Les fondements de la légitimité politique des communes flamandes
p. 141-159
Texte intégral
1Au cours du xiie siècle, trois développements fondamentaux créèrent des conflits de longue durée entre des institutions de natures très différentes mais qui, chacune à leur manière, tendaient à l’expansion illimitée de leur emprise. Il s’agit de l’Église romaine en pleine réforme grégorienne, des monarchies qui émanent de la compétition des seigneurs féodaux, et des communes qui tendent à se tailler un domaine à part. Dans les pages qui suivent, je me propose de retracer les moyens par lesquels le monde urbain a su établir un style de vie et des normes propres, parfois en coalition avec, mais le plus souvent en opposition aux pouvoirs ecclésiastiques et seigneuriaux établis, sinon en conflit ouvert avec eux. Le développement des villes qui se généralisait en Europe à partir de l’Italie depuis le xe siècle, fut un phénomène émanant initialement de tendances aux bases de la société, à savoir la croissance soutenue de la productivité agricole, la croissance démographique et, par conséquent, la mobilité sociale accrue. L’Europe médiévale se distingue à ce point d’autres grandes civilisations antérieures, comme les Empires chinois et romain, ainsi que le monde islamique. Dans ces cas, des autorités centrales créaient et déplaçaient volontairement des capitales qui attiraient des centaines de milliers d’habitants1.
2Comme la base de subsistance et le mode de vie des habitants des villes différaient essentiellement du monde rural et des élites qui en tiraient des prélèvements, la formation d’entités urbaines relativement autonomes s’est établie de manière variable selon les rapports de force régionaux, mais les frictions furent omniprésentes. Les clercs et les seigneurs ont d’abord eu recours à la répression, puis ils n’ont accepté qu’à contrecœur et moyennant des avantages matériels, que les îlots territoriaux des villes ont graduellement pu se soustraire à leur domination. Comme détenteurs des monopoles de la culture écrite, respectivement de la violence physique, les grands propriétaires fonciers disposaient de toutes sortes de légitimations de leurs privilèges, élaborés et étendus au cours des siècles. Pour les nouveaux acteurs sur la scène des pouvoirs, les tâches étaient complexes : d’abord acquérir un territoire, puis le protéger ainsi que ses habitants ; ensuite créer des institutions nouvelles et forger une identité commune, formée des divers éléments arrivés de tous les azimuts. Puis il importait de créer des systèmes de protection pour les bourgeois en route avec leurs marchandises, et plus généralement de garantir la sécurité des droits de propriété privée. Au cours de toutes ces étapes, une nouvelle culture politique, de nouveaux concepts de légitimité se sont formés, non pas comme un ensemble cohérent venu à l’esprit d’un savant intellectuel, mais comme la somme de multiples solutions trouvées ad hoc dans la pratique de tous les jours en des situations sans précédent. Cette théorie politique fut pragmatique, née de l’expérience vécue et formulée incidemment comme une variante d’un droit reconnu ou comme une fiction juridique ayant pour but d’introduire des nouveautés et de les faire accepter sous une forme courante.
Créer des solidarités
3Montreuil abrita une ghilde marchande dès le xe siècle. Ce type d’organisation semble avoir constitué le noyau des communes, pour autant qu’il s’agit de villes qui se sont développées spontanément comme des noyaux du commerce régional et à longue distance. Ses membres articulaient le plus expressément leur vision sur les besoins liés à leur nouveau style de vie, et les ghildes semblent ainsi avoir été les mieux placées pour prendre en main la direction des villes croissantes. Le plus ancien texte qui nous informe en détail sur la manière dont se sont formées les plus anciennes solidarités urbaines, est celui des statuts de la « caritet » ou « frairie » de Valenciennes, datant dans sa plus ancienne version de 1051-1070. Cette organisation remontait « pour le moins, à la première moitié du xie siècle ». La terminologie montre bien l’effort de socialisation des membres. 60 des 69 articles sont en effet consacrés à l’union fraternelle des membres, fondée dans l’amour de Dieu et le culte religieux, en particulier la veille des membres défunts et les obsèques des confrères. Les membres prennent soin de la décoration de l’autel de Saint-Pierre et ils célèbrent également Saint-Nicolas ; ils s’occupent de distributions aux pauvres. Les sentiments de cohésion furent renforcés au cours des assemblées et par des beuveries en commun. Cinq articles des statuts insistent sur la prescription de se réunir en paix, d’éviter des disputes et de procéder à des réconciliations. La plupart des membres semblent avoir été des marchands qui transportaient eux-mêmes leurs denrées par mer, par terre et par les eaux. Ils devaient s’engager à l’entraide lors de leurs voyages en commun aux foires, en des groupes armés. Sous peine d’amende, ils étaient tenus de demeurer ensemble, de s’armer d’une cotte de fer, d’un arc, et d’apporter des sayettes. La protection offerte par l’association avait son prix : la « caritet » exigeait de ses membres une contribution de cinq sous, appelée hansa. La prescription que le « prouvos » devait toujours être un marchand indique que d’autres activités professionnelles n’étaient pas exclues. Parmi les confrères, on distinguait les « frères » et des « villeins », une référence à l’origine rurale des nouveaux venus. L’intégration se réalisait donc par étapes. Au xiie siècle, plusieurs professions artisanales étaient encore représentées nommément2.
