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    Plan

    Plan détaillé Texte intégral Rhétorique, subjectivité, stratégie Babeuf autodidacte : légitimité culturelle et plèbe littéraire Utopie et conjoncture : Babeuf dans le champ politique, de Thermidor au directoire Babeuf, Carnot et le Directoire Les Babouvistes entre la Province et Paris République, démocratie, conflit de classe : de Rousseau à Babeuf Un pessimisme économique ? Annexe au débat. Écrire l’histoire en RDA Candeur de Babeuf

    Présence de Babeuf. Lumières, révolution, communisme

    Ce livre est recensé par

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    Table des matières

    Débat sur Babeuf dans la révolution

    p. 233-258

    Texte intégral Rhétorique, subjectivité, stratégie Babeuf autodidacte : légitimité culturelle et plèbe littéraire Utopie et conjoncture : Babeuf dans le champ politique, de Thermidor au directoire Babeuf, Carnot et le Directoire Les Babouvistes entre la Province et Paris République, démocratie, conflit de classe : de Rousseau à Babeuf Un pessimisme économique ? Annexe au débat. Écrire l’histoire en RDA Candeur de Babeuf

    Texte intégral

    1Présidé par Kare Tönnesson

    Rhétorique, subjectivité, stratégie

    2Guy Lemarchand. – Parmi les modèles stylistiques dont a pu se nourrir le jeune Babeuf, ne faut-il pas prendre en compte les textes produits par les parlements et les cours de justice ? Étant feudiste, Babeuf a dû lire nombre de sentences et d’arrêts réglementaires. Or cette prose de parlement est très typée, avec des périodes amples, une langue précise et fort belle : l’écriture de Babeuf a pu en être marquée.

    3Eric Walter. – L’hypothèse me paraît très pertinente et pourrait se vérifier au prix d’une confrontation méthodique. Comme toute sa génération, Babeuf a baigné dans une abondante littérature juridique et judiciaire. Les années qui précèdent 1789 voient s’imprimer une multitude de mémoires relatifs à des affaires qui agitent l’opinion ; les avocats veulent se faire reconnaître la stature de l’homme de lettres ; cette ambition est stimulée par le fascinant modèle de Voltaire, « l’homme des Calas », le champion de la justice et de la vérité ; et on sait que Babeuf est un lecteur des harangues de Raynal et Diderot dans l’ Histoire des Deux Indes, mais aussi des plaidoyers de Linguet, de ses brûlots publiés par les Annales civiles, politiques et littéraires, prose de combat dont le succès tient à la virulence polémique, à l’emphase prophétique, à l’exhibition d’une subjectivité militante – même quand il s’agit d’impôt et de finance –, tous traits dont j’ai montré qu’ils organisaient l’écriture de Babeuf (sur Babeuf et Linguet, voir Daline, op. cit., p. 145, 146, 153 et n. 1067).

    4Jean-Marc Schiappa. – Ce que j’ai à dire concerne à la fois le rapport de Claude Mazauric et les trois interventions de ce matin. Je débuterai par l’intervention d’Eric Walter, qui a été très belle (je ne trouve pas d’autre qualificatif) parce qu’elle apporte des éléments nouveaux, un angle de vue tout à fait original et passionnant. Quand on commence à aborder les problèmes de la rhétorique de Babeuf, on ne peut pas ne pas penser au Système de dépopulation, à cette énonciation fiévreuse qui lui fait suspendre sa plume quand il doit écrire le nom de Carrier, à ses adresses au public (« hommes de mon pays ») et à la Postérité… Quand il polémique avec des journalistes ou des chefs politiques, il les interpelle de façon provocante, par l’invective ou le sarcasme, quand, par exemple, il s’en prend au « sapeur » et député Audouin dans le Journal de la liberté de la presse (n° 9 et n° 14). Il nous projette, nous lecteurs, dans le climat d’une discussion ou d’une réunion publique... Cela dit, il y a un point sur lequel je dois exprimer mon désaccord. Parler d’une paralysie de Babeuf dans les semaines qui précèdent son arrestation, c’est, je pense, minimiser gravement son action. D’abord c’est un point de vue centré seulement sur Le Tribun du peuple et qui néglige les pages militantes de L’Éclaireur du peuple, feuille destinée à un plus vaste public et à laquelle Babeuf a collaboré. Ensuite n’oublions pas que la conjuration est en cours, que le directoire secret se réunit tous les jours et qu’il était difficile à Babeuf de tout mener de front. Enfin – comme me le rappelait Matthias Middell – il faut mesurer l’impact sur la conjuration de la mutinerie de la Légion de police (favorable aux babouvistes), mutinerie noyée dans le sang le 13 floréal an IV (2 mai 1796), soit dix jours avant l’arrestation de Babeuf et de ses compagnons.

    5Claude Mazauric . – Ce qui m’a particulièrement frappé dans le propos d’Eric Walter, c’est qu’il nous donne les moyens de comprendre pourquoi on aime lire Babeuf, alors que, du point de vue conceptuel, son discours paraît si lointain ; mais, en effet, dans le corps même de l’écrit, il y a cette passion vibrante avec tout ce qui la caractérise. Par ailleurs, je voudrais répondre à l’objection de Jean-Marc Schiappa et dire mon accord avec l’interprétation d’Eric Walter. Car je crois vraiment que l’arrestation des babouvistes a résolu le dilemme où ils se trouvaient coincés. Comment pouvaient-ils imaginer un instant qu’ils étaient en mesure d’arracher le pouvoir au Directoire, lequel, à cette date, était encore en pleine gloire, en pleine force ? Que Maréchal ou même Babeuf aient pu le rêver, c’est, à la rigueur, concevable car ce sont des enthousiastes. Mais ce ne peut être le cas de Buonarroti, de Darthé ou d’hommes qui ont exercé les plus hautes fonctions et qui négocient avec des Conventionnels des plus chevronnés, notamment, parmi eux, Robert Lindet qui est une tête politique de premier ordre. En somme, leur arrestation tranche le nœud ; elle leur permet de régler la question concrète du présent et, en même temps, de construire ce qu’ils désirent avant tout : délivrer un message pour l’éternité. Cet appel du futur, le grand peintre Topino-Lebrun l’a parfaitement saisi dès l’esquisse, en 1797, de son tableau monumental : « La mort de Caïus Gracchus ». On y voit Caïus se poignarder, figure marmoréenne, mais aussi tellement vivante qu’on l’imagine prêt à retirer l’épée de son sein pour la tendre à son esclave qui doit se suicider à son tour. L’arrestation et le martyre des Égaux les ont sortis d’une situation qui était politiquement inextricable, comme l’affaire de la Légion de police l’avait déjà montré. L’analyse du discours de Babeuf, la compréhension de sa subjectivité proposées par Eric Walter me paraissent, à cet égard, tout à fait éclairantes.

    6Roger Barny. – En écho au stimulant exposé qui nous a été fait, voici des éléments de réflexion sur le style de Babeuf. Ce style me paraît intensément subjectif. Je crois avoir noté qu’à différentes reprises, il y a une présence implicite, voire explicite, de Jean-Jacques derrière l’énonciateur, le Jean-Jacques des Confessions autant et plus que celui du Contrat Social et de l’Émile. On pourrait analyser, dans cette perspective, toute la grande lettre autobiographique du 22 février 1788 (Œuvres de Babeuf, t. 1, p. 253-258). Des indications telles que « j’avais la satisfaction […] de passer dans le public pour un prodige à huit ans » ou « je m’endurcis aux plus sévères corrections, on me les augmenta encore. Je secouai le joug, et devins le plus grand petit vaurien que l’on puisse se figurer » semblent bien être des réminiscences du livre I des Confessions : Jean-Jacques et la lecture ; les déboires et les méfaits de Jean-Jacques apprenti-graveur…

    7Mais il y a un autre modèle qui vient habiter et remodeler celui de Jean-Jacques, et lui donner une composante nouvelle, l’énergie, le militantisme, la combativité : c’est le personnage de Marat qui se réfère lui-même souvent à Jean-Jacques, pour affirmer la similitude de leurs vocations et de leurs destins. Babeuf indique plusieurs fois qu’il parle de la « cave » de Marat, lieu d’énonciation idéal pour un discours prophétique. Il me semble (sans avoir relevé les textes) que Babeuf manifeste non seulement sa vive admiration pour Marat, mais même une sorte de complexe d’infériorité à l’égard de celui-ci. Par des énoncés du type : je lutte avec le même courage que « l’Ami du peuple », mais lui, il était un grand écrivain. Sa parole remuait le peuple. Comment ferai-je pour y parvenir ?

