Préface

1 Au-delà de l’austérité voulue de la démarche – l’édition critique d’un texte méconnu – se dévoile une nouvelle manière d’écrire l’histoire de la Révolution française.

2 Françoise Brunel s’en explique sans détours dans une riche introduction qui définit avec netteté les contours de sa recherche. Elle se défend d’avoir voulu refaire ou compléter la biographie d’un des acteurs à la fois les plus connus et inconnus de la phase centrale du moment révolutionnaire. Le poids des clichés reçus est lourd et opacifiant : Collot et Billaud, les deux duettistes marginaux du comité de Salut public, auxquels 68 a fourni la commodité d’être rebaptisés "gauchistes”. Billaud-Varenne, personnage ingrat dans sa phase d’activité – anathématisé à droite et récusé à gauche pour la tache indélébile de Thermidor –, retrouvant aux frontières de l’histoire et de la fiction quelque consistance dans sa retraite exotique... On sait gré à l’auteur d’avoir remis les pendules à l’heure en rectifiant quelques légendes tenaces. Mais son propos essentiel est tout autre.

3 Il est bien plus ambitieux : c’est celui d’une reconstruction intellectuelle, visant à analyser en profondeur non seulement l’univers culturel et mental d’un homme, à partir de ses lectures et de sa formation, mais aussi de ce qu’il en a tiré dans l’action, dans l’investissement non mesuré de son engagement révolutionnaire. Ce dont le dernier texte des "Principes régénérateurs du systême social" nous apporte le bilan. Chez un acteur qui ne fut ni grand orateur, ni journaliste comme d’autres, un essai qui répond à sa façon de s’exprimer. Ni un texte occasionnel, marqué par la conjoncture – apparent paradoxe dans le contexte précis où il est mis au point – ni une profession de foi, puisque F. Brunel récuse le terme : mais testament sans doute, d’un homme qui va désormais s’enfermer dans le silence.

4 Au delà d’une aventure individuelle, une problématique plus ample se dessine, sur laquelle on le sait, l’auteur travaille de longue main, dans une recherche dont elle nous livrera bientôt les conclusions, et dont elle a déjà annoncé les lignes de force dans son essai sur Thermidor. La définirons-nous comme celle de la Montagne après la Montagne, en ce moment de vérité où l’on fait les comptes et où les acteurs en voie de marginalisation, en attendant leur éviction, s’interrogent ? Ce serait étriquer le propos : la nature même du texte de Billaud, où s’entremêlent des séquences rédigées au printemps de l’an II et des ajouts d’après Fructidor en témoigne. C’est une réflexion majeure sur la République démocratique et ses fondements idéologiques, sur ce qu’on traitait hier encore en termes de "jacobinisme" qui nous est présentée.

5 Ici s’inscrit le parti pris novateur de cette recherche, fondée sur le retour au texte. Ce n’est point une pièce d’érudition classique que nous propose l’auteur, même si l’érudition de l’extraordinaire corpus de notes, tant dans l’introduction qu’en accompagnement du texte est impressionnante. Il s’agit bien d’un propos délibéré, en revenant à la vérité des textes, scrutés dans toutes leurs significations, de se débarrasser du carcan des lectures stratifiées, et des schémas reçus pour se replacer dans la vérité du discours de l’époque. Ce qui n’implique pas de la lire étroitement : en se référant à Fichte et au discours, contemporain des faits, de la philosophie allemande, Françoise Brunel, prenant ses risques, élargit le débat en lui donnant toute son ampleur. Puis, comme elle n’a pas la naïveté de croire qu’en récusant l’historiographie passée, on échappe à celle du présent, elle inscrit son commentaire dans le contexte des grands débats actuels qui, depuis Hannah Arendt et quelques autres ont renouvelé la problématique de la Terreur, des origines du totalitarisme. C’est à la lumière de cette batterie de questions qu’elle investit dans une interrogation sans complaisance le texte qui la porte.

6 Entreprise méritoire : soit dit sans vouloir décourager le lecteur, le texte est au premier abord ingrat. Françoise Brunel en convient dans une note, à la fin de la première partie, annonçant le passage d’un discours "haletant et décousu" à un rythme plus serein, sans pour cela éviter lourdeurs, répétitions, voire les "banalités" dont elle crédite plus d’une fois son héros dans ses notes, avec la cruauté que l’on réserve à ceux que l’on aime. Mais on découvre, en la suivant, les raisons qui l’ont fait s’attacher à cet essai d’un genre particulier. Au cœur de la crise post-thermidorienne dans laquelle il va sombrer, Billaud-Varenne ne présente pas un plaidoyer pro domo. D’autres, plus tard, tels ces régicides dont on vient d’exploiter les mémoires rédigés dans l’exil de Bruxelles se livreront à de tels exercices. Immergé dans l’action, alors même qu’il a sans doute le sentiment d’en être bientôt exclu, Billaud-Varenne expose son programme, d’hier et d’aujourd’hui, mais surtout pour l’avenir. Exercice beaucoup plus proche des "Fragments d’institutions républicaines" que des réflexions rétrospectives qu’on vient d’évoquer. C’est que le texte est hétérogène, associant des fragments qui renvoient au printemps de l’an II aux ajouts postérieurs à Thermidor, à différents moments que Françoise Brunel s’efforce d’identifier avec précision. À ce titre, ce texte sur lequel plane l’ombre de Robespierre, même si le nom n’est prononcé qu’une seule fois, n’est pas un texte "thermidorien". S’il fait, mais discrètement, allusion à la conjoncture immédiate, il n’en reste pas moins la synthèse d’une réflexion mûrie depuis les débuts, ou la veille de la Révolution, confortée dans l’action. Il témoigne d’une réelle continuité, dont les notes qui renvoient aux discours, rapports ou essais antécédents donnent la preuve : chez cet oratorien manqué qui a commencé sans originalité par encenser Necker et pourfendre la superstition, une vision cohérente se fait jour très vite, en termes de programme construit.