4Les 28 articles des statuts de la ghilde de Saint-Omer, datant des années 1072-1083, sont moins détaillés au sujet des services religieux, mais beaucoup plus explicites en ce qui concerne la solidarité, les activités économiques et les potaciones. Les membres réclament le monopole du commerce de la ville, ils se doivent l’assistance mutuelle en cas de perte de leurs marchandises et en cas de duel. Ils règlent des achats en commun et se portent mutuellement garants. Les assemblées ou « chapitres » furent suivis de beuveries qui s’accompagnaient de distributions de vin aux clercs et d’aumônes aux pauvres et aux lépreux. Ici aussi, le texte exprime le souci de garder l’ordre dans ces réunions et d’éviter des disputes et de la violence. Dans cette même période, la ghilde obtenait du châtelain qu’il abandonnait aux doyens de la ghilde le jugement des disputes survenues au cours des journées de potacio. La gilda mercatoria d’Arras et celle de Gand remontent également au xie siècle et leurs activités vont dans le même sens.
5Les formes institutionnelles des confréries caritatives furent donc adaptées à des besoins nouveaux. Le cadre religieux, qui s’offrait comme une légitimation évidente de toute action sociale, pouvait être infléchi au culte du saint patron des marchands ou de tout autre culte local qui servait les intérêts des membres, si ce n’est que par sa distinction vis-à-vis des cultes des pouvoirs établis auparavant par les pouvoirs féodaux. Les rites servaient au renforcement des liens personnels et même émotionnels entre les gens arrivés récemment en ville, y compris les pauvres et les lépreux. Les buts de ces associations furent donc aussi bien économiques et sociaux. Dans cette phase de grandes mutations, il était de toute première importance de créer des liens de solidarité parmi un noyau de la jeune population urbaine, de provenances très diverses. Les plus anciens statuts montrent bien que la socialisation devait être organisée de main-forte, afin de réconcilier les querelles internes, et d’établir la confiance mutuelle, la coopération et l’association. Monopoliser le marché interne, punir les récalcitrants, protéger de main armée les convois à l’extérieur, négocier en tant que collectivité avec les pouvoirs seigneuriaux : ces nécessités pour faciliter le commerce et pour réduire les coûts des transactions, furent diligemment servies par les ghildes marchandes3.
6Au cours du xiie siècle, les attestations de ghildes marchandes se multiplient à Abbeville, Ardres, Bruges, Marck, Tournai. De cette époque datent aussi les mentions de « hanses » dans lesquelles se groupaient les marchands d’une ou de plusieurs villes trafiquant sur une destination déterminée. Ainsi, les membres de la Hanse de Gand s’organisaient pour protéger le commerce avec Cologne et le pays rhénan, et pour exclure des concurrents. La « confrarie » de Saint-Omer contrôlait pour ses membres l’exportation de la laine de l’Angleterre, de l’Écosse et de l’Irlande, et le commerce vers les villes situées au sud de la Somme.
