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Paris et ses campagnes sous l’Ancien Régime

 | 
Michel Balard
, 
Jean-Claude Hervé
, 
Nicole Lemaitre

Deuxième partie. Des hommes de la terre

Les Destors de Gonesse

Destins d’une famille de boulangers forains (xviie – xviiie siècles)

Jean-Pierre Blazy

Texte intégral

  • 1 – L’expression est de J. -M. Moriceau, « Les gros fermiers en 1789 : vice-rois de la Plaine de Fran (...)
  • 2 – Arch. dép. Val d’Oise, 2 LK 6, délibération et arrêtés du district de Gonesse, séance du 11 septe (...)
  • 3 – Arch. dép. des Yvelines, 12 M 2, Mémoire du Préfet Garnier, chap. 3, État des citoyens, p. 28 et  (...)
  • 4 – Sur l’apparition et le développement de la boulangerie foraine gonessienne : J.-P. Blazy. op. cit (...)

1Dans les campagnes du nord de l’Ile-de-France, la concentration de l’exploitation agricole dans les mains des gros fermiers, véritables « vice-rois de la plaine de France »1, explique en grande partie la disparition de la petite et moyenne paysannerie avant la Révolution. Les administrateurs du district de Gonesse signalent en 1793 qu’on ne rencontre plus que « deux classes d’hommes, l’une de cultivateurs, propriétaires ou fermiers, l’autre d’ouvriers, journaliers et charretiers… »2et en 1805 le préfet Garnier effectue le même constat lorsqu’il écrit : « Dans les pays de grande culture, la population se compose de deux classes dont l’existence est bien différente, les fermiers et les manouvriers ou journaliers. L’aisance est le partage des premiers, tandis qu’un état précaire, le plus souvent voisin de la misère, est réservé aux autres »3. Depuis le XVIe siècle, les boulangers forains et les laboureurs-boulangers formaient le véritable noyau d’une classe rurale moyenne très spécifique à certaines paroisses localisées au centre du Pays de France autour de Gonesse4. A l’instar des gros fermiers, de véritables dynasties de boulangers et laboureurs-boulangers s’étaient constituées et en particulier celle des Destors. Le déclin de la boulangerie foraine amorcé dès la première moitié du XVIIIe siècle remet en cause l’existence de cette catégorie sociale originale. Deux solutions se présentent alors, soit l’adaptation au sein de la société villageoise en fonction de la nouvelle donne, soit l’émigration vers Paris.

Les fondateurs

  • 5 – Voir J.-P. Blazy, op. cit., p. 148 ss.
  • 6 – Arch. comm. de Gonesse, Etat civil ancien, registre de la paroisse Saint-Nicolas, acte de décès d (...)
  • 7 – Arch. dép. du Val d’Oise, B 95/1623, pièces du greffe année 1693.

2En 1656, année du mariage de Pierre Destors et de Nicole Gaudepin, la réputation de la boulangerie foraine gonessienne était bien établie. La crise des Frondes, quelques années auparavant, avait illustré l’importance de celle-ci lorsque les Parisiens eurent à souffrir des difficultés de ravitaillement en pain de la capitale5. Pierre Destors, qui n’était pas né à Gonesse, s’était allié à une vieille famille de boulangers dont la présence à Gonesse est attestée depuis le siècle précédent. A sa mort en février 1692, son fils aîné également prénommé Pierre n’est pas encore laboureur-boulanger. Il vient de perdre sa première femme, Jeanne Meunier, fille d’un boulanger gonessien, et il est alors marchand de vins. En juillet 1692, lorsqu’il se remarie avec Marguerite Félix également fille de boulanger, il pratique toujours son commerce6. C’est la raison pour laquelle il ne figure pas sur la liste des 98 boulangers du bourg établie le 14 septembre 1693, en pleine crise des subsistances, par le prévôt Louis de Lamare. Les boulangers doivent fournir sur le marché les mardis et vendredis une quantité de pain proportionnelle à leur capacité de production. Deux frères de Pierre sont mentionnés : Nicolas et Jean doivent apporter respectivement 9 et 12 livres de pain. Les frères Destors occupent une position moyenne dans la hiérarchie du monde hétérogène des boulangers forains gonessiens, loin derrière la minorité des plus gros qui fournissent entre 20 et 30 livres – ceux-ci représentent moins du quart des boulangers et livrent la moitié du pain demandé par le prévôt – mais largement devant le tiers des petits boulangers chargés d’apporter trois livres de pain chaque Jour de marché7.

