une information de vie et de mœurs, qui n’est qu’une vaine formule ; mais en répondant à toute inculpation d’une manière tranchante ; le choix court risque d’être mauvais, et le mode d’élection est vicieux. Car si l’on n’est pas sûr de la pureté de celui à qui l’on confie un emploi public, comment garantir qu’il se maintiendra exempt de toute prévarication, en se trouvant exposé à de plus grandes tentations que dans la vie privée ? Il n’a pu appartenir qu’à un cardinal de Richelieu, ou à son règne, d’établir comme principe de politique, que si l’on connoît dans l’état un homme vertueux, il faut bien se garder de l’employer dans le gouvernement. Un tyran de la Grèce avoit dit à un de ses courtisans qui venoit de commettre une action atroce : Je te ferais mourir, si des hommes tels que toi ne m’étoient pas nécessaires. Et César convenoit, que si les plus pervers et les plus méchans hommes de la terre avaient été zélés pour son agrandissement, il en auroit fait ses amis, et leur aurait donné les premières places de l’empire 229. Si tous les imitateurs de cet ambitieux n’osent pas souvent tenir le même langage, il n’en est pas un qui n’atteste par sa conduite qu’il a le même systême gravé au fond de son cœur1. Pour bien juger un homme qui joue un rôle dans la société, examinez quels sont ceux qui le prônent ou qui le déchirent ; et leur moralité sera la vraie pierre de touche de ses sentimens. Au reste, que les oppresseurs des peuples s’entourent de scélérats ; c’est dans l’ordre. Mais la liberté et l’égalité ne peuvent avoir pour ministres que la vertu unie au talent. C’est pourquoi la voie du sort n’est pas admissible dans la nomination des fonctionnaires, quand sur-tout elle est employée sans amalgame, quoiqu’elle paroisse plus conforme à l’équité, et plus propre à écarter toute intrigue. Pour adopter cette mesure, il faudrait supposer que tous les hommes sont égaux en vertus, en capacité, en force d’esprit et de corps. Il est prouvé, au contraire, que la nature n’a point établi cette égalité, ni au moral, ni au physique. Chacun naît avec des dispositions qui lui sont particulières230 ; et Quintilien a fort bien observé que ceux qui ne sont doués d’aucun talent, sont aussi rares que les monstres 231. Mais ces qualités personnelles sont trop souvent étouffées par l’éducation qui devoit les développer, et qui les annulle en forçant nos inclinations ; et, plus souvent encore, elles sont enfouies par la misère qui met hors d’état de les cultiver. Communément, les hommes qui ont excellé en quelque partie, n’ont dû leurs succès qu’à la faculté de cultiver un goût dominant, ou qu’à des hazards qui leur ont indiqué ce goût. Ces nuances morales s’étendent au physique, et lui sont même relatives ; car on peut remarquer que le génie se trouve rarement associé avec un tempérament robuste : comme si la nature eût craint de rendre trop dangereux une multitude d’individus qui réuniraient en eux ces deux forces ; ou plutôt comme si, pour établir un équilibre parfait dans l’ordre social, elle eût voulu enchaîner l’esprit et la vigueur par une mutuelle dépendance. De-là cette répartition si variée de toutes les facultés entre les hommes ; ce qui réalise le besoin mutuel qu’ils ont les uns des autres ; et ce qui rend leur réunion indispensable, et leurs rapprochemens une série continuelle de secours réciproques232. De sorte que le plus malheureux est celui qui néglige, ou qui est hors d’état de tirer parti de ses talens. Voila comme les nations ressemblent à ces grandes familles dans lesquelles il y en a qui prospèrent, d’autres qui restent dans la médiocrité, et plusieurs qui tombent, ou qui se précipitent dans l’infortune. Ainsi tous les citoyens sont frères, et naissent avec les mêmes droits pour le concours ; mais tous ne pouvant pas occuper la même place, ni se charger de la même tâche ; c’est le mérite, le zèle, la droiture, la bonne conduite qui règlent le choix dans tout ce qui exige des lumières et des vertus. Aussi la liberté acheva-t-elle de se perdre chez les Athéniens, lorsque l’élection par la voie du sort conféra les magistratures à tous les citoyens indistinctement, et sans égard ni à la capacité, ni à la pureté nécessaires233.

43Les fonctions publiques sont à la fois une tâche et une récompense, et sous ce double rapport elles demandent qu’on ait travaillé pour les obtenir. Ne seroit-il pas absurde de mettre en scène des acteurs inhabiles pour donner des leçons efficaces ? Prendre sans choix des fonctionnaires publics ; c’est offrir au peuple des modèles imparfaits ; c’est éteindre toute émulation parmi les citoyens ; c’est dispenser même du soin de mériter l’estime publique, lorsque ce n’est point elle qui donne une existence politique ; et qu’avec la plus mauvaise conduite on peut arriver dans un poste important. Mais loin d’admettre un systême qui placerait sur la même ligne la vertu et le vice, le savoir et l’ineptie, le zèle et la tiédeur ; dans tout état organisé conformément aux principes démocratiques, on poussera la précaution jusqu’à chercher le moyen d’arrêter les effets d’un mauvais choix, ou de la déviation de la part de celui qui après avoir été nommé, se néglige trop souvent, et sur-tout quand il a la perspective de rester en place, quelque faute qu’il commette. On prévient ce danger, en rendant l’exercice de l’autorité alternatif. Les droits de l’égalité le prescrivent, autant que la garantie de la liberté.

44Des fonctionnaires publics qui le sont à vie, ou seulement qui conservent leur place pendant un certain temps, rompent eux-mêmes l’équilibre de la démocratie en empêchant que chaque citoyen arrive à son tour au poste qu’il peut mériter. Quand des emplois sont amovibles ; chacun ayant l’espoir d’y arriver ne songe plus qu’à s’en rendre digne. C’est alors que ces fonctions cessent d’être un patrimoine pour quelques citoyens, ou, ce qui revient au même, une profession à laquelle on se consacre exclusivement, comme d’autres prennent le métier de maçon, de charpentier ou de forgeron234. Quiconque apporte cet esprit mercantille dans les fonctions publiques, les remplit nécessairement pour son propre intérêt, et non pour l’utilité générale ; il semblerait que c’est une ferme qu’on lui a livrée pour s’enrichir, au détriment du propriétaire. Les emplois publics ne doivent être qu’une préférence donnée pendant un court espace de temps sur ses occupations journalières, aux soins particuliers qu’exige la patrie et au desir de justifier par son dévouement le choix de ses concitoyens. Ainsi ces emplois ne doivent rien offrir qui puisse réveiller l’ambition et la cupidité. Il faut qu’ils ne soient ni un acheminement à la domination, ni une source de fortune. Il faut qu’on ne puisse y recueillir que la gloire d’avoir fait son devoir, ou la honte d’être en arrière de ses obligations. Il faut qu’à la fin de la carrière on ne soit ni plus puissant, ni moins considéré, ni plus riche, ni plus pauvre. Limiter l’exercice de l’autorité, c’est briser le ressort des passions avant qu’il ait eu le temps de se détendre. L’homme public est-il inhabile ? Des fonctions limitées mettent un terme à ses fautes, et à ses erreurs. Est-il susceptible de se laisser entraîner par la séduction ou le vice ? La même limitation le préserve de foiblesses, ou l’arrête avant qu’il ne soit entièrement perdu ; elle prévient aussi cette négligence qui s’empare de celui livré depuis long-temps à la même occupation. Enfin cette limitation des fonctions publiques, non-seulement restitue à tout citoyen le droit qu’il a d’y aspirer ; mais en y faisant passer successivement un très-grand nombre, les hommes capables se multiplient, ce qui enlève à certains individus la prétention de se faire regarder comme des êtres nécessaires.