7Un document datant de 1230 nous présente les « prud’hommes réunis [dans une des foires de Champagne] provenant de XVII villes commerciales » comme les médiateurs au sujet d’une transaction entre des négociants de Bologne et de Cambrai. D’autres documents mentionnent la « Hanse des XVII villes », toujours dans le contexte des foires de Champagne. Cette association groupait des marchands provenant d’un nombre variable de villes de Flandre (une dizaine) avec les villes de Tournai, Valenciennes et Cambrai appartenant au système économique flamand, Huy sur la Meuse et pour le reste des villes de Vermandois, de Ponthieu et de la Champagne elle-même. Le chiffre XVII ne référait pas à un nombre déterminé, mais signifie plutôt un ordre de grandeur impressionnant. On voit donc que cet ensemble de marchands de diverses régions du Nord aidait à résoudre un conflit qui pouvait surgir entre ses membres et des partenaires étrangers. Le terme de « prud’homme » montre bien que les médiateurs étaient jugés non seulement comme des personnes de confiance, mais aussi comme des experts en droit et coutumes commerciales et en ce qui concerne la qualité des produits mêmes4. La légitimité de leurs actions n’était pas fondée sur quelque autorité ecclésiastique ou laïque, mais sur le consensus développé pendant de longues années de pratique des transactions internationales.
8La « Hanse flamande de Londres », mentionnée en 1230, mais certainement plus ancienne, groupait un nombre de villes flamandes, également fixé symboliquement à dix-sept. Elles étaient centrées autour de Bruges et d’Ypres, et leur association avait pour fin de régler le commerce avec l’Angleterre et l’Écosse. Cette Hanse tenait des réunions de ses membres dans les villes Britanniques pour résoudre leurs contentieux. La prépondérance de Bruges fut manifestée par le fait que le président de ces assemblées, qui était appelé « comte », devait toujours être un bourgeois de cette ville ; son second, appelé scildraca, devait provenir d’Ypres, de Dixmude, d’Ardenbourg ou de Lille, dans cet ordre. Des marchands des cinq villes les plus importantes appartenaient aussi à la Hanse des XVII villes : il s’agit de Tournai, Bruges, Ypres, Dixmude et Lille.
9La documentation plus abondante du xiiie siècle permet de percevoir dans certaines prescriptions les traces des périodes antérieures, tandis qu’elle révèle aussi des évolutions. Ainsi, les statuts de la « confrarie » de Saint-Omer furent rédigés peu de temps avant 1240, mais ils reflètent encore une situation beaucoup plus ancienne. Les membres s’appelaient des « confrères », le doyen présidait leurs assemblées. La place du culte religieux est devenue moins proéminente qu’au xie siècle, le service des morts est confié aux clercs. L’organisation disposait d’une caisse, nourrie par les contributions obligatoires de ses membres et des pénalités imposées pour les contraventions aux statuts. Cette juridiction ne se limitait pas aux seuls membres, car le caractère monopolisateur s’adressait évidemment aussi aux non-membres. En 1277, la responsabilité des membres de la Hanse flamande de Londres pour des dettes d’autres membres fut réduite à celles pour lesquelles quelqu’un s’était engagé individuellement comme garant5. L’expansion du nombre de membres à plusieurs centaines impliquait que les liens de solidarité ne pouvaient plus être aussi personnels qu’au xie siècle, ce qui rendait nécessaire de préciser les limites des garanties mutuelles.
10Une liste contemporaine des membres de la « confrarie » de Saint-Omer comprend au total 542 noms, dont huit seulement pouvaient être identifiés comme des artisans. Le caractère inclusif de la première période semble donc avoir évolué vers une appartenance exclusive. En 1263, le droit d’admission fut élevé de 37 % et il attint le niveau prohibitif équivalent à un salaire annuel d’un ouvrier non qualifié, le prix d’un cheval ou d’un tonneau de vin. Pour les fils des membres la redevance ne s’élevait qu’à un onzième de cette somme. Dans les années 1281-1299, les nouveaux membres de la Hanse flamande de Londres contribuaient une somme 26 fois celle que devait un fils de membre. Au cours des onze années pour lesquelles les comptes sont conservés dans cette période, 199 nouveaux membres furent admis ; sept d’entre eux furent des artisans. Ils appartenaient à l’élite corporative d’épiciers, de marchands de vin et de brasseurs6.