    8Tout en sachant à quel point les palmarès sont ineptes, je cours le risque d’afficher ma conviction intime : le grand écrivain de la Révolution, c’est bien Marat. Il se situe du même côté que Babeuf, en plus sobre. « Je suis laconique comme un Spartiate », disait ce dernier, non sans se vanter. L’appréciation eût sans doute mieux convenu à Marat. Dans cette perspective on peut ébaucher une typologie sommaire des écrivains de la Révolution. Il y aurait les écrivains à forte modalisation subjective : Marat, Babeuf ; Camille Desmoulin se situerait du même côté, bien que dans un registre sensiblement différent. Tout à l’opposé, Robespierre pourrait se définir par sa volonté de rester impassible. Il fait preuve d’un ascétisme admirable, la sensibilité ne se trahit qu’exceptionnellement. Il s’efface autant qu’il le peut derrière son énoncé, dans une volonté d’atteindre à l’universel. Il faut que chaque lecteur puisse se retrouver dans ce qu’il dit, sans être gêné par les manifestations indiscrètes du subjectif (singulier). Loustalot, le premier rédacteur des Révolutions de Paris (autre rousseauiste fervent) me paraît occuper une position intermédiaire entre ces deux pôles.

    9Un assistant me fait remarquer que j’ai oublié Saint-Just (autre Picard célèbre !). Omission impardonnable en effet, tant il est évident que le génie de Saint-Just ne s’exprime pas seulement dans l’action, mais aussi par l’écriture. Oubli dû au fait qu’il est peut-être inclassable ? Énonciation de type subjectif (voir la syntaxe), mais ce caractère est peut-être gommé par la force et la nouveauté des images, qui s’imposent avec la présence irréfutable d’objets du monde : c’est un peu le Rimbaud de la Révolution. La subjectivité est tellement intense qu’elle se nie elle-même, en se manifestant comme originalité !

    10Eric Walter. – Pleinement d’accord avec R. Barny sur la présence active des Confessions de Rousseau dans le discours autobiographique de Babeuf, je le suis moins s’agissant de l’admiration que le Tribun du peuple porte à l’Ami du peuple. Ce que Babeuf tient pour exemplaire chez Marat, c’est l’efficacité de sa « plume plébéienne » ; mais il garde ses distances à l’égard de la « plume sanguinaire », de « l’homme aux vingt-mille têtes » et de son pacte archaïque et hystérique avec les forces de mort (voir Ph. Roger : « L’homme de sang » dans J.-C. Bonnet (dir.), La mort de Marat, Flammarion, 1986). Enfin je me sens très peu concerné par l’évaluation des mérites révolutionnaires des uns et des autres, les concours de grands hommes – de même que les canonisations et les purges – relevant, à mon sens, d’un désir hagiographique que l’historien devrait non pas cultiver, mais analyser.

    11Claude Mazauric. – Babeuf, Robespierre, Marat : la confrontation devrait permettre de caractériser le discours de chacun par son type de rapport avec la vérité. Chez Babeuf la vérité relève, pour finir, d’une évidence du cœur, d’un acte de foi. À l’opposé, Robespierre écarte les formulations subjectives qui feraient dépendre cette vérité d’une intuition indémontrable. Mais cet esprit très religieux institue un « magistère de la parole » (formule de Furet et Ozouf dans le Dictionnaire critique de la Révolution) qui entend s’imposer par sa puissance démonstrative. La parole doit, en quelque sorte, se séparer de ce qui la propulse de l’intérieur de l’être pour ne retenir que des vérités qui soient rationalisées, conceptuelles et dominées. Robespierre veut penser la révolution, là où Babeuf entretient le désir de « toujours révolutionner »... Ajoutons que Babeuf, à la fin de 1794, entre à son tour dans la bataille acharnée autour de l’héritage de Marat. S’il prend pour titre Le Tribun du peuple, c’est que L’Orateur plébéien est déjà retenu et que L’Ami du peuple est un titre galvaudé par trop d’héritiers abusifs. Car, après le 9 thermidor, tous les publicistes jacobins veulent être un Marat ; plus personne ne veut être un Robespierre. On a renoncé à « l’objectivité du sens ». C’est peut-être pour cette raison que Robespierre reste le plus grand homme de la Révolution.

    Babeuf autodidacte : légitimité culturelle et plèbe littéraire

    12Alberto Gil Novales. – L’emploi des mots « plèbe »/ « plébéiens », les surnoms romains... manifestent une grande familiarité avec la culture latine, ce qui surprend chez un homme issu du menu peuple.

    13Eric Walter. – Le rapport de Claude Mazauric (point n° 2), celui de François Wartelle et mon intervention proposent des pistes qu’il faudrait poursuivre pour mieux comprendre la singularité de cet autodidacte qui maîtrise les références à l’histoire antique et manie la phrase cicéronienne comme s’il était un héritier passé par les collèges. Une orientation essentielle nous est fournie par le grand ouvrage de Renée Balibar (L’institution du français. Essai sur le colinguisme des Carolingiens à la République, PUF, 1985). Je pense, en particulier, aux analyses portant sur la persistance du « colinguisme franco-latin » dans la pratique des porte-parole qui veulent « faire peuple » ; chez Hébert, Babeuf ou Bonneville, la manipulation des écarts linguistiques fait passer pour parole populaire une écriture formée par un porte-plume de latiniste (op. cit. p. 141-142) ; ce que confirme l’étude des nombreux néologismes de Babeuf, fabriqués à grand renfort d’étymologies latines.

    14Claude Mazauric. – Babeuf « autodidacte » : j’ai moi-même, naguère, employé cette expression, mais j’estime qu’il vaut mieux y renoncer à cause de son flou ; car tout le monde (ou personne) est autodidacte ; on apprend toujours soi-même avec quelqu’un. La formation intellectuelle de Babeuf n’est pas celle des collèges. Mais cette formation, il la doit aux meilleurs livres du temps et à l’équivalent des écoles professionnelles, en fréquentant les libraires, les seigneurs, les notaires... Un peu comme Marat – qui, lui, a fait des études plus académiques, mais marquées de bizarrerie – le feudiste Babeuf, à travers sa pratique du droit féodal, touche aux préoccupations intellectuelles les plus modernes de son temps. Du même coup, il n’est pas étonnant que sous sa plume il y ait du latin. En effet, dans la formation intellectuelle des gens du temps, qu’ils soient passés ou non par les collèges, on ne peut pas vivre sans une référence permanente au latin et aux figures romaines telles que Plutarque les a traduites. Comment ne pas parler de Brutus, de Claudius, de Camille ? À chaque fois qu’il est question de conciliation, c’est Camille. À chaque fois qu’il est question de conflit, c’est Caïus Gracchus. À chaque fois qu’il est question d’héroïsme, c’est Brutus (le premier). À chaque fois qu’il s’agit d’ingratitude, c’est Brutus (le second), etc. Toutes ces références font partie d’un langage codé qui s’impose à quiconque écrit. Et je crois que Marx l’a superbement vu quand il évoque cette révolution qui s’est faite « en costumes de Romains ». Car ces costumes ne sont pas qu’apparence ou métaphore ; ils sont des moyens de penser l’action, des outils d’ajustement de l’idée.

    15Eric Walter. – Au contraire de Mazauric, je crois qu’il peut être fécond de faire travailler – à partir de la diversité des expériences et des trajectoires qu’elle recouvre – cette notion d’autodidactisme liée à celle de marginalité... Il y aurait aussi à réfléchir sur la fortune significative que connaît, dans les textes babouvistes d’après novembre 1795, la notion de « piébéianisme », néologisme dérivé de termes beaucoup plus anciens qu’il contribue à remotiver : « plèbe »/ « plébéien » (adjectif ou substantif). De Montesquieu à Rousseau, les termes « plèbe » et « plébéien »– antonymes de « patriciat » et de « patriciens »– ne s’emploient guère qu’à propos de la Rome républicaine ; dans les années 1770-1780, ils entrent, à faible dose, dans l’histoire politique française, venant enrichir le champ notionnel de l’égalité, en connivence avec les notions de « roture », de « tiers état » ou d’« ordre mitoyen ». Par là-même, les emplois péjoratifs, longtemps majoritaires, sont contrebalancés par des emplois plus ou moins mélioratifs. Par exemple, au chapitre 232 du Tableau de Paris (1782-1788), Louis Sébastien Mercier rattache le « nom de plébéien » à l’idéal d’une liberté politique que figure le citoyen anglais participant à la vie publique, partie prenante d’une presse libre : « Le plébéien n’existe pas à Paris : il est peuple, populace ou bourgeois […] mais il n’a point d’existence politique […] Paris n’a point de bouche publique », etc. De 1789 à 1794, ces mots se chargent de valeurs méritocratiques, chez Mirabeau ou chez Brissot, ou deviennent des désignants politiques (Robespierre évoque « la classe des plébéiens »). Mais c’est Babeuf qui, en 1795, capte les termes « plèbe »/ « plébéiens » pour y inscrire son projet d’une « seconde révolution », fomentée par les « nouveaux Gracques » et conjugant les idéaux du « publicisme » et du « piébéianisme », termes de mobilisation qui viennent légitimer les espérances du « parti plébéien ».