  • 8 – Arch. nat., S 959 A, bail du 22 février 1713 à Pierre Destors boulanger et laboureur. Le loyer en (...)
  • 9 – Arch. comm. de Gonesse, État civil ancien, décès de P. Destors, 21 juillet 1732.

3Les Destors eurent moins à souffrir que d’autres boulangers et laboureurs-boulangers des crises durant les années de misère de la fin du règne de Louis XIV. Pierre, enfin converti au métier familial, réussit le 22 février 1713 à reprendre la ferme de la Sainte-Chapelle aux Gouffé, ancien lignage gonessien de laboureurs-boulangers. Cette petite exploitation de 79 arpents et demi était dans les mains de ces derniers depuis au moins 16498. En 1732, à sa mort, Pierre Destors était aussi fermier des terres de la fabrique Saint-Pierre qui regroupaient 148 arpents 31 perches9. L’exercice conjoint des deux métiers de laboureur et boulanger présente des avantages certains. Le laboureur-boulanger, producteur de grains, n’avait pas à acheter autant de blé pour la fabrication du pain que le simple boulanger. Il n’avait pas non plus à courir autant le plat pays jusqu’à Dammartin, Senlis et même Crépy-en-Valois à la recherche des grains comme devait le faire le boulanger. Il ne payait pas de droits sur le marché des grains. Surtout le blé ne lui coûtait que son prix de production.

Tous boulangers.

  • 10 – J.-M. Moriceau et G. Postel-Vinay, Ferme, entreprise, famille, grande exploitation et changements (...)
  • 11 – Sur la natalité à Gonesse au XVIIesiècle : L. Bedard, Démographie et société à Gonesse du milieu (...)

4« L’exubérance démographique » des boulangers gonessiens est à la hauteur de celle des fermiers étudiés par J.-M. Moriceau10. Douze enfants sont nés dans le ménage de Pierre Destors et Nicole Gaudepin. Celle-ci, mariée à l’âge de 17 ans, accouche de son premier enfant à 18 ans et de son dernier à 43 ans. Les naissances se succèdent à intervalles rapprochés de 17 à 24 mois à l’exception d’une longue période de calme intergénésique entre le neuvième et le dixième enfant. A la génération suivante, l’union de Pierre et de Jeanne Meunier, réalisée en 1684, est interrompue par le décès de cette dernière qui a accouché de cinq enfants en à peine huit années avec des intervalles très courts, de 13 à 22 mois. La seconde épouse de Pierre, Marguerite Félix mariée à 16 ans, donne naissance à douze enfants en 26 ans soit là encore des intervalles très brefs, de 11 à 21 mois11. A la génération suivante, Jean-Baptiste, fils de Pierre et de Marguerite Félix, épouse en 1721 Denise Destavigny qui est treize fois en couches jusqu’à son décès en 1744 à l’âge de 46 ans. La même exceptionnelle fécondité se manifeste toujours dans la première moitié du XVIIIe siècle avec des intervalles intergénésiques toujours aussi courts, de 13 à 20 mois.

  • 12 – L. Bedard, Démographie et société à Gonesse..., p. 81.
  • 13 – Bibl. de l’Institut, Ms 514, « État contenant la quantité des bleds, farines, graines et autres d (...)

5La descendance effective des trois premières générations de Destors est lisible sur le tableau synoptique simplifié qui ne retient que les survivants à 20 ans. Avec près de la moitié de disparus avant l’âge adulte et parfois plus, la mortalité infantile et juvénile des enfants Destors apparaît comparable à celle des autres Gonessiens entre le milieu du XVIIe et le milieu du XVIIIe siècle12. Au total on observe un fort dynamisme démographique corrigé par les prélèvements de la mortalité. A l’inverse des fermiers, celui-ci n’a que très peu imposé chez les Destors la nécessité de quitter Gonesse ou ses environs et encore moins la boulange, tout au moins jusqu’au début des années 1720. La mobilité demeure faible jusqu’au delà du milieu du siècle. Les cinq fils de Pierre l’ancêtre sont tous boulangers ou laboureurs-boulangers. La seule fille survivante, Etiennette, épouse le boulanger Eustache Félix, rejeton d’une vieille famille de la boulangerie gonessienne. A la génération suivante, des sept garçons de Pierre et de Marguerite Félix, seul l’aîné Gabriel part exercer le métier familial d’abord à Paris au faubourg Saint-Antoine puis à Charenton. Le cadet Pierre a d’abord suivi, semble-t-il, son frère au faubourg Saint-Laurent mais on le retrouve à Gonesse quelques années plus tard. Jean-Baptiste est à Bonneuil-en-France, centre secondaire important de la boulangerie foraine parisienne et tout proche de Gonesse. Des quatre enfants du premier lit, les deux filles ont épousé des boulangers du cru et un des deux garçons s’est expatrié à Charenton13.