11La justification de ces montants d’adhésion devenus prohibitifs au xiiie siècle peut être comprise par le succès de cette forme d’association : au cours de deux siècles de leur existence, les ghildes marchandes ont réussi à créer des liens de solidarité et de confiance qui garantissaient la protection des membres en dehors de la ville. Au cours du temps, les membres de longue date avaient témoigné de leurs capacités matérielles et caractérielles qui justifiaient la confiance, la protection et les garanties des confrères. Les capitaux accumulés à travers des générations permettaient l’extension de cette confiance à leurs fils. Toutefois, l’afflux continuel d’habitants des villes exerçait une pression croissante qui impliquait des risques de solvabilité au chef des candidats nouveaux. La somme élevée requise pour l’adhésion de nouveaux membres fut donc une garantie de la ghilde contre les risques de solvabilité et de solidarité7. En effet, tout bourgeois quittant sa ville pouvait être tenu responsable à l’étranger pour les dettes d’un concitoyen, ce qui pouvait entraîner une escalade de représailles réciproques et donc d’importantes pertes pour un grand nombre de marchands non impliqués directement. Cette responsabilité civile collective était la conséquence logique de la personnalité du droit dans l’absence d’un régime juridique au-delà des limites urbaines et territoriales. Ce furent justement les hanses ou ghildes marchandes qui ont forgé en tant qu’organisations de droit privé des méthodes pour résoudre les problèmes de sécurité et de conflits commerciaux dans les relations à longue distance sur des parcours bien déterminés.
12Autour de 1240, on perçoit à Saint-Omer la transition du stade d’une organisation privée vers une institutionnalisation dans le cadre de la ville comme l’autorité publique. Le magistrat urbain commençait alors à proclamer des ordonnances concernant la hanse : il nommait deux « mayeurs », et dorénavant les redevances furent intégrées dans la caisse communale. L’autorité publique s’était constituée de telle manière à prendre en charge des fonctions remplies jusqu’alors par des organisations privées. Toutefois, l’extraterritorialité des relations commerciales nécessitait toujours des organisations spécifiques. Cette transition des fonctions des ghildes et hanses marchandes vers la commune se fait suivre dans le détail à Bruges. Au milieu du xiiie siècle, les fonctions publiques de la ville n’étaient accessibles que pour des membres de la Hanse flamande de Londres. Après une révolte populaire, le magistrat dut accepter le contrôle financier sur la base de comptes, rédigés à partir de 1281 ; l’administration financière de la Hanse y fut incorporée. Après leurs débuts comme des confréries à forte empreinte religieuse qui imposaient une discipline et la solidarité, les ghildes et hanses marchandes ont évolué vers de grandes associations d’un caractère exclusif et strictement commercial. Leurs membres ont pris en main la gestion des communes ce qui, vers la fin du xiiie siècle, suscitait des critiques d’entrelacement des intérêts privés et publics.
Créer une autonomie
13Il est apparu que les ghildes marchandes s’étaient dotées d’un organe exécutif, un prévôt et des doyens, qui exerçaient une juridiction spéciale afin de régler les conflits internes et probablement aussi pour imposer leur monopole. En dehors du territoire de leur propre ville, les marchands se groupaient comme une milice armée pour résister aux attaques apparemment assez fréquentes. La petite ville d’Aire-sur-la-Lys reçut du comte de Flandre Robert II (1093-1111) et de son épouse Clémence un privilège adressé à son amicitia. Nous connaissons ce texte seulement par sa confirmation par Philippe d’Alsace en 1188, qui énumère non seulement le privilège accordé par Robert II, mais aussi ses confirmations par les comtes Charles le Bon, Guillaume de Normandie et Thierry d’Alsace, ce qui rend l’interprétation de ce texte important assez complexe. D’autres privilèges de cette époque, conservés en originaux, montrent bien que chaque confirmation comportait des adaptations plus ou moins incisives. La plus ancienne version fut probablement une coutume confirmée seulement oralement8. Un préfet et douze juges incorruptibles sont placés à la tête de cette commune qui jouit de son propre droit, en parallèle avec celui du comte (art. 1). Plusieurs articles insistent sur les procédures pour permettre aux juges d’imposer la paix interne et la solidarité des membres de l’amicitia. Les citoyens qui ne respectent pas les normes peuvent être exclus. Plusieurs articles précisent le comportement à suivre en cas de conflits entre les citoyens et des extranei, étrangers. Le terme d’amicitia est employé ici non pas pour la ghilde marchande, mais pour la commune dans son ensemble. La terminologie révèle nettement cette transition dans l’article 2 : Omnes autem ad Amicitiam pertinentes ville per fidem et sacramentum firmaverunt quod unus subveniet alteri tamquam fratri suo in utili et honesto.
14Notons la conjonction des catégories suivantes :
- Amicitia ville : amitié de la ville : association privée et commune publique ;
- Solidarité mutuelle comme entre frères : une fiction juridique transfère les liens de consanguinité à la totalité de la commune ;
- Utilitas et honestas : l’utilité et l’honnêteté, les valeurs matérielles du marchand et les valeurs idéelles du chevalier sont additionnées.