    16Michel lafelice. – Chez le plébéien Babeuf le besoin de dignité est inséparable d’un besoin de reconnaissance sociale et de légitimité culturelle. Pour échapper à la relégation morale où l’enferme sa naissance, il tente, en 1786, d’entrer dans la franc-maçonnerie ; il écrit donc au vénérable de la loge de Roye une lettre qui exalte la maçonnerie et qui se termine par une demande d’affiliation. Sa demande est rejetée...

    17Bernard Vinot. – Il y avait, de la part de Babeuf, une énorme naïveté à solliciter son admission dans une loge dominée par la coterie d’Antoine Gellé, c’est-à-dire par un notable ultra-réactionnaire, adversaire farouche du jeune Saint-Just.

    18Matthias Middell. – Dans son rapport, Claude Mazauric indique qu’il serait fallacieux d’interpréter la situation du Babeuf des années 1780 à partir des perspectives de Robert Damton sur la « bohème littéraire » et ses aventuriers de plume. Le fait est que, vers 1786-1788, Babeuf est un feudiste bien installé dans une profession qui ne dépend pas du marché littéraire (même si, par ailleurs, il cherche à faire publier son Cadastre perpétuel). Ne peut-on pas cependant considérer que la Révolution mobilise toute cette « plèbe littéraire » qui, à la confluence du mesmérisme et du radicalisme, échafaudait des plans pour la société future, cela dès les années 1770, dans cette période que des historiens de RFA comme de RDA ont baptisé Spataufklärung ? Et que Babeuf se rallie à ce mouvement ?

    19Eric Walter. – Très novateurs et convaincants quand ils portent sur l’histoire du livre, l’édition clandestine, les réseaux de circulation de l’imprimé, les travaux de R. Damton sont plus discutables quand ils veulent rendre compte du mouvement des idées en termes strictement sociologiques. D’autant que les termes qui entendent désigner cette « basse intelligentsia » (comme dit Régis Debray pour la France du XXe siècle) sont eux-mêmes des synonymes flottants : literary underground, low life of literature, « prolétariat intellectuel », « bohème littéraire » (termes des années 1830). Cette imprécision résulte de la pluralité des critères de définition : économiques, sociaux, culturels, idéologiques... Et je crains que le même flou n’affecte l’expression allemande : die plebejischen Intelligent qui, me semble-t-il, fonctionne selon la bonne vieille illusion rétropective consistant, pour les « intellectuels révolutionnaires » du XXe siècle, à se chercher des ancêtres et donc des garants au siècle des Lumières. Ces « mots-mana » (comme disait Barthes), ces globalisations très projectives, risquent de faire oublier à l’historien que son travail est, avant tout, un repérage des différences. Ce qui vaut pour Damton comme pour nous tous. Et ce qui concerne aussi l’objet « Babeuf ».

    20Ted Margadant. – À mon avis la question de l’appartenance de Babeuf à la plèbe littéraire ne se pose que pour la période où il doit quitter la Picardie pour se réfugier à Paris. Il n’y a pas assez de littérateurs dans les villes moyennes de province pour constituer un milieu lettré consistant. Le phénomène analysé par Damton est typiquement parisien et intéresse avant tout ceux qui viennent à Paris dans l’espoir d’y faire carrière d’« homme de lettres ».

    21Claude Mazauric. – Je suis tout à fait d’accord avec cette interprétation. Mais précisément, quand Babeuf vient à Paris en 1793, par qui est-il hébergé ? Qui lui sauve la peau quand il revient à Paris en sortant de sa première prison de Noyon et, ensuite, pendant toute la période du procès du faux, puisque cela dure pratiquement pendant toute la Terreur ? Son sauveur, c’est Sylvain Maréchal. Or Sylvain Maréchal est bien le type même de l’écrivassier de la « plèbe littéraire » qui s’est fait un nom, d’ailleurs ambigu, à la fois comme écrivain, comme auteur d’almanachs ou même comme provocateur, en lançant des proclamations anticléricales et antireligieuses. Donc Babeuf, une fois à Paris, est très lié à ce milieu. Pourtant, il y demeure extérieur, car ce n’est pas de sa plume qu’il va vivre, mais de la fonction qu’il exerce à la Commission des subsistances. En bref, Babeuf a fréquenté un moment la plèbe littéraire, mais sans y tremper vraiment : ce n’était pas son milieu d’acculturation.

    22Roger Barny. – Pour ma part, je suis très hostile à la problématique de Darnton car je pense qu’elle ne peut pas rendre compte de la diversité des facteurs qui forment la figure de l’écrivain, facteurs sociologiques, politiques, moraux, stylistiques... Je me référerai ici à Rousseau qui paraît, par sa fragilité sociale, faire partie de cette plèbe littéraire. Or – comme il y insiste lui-même dans le fameux préambule au manuscrit de Neuchâtel, sorte de charte qui devait ouvrir Les Confessions – ce qui le légitime comme écrivain c’est son expérience de l’ubiquité et de la non-appartenance : « dînant quelquefois le matin avec les princes et soupant le soir avec les paysans ». Son universalité est celle d’un sujet sans statut assignable.

    23Eric Walter. – Oui, le préambule des Confessions justifiait cette vocation (non voulue) d’écrivain par une triple légitimation. Celle du mutant : « homme du peuple », il est devenu un grand intellectuel. Celle de l’errant : « sans avoir aucun état moi-même, j’ai connu tous les états ». Celle du martyr : « j’ai la célébrité des malheurs ». Mais c’est bien cette dimension exceptionnelle qui l’érige en saint patron des intellectuels plébéiens, qu’ils s’appellent Brissot, Robespierre ou Babeuf. La problématique de Darnton ne peut pas, en effet, expliquer la trajectoire de Jean-Jacques. Elle permet au moins de mieux mesurer ce qui – au cœur même de son siècle – fait de lui le grand solitaire et l’inévitable référence.

    24Haïm Burstin. – À mes yeux, la notion de « plèbe littéraire » peut être pertinente et efficace, à condition de ne pas la figer par un excès de déterminisme, de ne pas vouloir rendre compte de l’action révolutionnaire par la frustration des intellectuels ratés de l’Ancien Régime, thèse simpliste et réductrice. Cette notion est à travailler ; elle n’est pas à rejeter sans appel ; j’essaie précisément de repérer dans le personnel politique de second plan des caractéristiques qui seraient celle d’une « bohème intellectuelle » transformée par son action même.

    Utopie et conjoncture : Babeuf dans le champ politique, de Thermidor au directoire

    25Galina Tchertkova . – Je dois commencer par vous demander de m’excuser pour mon français, mais je sais que vous entendrez ce que je dirai, qui se borne à quelques remarques à propos du rapport fort intéressant de Claude Mazauric.

    26Dans son texte écrit, Claude Mazauric a noté que moi, Galina Tchertkova, j’expliquais la prise de position de Babeuf après le 9 thermidor par son « pragmatisme tactique ». En effet, j’insiste souvent sur ce pragmatisme tactique qui est étroitement lié à sa volonté d’action ainsi qu’à ce caractère non-doctrinaire qui lui faisait approuver toute mesure augmentant ce qu’il nommait « le patrimoine du pauvre ».

    27Reste à expliquer son apparente inconséquence de l’automne 1794, période où régnait une confusion générale. On dit souvent que Babeuf était dupe de Guffroy et de Fréron. Mais, à certains égards, Guffroy et Fréron étaient aussi dupes de Babeuf. Sinon ils ne lui auraient pas confié cette tribune. Leurs illusions étaient donc réciproques. Ils se croyaient sincèrement des alliés, des partisans de la même cause, ce qui caractérise tout à fait l’opacité du moment. Tous tenaient un discours anti-terroriste et antidictatorial virulent, ce qui semblait primordial à ce moment-là, mais revenait à éclipser les divergences profondes de leurs programmes. Car une telle alliance était illusoire et ne pouvait durer. Les vrais alliés de Babeuf, dans cette période de plusieurs mois après le 9 thermidor, se trouvaient au sein du Club électoral, Kare Tönnesson l’a très bien montré.