45L’inamovibilité des emplois publics peut être regardée comme la première cause de tous les abus qui s’introduisent dans les gouvernemens, qui les dénaturent, qui les corrompent, qui les rendent dilapidateurs, exacteurs, oppresseurs. Quand on est pourvu d’une place dont l’exercice n’est point temporaire ; quel intérêt a-t-on de se bien conduire ? et en s’oubliant, que doit-on craindre ; si sur-tout on occupe un poste important et dans lequel on puisse aisément imposer silence ? L’homme entouré de foiblesses a besoin de stimulant pour se soutenir. C’est travailler à le perdre, que de le dispenser de la nécessité de bien faire. Le fonctionnaire public, au contraire, qui sait qu’à une époque déterminée, il va rentrer dans la classe des citoyens, ne peut s’oublier au point, qu’il ne songe quelquefois au jour où il cessera d’être en place, et où toute considération factice, toute prévention intéressée s’évanouiront. Cette seule perspective, eût-il acquis beaucoup d’influence, l’avertit de rien pas abuser ; ou s’il tombe dans des écarts, du moins ne lui est-il permis de prévariquer, ni long-temps, ni impunément.

46C’est la durée trop étendue de la jouissance des pouvoirs, qui attribue à ceux qui en sont investis cet ascendant toujours dangereux. L’habitude les identifie insensiblement avec leur place ; de sorte qu’ils finissent par s’en rendre maîtres, et qu’au lieu de suivre la règle qui leur est tracée ; ce sont eux qui ordonnent suivant leur caprice ou les vues de leur ambition. Quand le peuple est accoutumé à ne voir que les mêmes hommes dans les fonctions publiques, il accorde difficilement sa confiance à ceux qui n’ont point encore paru sur les rangs ; parce qu’on présume que celui qui a l’expérience de sa place est encore à préférer à celui qui, avec beaucoup plus de talens, aurait moins de connaissances pratiques. C’est ce qui prête tant de force aux ambitieux pour s’emparer du pouvoir, dès qu’une fois ils ont pu en saisir l’exercice. C’est ce qu’on vit à Rome où le peuple, malgré la jalousie qu’il portoit au sénat, et après avoir recouvré le droit d’élire des plébéïens ; continua néanmoins de prendre ses fonctionnaires publics parmi les patriciens. Cependant ne pouvant plus se dissimuler qu’il se livrait lui-même au despotisme des hommes puissans ; il voulut se rattacher aux principes, en établissant par une loi ; qu’il y aurait constamment un consul plébéïen. Mais qu’arriva-t-il ? C’est que ce plébiciste (sic) n’empêcha pas les Romains de tomber de nouveau dans les inconvénients qu’ils avoient désiré de prévenir, en ne portant jamais dans les charges publiques, que les individus des familles plébéïennes qui, les premières, y étoient entrées. Ce fut au point, comme l’observe Montesquieu, que, quand le peuple éleva aux honneurs quelques citoyens sortis de l’obscurité, tels que Varron et Marins ; il fit un si grand effort sur lui-même, qu’il en resta long-temps tout stupéfait235. La loi relative à l’élection des consuls étoit donc incomplète. Elle indiquoit un danger sans le prévenir ; ou plutôt elle consacrait un nouvel abus, en créant au sein de l’état une seconde classe privilégiée, qui, retranchée de la masse du peuple, diminuoit sa force, tant morale que physique, et qui, formant de son côté des prétentions pour se donner plus de consistance, ne pouvoit pas tarder à s’unir d’intérêt avec les anciens aristocrates ; et à se liguer ensemble, afin de mettre le peuple sous leurs pieds.

47Au surplus, cette loi, quoique imparfaite, est une leçon pour toute nation qui sera jalouse de conserver ses droits et sa liberté. Cette loi sert de réponse à ceux qui prétendent astucieusement que gêner les suffrages du peuple, c’est attaquer sa souveraineté. Le machiavélisme ou l’ignorance peuvent seuls établir un pareil système. La souveraineté du peuple ressemble parfaitement à la liberté, qui, dans l’état de nature, n’a pour chaque individu, d’autre direction que sa volonté absolue ; ni d’autre borne que sa force. Aussi dans cet état sauvage, la liberté ne conduit-elle qu’aux excès et à la barbarie. Mais sous le règne de la civilisation, règne qui constitue la souveraineté par la réunion des hommes, cette liberté, en changeant de caractère, doit aussi changer de règle ; autrement elle perpétuerait dans les sociétés policées toutes les horreurs d’une licence qui ne connoît point de frein. L’utilité commune est la mesure de la souveraineté nationale ; ainsi que la justice devient la fixation de la liberté civile. Toute constitution politique n’est elle-même que la stipulation de ces deux principes. Elle n’a d’autre objet que de régulariser la puissance du peuple et la volonté individuelle conformément à ce que prescrit la raison pour consolider le bonheur de tous. Certes, chacun est bien maître de disposer de sa vie : cependant il est dans cette action, quelque chose de si contraire à la nature, et de si nuisible aux intérêts de la patrie, qu’on en a fait un crime même à Caton236. À plus forte raison, faut-il poser de justes limites, afin d’assurer le salut et la prospérité de tout un peuple. Qu’on se defie donc de ceux qui prétendent que sa souveraineté est blessée par les restrictions qu’une sage politique doit mettre aux élections des fonctionnaires publics, et à la durée de leur exercice. Car la souveraineté étant inaliénable, ce qui lui porte réellement atteinte est ce qui fournit aux usurpateurs des facilités pour s’en emparer ; et non pas ce qui les arrête ; et ce qui conserve irrévocablement son intégralité.

48Aussi ne sont-ce jamais que des hommes dévorés d’ambition qui soutiennent la thèse opposée. Ceux-là ressemblent aux flatteurs insatiables des rois, qui leur conseillent sans cesse d’étendre leur puissance, pour agrandir de plus en plus la mesure des faveurs qu’ils reçoivent de leur maître. Enivrée d’orgueil et d’encens, l’idole n’entend que ces avis perfides. Chaque jour rend sa stature plus colossale ; jusqu’à ce que, affaissée par la gravitation de son propre poids, elle se brise d’elle-même et tombe en poussière. Quiconque veut qu’un peuple libre n’ait aucune règle fixe dans l’exercice de sa souveraineté, pour lui servir de sauve-garde contre les erreurs, la foiblesse, et les écarts du cœur et de l’esprit ; craint qu’une législation prudente empêche les intrigans de profiter des abus qui résultent toujours d’une puissance illimitée.