15Les membres de la commune sont appelés amici ; l’amicitia est confirmée par la fidélité et un sacrement, les instruments d’alliance éminents de nobles et des clercs ; comme une entité sociale elle requiert l’aide de tout cœur de chaque membre si quelque tumultus survient ; la défaillance est pénalisée de cinq sous endéans huit jours (art. 11). Les chevaliers et vassaux, milites et vavassores, appartenant à l’amicitia, peuvent refuser de contribuer aux tailles et impôts, tallias et exactiones, mais s’ils enlèvent ainsi certaines marchandises de leurs amis, res venalis ville, ils seront traités comme des étrangers (art. 9). Le droit de participer librement au marché est garanti pro honore comitis et pro utilitate ville, à l’exception de meurtriers (art. 13). L’article 17 stipule que « ces droits et coutumes de l’amitié d’Aire pourront être améliorés selon le conseil des douze juges élus pour l’honneur et le bien-être de la ville entière [ad honorem et utilitatem totius ville], pour autant que cela ne touche pas la fidélité au comte9 ». Cet article implique une large mesure d’autonomie, la capacité de légiférer pour la propre commune, en sauvegardant les droits du comte. Si cette formule remonte effectivement au temps de Robert II, elle est la première à énoncer le concept du bien public comme la justification de nouvelles lois10. Les douze juges élus de l’amicitia sont donc compétents à édicter de nouvelles lois et à les faire respecter par leur tribunal communal indépendant de celui du châtelain comtal. L’apparition précoce de ces nouveaux concepts à Aire pourrait s’expliquer par le fait que les institutions étaient plus fluides dans une petite ville que dans les grandes, et de ce fait moins résistantes contre des innovations.
16Les comtes surent tirer des avantages de l’octroi de nouveaux privilèges aux villes émergentes. Elles pouvaient faire fonction de contre-pouvoirs contre les ambitions des seigneurs qui étaient ses adversaires potentiels, et elles pouvaient faire accroître les revenus monétaires du prince. Ainsi, les privilèges se multiplient rapidement après 1100. Le droit de la ville de Valenciennes de 1114 est présenté comme la « paix11 ». En 1116, la ville d’Ypres obtint le privilège de ne plus être soumis au duel judiciaire, ni aux épreuves au fer rouge ou à l’eau12. La juridiction des échevins des villes se distanciait donc des traditions fondées dans des conceptions métaphysiques, afin de les remplacer par de bonnes preuves empiriques et des témoignages fiables. La légitimité du pouvoir dans les villes prit un tournant décidément laïque.
17Lors des cérémonies de son inauguration en avril 1127, le comte Guillaume de Normandie octroya le droit d’autonomie législative au magistrat urbain, par lequel est entendu le banc d’échevins, jurés ou conseillers. Les sources sont explicites à ce sujet concernant Bruges et Saint-Omer, mais il est probable que les mêmes concessions furent faites aux autres grandes villes13. La charte de Saint-Omer, conservée en original, exprime clairement que le comte ratifie une liste de pétitions des bourgeois en récompense de leur acceptation de sa candidature pour le comté. Dans les premiers articles, il reconnaît le droit des échevins de maintenir par leur bonne juridiction la paix et les droits de la commune, même contre sa propre personne. Il octroie une série de privilèges fiscaux aux membres de la ghilde, ainsi que la juridiction scabinale en matière de rixes qui pouvaient survenir dans les marchés en Flandre, sans recours aucun au duel judiciaire. Le comte libère les bourgeois d’un nombre d’exactions féodales, il leur concède le meilleur droit existant en toute la Flandre et il reconnaît même la commune jurée qu’il prend sous sa protection : communionem autem suam, sicut eam iuraverunt, permanere precipio et a nemine dissolvi permitto et omne rectum rectamque iustitiam, sicut melius stat in tota Flandria, eis concedo.