  • 14 – Arch. nat., S 959 A, bail du 29 mars 1732 à Pierre Destors boulanger et laboureur et à Michel et (...)
  • 15 – J.-P. Blazy, op. cit., p. 218 et 219.

6Cependant on observe une grande capacité d’adaptation face aux nécessités et aux circonstances. Avant d’être définitivement laboureur-boulanger, Pierre le second, on l’a vu, a été par exemple marchand de vin. A la génération suivante, une véritable répartition des rôles est pendant un temps assurée entre ses six fils demeurés à Gonesse. Pierre et Nicolas y sont boulangers, Jean-Baptiste l’est à Bonneuil-en-France, Michel, Vincent et Victor sont fermiers. Le 29 mars 1732, soit quatre mois avant sa mort, le père avait signé en compagnie de Michel et de Vincent avec les chanoines de la Sainte-Chapelle un nouveau bail de neuf ans, assurant ainsi la pérennité familiale sur cette ferme14. Mais dès que la possibilité se présente, les Destors s’efforcent de cumuler les deux activités de laboureurs et de boulangers. C’est le cas par exemple de Vincent, au moins à partir de 1750 et jusqu’à sa mort en 1761, qui tient les terres des Ursulines de Saint-Denis formant une petite exploitation de 54 arpents15.

La carrière de Jean-Baptiste : du boulanger au fermier.

  • 16 – Arch. nat., M. C., étude LXI. 364, contrat de mariage de Jean-Baptiste Destors et de Denise Desta (...)
  • 17 – Bibl. de l’Institut. Ms 514 et 521 déjà cités.
  • 18 – Arch. nat., Zlg 296 A.

7Les niveaux de fortune et d’accumulation patrimoniale d’un boulanger, fut-il laboureur-boulanger, ne peuvent se comparer à ceux des gros fermiers du Pays de France. Mais sans conteste, la trajectoire ascendante suivie par les Destors depuis la fin du règne de Louis XIV les place dans une situation très enviable avec Jean-Baptiste, dont l’essentiel de l’activité professionnelle se déroule entre 1721 et 1766 en deux périodes bien distinctes. De son mariage aux lendemains de la mort de sa femme, il est établi boulanger à Bonneuil-en-France. Les apports au mariage des deux époux s’élèvent à 1 800 livres, ce qui situe le couple au sommet de la hiérarchie des boulangers16. En 1726, Jean-Baptiste vend sa production deux fois par semaine, les mercredis et samedis, sur le marché de la Halle en compagnie de 13 autres boulangers forains de Bonneuil-en-France et des 40 boulangers gonessiens parmi lesquels deux autres Destors. Il transforme chaque semaine 24 setiers de blé, ce qui est au-dessus de la moyenne de l’ensemble des boulangers forains fréquentant le plus gros marché au pain de la capitale. Il n’est cependant pas le fournisseur le plus important. Trois de ses collègues de Bonneuil, Pierre Lorillard, Nicolas et François Chavignot, transforment chacun 30 setiers. Jean Destors de Gonesse transforme 28 setiers et Claude Baignard, également de Gonesse, 36 setiers. En 1733 nous le retrouvons à la Halle avec 30 setiers hebdomadaires transformés, en compagnie du même nombre de boulangers de Bonneuil et de 33 Gonessiens et toujours au-dessus de la moyenne des fournisseurs de ce marché17. En 1746, veuf depuis deux ans, il est le boulanger le plus imposé de la paroisse. Le rôle de taille tarifée et proportionnelle de 1746 de Bonneuil-en-France est un document exceptionnel qui permet une évaluation de l’activité et du patrimoine des taillables18. Le tableau annexe montre le premier rang occupé par Destors parmi les quinze boulangers forains du village.

  • 19 – Arch. nat., M. C., étude LXXXVI, 631, inventaire après décès de Denise Destavigny, 22 juin 1747, (...)
  • 20 – Arch. nat., M. C., étude LXXXVI, 627, contrat de mariage de Jean Destors et de Marie-Marguerite M (...)