49Souvent pour faire valoir de pareilles prétentions, on affecte de se plaindre de la pénurie des sujets. Mais plus ils sont rares, moins cette raison est valable. Car si l’on ne s’occupe pas du soin d’en former ; en existera-t-il jamais ? Et comment s’instruit-on, si ce n’est en se mettant à l’essai ? ce qui ne peut avoir lieu, si les mêmes personnes, éternellement conservées dans les emplois publics, en écartent tout le monde. Il faut donc que ceux nés avec de la capacité, puissent faire, tour à tour, leur apprentissage. Les premiers entrés en exercice, n’en savoient pas plus que les autres, au moment où ils ont été nommés. Les dispositions qu’on a, peuvent se développer par l’étude et par la théorie, tandis que l’expérience ne s’acquiert que par la pratique. Au reste, l’inconvénient du fonctionnaire inhabile, mais intelligent, mais plein de ce zèle qui anime tout commençant, n’est rien, comparé au risque de perpétuer le pouvoir à des hommes, que l’habitude de commander enivre plus ou moins d’ambition et d’orgueil ; et qui deviennent d’autant plus dangereux, qu’ils ont plus d’acquit, et plus d’influence dans l’opinion. Ainsi limiter rigoureusement l’exercice de toute fonction publique à une année : mettre un intervale de trois ans, sur-tout pour les places importantes, entre la sortie et la rentrée : établir une gradation à parcourir ; de sorte qu’on ne puisse pas obtenir d’emblée le poste le plus éminent, avant d’avoir acquis de l’expérience, et fait preuve de capacité et de dévouement dans un emploi inférieur ; ne pas permettre qu’on puisse être appellé deux fois de suite à remplir la même fonction, pour prévenir la trop grande influence personnelle qui dérive de ces réélections : voilà des règles essentiellement démocratiques, et dont on ne peut s’écarter sans porter atteinte à l’égalité et sans compromettre la liberté publique. Car dès que les vertus et les talens n’auront pas exclusivement la priorité ; dès que le peuple ne sentira plus l’importance de choisir ses mandataires pour toutes les fonctions, et de les renouveller souvent, afin de prévenir leur corruption ; dès qu’il ne sera plus jaloux de faire usage du premier de ses droits, de celui le plus propre à maintenir l’égalité dans toute son étendue ; l’ambition si active ne tardera pas à profiter de ce relâchement ; les élections ne se feront plus que pour la forme, et les emplois publics redeviendront encore un véritable patriciat, un privilège de naissance, un legs de succession. Le peuple en perdant sa part active dans le gouvernement, s’anéantit, pour ainsi dire, avec la démocratie237. Il n’est plus compté pour rien dans l’état ; ou s’il sert à quelque chose, ce n’est plus que comme instrument des passions de ceux qui ont pris sa place, et dont il devient le marche-pied qui les élève tour à tour jusqu’à l’autorité la plus arbitraire. C’est ainsi que Pompée, plus envieux peut-être de devenir le citoyen le plus important de Rome, que de forger des fers à sa patrie, acheva d’abattre la liberté déjà si2 fortement ébranlée par les coups que venoient de lui porter Marins et Sylla. Ces deux hommes avoient marché au pouvoir suprême, à travers des flots de sang. Pompée voulant se populariser, annulla indistinctement toutes les lois de Sylla, et supprima toutes les anciennes magistratures, comme devant être odieuses pour avoir été exercées dans des temps de proscriptions. Mais à des fonctions très-restraintes, et dans lesquelles tous les citoyens passoient à leur tour, ce qui tempérait l’autorité et son influence, Pompée substitua des commissions extraordinaires investies d’un pouvoir immense et dont la durée n’eut d’autre terme que la volonté de Pompée lui-même, qui se trouva, de cette manière, l’arbitre absolu de Rome238. De sorte que la république étant passée toute entière dans ses mains, elle ne pouvoit manquer de périr, ou par lui, ou avec lui. Plus le peuple élève un individu, plus il se rapetisse lui-même ; et quand il s’est fait une idole, il oublie que tant d’éclat et de grandeur est son propre ouvrage ; il ne fixe ses regards sur elle, qu’avec admiration ; il n’y songe qu’avec ivresse. Vainement Marcus disoit-il aux Romains : je veux croire que Pompée préférera la liberté de son pays à la domination des nobles et des riches et au pouvoir dont il est investi. Néanmoins, depuis quand le salut d’une république ne dépend-il plus de la réunion des efforts de tous les citoyens, mais seulement de la protection de quelques être privilégiés, et même de la puissance d’un seul homme 239? Le jour où la situation politique d’un peuple nécessite de semblables avis, sa liberté est déjà exposée à un péril imminent ; elle est perdue sans retour, si ces vérités sont sans effet.

50La vertu la plus pure, le mérite le plus grand, la reconnoissance la plus obligatoire, ne doivent jamais autoriser d’enfreindre le principe qui prescrit la juste limitation des pouvoirs et de l’exercice des fonctions publiques. Qu’on n’oublie pas que c’est par la prorogation de sa dictature, que l’astucieux Auguste acheva de cimenter la tyrannie dans Rome240. On décèle une présompsion aveugle, ou une ambition dangereuse, dès qu’on desire de se perpétuer dans une autorité qui, pour l’utilité commune, comme pour l’avantage particulier, doit être alternative et momentanée. Celui-là se montre indigne de la confiance de ses concitoyens, puisqu’il s’est déjà assez oublié pour vouloir usurper leurs droits. L’homme vraiment sage, craindra toujours de s’exposer à de trop fortes épreuves, et l’homme juste ne peut former des vœux funestes à la liberté de son pays. S’il est trop ordinaire de se laisser pervertir, en restant simple particulier ; l’être le plus sage peut-il répondre qu’il ne succombera pas, étant placé au centre de toutes les tentations. Je suis toujours effrayé, disoit Pitaccus, des dangers de l’autorité, depuis que j’ai vu Périandre devenir le tyran des Corinthiens, après en avoir été le père 241.

51Telle est la marche du pouvoir, qu’il ne rétrograde jamais ; de sorte que ce qu’on lui accorde par circonstance, devient pour lui un titre dont il ne se départ plus242.

52Il ne faut même pas que les places de chef soient inamovibles. Celui qui s’y perpétue prend l’habitude de commander, joue l’important, en impose par sa prééminence, et finit par se rendre l’ame et le régulateur suprême de toutes les résolutions et de toutes les décisions. Ainsi les dangers de cette influence répondent toujours à l’étendue du pouvoir dont on est revêtu. D’où il résulte que le président d’un corps législatif, et le généralissime de la force armée, tous deux nommés à vie, ou pour un temps trop prolongé, ne tarderaient pas à ramener le despotisme et la royauté. C’est ce qui est constamment arrivé dans tous les états où l’on a eu l’imprudence ou l’impolitique de rendre inamovibles, ou même d’une durée trop étendue ces places de chef, si redoutables par leur seule prépondérance243. L’importance de ces places exige des talens pour les remplir sans doute ; mais les emplois publics n’étant plus que le prix du mérite, chaque fonctionnaire sera un homme capable et digne d’occuper tous les grades de l’autorité constituée à laquelle les suffrages de ses concitoyens l’auront appellé. La perspective d’obtenir un témoignage de plus de leur confiance pendant le cours de son exercice, sera un nouveau stimulant pour son émulation. Qui ne sera pas jaloux de mériter qu’on le porte à son tour dans un poste qu’on n’accorde qu’à l’amour du travail, qu’aux lumières, qu’à la sagesse ? En alternant dans ces places supérieures, on ne donne le temps à personne de se familiariser avec la jouissance de l’autorité. À l’égard de celui qui l’exerce ; c’est un bien trop éphémère pour qu’il en abuse. Quant au peuple ; pouvant à peine arrêter ses regards sur ceux investis de la puissance, il ne s’enthousiasme pour qui que ce soit, et la loi conserve toute sa force, quand les individus ne savent plus l’éclipser. Que ces postes éminens soient donc la juste récompense du zèle et de l’activité. Un tel salaire est tout pour l’ame honnête et généreuse. On ne peut lui comparer ces rétributions pécuniaires qui n’enflament que la cupidité, et qui corrompent d’avance, en ne montrant les fonctions publiques que comme le chemin le plus sûr, le plus facile et le plus rapide pour arriver à la fortune.