    28Néanmoins, la position de Babeuf ne coïncidait pas en tous points avec celle des clubistes. Il avait ses propres idées, sa trajectoire personnelle. Vous avez posé la question de savoir s’il était guide ou guidé. Je crois qu’il était tantôt l’un et tantôt l’autre. Quelques documents le montrent clairement : par exemple, ce manifeste qu’a publié Lecoq. Mais la vertu primordiale de Babeuf c’est qu’il savait garder son indépendance. C’est un trait caractéristique de l’activité de Babeuf tout au long de la Révolution. Il a contribué grandement lui-même à devenir un personnage autour duquel, en son temps, pouvaient s’unir les futurs participants à la Conjuration des Égaux. Je suis d’accord avec ce qu’a dit ici Mathias Middell : le génie de Babeuf, en ce moment de « dérévolution », c’est d’avoir su élaborer un programme tout à fait nouveau qui fût à la fois lié à tout ce qui était radical dans la Révolution et acceptable par toutes les tendances d’une gauche elle-même très hétérogène. Cette mission impossible appelait l’intervention d’une personnalité exceptionnelle dont la destinée ne pouvait être le fruit du hasard.

    29Quelques mots enfin à propos de ce tournant bien connu de la pensée de Babeuf après le 9 thermidor. Je crois que ce tournant signifiait non seulement le passage de la théorie à sa réalisation, comme l’a dit B. Didier, mais également un changement dans ses idées sur ce que devrait être l’objectif ultime de la Révolution et sur les moyens de parvenir à cet objectif. Au départ, Babeuf croyait que la démocratie maximale, la plus proche de la démocratie directe, allait nécessairement dans le sens de son idéal social. On voit cela très nettement dans ses lettres à Coupé, plusieurs fois mentionnées ici. Et je suis tout à fait d’accord avec Katharina Middell, qui notait hier que la « loi agraire » dont fait état l’une de ces lettre n’est pas conforme au modèle classique de la loi agraire, comme le soulignait également le professeur Daline. Car Babeuf se méfiait d’un processus de partage égalitaire qui ne ferait que reconduire la concurrence entre des propriétaires antagonistes, ce qui serait contraire à cet idéal du « bonheur commun » auquel Babeuf se voulait toujours fidèle.

    30Or ce que lui enseigne l’événement du 9 thermidor, c’est les limites de la démocratie politique, c’est-à-dire l’impossibilité pour les masses populaires de peser, à leur avantage, sur les décisions politiques. D’où cette conversion à l’idée d’une révolution sociale immédiate qui permettrait d’atteindre le « bonheur commun » en faisant l’économie d’une lutte politique interminable. D’où, par voie de conséquence, la nécessité d’imaginer de nouvelles institutions sociales, dès lors que le « bonheur commun » devenait un objectif proche et non plus le terme lointain d’un long processus politique. Voilà, me semble-t-il, la signification essentielle du tournant de Thermidor dans la pensée et l’action de Babeuf.

    31Haïm Burstin. – Je voudrais proposer une réflexion sur les rapports, selon moi complexes, qui, dans la trajectoire de Babeuf, articulent son discours utopique avec son souci de « réalisme » politique. Si on essaie d’apprécier la place occupée par l’utopie dans la pensée de Babeuf, on voit s’esquisser un itinéraire qui mènerait le futur Tribun du peuple d’une période prérévolutionnaire, caractérisée par l’adoption d’une sorte d’« utopie narrative », à ses efforts – à partir de 1789 – pour maîtriser concrètement les choses à l’aide d’une « utopie-programme » (Béatrice Didier). Cependant, malgré cette deuxième tendance, nous découvrons que Babeuf demeure, à bien des égards, « extérieur à la conjoncture » (Claude Mazauric), aussi bien dans sa trajectoire professionnelle de feudiste qu’à l’époque révolutionnaire où son discours est encore imprégné de prophétisme (Eric Walter). Nous constatons ici la difficulté de mesurer abstraitement le degré d’utopie contenu dans la démarche intellectuelle de Babeuf, si l’on s’en tient à la seule estimation théorique de sa pensée. La difficulté s’accentue avec la Révolution, car c’est la dynamique accélérée de la transformation, véhiculée par l’événement, qui s’impose alors comme paramètre fondamental pour apprécier la capacité des projets théoriques à saisir la réalité. Même une position qui se prétend concrète peut s’avérer utopique, abstraite ou périmée, à la lumière d’une conjoncture en évolution rapide. Pour opérer concrètement, il ne suffit pas de vouloir s’adresser à la réalité ; encore faut-il savoir le faire en maîtrisant toutes les variables nouvelles qui entrent en jeu. En temps de révolution, c’est plus que jamais sur le terrain de la politique qu’il faut mesurer la faculté d’une vue théorique de s’adapter à la réalité et de la comprendre.

    32Si l’on envisage la conjuration des Égaux, on remarque que le projet insurrectionnel s’avère, à Paris, déjà anachronique du seul fait qu’après Thermidor le cadre politique où se trouve le mouvement populaire est profondément modifié. Il ne s’agit pas seulement du déracinement social ni de l’isolement des militants face à l’activité de la police, mis au jour par la remarquable analyse de Robert Andrews (« Réflexion sur la conjuration des Égaux », Annales ESC, 1974, p. 73-106). C’est que l’idée même d’une conspiration ne semble point s’adapter aux pratiques du mouvement populaire parisien. Dans le Paris de l’an IV, on se trouve paradoxalement face à un politique sans polis ; pour les masses parisiennes, en effet, l’apprentissage de la politique s’était effectué pendant plusieurs années sous le signe de la transparence ; il s’agit d’un des aspects les plus marquants de toute la rhétorique révolutionnaire, comme l’a bien démontré Lynn Hunt : l’idée même de faction était assimilée à celle de complot et représentait une menace contre l’unité de la nation (voir Lynn Hunt, Politics, Culture and Class in the French Révolution, University of California Press, Berkeley, 1984). Tout intérêt particulier devait s’effacer au profit du bien public. Le critère de « publicité » était donc l’axe de cette mentalité politique, comme en témoigne la pratique consolidée du vote à haute voix. Ce trait n’a point disparu en l’an IV car nous le retrouvons dans les rapports des agents babouvistes, sans qu’ils soient en mesure d’en tirer toutes les conséquences. « Les manières clandestines – écrivait Juste Moroy, agent du XIIe arrondissement, le 29 germinal an IV – inspirent de la méfiance à la multitude peu instruite. Vous ne répandez votre doctrine qu’en contrebande ; donc elle est répréhensible. Beaucoup de gens ne raisonnent pas plus fort que ça » (Archives nationales, F7 4276).

    33Se dégagent ainsi les traits d’une mentalité façonnée au cours de la révolution et notamment dans ses phases de plus large démocratie. Si bien que les couches populaires ne parviennent pas à se penser et à s’organiser en dehors des cadres de la politique active et militante, telle qu’ils l’avaient expérimentée en l’an II Les sans-culottes n’avaient aucune tradition conspiratrice, ni l’expérience des pratiques maçonniques ; ils s’étaient accoutumés, dans les sociétés populaires et dans les sections, au cadre rassurant d’un large réseau de sociabilité politique, fondé sur la publicité, dont ils connaissaient les règles et les instruments et qui venait en l’an IV d’être démantelé. Rien de plus éloigné du modèle qui va s’imposer sous la Restauration dans l’entourage de Buonarroti : celui d’une avant-garde qui prépare secrètement son ralliement aux masses dans un but insurrectionnel. Si étrange que cela puisse apparaître, les sans-culottes parisiens – produit de la Révolution dans ses phases les plus radicales – sont des militants au pouvoir, sans aucune expérience d’un mouvement d’opposition et de résistance, ce qui est prouvé par la dynamique des journées de Germinal et de Prairial. Lorsque les agents de la Conjuration dressent le profil des patriotes sur qui s’appuyer, c’est le « talent oratoire » qu’ils vont retenir comme la qualité primordiale qui désigne les meneurs potentiels. Mais ils oublient que le lieu même d’expression de ce talent est pour l’instant perdu : la « polis » des sans-culottes s’était écroulée, ce qui replaçait les Égaux sous le règne de l’abstraction.

    Babeuf, Carnot et le Directoire

    34Jean-René Suratteau . – Invoqué comme historien du Directoire, je voudrais apporter quelques compléments au rapport de Claude Mazauric ou plutôt à ce que son exposé oral ajoutait au texte de ce rapport. Je ne parlerai que de l’interprétation de la conjoncture que présente Babeuf lui-même lors du procès de Vendôme et, plus précisément, des hommes qu’il incrimina alors nommément. On constate que Carnot n’est que fort peu mentionné, ce qui, comme Mazauric l’a remarqué, semble curieux puisque nous savons que c’était Carnot qui avait dirigé l’action du gouvernement contre les Égaux. Mazauric avait fait présenter – il était alors hospitalisé – une excellente mise au point sur l’attitude de Carnot (il s’agit du colloque « Carnot » de Paris IV en janvier 1988 dont les Actes vont être prochainement publiés).