18Le clerc de chancellerie Galbert, qui nous a laissé un récit extraordinaire des événements révolutionnaires de 1127-1128, cite aussi une lettre d’un autre candidat au comté, Thierry d’Alsace, qui se présente ainsi aux Flamands en mars 1127 : ego […] comes futurus justus, pacificus, tractabilis et utilitatis communis atque salutis provisor accurro14. Son discours employa tous les mots-clés de la rhétorique urbaine. Étant donné la compétition de divers candidats pour la succession, Guillaume de Normandie fut assez bienveillant pour souscrire aux requêtes des bourgeois. Les Brugeois s’étaient en effet assemblés avec des délégations des villes de la région, où ils jurèrent sur les reliques des saints « d’élire comme comte de ce pays une personne […] qui maintiendra avec force les droits de la patrie […] et qui voudra et sera capable de servir les intérêts communs du pays15 ». L’expression utilitati communiter patriae utilisée ici par Galbert, et présentée dans son récit comme le texte du serment, correspond exactement au terme utilitas de la charte d’Aire-sur-la-Lys datant d’avant 1111. Aussi fait-il dire dans le serment comitem terrae hujus qui utiliter recturus regnum, une expression proche de la charte de Saint-Omer d’avril 1127 omne rectum rectamque iustitiam, sic melius stat in Flandria. Galbert ne connaissait pas seulement ses classiques, il était bien au courant du langage politique de son temps16.
19Un an plus tard, des révoltes populaires éclataient en réaction contre les infractions répétées commises par le comte Guillaume et son entourage contre les privilèges qu’il avait octroyés et confirmés par ses serments sur les reliques. Après des incidents dans plusieurs villes, un baron, pair du comté, reprochait au comte dans une assemblée populaire à Gand de violer ses serments et promesses de paix et d’autres droits. Ce comte élu par ses sujets après de mûres délibérations et de multiples concessions de sa part, fut tenu aux termes des droits qu’il avait concédés, et une large coalition de ses sujets le sommait à se justifier en justice. Le fait le plus remarquable me semble qu’en 1128, son successeur Thierry d’Alsace non seulement confirma les privilèges de l’année précédente, ni qu’il les amplifia, mais qu’il les fit confirmer par huit des barons les plus proéminents du comté. Ces grands seigneurs féodaux jurèrent de prendre la défense des bourgeois si le comte voulait traiter les bourgeois contre leurs coutumes et en dehors du jugement de leurs échevins, et de s’opposer à lui aussi longtemps qu’il n’avait pas pleinement restitué le droit17. Ainsi, les valeurs bourgeoises avaient réellement pris racine. Une paix relative en témoigne au cours des deux règnes suivants. À la fin du second, en 1191, les Gantois se firent octroyer le privilège que le comte et son bailli n’édicteraient aucune ordonnance dans cette ville sans consultation avec les bourgeois, et inversement. En 1199, les bourgeois de Saint-Omer obtinrent une liberté d’action encore plus grande sous la seule condition du respect des droits du comte et de la ville elle-même.18
20Dans le dernier quart du xiiie siècle, les tensions sociales, pour ne pas dire les antagonismes de classe, apparaissaient de plus en plus fortement. En 1275, la communitas de Gand adressait une pétition à leur souverain seigneur le roi de France pour se plaindre de nombreux abus commis par les échevins de la ville, multipliciter sunt abusi. Expressément, les reproches furent de ne pas rendre compte des finances publiques et de traiter le commun peuple comme des esclaves. Pour cette raison, la commune, qui à cette occasion se composait probablement d’une coalition d’artisans et de membres de l’élite exclus du pouvoir à cause des luttes entre les factions, supplia le roi de remplacer l’échevinage par les nouveaux hommes pro utilitate communi19. Tenant compte du fait que la langue populaire fut le flamand, le discours éloquent en latin fut rédigé sans doute avec l’aide d’interlocuteurs bien instruits, comme par exemple les Franciscains. Cette démarche fut répétée en 1297, pendant une période d’extrême tension entre le roi Philippe le Bel et son vassal le comte Guy de Dampierre, lorsque régnait une situation pré-révolutionnaire dans les grandes villes de Flandre. Le « commun » de la ville de Gand, représenté par un procureur appartenant probablement à une faction exclue du patriciat, adressa une pétition au comte, en français maintenant, dans laquelle ils se plaignent encore du mauvais gouvernement par l’élite patricienne (« les XXXIX » [échevins]).