53Le gouvernement est un centre de cupidité et de brigandages, dès qu’on en peut faire un objet de spéculation. C’est bien assez des tentations inherentes au pouvoir, sans y joindre encore l’appas des richesses qui dépravent l’ame, qui la rendent vénale et mercantile. Puisque le fonctionnaire public doit tout son temps à la patrie, il est juste, il est indispensable qu’il reçoive un traitement, non comme prix de ses services ; c’est un devoir sacré, et la gloire de le remplir avec distinction est la seule récompense qu’il doive en recueillir : mais ce traitement est la compensation de l’interruption de ses travaux particuliers ; c’est l’indemnité qui lui revient pour le faire vivre ainsi que sa famille, au défaut de ses bras ; tout ce qui est au delà est un superflu empoisonné ; c’est un véhicule pour l’ambition ; c’est l’extinction du dévouement244. Dans une monarchie, où l’obéissance aveugle est la conséquence nécessaire du pouvoir absolu, on doit chercher à en imposer à un peuple abruti par la terreur et par la misère, en étalant à ses regards tout l’éclat de la somptuosité, et c’est là ce qu’on appelle si ridiculement, représenter avec grandeur ; mais dans une république, et particulièrement dans une démocratie où la grandeur plus sensément analysée, ne réside que dans la pratique des vertus sociales, où la confiance publique est la base du gouvernement ; ce n’est certainement pas en affichant3 un faste scandaleux, ni en vivant en sybarite, qu’on peut répondre à cette confiance. Pour la mériter et ne plus la perdre, il faut être tout entier à ses devoirs, suivre scrupuleusement les règles de la justice, et ne jamais considérer que l’intérêt de la patrie. Voilà par quelle conduite un fonctionnaire public sait se couvrir d’honneur dans un état populaire. Caton si simple dans sa vie privée, s’est même plutôt immortalisé par son exactitude sévère dans l’exercice des emplois qui lui furent confiés, que par sa mort héroïque245 : et ce qui illustra davantage Aristide, ce fut son désintéressement ; car après avoir exercé les premières charges de la république d’Athenes, il mourut si pauvre, que l’état fut obligé de faire les frais de ses funérailles, et de pourvoir à la subsistance de sa famille246. L’homme le plus indépendant n’est-il pas celui qui bornant ses désirs selon l’ordre de la nature, sait se contenter du simple nécessaire ? Non-seulement celui-là n’a rien à attendre de la libéralité ou de la faveur d’autrui, parce qu’il trouve dans son travail de quoi satisfaire tous ses besoins ; mais il est plus à l’abri qu’un autre de ces séductions qui ternissent dans un instant la vie la plus pure et la plus exemplaire. Curius qui n’avoit que de la vaisselle de terre, en imposa plus par sa simplicité aux ambassadeurs des Samnites qui venoient lui offrir des vases d’or et d’argent pour corrompre sa fidélité, que s’ils l’eussent trouvé environné de tout le brillant de la splendeur. Ce grand homme n’auroit pas pu dans cette dernière hypothèse, leur faire cette réponse sublime : Remportez vos présens, et songez que je méprise autant les richesses, que je suis glorieux d’avoir vaincu deux fois ceux qui les possèdent. C’est ce même romain qui, après avoir chassé d’Italie Pyrrhus, roi d’Épire, et distribué aux citoyens indigens les terres qu’il avoit conquises, par portions de quatre arpens, ne s’en réserva que la même quantité, en disant, qu’on étoit indigne de commander une armée, dès qu’on ne se contentoit pas de ce qui pouvait suffire à un simple soldat 247. La vraie4 dignité ne consiste donc point dans un vain clinquant ; mais dans l’austérité des mœurs, conservée intacte par la médiocrité. On sourit de pitié en voyant le stupide Crésus ne chercher qu’à éblouir par un faste insensé. On est pénétré d’admiration et de respect pour les Fabricius, les Mummius, les Regulus, les Paul-Émile, si magnanimes à la tête des armées ou dans le sénat, et si modestes dans leur vie privée. La rétribution accordée au fonctionnaire public, ne devant être qu’un dédommagement, et non pas un lucre, son maximum ne dépassera point la journée de travail la plus forte ; comme aussi, le traitement des différens emplois publics, sera toujours déterminé d’après leur importance réelle qui exigeant plus de soins et plus de peines, demande par conséquent une indemnité plus considérable248.

54Le prix d’une journée de travail doit d’autant mieux servir de tarif à la rétribution accordée au fonctionnaire public, que nul citoyen ne peut être pourvu d’un emploi, s’il n’exerce une profession utile et avouée par les loix. Est-ce Aristote, est-ce un philosophe, qui a pu prétendre qu’il ne falloit point accorder les droits civils à ceux qui vivent du travail de leurs mains249 ? Autant vaudroit-il dire qu’il est permis de leur ôter le titre d’homme, dont le titre de citoyen est la conséquence forcée. Eh ! quelle puissance sur la terre peut ravir légitimement ce qu’on a reçu de la nature250 ! Parmi tous les êtres qu’elle a créés, n’y auroit-il que l’homme qui naîtroit avec des infériorités de convention ? Les avantages qu’elle a distribués à chaque espèce ne peuvent ni s’aggrandir, ni se restraindre à volonté. L’homme, dans l’état sauvage, reste en tout l’égal de son semblable, et dans l’état de civilisation, parce qu’il apporte tous ses droits à la masse commune ; il n’en fait pas le sacrifice ; seulement il en change la disposition, pour en jouir avec plus de profit et plus de sécurité251. À plus forte raison, ne peut-il jamais renoncer au titre qui est la reconnoissance par laquelle on lui en assure l’exercice. Établir une opinion contraire, c’est proscrire l’égalité et la liberté ; c’est prétendre qu’il ne doit point exister de corps de nation252. Cependant, comment être membre d’une association politique, sans en avoir le principal caractère ? En enlevant le titre de citoyen à ceux occupés de travaux pénibles, on donneroit l’exclusion à la très-grande majorité ; on anéantirait ce principe étemel qui prescrit à la volonté générale de faire la loi, parce qui la loi doit être basée sur l’intérêt de tous 253. Le systême d’Aristote est à la fois absurde et barbare. La raison et la justice le réprouvent ; l’humanité le proscrit, comme vouant à la nullité civile, à la dégradation et au malheur, contre le vœu formel de la nature, et l’objet positif de la civilisation, la plus grande portion des hommes qui existent. Ce systême est d’autant plus inique, qu’il frappe, qu’il tue civilement les individus les plus utiles à l’état, et en même temps les plus vertueux. Lorsqu’il est reconnu que l’inertie est la source de tous les vices, l’application au travail est le principe conservateur des mœurs honnêtes254. Où sont les hommes probes et sans passions, si ce n’est parmi l’agriculteur et l’artisan ? Ceux-là entièrement occupés de leur besogne, n’ont ni le temps, ni l’occasion de s’abandonner à des désirs déréglés. Quels sont les citoyens qui rendent le plus de services à l’état ? Ne sont-ce pas ceux qui le nourrissent, et qui font valoir son commerce par leur industrie. En est-il même qui puissent être plus intéressés à la prospérité publique, que ceux qui en sont les seuls instrumens. Elle est donc encore aussi fausse que populicide255, cette opinion qui suppose que l’amour de la patrie ne peut être que le résultat de la propriété et de la fortune. C’est avilir le plus digne sentiment de la nature ; c’est substituer un attachement sordide à un dévouement généreux, et l’intérêt particulier à l’intérêt général. À le bien considérer, quel rôle joue le capitaliste dans un état256 ? S’il est avare, les trésors qu’il entasse sont autant de ressources qu’il enlève au commerce. S’il est prodigue, l’or qu’il répand, ne servant qu’à satisfaire ses passions, devient, dans les mains de ceux qui le reçoivent, et même pour les témoins du mauvais usage qu’il en fait, un principe de corruption. Nul soin social n’est obligatoire pour l’opulent, puisqu’avec ses richesses, il supplée les produits du travail, et jusqu’aux égards que commande une dépendance réciproque. Quiconque renferme son républicanisme dans son porte-feuille, est un courtier cosmopolite qui ne connoît d’autre liberté que celle d’accroître sa fortune, ni d’autres concitoyens que ceux avec lesquels il fait des affaires ; n’importe en quelle partie du monde ils habitent257. Quiconque ne tient à la chose publique que par ses vastes possessions, est, relativement à la patrie, ce qu’est un Pacha à l’égard du Grand-Seigneur. Enter l’amour de son pays exclusivement sur la fortune, c’est lui donner, pour base et pour aliment, ce qui tôt ou tard sert, au contraire, à l’éteindre ; car la soif des richesses non-seulement détruit tout généreux enthousiasme, mais elle ouvre l’ame à toutes les passions ; elle la rend cupide, vénale, lâche, rampante, sensuelle, perverse, esclave, égoïste ; au lieu que l’amour de la patrie élève le cœur, et ne le rend accessible qu’à des sentimens purs et énergiques, parce qu’il est fondé sur l’amour de l’humanité. Ce n’est pas proprement le lieu de naissance qui l’inspire ; mais les personnes avec lesquelles on est destiné à vivre. Devant être tout moral, c’est un concours de zèle et de reconnoissance qui établit le bien être de chacun sur la facilité de tous. Qui n’est bon qu’à soi, ne peut être qu’un mauvais citoyen ; car celui qui se dispense de remplir le premier devoir que lui avoit imposé la nature, le besoin de s’occuper utilement, devient un fardeau pour ses semblables, forcés de doubler leurs peines en proportion des inactifs. Cette exemption de travailler, si formellement contraire au systême physique de l’Univers, est ce qui a détruit l’harmonie des associations civiles, en permettant de croire à une certaine portion d’individus, qu’il leur étoit permis de s’approprier exclusivement tous les avantages et tous les biens de la société : delà l’équilibre des réunions politiques totalement rompu, par le renversement de toutes les loix, de la justice et de l’égalité258.