    35Pourquoi Babeuf semble-t-il ménager Carnot ? Est-ce parce qu’il ignore que c’était bien Carnot qui avait joué le rôle moteur contre les Égaux ? Ou bien est-ce par tactique et peut-être sur le conseil de ses défenseurs, de Réal par exemple, que Babeuf agit ainsi ? Pour essayer de comprendre la modération du Tribun du peuple à l’égard de Carnot, on pourrait se référer à un paragraphe du libelle que l’ancien organisateur de la victoire publia lorsque, après le 18 fructidor, il s’était enfui de France pour ne pas être déporté à la Guyane. Dans cette Réponse à Bailleul, Carnot imagine de mettre en scène un cordonnier, républicain avancé, qui s’étonne de le voir, lui, ancien membre du Comité de l’an II, animé contre les révolutionnaires et qui se demande pourquoi « en un plomb vil l’or pur s’est changé » ! Ce scénario est repris, de façon moins dramatisée, par Camot-Feulint dans son Histoire du Directoire constitutionnel publiée seulement après le 18 brumaire, mais écrite bien auparavant. Feulint apparaît, là comme partout, en fidèle écho de la voix de son frère. Il se peut donc que Babeuf, naïf cette fois encore, n’ait pas voulu croire que l’ancien membre du gouvernement révolutionnaire eût été le principal meneur de jeu lors de la répression conduite contre lui et ses amis.

    36Babeuf attaque par contre très violemment Cochon – ne dédaignant même pas le jeu de mots facile. Le ministre de la Police est justement l’homme de Carnot, mais il faut rappeler qu’il n’était pas un novice dans les affaires es de police. À la Constituante, Cochon avait déjà été l’un des principaux membres du Comité des recherches, sorte de prototype de ce que sera, plus tard, le Comité de sûreté générale de la Convention. Il faut aussi noter qu’en faisant nommer Cochon ministre de la Police générale lorsque ce poste fut créé, Carnot restreignait le rôle dévolu jusque là à Barras lors de la formation du Directoire en novembre 1795. Carnot pouvait ainsi diriger la police par personne interposée et ajouter cette responsabilité, même camouflée, à celle de la conduite de la guerre et du mouvement des armées, c’est-à-dire, en fait, diriger à peu près toute la politique intérieure du Directoire, ne laissant à Reubell, l’autre forte tête du gouvernement, que les affaires extérieures. Ainsi Carnot disposait-il de pouvoirs plus étendus que ceux dont il avait pu disposer en l’an II

    37Enfin, comme Mazauric, mais plus encore que lui, j’estime que Merlin de Douai alors ministre de la Justice, mais homme de premier plan et plus puissant que les autres ministres, joua aussi un rôle capital, même s’il fut plus discret. Merlin était plus perfide que Carnot. Ce dernier avait à faire oublier son passé de membre du Comité de l’an II Merlin avait, lui aussi, sa tunique de Nessus : c’était son rapport célèbre sur la loi des suspects en 1793 ; ses adversaires, royalistes, républicains modérés, ex-girondins ou anciens conventionnels de la Plaine l’appelaient toujours « Merlin-Suspects ». Il ne faut pas oublier non plus La Revellière, qui, considéré comme d’importance moindre, était pourtant l’élément essentiel du Directoire. Il était aussi acharné contre ceux qu’il accusait de vouloir le retour à l’Ancien Régime que contre ceux qu’il se représentait comme voulant ressusciter le système de l’an II Au sein du Directoire, La Revellière était le fléau de la balance : il faisait la majorité, soit qu’il se prononçât pour les deux « modérés » Carnot et Letoumeur, soit qu’il approuvât ses collègues « de gauche », Reubell et Barras. En l’an IV, La Revellière marcha avec Carnot et Letoumeur car il était épouvanté par le péril social ; l’année suivante, il soutiendra Reubell et Barras contre les menées contrerévolutionnaires.

    38En dernier lieu, j’ajoute que, de toute façon, il apparaît clairement que, même s’ils avaient été plus discrets, plus secrets, Babeuf et les Égaux n’avaient absolument aucune chance de renverser le Directoire, quelque divisé que celui-ci pût paraître. Depuis le désarmement des sectionnaires parisiens au printemps de l’an III, puis la dissolution de la Légion de police un an plus tard, la seule possibilité du succès d’un mouvement d’insurrection violente résidait dans l’appui de l’armée ou d’une fraction de celle-ci. Carnot le comprit fort bien. C’est pourquoi il s’efforça, après l’arrestation des dirigeants babouvistes, de représenter le « complot » d’une façon encore plus inquiétante pour l’opinion, en même temps qu’il excitait les tentatives de subversion des révolutionnaires parisiens les plus ardents auprès des troupes afin de pouvoir exercer la plus terrible répression, comme il le fit après le « débauchage » du camp de Grenelle en septembre 1796. Contrairement à ce qu’il prétend dans sa Réponse à Bailleul, Carnot ne frappa pas avec la même rigueur les royalistes compromis en 1797 dans le complot de Brotier. Il s’efforça de minimiser le danger de ce complot car il espérait diviser les adversaires du Directoire en détachant les royalistes constitutionnels des « Jacobins blancs », seuls susceptibles, selon lui, de renverser l’ordre politique et revenir à l’Ancien Régime. Carnot restait ainsi fidèle à sa ligne de conduite la plus constante : s’appuyer sur la bourgeoisie moyenne, s’opposer à toute tentative de retour à l’Ancien Régime, mais aussi à toute nouvelle intervention des masses populaires dans la conduite de l’État.

    Les Babouvistes entre la Province et Paris

    39Jean-Marc Schiappa.– Il me semble intéressant de noter l’échange permanent qu’il y a eu, avant et après le 21 floréal an IV (10 mai 1796 : Babeuf arrêté), entre Paris et la province. On peut constater, d’après toutes les dénonciations de police de cette période, qu’on voit ressurgir soit à Paris, soit en province, des gens qui avaient « disparu » pendant quelques mois. Je peux, par exemple, évoquer un militant qui, d’après ce que j’en sais, n’est pas un babouviste et que vous devez beaucoup mieux connaître que moi : Lecanu, à Rouen. Mais il y en a d’autres qui sont explicitement des babouvistes : il y a les Lyonnais ; il y a Alban, l’ancien maire de Bourg-en-Bresse, qui revient faire de la propagande et qui sera inculpé au procès de Vendôme ; il y a Armonville, le seul conventionnel ouvrier – ce n’est pas un hasard s’il a rejoint la Conjuration – qui a été à Paris tout le temps de l’hiver 1795 et qui revient dans sa région, en Champagne. On peut lire, à ce propos, l’étude de Gustave Laurent sur l’action d’Armonville parmi les ouvriers cardeurs de la région de Reims (« Un conventionnel ouvrier, Jean-Baptiste Armonville », AHRF, 1924, p. 217-249 et 315-355). De même, Darthé (François Wartelle l’avait déjà évoqué) a fait un voyage dans le Nord et le Pas-de-Calais. Michel lafelice a rappelé également que l’agent babouviste Lafond avait circulé dans le Midi… Il faut donc parler de tous ces « itinérants » de 1796, dont on nous donne des nouvelles même dans la presse ouvertement réactionnaire : après le 21 floréal, Le Courrier républicain, toujours bien informé, fait état (je le cite de mémoire) d’un « schisme dans le chapitre des jacobins Cordeliers : les uns voulant rester à Paris pour faire un coup et les autres voulant se disperser en province ». Cela nous conduit bien évidemment au coup de Grenelle (23 fructidor an IV/ 9 septembre 1796).

    40On constate, par conséquent, pendant l’été 1796, la présence d’anciens dirigeants provinciaux de premier plan réfugiés à Paris et qui seront arrêtés à la suite du coup de Grenelle : Wulliez, ancien maire de Nancy, Figuière, ancien commissaire révolutionnaire à Sedan, Bertrand, ancien maire de Lyon sous la Terreur et qui sera fusillé... Il faut donc noter qu’un certain nombre de protagonistes, comme Claude-François Petit de Rouen, un autre de Grenoble et L.-J. Ollivier venu de Lorient sont montés à Paris. Tous sont abonnés au Tribun du peuple. Interrogés, ils disent tous qu’ils viennent d’arriver dans la capitale. Ollivier déclare : « Je suis à Paris pour mes affaires ». Un autre (je crois que c’est celui de Grenoble) dit : « je suis à Paris depuis deux jours ». De même, Jean-Joseph Billard se présente comme « arrivé aujourd’hui » ! La police travaille donc sur renseignements. On sait, par exemple, qu’Ollivier le jeune était abonné au Tribun du peuple à Lorient et qu’il y a été dénoncé comme un agitateur babouviste. L’organisation existait donc encore, quoique beaucoup plus réduite et sans commune mesure avec le grand mouvement jacobin qui avait pris son premier élan le 10 août 1792.