A no très haut, très noble, et très poissant seigneur, no seigneur le Conte de Flandres, démonstrons nous, procureur dou commun de Gant, comme li XXXIX de Gant et leur aidant sont mesfaissant envers vous et envers le commun de Gant par mout de raissons, sire, si comme vous saveis bien et nous aussi, les quèles nous vous démonstrerons, s’il vous plaist, par quoi ils ne sont pas digne d’estre gouverneur en loi de par vous ne deseure nous, ains sont digne d’estre destruit de cors et d’avoir et que vous faiciés si crueuse venjance d’eaus que autre se wargent de mesfaire envers vous en traisson et en desloiautei. […] Vous prions et sousplions comme à no seigneur droiturier pour nous et pour toute le communitei de Gant, qui sont prest et apareillié de vous servir de cors et d’avoir, que vous voilliés à nous baillier gouverneurs et justice selone les usaiges et les francisses de Gant, les quèles on a usei au tans de vos ancisseurs, et pour les mauvaises oevres que li XXXIX ont maintenu encontre Dieu, encontre vous et encontre le commun profit de le vile Gant, que cil qui seront gouverneur soient constraint par conseil de vous et de nous de faire le profit de vous et de nous, et par quoi li povres soit autresi bien soustenous en son droit comme li rikes, et que cascuns saice par certaine article les lois, les francisses et les usaiges de la vile, par quoi cascuns puist savoir s’il mesprent ou non20.
21Dans la ligne directe des textes cités ci-dessus, cette pétition me semble fournir la plus ancienne expression dans un contexte politique d’un état de droit démocratique, sous forme d’une monarchie constitutionnelle, au niveau local. Les représentants du commun distinguaient leur commun profit des intérêts du comte. Ils préconisaient un gouvernement conforme aux lois, qui doivent être rendues publiques, et en consultation entre le conseil du prince et celui des sujets. Les événements révolutionnaires en Flandre et dans les régions adjacentes autour de 1300 et pendant le xive siècle, montreront que les communes entendaient bien mettre en pratique cette idéologie21.
22Les nouveaux concepts fondamentaux pour l’idéologie des communes flamandes furent dorénavant :
- Paix, résolution de conflits de manière non-violente par expertise rationnelle et médiation ;
- Solidarité entre les membres de la commune jurée ;
- Respect des normes, des personnes et de leurs propriétés, sous peine d’exclusion ;
- Poursuite par les autorités de la bonne justice et de l’utilité de toute la ville et de tout le pays ;
- Gouvernement en commun accord entre le prince et les sujets.
L’autorité des magistrats urbains
23Les magistrats urbains ont graduellement étendu leur emprise sur la société et l’économie du comté dans son ensemble. Nous distinguerons ici trois domaines : celui du contrôle des autorités laïques sur les établissements religieux procurant l’assistance sociale, celui de l’autorisation du crédit commercial, et celui du rôle dominant des grandes villes dans le comté.
24L’assistance sociale était traditionnellement un domaine d’activité des institutions religieuses : les paroisses disposaient de date ancienne d’un tiers des dîmes pour les distributions aux pauvres ; les abbayes et les couvents distribuaient des aumônes à leur porte ; depuis le xiie siècle, des hôpitaux généraux et spécialisés furent fondés dans les villes, et ce furent généralement des communautés religieuses qui y procuraient les soins. Normalement, ces institutions ressortissaient de l’autorité des évêques. Le règlement de l’hôpital Saint-Jean à Bruges, datant de 1188, fut promulgué en collaboration avec le chapitre de Notre-Dame et le magistrat de la ville, dispensatione clericorum et laicorum brugensium probatissimorum. Ce texte fut repris littéralement pour les fondations des grands hôpitaux de Gand, en 1196 et d’Ypres, en 1268. Dans une deuxième version, datant du premier tiers du xiiie siècle, ce texte fut également copié dans le règlement de l’hôpital de Lübeck, datant de 1263. Les règlements des autres institutions hospitalières de Bruges furent tous édictés par les magistrats ou les procurateurs laïcs. Cette initiative bourgeoise se limitait aux grandes villes, dans les petites l’autorité de l’évêque restait intacte. Par l’affectation de maîtres et de procurateurs, familiers de leur propre milieu, le magistrat contrôlait effectivement le fonctionnement de ces institutions22.