55Les hommes dans l’état civil, plus impérativement encore que dans l’état sauvage, ont un double point de contact par leurs relations5 morales et physiques. C’est le premier nœud qui les lie ; mais qui, étant relâché par les passions, par les préjugés, par des vices, transforme ces rapports en compressions et en froissemens ; Au lieu que, se conservant suivant l’ordre de la nature, c’est une liaison douce et bienfaisante qui rapproche les hommes par leurs besoins, et qui, les rendant tous également nécessaires les uns aux autres, leur apprend à s’apprécier, à s’estimer, à se chérir. Alors le commerce de la vie n’est qu’un cours de sentimens, de bienveillance et de dévouement, n’est qu’un échange de services réciproques ; alors le corps social forme vraiment unité, et le gouvernement qui les maintient est la plus chère comme la plus précieuse des institutions : alors on sacrifie tout pour la défendre et pour la conserver dans son entière intégralité : alors se trouve profondément gravée dans tous les cœurs, cette résolution sublime de vivre libre ou de mourir. Ces réflexions démontrent que l’esprit de fraternité réalise seul le véritable amour de la patrie ; et que cette fraternité n’est inspirée que par les secours que se prêtent les citoyens, en profitant mutuellemnt des productions de leur industrie ou de leur génie259. Cette vérité est attestée par l’expérience : car où trouve-t-on la plus grande expansion du patriotisme ? n’est-ce pas dans cette portion du peuple qui, la plus laborieuse, est la plus éloignée du vice, et dont les vœux sont toujours si ardents pour la félicité publique ; les transports si vifs quand l’état prospère, et la désolation si extrême quand il éprouve quelque calamité ? c’est-là que réside cet orgueil national qui produit des mouvemens d’enthousiasme jusqu’au sein des empires où la liberté n’existe pas ; et qui, dans les révolutions ou dans les républiques, multiplie à l’infini les actes de générosité, de dévouement, d’héroïsme et de magnanimité260.

56Mais s’il est dangereux, lorsqu’un état est bien organisé, de perpétuer ceux-mêmes qui ont des vertus, dans les fonctions publiques ; il devient encore bien plus funeste de permettre qu’on en puisse exercer plusieurs à la fois. De quelque intelligence qu’on soit doué ; personne ne possède cette double aptitude ; et il est très-certain que celui qui réunit différents emplois est hors d’état de s’en acquitter avec exactitude ; et que le plus souvent il les néglige tous également. Aussi cette cumulation d’autorités est-elle plutôt un calcul d’ambition, qu’un acte de politique et de prudence. C’est toujours le résultat de cette illusion qui a fait croire aux peuples trop confians, que celui investi d’un certain pouvoir étoit seul capable d’agir et de gouverner. C’est ainsi qu’on a créé ces puissances monstrueuses qui ont dévoré l’état qu’elles étoient chargées de défendre et de faire prospérer. Toute nation embrâsée de l’amour de la liberté, et qui sera assez sage pour profiter de l’expérience du passé, ne perdra jamais de vue cette vérité démontrée par l’exemple de tous les siècles : c’est que l’autorité ressemble à ces poisons qui, administrés en petites doses, procurent la santé et la vie : et qui font des ravages affreux, et donnent la mort, pour peu qu’on dépasse la juste quantité.

57La plus grande des erreurs politiques a donc été celle d’associer dans les mêmes mains les pouvoirs civils et militaires. C’étoit fournir à l’ambition deux puissants leviers pour anéantir la liberté des peuples. Car si, dans une démocratie, telle liberté est menacée par une tendance trop facile à l’usurpation des magistratures elle court bien plus de risques encore ; quand on peut cimenter cet envahissement par la force et la violence. Celui qui commande à la fois dans le sénat et au camp, est déjà le maître de la nation chez laquelle il exerce ce double pouvoir261. Alors, il n’y a plus même que cette différence dans la conduite des oppresseurs ; c’est que les uns commencent par frapper un grand coup qui étourdit le peuple ; et ils profitent de ce moment pour l’enchaîner ; affectant ensuite quelque modération, afin de l’accoutumer à l’esclavage, et de paraître eux-mêmes moins odieux. Les autres, au contraire, après avoir endormi par leurs caresses trompeuses, la nation qu’ils veulent asservir ; se montrent terribles dès que ses fers sont forgés, pour qu’épouvantée à son réveil, elle se trouve hors d’état de secouer le joug. Ainsi la violence devient dans tous les siècles le sceau de l’oppression ; et rien ne prête davantage à la violence, comme le régime militaire qui soumet à une obéissance aveugle, ceux-là même dont la valeur commande à la victoire262. L’esprit guerrier est parfaitement peint dans cette chanson d’un soldat grec : "une lance, une épée, un bouclier ; voilà tous mes trésors. Avec la lance, l’épée et le bouclier, j’ai des champs, des moissons et du vin. J’ai vu des gens prosternés à mes pieds, ils m’appelloient leur roi, leur maître : ceux-là n’avoient ni lance ni épée, ni bouclier". C’est la guerre qui a toujours créé des hommes puissants, des rois, des despotes263. Chez les peuples où un seul chef conduit les troupes, son autorité absolue s’établit sans opposition, comme sans effort. Où il y a plusieurs armées et plusieurs généraux, ils sont moins à craindre : quoiqu’il ne faille pas oublier que Marius commença par seconder l’ambition de Sylla, pour trouver plus de facilité à s’élever lui-même ; que Pompée s’unit d’abord avec César, et qu’enfin Octave se servit du crédit d’Antoine parmi les légions pour fonder l’empire, sur le renversement total de la République. Tous les peuples de l’antiquité se sont perdus en prennant le systême des conquêtes pour base de leur politique264.