    41Pour préciser la composition sociale du mouvement, rappelons qu’un certain nombre de babouvistes travaillaient dans des manufactures ou avaient l’expérience du salariat. C’est un problème sur lequel les ressources documentaires font défaut. Je l’ai cependant traité dans le cadre du colloque sur « Paris et la Révolution » (voir J.-M. Schiappa : « Agitation ouvrière et action babouviste dans le Paris de l’an IV », Paris et la Révolution, Publications de la Sorbonne, 1989, p. 35-44). Babeuf lui-même a vécu la vie du terrassier. Quant à Debon, il a eu à plusieurs reprises une activité salariée, soit dans une entreprise, à Saint-Domingue, qu’il qualifiait lui-même d’« enfer des vivants », soit, plus tard, à l’arsenal de Paris. Du reste, les babouvistes se sont explicitement tournés vers les ouvriers des manufactures ; ils ont cherché à y tisser des liens ; et ils ont tenté, au moins en une occasion, notamment dans l’atelier du Temple, de susciter une émeute ouvrière en partant des ateliers ; s’ils n’y sont pas arrivés, c’est pour des raisons sociales et politiques que l’agent du XIIe arrondissement, Juste Moroy expliquait ainsi : « les ouvriers des manufactures se tiennent tranquilles du moment qu’ils ont un gouvernement et un emploi »… Néanmoins, j’ai l’impression, à partir des quelques coups de sonde que j’ai pu lancer, que la situation en province est différente. À Toulon, il y a vraisemblablement une adhésion au moins de certains ouvriers de l’arsenal (Michel lafelice développera ce point). On a aussi l’exemple d’Armonville et de tout le travail qu’il a mené parmi les ouvriers cardeurs. Et il y a un troisième exemple qui vaut ce qu’il vaut, mais que je mentionne quand même : le procès à Louviers de deux sans-culottes, dont l’un est journalier à la manufacture de Reuilly, et qui passent plusieurs mois en prison parce qu’ils ont diffusé la « chanson nouvelle à usage des faubourgs » et un certain nombre d’autres publications babouvistes. Enfin il faudrait examiner l’émeute qui a duré trois jours à Brest durant l’été 1796. Il faudrait donc étendre à la province ce que j’ai entrepris, à une échelle encore trop réduite, sur Paris.

    42Michel lafelice. – Je me suis intéressé, il y a quelques années, à la portée du babouvisme en province, en particulier dans les régions méridionales, où je me suis rendu compte qu’il y avait de nombreux abonnés au Tribun du peuple : une bonne soixantaine, soit environ 10 pour 100 du total. Il s’agissait en outre de gens considérables. Si on prend le cas des Bouches-du-Rhône, on constate que le ci-devant marquis d’Antonelle était abonné, mais également Maussy et Rochebrun, deux libraires et deux jacobins. Dans le Vaucluse un chef important : Agricol Moureau d’Avignon. Dans les Alpes-Maritimes étaient abonnés trois cadres jacobins : André Gastot et Victor Tiranti, que Babeuf avait placés sur la liste des démocrates à adjoindre à la Convention ; s’y ajoute André Chabot, futur maire de Nice en l’an VIII… Enfin dans le Var on remarque la présence de républicains qui avaient marqué leur époque. Pour Fréjus, par exemple, il faut évoquer la correspondance suivie entre Gracchus Babeuf et Martel-Cadet.

    43On se rend compte que la participation au babouvisme était évidemment inégale selon les abonnés : s’il y avait de véritables babouvistes, partisans de la communauté des biens et des travaux, il y avait aussi des adhésions conjoncturelles et plus ou moins factices. C’est le cas, par exemple, d’André Gastot abonné au Tribun du peuple. Quand il prend connaissance, au début de prairial An IV, de la réalité de la conspiration babouviste il la dénonce comme une véritable calamité publique. Il va même jusqu’à l’amalgame entre cette conspiration et les menées royalistes dans le département. Il qualifie les babouvistes de « scélérats ». En fin de compte, il rejette cette conspiration avec laquelle il avait peut-être un peu sympathisé au départ. Car ce qui a pu rapprocher momentanément des babouvistes certains démocrates modérés, c’est la férocité de la « terreur blanche » exercée contre les anciens Jacobins dont beaucoup ont été malmenés, voire massacrés, par la « réaction » de 1794-1795.

    44Cependant certains abonnés du Tribun ont pu s’engager plus fortement dans le mouvement babouviste. On note ainsi l’existence de boîtes à lettres au service des conjurés : dans l’Hérault, il s’agit d’un certain Bouillon, négociant à Sète ; dans le Var, à Fréjus, il y a le jacobin Martel-Cadet déjà évoqué. Dans ses lettres on relève des termes ou des formules comme « plébéianisme », « doctrine plébéienne », « Vendée plébéienne »... qui attestent qu’il avait bien assimilé le discours babouviste. Il dénonce la « corruption la plus effrénée » qui a chassé la vertu de la République. Il s’attend à une insurrection qu’il juge tolérable et même légitime puisqu’elle devrait soustraire les Français aux passions dégradantes et « instituer le parti de l’égalité ». Avec Martel-Cadet, on a donc affaire à un babouviste convaincu, à la différence d’un Gastot ou d’un Moureau dont la sympathie pour Babeuf et les Égaux n’est motivée que par le déchaînement de la terreur blanche.

    République, démocratie, conflit de classe : de Rousseau à Babeuf

    45Roger Barny . – En écho à la belle réflexion d’Ida Cappiello sur le concept de démocratie, je voudrais souligner le changement qui affecte les emplois du mot démocrate à partir de 1790. En effet on s’éloigne du sens classique, antique, tel qu’il est repris et élaboré par Montesquieu, et même par Rousseau, dans sa perspective propre. J’ai le sentiment (sans avoir de textes précis présents à la mémoire) qu’il y a, à partir de 1790, une valeur d’emploi tout à fait nouvelle, qui surgit dans un contexte spécifique, celui de la trahison-perversion des principes de la souveraineté populaire par une oligarchie, la majorité de la Constituante. C’est contre cet ensemble de pratiques antidémocratiques qu’on parle de mouvement démocrate (et non démocratique). Ce qui connote deux choses :

    1. Au moins grossièrement une base sociale ; il s’agit d’une réaction populaire dans son essence (les historiens parlent justement de mouvement démocrate et populaire).
    2. Un contenu politique : l’aspiration à la démocratie directe, pour corriger la perversion des principes démocratiques posés, inscrits dans la déclaration des droits d’août 1789. Dans cette perspective, on fait souvent appel à la condamnation rousseauiste des représentants. Et on en tire volontiers un programme concret comportant le mandat impératif (avec nuances car le thème est utilisé par les aristocrates), le compte rendu de mandat, la révocation des élus...

    46Ida Cappiello s’est aussi référée, sans s’y attarder, à la notion de « conflit de classe ». Cette notion ne saurait, bien entendu, être déjà conceptualisée par les révolutionnaires : elle existe en creux. Ce qui renvoie derechef à Rousseau. Dans plusieurs pages du Contrat, Rousseau refuse les « associations partielles d’individus », les « partis » ; il déclare notamment qu’afin d’obtenir la volonté générale dans sa rectitude, il faut que chaque citoyen n’opine que d’après lui. Thème développé avec une grande rigueur formelle, notamment au chapitre 3 du livre II où Rousseau analyse les travestissements et déformations possibles de la volonté générale :

    Si, quand le peuple suffisamment informé délibère, les citoyens n’avaient aucune communication entre eux, du grand nombre de petites différences résulterait toujours la volonté générale, et la délibération serait toujours bonne. Mais quand il se fait des brigues, des associations partielles aux dépens de la grande, la volonté de chacune de ces associations devient générale par rapport à ses membres, et particulière par rapport à l’État ; on peut dire alors qu’il n’y a plus autant de votants que d’hommes, mais seulement autant que d’associations. Les différences deviennent moins nombreuses et donnent un résultat moins général. Enfin, quand une de ces associations est si grande qu’elle l’emporte sur toutes les autres, vous n’avez plus pour résultat une somme de petites différences, mais une différence unique ; alors, il n’y a plus de volonté générale, et l’avis qui l’emporte n’est qu’un avis particulier. Il importe donc, pour avoir bien l’énoncé de la volonté générale, qu’il n’y ait pas de société partielle dans l’État, et que chaque citoyen n’opine que d’après lui.