8Jean-Baptiste Destors est le seul qui soit qualifié de boulanger et laboureur. Certes il n’exploite qu’une quinzaine d’arpents, mais le rôle de taille ne concerne que ses activités à Bonneuil. Or Jean-Baptiste est fermier à Gonesse, depuis 1745, des 87 arpents de terre possédés par Chandéon de la Valette, écuyer, gentilhomme ordinaire du roi. A la fin de la même année, ses deux frères qui exploitaient ensemble la ferme gonessienne de la Sainte-Chapelle lui cèdent leur bail. Jean-Baptiste prend ainsi à son tour la ferme que la famille tient sans interruption depuis près de quarante ans. De plus il est meunier du moulin à eau des Espaillards à Garges, propriété du prince de Condé qu’il loue 3 150 l. par an. En 1747, lorsqu’est établi l’inventaire après décès de sa femme, neuf boulangers, dont son fils Jean, lui doivent 1 437 l. 4 s. et 4 d. pour mouture19. La deuxième partie de sa carrière professionnelle commence avec son retour à Gonesse. Les rôles de taille le situent dans sa paroisse natale à partir de 1748 et le montant de l’imposition acquittée le classe parmi les fermiers. Il n’est jamais fait état de l’activité de boulange. En effet, avant de quitter Bonneuil et la boulangerie, Jean-Baptiste y a établi son fils aîné Jean. Dans l’apport qu’il lui consent et qui s’élève à 3 000 1., se trouve comprise la valeur de la place « … pour la distribution du pain sous les piliers des halles à Paris », estimée à 700 1.20.

  • 21 – Arch. notariales de Gonesse, bail du 10 juin 1754 entre la veuve Chandéon de la Valette et Jean-B (...)
  • 22 – Arch. nat., M. C., étude LXXXVI, 739, partage du 17 juillet 1773 entre Jean-Michel, Jacques et Ma (...)
  • 23 – Voir J.-P. Blazy, op. cit., p. 264.
  • 24 – Arch. nat., M. C., étude LXXXVI, 739, déjà cité.

9A Gonesse il cumule rapidement plusieurs fermes dont les baux sont constamment renouvelés. A celles du sieur de la Valette et de la Sainte-Chapelle, s’ajoutent surtout, à partir de 1750, les terres des Blancs-Manteaux soit 106 arpents supplémentaires21. Au total Jean-Baptiste exploite près de 300 arpents de terres à Gonesse. Le 9 janvier 1766, il vend à trois de ses quatre enfants survivants, Jean-Michel, Jacques et Marie-Françoise, « ses équipages de fermes, chevaux et bestiaux, grains, foins, labours, semences, amendements, pailles, meubles meublant et autres objets qui étaient dans la ferme et bâtiments en dépendant… » (il s’agit de la ferme appartenant à la veuve de la Valette), soit au total un capital d’exploitation évalué à 15 427 livres et 10 sols. A cette date les trois enfants de Jean-Baptiste succèdent à leur père et exploitent les différents baux à son nom jusqu’à leur séparation survenue sept ans plus tard22. De fait les rôles de taille font apparaître le nom de Jean-Baptiste Destors jusqu’en 1773 et, le 20 août 1770, le père est cité avec huit autres fermiers « … faisant la plus grande partie des laboureurs de Gonesse »23. Lorsque Jean-Baptiste, au soir de sa vie, assure le partage entre lui et ses trois enfants, la masse s’élève à 30 578 livres24. Il ne s’agit évidemment plus là d’une fortune de boulanger voire même de laboureur-boulanger.

La carrière de Jean : du boulanger forain au boulanger de Paris.

  • 25 – Arch. nat., M. C., étude LXXXVI, 678, notoriété et procuration des héritiers de Denis Destors, 26 (...)
  • 26 – Marie-Françoise Destors épouse le fermier Antoine Nicolas Etienne Pluyette en 1773, alors qu’elle (...)
  • 27 – En 1726 on compte 103 boulangers forains à Gonesse, en 1733 67 (Bibl. de l’Institut, Ms 514 et 52 (...)
  • 28 – Arch. nat., M. C., étude LXXXVI, 627, contrat de mariage de Jean Destors et Marie-Marguerite Mign (...)
  • 29 – En 1773, ils sont encore à Bonneuil. Jean y est même syndic comme l’indique le rôle de taille de (...)
  • 30 – Arch. comm. de Gonesse, État civil ancien, registre de la paroisse Saint-Nicolas, acte de baptême (...)