58L’exemple des sauvages ne prouve pas que l’état de guerre soit celui de la nature, mais seulement que la guerre existe par-tout où la raison, la justice et la loi ne président point. La concorde et la paix devraient donc être les premiers résultats de l’état de civilisation. Cependant les nations policées se livrent des combats sanglants et terribles. Pourquoi ? Remontez à la cause de ces guerres, et vous trouverez que ce n’est jamais une contestation de peuple à peuple, mais de chef à chef, d’ambitieux à ambitieux, ou d’un tyran qui attaque un pays libre pour l’assujettir à sa domination. Ainsi l’on voit les nations n’être que les instrumens et les victimes des passions de quelques hommes qui ne reconnoissent d’autres lois que leur ambition, empêchent que l’espèce humaine ne profite des plus heureux effets de l’état civil, et la replongent sans cesse dans tous les délires d’une nature brute et farouche265. La guerre offensive n’est à le bien prendre qu’un vrai brigandage. Vous m’appelez voleur, disoit un pirate, à Alexandre, parce que je ne possède qu’un seul vaisseau ; mais vous qui êtes un monarque révéré, faites-vous moins de mal que moi, avec vos flottes et vos armées 266? Quel nom donner à ces excursions inopinées de soldats furieux, qui, surprenant des peuples sans défense, livrent leurs habitations aux flammes et au pillage, et les égorgent sans pitié ? C’est ainsi que Rome engloutit l’univers et qu’elle fut à son tour asservie d’abord par ses propres généraux ; et que, bientôt après affoiblie, divisée, et paralysée par le despotisme, elle fut enfin dévorée par les nations du nord, les Huns et les Alains, peuples chasseurs, et par conséquent guerriers par état comme par besoin. Ces barbares imprégnés de toute l’ignorance et de toute la férocité inhérente à ce genre de vie, répandirent sur la terre en l’inondant, l’esclavage, l’ignorance et l’abrutissement. Leur invasion fit encore une révolution plus grande au moral qu’au physique. Elle dénatura, elle abâtardit tellement le genre humain, qu’il lui a fallu près de dix-huit siècles pour s’en relever. Il y a à peine cent ans qu’on ne se serait pas douté que le génie et l’industrie avoient atteint le dernier période de supériorité dans les beaux jours de la Grèce et de Rome. Fleau de la guerre également funeste aux vainqueurs et aux vaincus, tu ne détruis pas seulement des générations entieres, tu anéantis ce qui devoit leur survivre ; ce que la succession des tems respecte et aggrandit ; les connoissances acquises par une longue expérience et de profondes méditations. Ah ! malheur au peuple qui, après avoir bien fixé les limites de son territoire, pourra fonder sa splendeur et son systême social, sur l’ambition de faire éternellement des conquêtes267 !

59L’état de guerre offensive et perpétuelle n’est utile qu’aux despotes, elle accroît leur domination, elle légitime leurs concussions, elle fait supporter plus patiemment leur oppression par la crainte de plus grandes calamités. Sous un roi dont les armées sont triomphantes, le peuple devient plus soumis. Affaibli par les défaites, ce même peuple est plus impuissant et plus docile. La guerre est encore nécessaire dans une monarchie, pour occuper la force armée, qui, tout à la fois instrument et victime de la tyrannie, pourrait, au sein de l’indolence, se révolter, et à l’exemple des légions Romaines et des Janissaires, créer et exterminer tour-à-tour desmaîtres cruels et odieux. Le véritable intérêt des nations, une fois que le corps politique a pris cette croissance nécessaire pour lui assurer un tempéremment fort nerveux, est de se conserver, et non de s’agrandir268. Ce sont donc les limites les plus propres à préserver de toute invasion qui forment la meilleure circonférence du territoire, et qu’on doit prendre autant qu’il est possible, soit quand un peuple s’établit dans quelque contrée, soit dans le tems où il se donne une constitution. C’est alors qu’il doit combattre avec chaleur, et ne pas craindre de tracer avec son sang les frontières que les localités lui assignent, et que sa tranquillité ultérieure exige qu’il obtienne269. Alors il n’y a pas d’efforts et de sacrifices qu’il ne doive faire pour y atteindre. Mais dès que la victoire lui aura permis de poser ces bornes, la politique, la sagesse, et la conservation de sa liberté veulent qu’il y tienne6 irrévocablement. En dictant la paix, il commettra même une grande faute, s’il oublie de faire une renonciation solemnelle à toute invasion postérieure. Cette déclaration est utile, pour ne laisser à ses voisins aucun prétexte de l’attaquer ; et pour enchaîner l’ambition de ceux qui, par des vues particulières, pourroient un jour lui conseiller des hostilités funestes270. Si les républiques de l’antiquité ont toutes été belligérantes, elles ne furent entraînées dans cette fureur de dévastation, que par des hommes orgueilleux, qui ne songeoient qu’à leur gloire personnelle et à l’accroissement de leur prépondérance et de leur autorité. Quand un peuple est assez fort et assez avantageusement défendu par la nature du terrain, pour être à l’abri de toute surprise, et pour ne plus craindre les puissances qui l’environnent, ce peuple n’a rien à espérer des plus belles conquêtes. Est-il foible ? En marchant de nouveau aux combats, il court à sa perte certaine. Fut-il victorieux, qu’y gagne-t-il ? Rien ; car la domination ne peut jamais s’exercer réellement par une nation sur une autre nation. Ce n’étoit point le peuple Romain qui étoit vraiment roi des pays qu’il avoit subjugués, mais bien ceux qui se rendoient maîtres de ses suffrages, de ses délibérations, de ses armées et du pouvoir suprême dont ils étoient exclusivement dépositaires7.

60La souveraineté du peuple décroît à mesure que l’autorité des particuliers augmente, et rien ne donne à cette autorité des progrès plus rapides que l’exercice permanent du généralat. Quand on courba la tête sous la domination de César, c’est qu’il étoit impossible de résister à un homme qui traînoit à son char de triomphe des nations entières enchaînées, et qui avoit eu tout le tems d’accoutumer ses légions à ne connoître que sa volonté et à n’obéir qu’à ses ordres271. Pour que la force armée ne devienne pas funeste à la liberté, il faut que chaque soldat soit citoyen, c’est-à-dire, qu’il porte dans son cœur le sentiment de sa dignité et l’amour de la patrie272. Tant qu’il ne sera armé que pour défendre les droits de ses concitoyens, la guerre, loin d’atténuer ces deux sentimens, servira à les électriser d’avantage. Aussi l’enthousiasme, l’indignation et le dévouement général ne permettent-ils pas alors qu’elle devienne interminable. Brûlant du desir d’exterminer l’ennemi de son bonheur, le républicain le cherche par-tout, le combat par-tout ; et Darius, avec son immense armée, touche à peine aux plaines de Marathon, que les Spartiates lui livrent bataille, qu’il est vaincu et mis en fuite273. Il est bien certain qu’une nation libre, comme celle qui ayant secoué le joug, veut maintenir le recouvrement de ses droits, n’a plus de transaction à faire avec ses ennemis. C’est un combat à mort ; car le despotisme a autant intérêt d’étouffer l’esprit propagateur de la liberté, qui le menace d’une expulsion générale, que le républicanisme lui-même, tant par haine que par nécessité, doit vouloir anéantir dans son centre et autour de lui, jusqu’aux derniers vestiges de la tyrannie, puisqu’il ne peut avoir qu’une existence précaire, tant qu’il sera pressé de toutes parts par la royauté. Une pareille transaction, n’est qu’un trêve éphémère et la paix n’offre que le sommeil d’un peuple libre, qui s’est laissé endormir par le machiavélisme de l’ambition274. L’un s’en repose sur le sentiment de son courage et de ses succès restés sans effet ; l’autre sur les résultats de ses manœuvres sourdes. L’un s’arrête avant d’avoir comblé l’abyme ; l’autre va se cacher dans l’ombre pour le mieux creuser. C’est Philippe qui traite avec Athènes, pour préparer et saisir le moment favorable de la soumettre et de lui dicter des lois. Mais si le maintien de la liberté et de l’égalité n’est point l’objet de la guerre, si dans des tems de calme et de paix, c’est l’ambition qui la conseille, si elle peut la faire déclarer et la diriger à son gré, l’expérience de tous les siècles atteste que tôt ou tard cette funeste passion passe de8 l’ame des chefs dans celle des soldats. Aux premiers, elle inspire la fureur de dominer, aux autres, elle communique la soif du pillage. Ce n’est plus ce généreux dévouement qui fait affronter la mort ; mais l’appas du gain. L’esprit de l’armée animée d’un intérêt particulier, la sépare insensiblement du reste de la nation, et le soldat accoutumé à ne plus marcher que pour faire du butin, met indistinctement à contribution, et son propre territoire ; et celui de l’étranger. Or il n’y a pas loin d’un pareil état de choses à la servitude. Que le peuple qui a la guerre à soutenir pour fonder la démocratie, reunisse donc tous ses efforts, afin d’obtenir des victoires si brillantes qu’elles mettent pour jamais ses ennemis hors de combat ; et qu’après les avoir vaincus et chassés, elle n’ait plus de nouvelles expéditions militaires à entreprendre. Car une paix durable fait la sureté et la splendeur des nations ; comme l’ordre intérieur est la sauvegarde des citoyens et la source de leur félicité. On ne peut donc trop se pénétrer de ce principe ; que si la liberté n’est compromise lorsqu’elle se trouve établie sur des bases solides, ou9 si elle n’est évidement menacée, il devient aussi imprudent qu’injuste, de rompre les traités, et de se mettre en campagne ; puisque la guerre n’est légitime que dans le cas d’une défense nécessaire. Il faut qu’elle soit la résistance à l’oppression, à la tyrannie, à l’envahissement : sans cela, c’est un brigandage. Celui qui frappe pour défendre sa vie est un brave qui use du premier des droits, en se battant pour sa conservation. Celui qui tue pour assouvir sa vengeance, ou son ambition, est un assassin odieux, aussi perfide, aussi lâche que le voleur qui attend le voyageur au coin d’un bois275.