    47Il y a d’autres passages où le même thème revient, dans une perspective différente (notamment les chapitres 4 et 6 du livre II où Rousseau s’attache à définir les caractères spécifiques de la volonté générale, et à élaborer le concept de loi). Ce leitmotiv révèle un problème qui constitue la quadrature du cercle pour la politique bourgeoise, car le Contrat social offre l’élaboration rigoureuse de la doctrine individualiste bourgeoise : la psychologie de Rousseau est des plus réalistes, dans la mesure où il fonde sa politique sur la présence en chacun d’une image de l’intérêt général, certes, mais aussi sur l’intérêt particulier. Les intérêts particuliers qui entrent en conflit sont censés s’annuler, il faut donc que rien ne vienne en fausser l’expression. Dès lors, Rousseau ne formalise, dans le Contrat, que les rapports entre les individus ; les seules différences légitimes étant fonctionnelles (entre gouvernants et gouvernés), le Contrat formalise aussi les conflits entre l’individu et le pouvoir politique (dont la « volonté de corps » est admise, car inéluctable : on ne saurait rétrograder en deçà de l’apparition de l’État et de son pouvoir). En résumé, refus d’admettre les conflits de classe ; c’est pourquoi toute organisation destinée à conduire ceux-ci est déclarée illégitime. Les clubs, instrument nécessaire de l’action révolutionnaire, ne sont pas pensables dans le cadre de la doctrine bourgeoise stricte. Le conflit, potentiel, s’est déclaré à plusieurs reprises. Par exemple, c’est Contrat social en main que Le Chapelier fait voter la fameuse loi contre les coalitions ouvrières. Il cite largement le chapitre 3 du livre II. Il s’efforce aussi, à plusieurs reprises, de limiter le pouvoir des sociétés populaires (interdiction des pétitions en nom collectif), d’en finir même avec les clubs, mais sans succès. Il explique alors que les Jacobins ont certes bien servi la Révolution, mais qu’il doivent désormais disparaître, car la Révolution est finie. Depuis longtemps les Aristocrates (Fayettistes ou Ultras) développaient la même thèse, citant eux aussi Rousseau : la politique de l’Assemblée est élaborée hors de son sein, par une association de citoyens sans mandat, les Jacobins, donc la souveraineté populaire est violée, la volonté des Jacobins se substituant à la volonté générale. Le conflit éclate aussi un peu partout en province : querelle entre la municipalité et le Club des Jacobins de Dax, de Besançon en 1790-1791, etc.

    48Reste le problème de la théorisation de Rousseau. Comment interpréter une telle cécité devant la lutte de classes, réalité qu’il percevait pourtant bien dans le second Discours ? Comment peut-il oublier qu’il expliquait alors le devenir de l’humanité par ce qu’on appellera, en risquant l’anachronisme, le développement des forces productives, celui de la division du travail et celui, corrélatif, des antagonismes sociaux ? L’oubli n’est qu’apparent. L’auteur du Contrat reste très conscient de cette réalité. C’est justement dans l’espace du droit défini par ce traité, que les antagonismes sociaux sont illégitimes, et sommés de s’effacer. Mais leur pression se manifeste de toutes parts, elle commande en profondeur la théorisation, tout en ne s’avouant explicitement que dans les notes, certaines remarques marginales, ou les modalisations du discours.

    49Jean-Marc Schiappa. – Le rapport de Claude Mazauric souligne, à juste titre, l’attachement de Babeuf à la République et à ses valeurs. Je suis donc d’accord avec l’idée que le coup d’Etat antiroyaliste du 18 fructidor an V (4 septembre 1797) constitue la revanche posthume de Babeuf : Carnot qui a proscrit les babouvistes tombe à son tour. Tout un développement à ce sujet serait nécessaire. Car ce n’est pas du tout une affaire judiciaire, comme on l’a écrit il y a vingt ans et plus, mais un événement politique essentiel.

    50Néanmoins j’ai une objection doublée d’une précision. C. Mazauric n’évoque que les textes produits après l’arrestation de Babeuf : soit la lettre au Directoire du 23 floréal an IV (12 mai 1796) où le chef des Égaux propose une alliance antiroyaliste, soit les discours du procès de Vendôme. Mais c’est dès Le Tribun du peuple numéro 35 (9 frimaire an IV/30 novembre 1795) que Babeuf conteste le « titre banal et fort équivoque » de « républicain » revendiqué par Charles Duval (rédacteur du Journal des hommes libres) et qu’il exige des républicains authentiques qu’ils s’élèvent jusqu’à l’idéal d’une « démocratie pure » :

    Vous ne paraissez réunir autour de vous que des républicains, titre banal et fort équivoque : donc vous ne prêchez que la république quelconque. Nous, nous rassemblons tous les démocrates et les plébéiens, dénominations qui, sans doute, présentent un sens plus positif : nos dogmes sont la démocratie pure, l’égalité sans tache et sans réserve.

    Un pessimisme économique ?

    51Jean-Marc Schiappa. – Le rapport de Claude Mazauric relance l’interrogation sur le « pessimisme économique » que Jean Dautry attribuait à Babeuf. N’oublions pas cependant qu’une notion forte émerge de la propagande babouviste et se retrouve chez Babeuf lui-même : c’est la notion d’abondance. Elle réapparaît en prairial an IV, mai-juin 1796 (dans un texte que Babeuf n’a pas écrit, je vous le concède), mais également dans le projet de réorganisation du Club électoral où il y a un très long développement sur la question de l’égalité des femmes : Babeuf y revendique « la liberté du pain et du bon pain, tous les objets d’indispensable nécessité en bonne qualité et en abondance ». Cette notion, certes, n’est pas fréquente, mais on peut la retrouver ici ou là, dans un contexte qu’il ne faut jamais oublier : la situation économique de l’an IV ne permettait pas d’envisager l’abondance comme un objectif immédiatement réalisable. En outre, la notion est souvent détournée par le sens que lui donne Buonarroti qui, lorsqu’il parle de l’abondance, fait toujours référence à l’abondance au sommet, à ceux qui nagent dans l’abondance et dans l’opulence, opposées à la misère générale. Mais c’est une notion présente chez Babeuf, comme l’a souligné l’historiographie soviétique.

    52Galina Tchertkova. – Dans son excellent rapport, Béatrice Didier a montré hier dans quelle mesure Babeuf était un esprit « réaliste ». Pour sa part, Claude Mazauric a repris le débat sur le « pessimisme économique » de Babeuf. « Réaliste » et « pessimiste » : les deux qualificatifs sont souvent associés. Cependant, comme les autres historiens soviétiques, j’estime que la notion de « pessimisme » n’est pas ici pertinente, car elle fige la pensée de Babeuf en la dissociant de ses combats et donc de sa dynamique. Or Babeuf ne pouvait conquérir l’opinion qu’en accréditant ses projets par l’idée qu’ils étaient réalisables ici et maintenant, en France, dans l’état où se trouvaient les forces productives, sans attendre demain ou après-demain. Je suis d’accord avec Jean-Marc Schiappa quand il rappelle que les Égaux mentionnent l’objectif de l’abondance, donc de la croissance. Du reste, quand Babeuf rêve à la société future – et il y rêve surtout dans ses écrits privés – il envisage l’avenir sous le signe du progrès et non de la stagnation. Ce qui ne veut pas dire qu’il construisait ses châteaux sur le sable.

    53Guy Lemarchand. – Si donc on doit pencher vers l’idée d’un « optimisme économique » de Babeuf, n’est-ce pas une tendance qu’il hérite de ce qu’on a pu appeler une « économie politique populaire », c’est-à-dire une vision populaire de l’économie qui avait sa cohérence, sa rationalité, ses justifications dans la réalité même des choses ? J’emprunte la formule à Florence Gauthier et à Guy Ikni, sans les suivre dans les conséquences qu’ils en tirent.

    54Claude Mazauric. – Sur ce débat essentiel, il faut tenter une clarification. J’ai repris cette proposition du « pessimisme économique » de Babeuf à Jean Dautry qui l’avait formulée à partir de considérations très fondées. J’ai relu son étude consacrée aux rapports entre les anciens babouvistes et Saint-Simon, belle recherche qui a mis en lumière – avant les travaux encore inédits de Christine Peyrard – la figure de Rigomer Bazin.