10Des quatre garçons de Jean-Baptiste, nés entre 1722 et 1737 et ayant atteint l’âge adulte, Jean l’aîné est le seul à exercer le métier familial. Denis le second, mort en 1758, était capitaine des vivres à l’armée du Bas-Rhin25. Jacques le benjamin est tapissier à Paris, dans le faubourg Saint-Laurent, tout en étant associé jusqu’en 1773 à sa sœur Marie-Françoise encore célibataire et à son frère Jean-Michel pour exploiter les fermes du père26. Cette rupture survient alors que le déclin de la boulangerie foraine gonessienne est déjà engagé27. Jean Destors avait réussi à maintenir l’exercice de la boulangerie foraine plus longtemps que beaucoup d’autres de ses collègues car il appartenait à l’élite boulangère. En 1746 il avait épousé Marie-Marguerite Mignan, fille d’un laboureur de Villiers-le-Sec, qui lui avait apporté plus de 5 000 l. de dot, les apports des deux époux se montant ainsi à près de 8 000 1.28. Près de trente ans après, il est toujours à Bonneuil-en-France où son père l’avait établi à sa place. En 1775 au plus tard, les Destors quittent le village du Pays de France et s’installent à Paris au faubourg Saint-Antoine, paroisse Sainte-Marguerite, rue de Reuilly29. Le choix du faubourg Saint-Antoine s’inscrit dans une tradition déjà ancienne des boulangers forains attirés dans la capitale. Rappelons-nous les oncles de Jean, Pierre et surtout Gabriel qui s’y est établi quelque temps avant de se fixer à Charenton. Un Jean-Baptiste Destors, homonyme du père de Jean, né du premier mariage de Pierre Destors avec Jeanne Meunier (le demi-frère de Jean-Baptiste dont il a été question plus haut), d’abord boulanger à Gonesse, était installé en 1736 rue de Charenton, dans la même paroisse Sainte-Marguerite30.

  • 31 – Bibl. Hist. Ville de Paris, 903120. Un autre Jean Destors boulanger à Gonesse est condamné en 176 (...)

11Le faubourg Saint-Antoine attirait les forains plus facilement qu’aucun autre faubourg parisien car les boulangers y conservaient en quelque sorte leur statut initial et leur installation n’était pas soumise aux statuts réglementant la communauté des maîtres boulangers de la ville. Un arrêt du Parlement du 10 juillet 1760, assorti de la liste des boulangers du faubourg Saint-Antoine dans laquelle figurent des Destors non directement liés à ceux qui nous intéressent et de celle des boulangers forains de la campagne dont notre Jean Destors de Bonneuil-en-France, contient « … l’engagement des boulangers forains du faubourg Saint-Antoine, Gonesse… » de ne vendre qu’aux jours de marchés, de vendre seulement des pains de pâte ferme et de pâte douce pesant moins de trois livres et autres dispositions sans cesse répétées par les textes parce que régulièrement non respectées31.

  • 32 – Arch. nat., M. C., étude LXXXVI, 747, renonciation à succession, 23 septembre 1775, et J.-P. Blaz (...)
  • 33 – On n’a pas retrouvé trace de l’acquisition d’un fond de boulange par les Destors. De plus l’achat (...)

12Lorsqu’ils quittent le plat pays, les boulangers forains sont dans deux situations opposées. Ceux qui sont au départ en position fragilisée et qui, une fois dans la capitale, abandonnent le métier (tel François-Antoine Tremblay endetté auprès des fermiers et devenu ouvrier en glaces) ou subissent une régression au sein même de la profession (tel Charles-Nicolas Mouchy, époux d’une fille Destors non issue des rameaux étudiés ici, et dont les parents demeurés à Gonesse renoncent à la succession de leur fils « … travaillant pour les maîtres, comme leur étant […] plus onéreuse que profitable »32). Et ceux qui, comme nos Destors, réussissent leur installation parisienne parce qu’ils ont fait le choix de se rapprocher de leur clientèle et qu’ils possèdent surtout les moyens de financer ce choix. Ils ne sont pas endettés à la différence des premiers et peuvent acquitter sans peine le paiement du loyer de leur boutique33.