61Le systême d’une guerre continuelle, adopté par les républiques anciennes, devoit les perdre, par cela seul qu’il convertissoit en profession spéciale, ce qui est une obligation commune à tous les citoyens. On n’opprime pas impunément un peuple, quand il est armé tout entier pour sa défense. Il est même insensé d’en vouloir faire l’essai. Mais une nation qui aura des troupes soldées, ou plutôt levées par enrollement ; en faisant un métier de cet état ; une telle nation se place elle-même sous les bayonnettes. C’est ce qu’on vit à Rome, quand ses cohortes ne furent plus composées des citoyens, mais de gens achetés par les généraux eux-mêmes ; et voilà ce qui arrive quand un gouvernement a placé sa grandeur et sa prospérité, principalement sur la force des armes ; car alors, les citoyens sont obligés d’abandonner leurs drapeaux, pour venir exercer leur industrie et soutenir leur famille ; et les camps sont livrés à des mercenaires. Le séjour continuel que font ces derniers en pays ennemi achève d’affoiblir les affections qui les attachoient à leur patrie. Ils ne la voyent plus ; ils ne la connoissent plus ; ils sentent qu’ils ne combattent point pour sa défense ; ils s’abandonnent aveuglement à celui qui les commande ; ils unissent leur fortune à la sienne ; ils confondent leurs espérances dans son ambition ; et quand ils sont devenus un instrument passif dans les mains de leur chef ; la nation doit d’autant plus les redouter, qu’il faut la fouler à son tour, la pressurer, la dévorer pour fournir à tant de dépenses, et pour alimenter la cupidité du dominateur276.

62La Suisse a prouvé la possibilité de se maintenir en république, sans avoir de guerre ni à déclarer ni à soutenir. Ses rochers lui forment une enceinte impénétrable ; et comme tout individu y naît défenseur de la patrie, elle en a imposé à l’avidité même des despotes, par son attitude fière et respectable277. Que sur-tout on se garde d’entretenir en tems de paix de ces corps d’armées, toujours plus ou moins animés de cette fureur de comprimer, attribut inséparable de la force. C’est une10 arme terrible laissée à la discrétion du premier ambitieux, alliant l’audace à l’astuce, et qui finit trop souvent par servir l’ambition d’un chef, au mépris des droits de l’humanité. Sans reporter nos regards sur les maux que cette soldatesque cantonnée dans l’intérieur des états a faits dans les siècles passés ; fixons-les sur les plaies dont les peuples modernes ressentent encore la douleur. Ce fut le moyen employé d’abord par l’exécrable Louis XI, pour établir son despotisme, et dont ses infâmes successeurs jusqu’à l’odieux Capet, n’ont pas manqué de se servir pour contenir le français dans la plus horrible servitude278. Sans ces armées maintenues sur le pied de guerre, pendant la paix, l’envie de dominer serait moins puissante, n’ayant pas sous la main les leviers nécessaires pour s’élever à son gré, et pour cimenter sa puissance par la force et la violence. Mais quand chaque cité se trouve comme cernée par un camp, quel que soit le gouvernement d’un pareil état, la liberté ne s’y peut maintenir ; car on y trouve déjà tous les avant-coureurs de la tyrannie. Veut-on prévenir ce malheur ; il faut que la force armée soit irrévocablement composée de l’universalité de la nation : il faut que chaque citoyen fasse alternativement son service, et qu’il le regarde comme un des plus impérieux de ses devoirs, car c’est-là la principale sauve-garde de sa propre sécurité, et c’est à cette obligation que s’applique particulièrement le serment de vivre libre ou de mourir 279. De même que personne ne se déchire de ses propres mains, de même un peuple ne peut pas consentir à s’entre égorger à la voix d’un dominateur, et ces déchiremens ne sont à craindre que quand une portion armée peut être opposée à une plus grande portion qui ne l’est pas. Si donc les pouvoirs démesurés conduisent à l’asservissement, et que l’asservissement ait dans tous les tems créé les despotes, le vœu de Platon n’est-il pas absurde lorsqu’il desire que les philosophes pussent monter sur le trône, ou que les rois pussent devenir philosophes280. Aristipe lui a répondu sans réplique, quand il est convenu qu’il ne reste plus sous leur empire qu’à supporter en silence leurs attentats, parce qu’il est impossible de corriger les vices d’un monarque281, et Corneille a dit :

Le droit des rois consiste à ne rien épargner :
La timide équité détruit l’art de régner282.

63Quand seulement il existe dans l’état un homme qui s’est rendu l’arbitre suprême de ses destinées, ou des familles assez puissantes pour former des factions, ou enfin une autorité individuelle commandant à toutes les autres, la liberté est dans le plus grand péril. Cette suprématie devient, par son essence, l’écueil le plus dangereux pour la vertu la plus ferme. Peut-on se promettre de résister à des tentations si séduisantes ; de ne pas se laisser entraîner par les passions qui accompagnent la jouissance d’un pouvoir exclusif ? Échappera-t-on aux perfides conseils d’une astucieuse cupidité, et aux pièges tendus sans cesse par la duplicité et l’ambition d’une tourbe de lâches adulateurs ? Obligé de voir par les yeux d’autrui, au milieu du tourbillon et de la multiplicité des affaires, sera-t-on exempt de prévention et d’injustice ? Enfin un philosophe qui fait tant d’efforts pour conserver sa vertu intacte, quoique vivant dans l’obscurité et loin des séductions de la molesse et du faste ; peut-il, sans être lui-même infailliblement égaré, se précipiter dans cette mer d’illusions et de délices ; et quand il s’y précipite, dès-lors ne prouve-t-il pas sa foiblesse ? il a déjà échoué en faisant le premier faux pas, car c’est cesser d’être philosophe, que de se montrer présomptueux et imprudent. Il a troqué le titre d’ami des hommes, contre celui de leur dominateur. Aussi, quand le hasard de la naissance a porté la vraie philosophie sur le trône, ne s’est-elle pas démentie, en se hâtant d’en descendre. Ce fut le trop rare exemple que donna Lycurgue, il sentit qu’il étoit plus glorieux d’être le législateur de son pays que de se perpétuer dans l’exercice d’un pouvoir absolu. Ses lois l’ont immortalisé ; la royauté l’eût plongé dans l’oubli : législateur, il a conservé ses vertus ; monarque, il auroit pu les perdre toutes283. N’oublions pas que Néron, au commencement de son règne, annonça les plus heureuses qualités, et que ce Titus, tant célébré par la flaterie, n’a fait que paraître un instant sur le trône284. Combien d’autres potentats qui ont vécu trop d’un jour pour leur gloire et pour le bonheur des nations.