    55À la fin du XVIIIe siècle, il y a deux manières de concevoir le progrès économique et celui des sociétés. La première manière consiste à concevoir l’augmentation du produit net et son utilisation économique la meilleure possible grâce à l’augmentation de la productivité du travail et par l’élaboration de nouveaux objets de consommation et de production. Cette perspective est celle des économistes. C’était celle de Turgot et de Dupont de Nemours. Elle a inspiré les travaux célèbres du Comité de mendicité de la Constituante. Appuyée sur le marché et sur la croissance de la part du produit net, cette conception a nourri en Angleterre la passion de la « gadgétomanie ». Le progrès des sociétés, c’est donc d’abord et surtout le progrès économique et technique.

    56Et puis il y a l’autre manière qui consiste à dire : « admettons les progrès qui répondent à des besoins déjà présents, et puis répartissons, conformément à la justice, ce dont nous disposons ». C’est un modèle de révolution sociale qui intègre une part du progrès économique possible, mais ne fait pas de la croissance à venir le moteur de la redistribution ni le parangon de la lutte contre la misère. Or Babeuf me paraît incontestablement s’inscrire dans cette seconde perspective, à l’opposé de la démarche qui sera celle de Saint-Simon, pour qui il faut d’abord faire croître les forces productives et élargir les possibilités du marché avant de résoudre les problèmes liés à la société de classe.

    57Je ne veux pas faire des allusions faciles, mais on comprend bien qu’à l’époque de la Perestroïka, ces questions anciennes retrouvent une vraie jeunesse, y compris dans notre colloque. Ou bien on opte pour une répartition qui comporte le progrès, mais qui subordonne le progrès technique à la justice sociale. Ou bien, au contraire, on inscrit la justice sociale dans la perspective d’un développement systématique à la fois des forces productives, des moyens de distribution et de la protection de l’environnement. C’est une très grande question que Babeuf aborde dans les lettres à Germain, où cette problématique est déjà ébauchée.

    58Il ne faut donc pas se battre autour des mots « pessimisme » ou « optimisme », car le choix de ces mots renvoie aux catégories idéologiques des années 50. Mais il faut voir comment le fond du problème peut être vraiment abordé. On peut d’abord méditer l’approche de Dautry, selon laquelle Saint-Simon n’a pas fréquenté les anciens babouvistes en 1808- 1810 (malgré les accusations de la police) parce que Saint-Simon ne peut pas se retrouver dans cette vision de répartition de l’austérité, alors qu’il se prépare déjà à énoncer les grandes propositions des années 1820 autour du thème : « Messieurs les patrons, Messieurs les ouvriers, faisons l’homme nouveau et le monde industriel de demain ! ».

    59Toujours sur cette question, je dirai que lorsque Babeuf parle de l’abondance à l’époque du Club électoral, il le fait dans un contexte où domine la formidable démagogie qui suit le 9 Thermidor et entraîne même les sections populaires ; les porte-parole des sans-culottes se disent même favorables au retour à l’économie de marché ! Ce qui revient à dire naïvement : « À bas le maximum ! Le marché va nous redonner l’abondance ! ». Comment Babeuf aurait-il pu, en cette fin de l’année 1794, proclamer : « je suis contre l’économie de marché » ? Il joue lui aussi la carte du discours sur une abondance qui va de pair avec le marché en laissant entendre : « on verra bien ce que cela peut donner ; que chacun fasse son expérience ».

    60Galina Tchertkova. – Non. Il récusait ce genre de proposition !

    61Claude Mazauric. – Oui, mais seulement en décembre 1794 quand il proclame : « je ressaisis la foudre de la vérité »...

    62Galina Tchertkova. – Non. Il le fait déjà en septembre.

    63Claude Mazauric. – Nous vérifierons.

    64Galina Tchertkova. – Quand je dis qu’il a gardé son indépendance, je le constate en premier lieu sur cette question.

    65Claude Mazauric. – C’est une question qu’il faudrait revoir de près, mais je pense que le problème, que je pose après Dautry et Labrousse, demeure fondamental. Il faut à cet égard dépasser les mots.

    Annexe au débat. Écrire l’histoire en RDA

    66À la suite de l’exposé de Matthias Middell sur l’historiographie du babouvisme en RDA, Alberto Gil Novales demande un éclaircissement sur le sens que Walter Markov pouvait donner à l’opposition qu’il postulait entre une « extrême gauche légitime » et une « extrême gauche illégitime » : doit-on comprendre « opportune » vs. « inopportune » ? ou « de son temps » vs. « hors de son temps » ? Matthias Middell répond, en substance, que Markov considérait comme « légitime » cette extrême gauche du jacobinisme que constituaient Jacques Roux, Varlet, les Enragés, bref une « avant-garde » sans-culotte qui aurait été le porte-parole authentique des masses, alors que, de son point de vue, Hébert et les hébertistes restaient des démagogues à la remorque des masses populaires. Matthias Middell concède qu’il y a, dans ces jugements, une certaine dose de dogmatisme, mais il souligne que Markov, grand spécialiste des Enragés, ne connaissait le groupe hébertiste qu’à travers sa presse et les travaux de L. Jacob et Albert Soboul. Là encore, l’équipe de Leipzig s’est trouvée dans une impasse faute de pouvoir accéder aux archives parisiennes, les séjours d’étude lui étant refusés.

    Candeur de Babeuf

    67Au fil du débat, un échange de vues (dont nous n’avons pu reprendre le détail) s’attache à la personnalité de Babeuf. Robert Legrand rappelle que ce grand nerveux, de santé fragile, a dû se battre avec lui-même autant qu’avec ses ennemis, déployant une énergie sans égale. En écho au rapport de Claude Mazauric, Jean-Marc Schiappa insiste sur la générosité d’un militant que ses capacités auraient pu porter à faire carrière – comme tant d’autres – mais qui a choisi la voie du sacrifice. Enfin Bernard Vinot revient sur l’épisode de l’été 1790 quand Babeuf – emprisonné pour son rôle de meneur dans la révolte anti-fiscale du Noyonnais – sollicite l’aide du très habile comte de Lauraguais ; celui-ci – qui abrite en son château de Manicamp le célèbre Rivarol – fait paraître dans les Actes des Apôtres une lettre de Babeuf adressée au Comité des recherches de la Constituante, lettre que pouvait exploiter sans vergogne la démagogie contre-révolutionnaire ; mais si – grâce aux documents procurés par V. Daline et R. Legrand – on examine la stratégie de Babeuf au cours de cette affaire, il en ressort que le « Marat de Picardie » ne manquait pas d’ironie ni de ruse pour retourner en sa faveur une situation difficile (voir le chapitre 6 du Gracchus Babeuf de. Daline où l’épisode est remarquablement analysé, p. 200 à 220). De cette affaire, Claude Mazauric dégage la portée historique à long terme en rappelant comment – au cours du XIXe siècle – le courant que Marx baptisait « socialisme féodal » (or Lauraguais, contre-révolutionnaire populiste, préfigure ce mode de pensée) a pu tirer parti d’une critique de gauche pour condamner le régime représentatif issu de la révolution bourgeoise ; ainsi Marx tenait-il pour exemplaire le grand débat de 1841 sur le travail des enfants, débat où s’opposent Victor Grandin, manufacturier à Elbeuf, qui en prône les avantages, et le comte de Montalembert, qui le stigmatise au nom d’un traditionalisme hostile au capitalisme industriel ; de 1790 à 1840, des continuités sont repérables, mais tant de structures ont changé qu’il serait naïf, en l’occurrence, d’opposer à la « candeur » supposée de Babeuf la « lucidité » sans faille de Marx.

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    Ce livre est cité par

    • El Gammal, Jean. (2005) Histoire des gauches en France. DOI: 10.3917/dec.becke.2005.01.0133

    Présence de Babeuf. Lumières, révolution, communisme

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    Maillard, A., Mazauric, C., & Walter, Éric (éds.). (1994). Débat sur Babeuf dans la révolution. In Présence de Babeuf. Lumières, révolution, communisme (1‑). Éditions de la Sorbonne. https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.66622
    Maillard, Alain, Claude Mazauric, et Éric Walter, éd. «  Débat sur Babeuf dans la révolution ». In Présence de Babeuf. Lumières, révolution, communisme. Paris: Éditions de la Sorbonne, 1994. https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.66622.
    Maillard, Alain, et al., éditeurs. «  Débat sur Babeuf dans la révolution ». Présence de Babeuf. Lumières, révolution, communisme, Éditions de la Sorbonne, 1994, https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.66622.

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    Maillard, Alain, et al., éditeurs. Présence de Babeuf. Lumières, révolution, communisme. Éditions de la Sorbonne, 1994, https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.66412.
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