13L’histoire du lignage des Destors aux XVIIe et XVIIIe siècles illustre un des aspects essentiels de l’économie rurale des campagnes parisiennes sous l’Ancien Régime, aspect encore insuffisamment étudié : la boulangerie foraine, particulièrement dynamique au nord de Paris dans le Pays de France. Elle constitue également un exemple de la mobilité sociale dans le plat pays parisien : celle d’une famille de boulangers gonessiens qui connaît à partir du règne de Louis XIV une ascension sociale continue. Les Destors profitent de la crise de la fin du XVIIe siècle pour s’affirmer au sommet de la hiérarchie du monde hétérogène des boulangers ruraux jusqu’à se hisser dans le groupe restreint des fermiers. Ils s’adaptent à la crise de la boulangerie foraine, qui disparaît lentement au cours du XVIIIe siècle, en allant s’établir dans la capitale au plus près de la clientèle.

14Cet article est le début d’une étude plus longue qui sera publiée en totalité ultérieurement. L’auteur tient à remercier MM. Gérard Phillipe, Bernard Destors et Olivier Cottarel, tous trois descendants des Destors, sans l’aide et l’appui desquels cette étude n’aurait pu être réalisée.

Les boulangers forains de Bonneuil-en-France en 1746

Noms des boulangers

Estimation hebdomadaire de la consommation de farine cuite (en muids et setiers)

Principaux éléments du capital d’exploitation et du patrimoine

Montant de la taille tarifée avant réduction éventuelle
(en livres et sols)

Jean-Baptiste
Destors

30

15 arpents et 2 quartiers à loyer, 4 « chevaux de voiture et un « bidet une grange à loyer deux maisons en propre

228.8

Charles Plé

20

4 chevaux une partie de maison en propre

113.10

Denis Félix

17

3 chevaux une maison à loyer

95

Henry La Riberette

24

3 chevaux une maison en propre
3 arpents et 1 quartier en propre

160.12

Jacques-Nicolas Félix

20

3 chevaux une maison à loyer

108.13

Jean La Riberette

24

5 chevaux une maison à loyer une grange en propre
3 arpents en propre et
1 arpent à loyer

155.15

Jacques-Martin
Chavineau

20

3 chevaux
4 arpents à loyer une maison à loyer

117.13

Louis Garet

12

3 chevaux
4 arpents à loyer une maison à loyer

86

Louis Félix

12

2 chevaux une maison à loyer

70

Veuve François
Chavineau

24

4 chevaux
54 perches en propre une grange à loyer une maison en propre

142.3

Veuve Martin Berson

24

4 chevaux
7 quartiers à loyer une maison en propre

133.8

Michel Hervy

6

un cheval
6 perches à loyer une maison à loyer

34.2

Nicolas Félix

24

4 chevaux
4 arpents en propre une maison moitié en propre

151

Nicolas Félix le jeune

20

4 chevaux
7 arpents 1/4 à loyer une maison à loyer

128.3

Philippe Destavigny

18

4 chevaux une maison à loyer

100

Notes

1 – L’expression est de J. -M. Moriceau, « Les gros fermiers en 1789 : vice-rois de la Plaine de France », Les paysans et la Révolution en Pays de France, actes du colloque de Tremblay-lès-Gonesse, 15-16 octobre 1988. s. 1. (Goncsse). 1989. p. 35. L’ascension sociale des fermiers en Ile-de-France et particulièrement en Pays de France a été étudiée par le même auteur : Les fermiers de l’Ile-de-France, ascension d’un groupe social (XVe-XVIIIe s.), th. de doct. dactyl. Paris I (dir. J. Jacquart).

2 – Arch. dép. Val d’Oise, 2 LK 6, délibération et arrêtés du district de Gonesse, séance du 11 septembre 1793, cité par J.-M. Moriceau, art. cit., p. 35.

3 – Arch. dép. des Yvelines, 12 M 2, Mémoire du Préfet Garnier, chap. 3, État des citoyens, p. 28 et 29, cité par J.-P. Blazy, Gonesse, la terre et les hommes, des origines à la Révolution, s. 1. (Gonesse), 1982, p. 322.

4 – Sur l’apparition et le développement de la boulangerie foraine gonessienne : J.-P. Blazy. op. cit., p. 128 à 130 et quatrième partie, chap. vi et VII ; C. Gindin, Les principaux laboureurs à la fin du XVIIe siècle et première moitié du XVIIIe siècle à Gonesse, DES dactyl. Sorbonne, Paris, 1967 (dir. P. Vilar) et « Le pain de Gonesse à la fin du xviie siècle », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, t. xix, juillet-septembre 1972, p. 414-433.