64Platon est tombé dans une autre erreur, en avançant11 que des rois philosophes étoient le seul remède aux maux qui affligent l’espèce humaine285. Autant vaudrait-il dire aux peuples : Vous êtes condamnés pour toujours à l’esclavage, à la misère, au mépris, au malheur. Vainement donc tous les hommes seraient nés pour jouir des mêmes droits ; vainement la raison prescrirait de n’accorder sa confiance qu’à la vertu, au génie, au mérite éprouvé ; vainement, pour enflamer l’émulation de tous, la nature auroit diversifié les talens et appellé au concours tous les individus ; vainement pour écarter l’oppression, elle auroit donné à tout ce qui respire le sentiment impétueux de la liberté ; il serait dit que l’homme, et l’homme seul, eût été créé pour devenir l’esclave de son semblable286 ; et qu’ainsi chaque nation serait destinée à former le patrimoine souvent du plus stupide et toujours du plus indolent, du plus inepte, du plus vicieux, du plus altier et du plus inhumain des êtres qui la composent ! Philosophes, qui consultez quelquefois moins votre cœur que votre imagination, étoit-ce à vous à consacrer l’oppression par vos écrits ? Étoit-ce à vous à ne voir qu’un ordre de choses dans l’état social ; des conquérans et des captifs, des rois et des sujets, des despotes et des esclaves, des tyrans et des victimes287 ? O liberté ! Toi dont on apperçoit l’empreinte par-tout, comment as-tu pu si long-tems te tenir éloignée du cœur de l’homme ? Toi l’appui et le refuge de la philosophie ; toi qui l’as inspirée lors même qu’elle t’outrageoit, est-il possible qu’elle t’ait méconnue ? Est-il possible qu’elle n’ait pas remonté à la source de cette indépendance primitive, qui sous la tyrannie même lui communique tant de fierté et courage ? Platon, quand la seule protection des rois a su imprégner ton esprit des préjugés qu’ils établissent, et t’empêcher de t’élever jusqu’à la vérité ; si tu eusses fait un pas de plus dans la carrière des grandeurs, quels sont les écarts où la foiblesse humaine eût pu t’entraîner toi-même288 ?

65Le grand art de la législation est de placer dans l’ame de chaque individu un attrait invincible pour participer à la prospérité générale, et cet attrait s’inspire en liant tous les citoyens à l’action du gouvernement, tellement que chacun puisse dire que la prospérité de l’état est son ouvrage289. Dès qu’on a généralement le sentiment de sa dignité, et qu’on est aussi pénétré de ses véritables devoirs, que scrupuleux à les remplir ; aussi-tôt naît de l’émulation universelle, une estime réciproque, qui tenant l’homme à une certaine hauteur, l’arrache à cet état d’avilissement qui est le premier degré de la perversité de l’ame, de l’abrutissement de l’espèce humaine et de l’esclavage. Les tyrans ne se permettent d’opprimer les peuples, que parce que ceux-ci les autorisent à les mépriser. Aussi sous leur règne, les honneurs sont-ils réservés à l’indolence fastueuse, à l’impéritie privilégiée ; tandis que l’activité et le savoir croupissent dans l’obscurité et l’indigence. Tous les avantages de la société sont pour les hommes qui s’en rendent les fléaux ; les dédains et l’abandon sont le partage de la classe utile et précieuse. On paye à grands frais des futilités ; on conteste et l’on refuse un modique salaire à celui qui exerce une profession essentielle. Ce n’est ni le besoin, ni la qualité qui donnent de l’importance aux objets, mais la valeur que la vanité ou la fantaisie leur prêtent. Ce n’est ni le talent, ni la capacité qui font distinguer dans la foule, mais un art plus ou moins frivole, où le peintre a le premier rang, le cultivateur est dans la boue290 ; où la richesse est tout, la vertu est foulée aux pieds ; où la naissance tient lieu de mérite, la nation est dans les fers. Ainsi sans liberté, point de sûreté publique et individuelle ; sans égalité, point de bonheur pour la majorité de la nation291. La loi seule doit commander à tous, et la fierté républicaine ne s’abaisse que devant elle ; plus elle se rapprochera des droits de la nature, plus elle sera respectée : c’est l’assentiment général qui fait sa principale force. C’est pourquoi le gouvernement marche encore à grands pas vers le despotisme, quand il est permis, dans une démocratie, aux citoyens, de ne prendre qu’un foible intérêt aux affaires publiques. L’ambition et l’intrigue s’arrangent parfaitement de cette indifférence, parce qu’elle laisse un champ plus libre à leurs vastes desirs. Jamais aussi ne manquent-elles d’imprimer ce dégoût au peuple, soit par des délibérations tumultueuses, fatigantes ou stériles, soit en cherchant à lui persuader qu’il y vient perdre son tems. Mais dans une république, le tems le mieux employé est celui que l’on consacre à la discussion de ses droits politiques. Dans une république bien organisée, où tous sans distinction remplissent une tâche utile, et où tous les genres de travaux sont honorés et appréciés ; là, personne n’est assez près du besoin pour se trouver hors d’état de sacrifier quelques heures à des séances employées à discourir sur l’intérêt public. Il faut aussi que l’accomplissement de cette obligation soit déterminé par l’amour de la patrie ; il faut que les citoyens soient conduits aux assemblées publiques, par l’intention bien raisonnée d’y maintenir leurs droits, et de ne stipuler que d’après leur conscience et que pour la prospérité générale. Il est donc pareillement dangereux d’offrir un salaire pour qu’on s’acquitte du plus sacré des devoirs sociaux292. Celui qui n’est pas assez pénétré de sa dignité, pour exercer sans autre véhicule, ses droits de citoyen, est un membre paralysé du corps politique. Celui qui tend la main en entrant dans une assemblée du peuple, y porte une propension à vendre son vote et sa conscience ; c’est préparer la corruption du cœur, que de substituer au dévouement et au patriotisme un sentiment de cupidité. Jamais l’homme ne connoîtra, ne saura apprécier ses véritables intérêts, tant que vous rendrez mercantile le soin de les discuter. Il faut que tout individu trésaille de joie le jour où, agissant comme membre du souverain, il vient contribuer par sa pensée ou par sa détermination à la félicité de ses concitoyens ; il faut qu’il soit enthousiasmé de la gloire de coopérer à l’illustration de son pays ; il faut qu’il tienne inviolablement à l’honneur d’être compté parmi ceux qui font triompher la vertu et le mérite dans les assemblées populaires ; et qui ont cette mâle énergie qui déconcerte, et qui déjoue l’intrigue, l’ambition et le crime. Il faut qu’il soit tourmenté sans cesse par la crainte qu’une voix de plus ou de moins ne prête à la délibération une solution désastreuse. En un mot, il faut que son premier besoin, comme son vœu le plus ardent, soient le maintien de la souveraineté nationale, qui n’est assurée qu’autant que chaque membre du corps social est jaloux de l’exercice de ses droits, et pénétré de l’étendue de ses obligations. Or, tout systême politique qui ne tend pas à inspirer à une nation de semblables sentimens, forme un gouvernement qui fomente les passions et les vices, et qui conduit le peuple, par la corruption et l’apathie, à la perte de sa liberté. Ce n’est jamais avec de l’or qu’on parviendra à attacher sincèrement l’homme à ses devoirs. Encore une fois, l’or ne fait que des égoïstes12, des mercenaires et des esclaves. C’est par des sentimens purs, c’est par cette envie innée chez chacun de nous, de se distinguer pour mériter la considération publique ; c’est par le prix qui y est attaché dans une démocratie, par l’espoir d’être à son tour quelque chose dans le gouvernement, qu’on électrise les vertus, qu’on stimule les talens et qu’on embrâse tous les cœurs du plus vrai et du plus chaud patriotisme. Mais l’autel de la liberté chancelle le jour où un citoyen ne rougit pas de dire : Je ne vais porter mon vote à l’assemblée que pour chercher la rétribution qu’on me paie ; ou mon travail m’appelle ailleurs, car que m’importe ceux qui gouvernent et comment on nous gouverne293.

66Signé : Billaud.