7 Voici donc, chez un Billaud que n’effleure aucune tentation de palinodie cette mise au point sous le titre de "Principes régénérateurs du systême social", l’équivalent achevé des institutions républicaines dont Saint-Just n’a laissé que les fragments. Elle témoigne autant et plus pour l’an II que pour l’an III, fournissant l’expression du programme le plus avancé sinon de la Montagne, de certains de ses membres.

8 L’introduction et les notes nous en font découvrir la richesse et souvent la complexité, en l’inscrivant dans le cadre d’une culture acquise, telle qu’on peut en apprécier les composantes dans les œuvres précédentes, mais telle aussi qu’on la voit s’enrichir ou s’infléchir : parti des théoriciens du droit naturel et de Montesquieu – comme les autres serait-on tenté de dire – Billaud aura son moment rousseauiste, ou plutôt entretient avec l’auteur de l’ "Émile" un rapport ambigu, s’efforçant de concilier jusnaturalisme et rousseauisme. De la confrontation entre ces "idées faites" pour parler comme Marat avec l’événement révolutionnaire sort cette réflexion sur la façon de fabriquer un peuple républicain, réaliser un "état civil" conforme à la nature, opérer la rupture qui fait de la Révolution que l’on doit terminer à la fois une fin et un commencement.

9 Des moyens de parvenir à ces fins, le texte comme les notes qui l’explicitent rendent compte : confiance dans le suffrage universel, le système représentatif, mais surtout défiance à l’égard du fonctionnaire, du législateur, souvent confondus, du militaire aussi, en un mot de tout ce qui peut ramener au despotisme, idéal égalitaire et fraternel d’un monde sans indigents ni riches, valorisant le travail. À ces thèmes où l’on retrouve plus d’une fois les accents voisins de Saint-Just, Couthon et Robespierre l’expérience – est-ce l’expérience ?, – ajoute des touches supplémentaires : une réflexion non seulement sur la terreur nécessité d’un moment, mais sur ce qu’on a dit depuis lors "l’interminable terreur" et la mise en place à l’intérieur même du processus révolutionnaire d’un système d’oppression totalitaire. Si Billaud n’emploie pas le terme et pour cause, il rumine longuement le problème dans sa quête de la "quadrature du cercle" pour préserver l’irrépressible liberté tout en réalisant le "peuple-UN”.

10 Ce n’est pas à nous, on s’en doute, qu’il convient de développer ces thèmes dont nous n’avons voulu que souligner la richesse. Le mérite en revient à Françoise Brunei, et pour une part à Billaud.

11 S’emparant de ce document dont elle a saisi toute la richesse et la profondeur, elle nous propose ici un grand livre. Un livre ou trois livres – étant entendu que Billaud compte pour un ? Je serais tenté de compter Françoise Brunel pour deux : pour cette introduction ample et dense tout à la fois, qui confronte à une nouvelle approche de la biographie culturelle, et peut-être plus encore pour ces notes du tiers-livre qu’il faut lire attentivement, car c’est toute une méthode d’investigation qui s’y dévoile dans son exigence. Là où Françoise Brunel dans son introduction s’est "contentée" (si l’on peut dire !) d’extraire des 912 pages du "Despotisme des ministres" une analyse statistique précise des références de lectures qui constituent le bagage culturel de Billaud au début de son entrée en politique, elle va beaucoup plus loin pour ce texte bilan où s’enchevêtrent les allusions à une culture remodelée au feu de l’action, les principes proclamés et expérimentés au cœur de l’an II, les leçons tirées de l’expérience de Thermidor, les préceptes énoncés pour l’avenir qui unifient le tout, puisqu’aussi bien il s’agit à la fois de terminer la Révolution en sortant de la Terreur, mais bien plus encore de fonder les bases d’une république démocratique conciliant l’exigence de liberté et d’égalité avec celle d’un peuple-UN, organisé autour d’institutions et de mœurs qui ne tolèrent pas d’exceptions au règne de la vertu. Chaque note, constituant par elle-même une réflexion complète associe ainsi une identification des références culturelles, des allusions aux œuvres et discours précédents de l’auteur, qui permettent de l’insérer aussi précisément que possible dans un itinéraire – de l’an II à l’après-Thermidor – mais aussi élargit le propos en insérant le thème ainsi formulé dans le contexte idéologique de l’époque – où l’on retrouve Robespierre et Saint-Just, réconciliés par delà la mort et la haine, mais aussi Fichte écho lointain et proche –, sans négliger de se référer enfin aux interrogations formulées aujourd’hui même par les philosophes et historiens qui ont renouvelé cette problématique. Par cercles concentriques d’interrogations chaque note exprime ainsi tous les contenus virtuels des assertions de Billaud : et de l’une à l’autre, avec des récurrences et des leitmotive révélateurs se dessine un enchaînement qui ne laisse dans l’ombre aucun des aspects de l’ouvrage. Débarrassé de ses scories, exploité dans toutes ses significations le texte de Billaud prend toute son ampleur historique, beaucoup plus qu’un témoignage une proclamation, un programme qui éclaire non seulement un moment mais une idée de la Révolution.

12 Il fallait produire ce texte central pour la réflexion actuelle sur l’événement révolutionnaire : l’auteur nous en persuade avec des arguments convaincants. Ce faisant, elle nous introduit avec une précision et une culture admirables à une nouvelle façon d’écrire l’histoire, conforme aux exigences d’aujourd’hui.