5 – Voir J.-P. Blazy, op. cit., p. 148 ss.

6 – Arch. comm. de Gonesse, Etat civil ancien, registre de la paroisse Saint-Nicolas, acte de décès de Pierre Destors, 22 février 1692, et acte de mariage de Pierre Destors et de Marguerite Félix, 20 juillet 1692.

7 – Arch. dép. du Val d’Oise, B 95/1623, pièces du greffe année 1693.

8 – Arch. nat., S 959 A, bail du 22 février 1713 à Pierre Destors boulanger et laboureur. Le loyer en nature est de 3 muids et 6 setiers. Il doit aussi acquitter ce que Louis Gouffé, qui s’était désisté le 1er juin précédent, n’avait pas réglé.

9 – Arch. comm. de Gonesse, État civil ancien, décès de P. Destors, 21 juillet 1732.

10 – J.-M. Moriceau et G. Postel-Vinay, Ferme, entreprise, famille, grande exploitation et changements agricoles, XVIIe-XIXe siècles, Paris, 1992, p. 74 ss et J.-M. Moriceau, op. cil., chap. xvt, p. 707 ss.

11 – Sur la natalité à Gonesse au XVIIesiècle : L. Bedard, Démographie et société à Gonesse du milieu du 16e siècle au début du 18e siècle, Maîtrise d’histoire moderne, Paris XIII (dir. R. Muchembled), 1991, p. 42 ss., et « Une démographie céréalière : Gonesse de 1550 à 1751 », Paris et Ile-de-France, t. 44, 1992, p. 7 à 51.

12 – L. Bedard, Démographie et société à Gonesse..., p. 81.

13 – Bibl. de l’Institut, Ms 514, « État contenant la quantité des bleds, farines, graines et autres denrées entrés dans Paris, la consommation qui en a été faite pendant l’année 1726 et ceux par qui la fourniture est faite ordinairement… » fol. 64, et Arch. comm. de Gonesse, État civil ancien, registre de la paroisse Saint-Nicolas, acte de décès de Pierre Destors, 21 juillet 1732. Tous les enfants survivants sont alors présents. Seuls Gabriel et Jacques, un des garçons nés du premier lit, sont mentionnés comme boulangers à Charenton, tous les autres apparaissant boulangers à Gonesse et à Bonneuil-en-France. De fait, dans le Ms 521 de l’Institut, Gabriel Destors n’apparaît plus dans les listes des boulangers parisiens pour l’année 1733.

14 – Arch. nat., S 959 A, bail du 29 mars 1732 à Pierre Destors boulanger et laboureur et à Michel et Vincent Destors laboureurs, ses enfants.

15 – J.-P. Blazy, op. cit., p. 218 et 219.

16 – Arch. nat., M. C., étude LXI. 364, contrat de mariage de Jean-Baptiste Destors et de Denise Destavigny, 13 août 1721. Pour comparer avec d’autres boulangers gonessiens, voir J.-P. Blazy, op. cit., p. 249.

17 – Bibl. de l’Institut. Ms 514 et 521 déjà cités.

18 – Arch. nat., Zlg 296 A.

19 – Arch. nat., M. C., étude LXXXVI, 631, inventaire après décès de Denise Destavigny, 22 juin 1747, et étude LXXXVI, 739, liquidation de la succession, 17 juillet 1773. Après la mort de sa femme survenue le 13 février 1744, Jean-Baptiste n’ayant pas établi d’inventaire, la communauté entre lui et ses enfants a été poursuivie jusqu’au 23 juin 1747. Il est déjà domicilié à Gonesse dans la ferme louée à Chandéon de la Valette. Il est également question des deux maisons de Bonneuil, l’une acquise en 1725 avec sept quartiers de terre, l’autre en 1738, décrite comme une grande maison à porte cochère située dans la grande rue avec cour, grange et dépendances avec un jardin jouxtant la maison. En 1738 il a également acheté trois quartiers de terre à Villiers-le-Bel et en 1746 trois autres quartiers à Bonneuil. Le rôle de taille de Garges en 1746 confirme que Jean-Baptiste Destors est meunier du grand moulin ou moulin des Espaillards (Arch. nat., Z1g 296 A).

20 – Arch. nat., M. C., étude LXXXVI, 627, contrat de mariage de Jean Destors et de Marie-Marguerite Mignan, 7 mai 1746, et étude LXXXVI, 631 et 739, déjà cité. Le père a également laissé au fils le matériel d’exploitation de la boulangerie dont l’estimation n’est pas encore réalisée.

21 – Arch. notariales de Gonesse, bail du 10 juin 1754 entre la veuve Chandéon de la Valette et Jean-Baptiste Destors ; Arch. nat., S 959 A. baux du 7 février 1750 et du 3 mai 1760, et Arch. nat., S 3 677, baux des 23 mai 1750 et 15 novembre 1760.

22 – Arch. nat., M. C., étude LXXXVI, 739, partage du 17 juillet 1773 entre Jean-Michel, Jacques et Marie-Françoise Destors.

23 – Voir J.-P. Blazy, op. cit., p. 264.

24 – Arch. nat., M. C., étude LXXXVI, 739, déjà cité.

25 – Arch. nat., M. C., étude LXXXVI, 678, notoriété et procuration des héritiers de Denis Destors, 26 juillet 1758, et étude LXXXV, 739, minute déjà citée.

26 – Marie-Françoise Destors épouse le fermier Antoine Nicolas Etienne Pluyette en 1773, alors qu’elle a 47 ans. Dans son testament deux ans plus tôt, son père «.. ne pouvant trop reconnaître les bons services que depuis plus de vingt-cinq ans, madite fille Marie-Françoise Destors m’a rendu avec toute l’assiduité, le zèle et l’affection possible... » lui lègue la jouissance des différents baux à ferme, ses meubles et l’usufruit des autres biens jusqu’à son décès. (Arch. nat., M. C., étude LXXXVI, 739, contrat de mariage d’Antoine Nicolas Pluyette et Marie-Françoise Destors, 21 juillet 1773, et étude LXXXVI, 731, testament de Jean-Baptiste Destors, 19 juillet 1771).

27 – En 1726 on compte 103 boulangers forains à Gonesse, en 1733 67 (Bibl. de l’Institut, Ms 514 et 521). En 1740 on en compte une cinquantaine d’après les rôles de taille. Sur les causes de ce déclin, voir J.-P. Blazy, op. cit., p. 313 à 315.

28 – Arch. nat., M. C., étude LXXXVI, 627, contrat de mariage de Jean Destors et Marie-Marguerite Mignan, 7 mai 1746.

29 – En 1773, ils sont encore à Bonneuil. Jean y est même syndic comme l’indique le rôle de taille de l’année (Arch. nat. Zig 355a). Les rôles des années 1774 à 1776 manquent. Mais en 1775, les deux maisons de Bonneuil et les quelques arpents de terre dispersés sur différents terroirs voisins sont vendus à un maître tailleur parisien pour 6 600 livres par les enfants immédiatement après la mort de Jean-Baptiste, leur père (Arch. nat. M. C., étude LXXXVI, 746, 10 mai 1775).

30 – Arch. comm. de Gonesse, État civil ancien, registre de la paroisse Saint-Nicolas, acte de baptême de Paul-Isidore Destors, 11 août 1736. La femme de Jean-Baptiste Destors, Marie-Françoise Beaudot, est marraine de l’enfant.

31 – Bibl. Hist. Ville de Paris, 903120. Un autre Jean Destors boulanger à Gonesse est condamné en 1762 à payer 10 1. de dommages et intérêts envers la communauté des marchands-boulangers de Paris pour avoir vendu du pain dans les rues et non sur les marchés dont « … partie s’est trouvé de faux poids ». Le pain a été saisi et vendu au profit de la communauté. 11 perd en appel et l’amende est alourdie (12 l.).

32 – Arch. nat., M. C., étude LXXXVI, 747, renonciation à succession, 23 septembre 1775, et J.-P. Blazy, op. cit., p. 315.

33 – On n’a pas retrouvé trace de l’acquisition d’un fond de boulange par les Destors. De plus l’achat d’une boulangerie à Paris pouvait paraître trop élevé dans un premier temps pour un boulanger forain qui savait aussi mesurer ses risques. En 1777, Jean-François Destors, le petit-fils de Jean-Baptiste déjà cité, arrivé à Paris dans les années trente, vend à son frère Vincent un « … fond de boutique rue Notre-Dame des Victoires et toutes les pratiques y attachées, les ustensiles de la boulangerie plus le privilège de marchand-boulanger privilégié... » moyennant 12 000 livres (Arch. nat., M. C., étude LXXXVI, 793, 13 juin 1777).

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