25Dans les autres grandes villes, les autorités laïques contrôlaient de la même manière la gestion des institutions d’assistance sociale, y compris les « tables du Saint-Esprit », liées aux paroisses23. En 1146, le règlement de la léproserie aux confins de la ville de Gand fut édicté comme un des plus anciens documents officiels en langue néerlandaise, bien que l’évêque de Tournai eût donné sa bénédiction pour cet établissement ; bien que les lépreux admis dussent se vouer à un genre de vie proche de l’état religieux, au cours des siècles suivants, les échevins contrôlaient la gestion des biens de l’hôpital et édictèrent des règles pour les soins et pour le comportement des malades24. En 1220, les échevins d’Ypres précisent les obligations du lépreux qui veut être hébergé à la léproserie25. En général, l’admission à une léproserie était réservée aux seuls bourgeois de la ville26. Il est clair que l’élite bourgeoise des villes voulait s’assurer de l’utilisation appropriée des capitaux qu’elle investissait dans les fondations sociales. Au-delà de la légitimation chrétienne de l’assistance aux pauvres, aux malades et aux pèlerins, la bienfaisance urbaine fut nettement restreinte aux bourgeois, en premier lieu aux aisés, dans un souci du maintien de l’ordre social. Les autres se voyaient rapidement expulsés hors des murs.
26Au cours du xiiie siècle, en Flandre, comme en Languedoc, les magistrats des villes se sont réunis à plusieurs reprises afin d’assurer leurs intérêts économiques communs. En Languedoc, ils sont intervenus dès 1212 au sujet de la valeur des monnaies, puis en matière de routes commerciales, du grand tonlieu levé sur la Garonne par la couronne anglaise, et ils se sont opposés à l’évêque de Cahors concernant l’usure27. En Flandre, les « six villes de Flandre » sont mentionnées dans un acte du roi Jean sans Terre relatif à La Rochelle, et en 1213 elles concluent une alliance avec lui. On peut supposer que les contacts commerciaux et politiques entre ces régions aient contribué à la reconnaissance de leur rôle incontournable à l’échelon des relations internationales. L’expression scabini Flandrie réfère à l’ensemble des magistrats des cinq (depuis la cession d’Artois en 1214) grandes villes du comté ; en 1241, ils jugeront d’un conflit commercial entre Bruges et son avant-port Damme. Un an après, la communitas scabinorum Flandrensium obtient du comte que la charte sur la convention qu’ils avaient conclue avec le royaume d’Angleterre, lui soit remise pour la conserver sous leur garde commune. Un règlement sur les foires de Flandre fut promulgué par la comtesse Marguerite (1244-1278) « par l’assent des eskevins de Flandre », dont l’application sera garantie par eux, et chacune des cinq villes établira un « rewardeur ». Vers le milieu du xiiie siècle, on voit que le collège des échevins de Flandre exerce un contrôle effectif sur la frappe et la valeur des monnaies, et qu’il procède à des essais. Ils ont pu contribuer ainsi à la stabilité de la monnaie flamande pendant tout le xiiie siècle28.
27La juridiction en matières d’ordre économique a permis aux magistrats des grandes villes de faire accepter dans le comté les techniques du commerce international comme elles furent pratiquées lors des foires qui étaient placées sous leur supervision. La documentation exceptionnellement riche, conservée sous forme de transcriptions, sur les contrats passés devant les échevins d’Ypres de 1249 à 1291, nous permet de voir comment ces pratiques ont pénétré dans le marché du crédit local29. De ce fait, les échevins étaient compétents pour juger des litiges qui pouvaient surgir de ces contrats. Ce furent donc les échevins des grandes villes, appartenant à la classe des marchands et entrepreneurs, qui veillaient aux règles du commerce, au niveau local, territorial (dans le cadre du collège des grandes villes), et international (comme exerçant le contrôle sur les foires en Flandre).
28Dans un ensemble de 5 505 reconnaissances de dettes, 13,5 % étaient délivrés à des créditeurs étrangers, dont un grand nombre de Français du Nord-Ouest et des côtes atlantiques, mais aussi de Cahors. La très grande majorité des actes concernait donc des dettes entre Flamands. Même des gens locaux et des villages environnants choisissaient des échéances de leurs dettes à une ou plusieurs des cinq foires dans le comté. Les créditeurs italiens préféraient être remboursés aux foires de Champagne ou de Flandre, en 80 % des contrats endéans un terme de six mois au maximum. Pour eux, les montants variaient considérablement entre 5 et 343 livres sterling, tandis que les Cahorsins, les Lubecquois et les Anglais traitaient en moyenne de sommes supérieures. Les petits prêts furent destinés aux investissements dans la production artisanale locale. Dans cette documentation, les foires apparaissent avoir fonctionné comme des places de règlement de crédit à court terme, même plus pour la population locale que pour les marchands étrangers. Elle montre une forte flexibilité des formes d’association et de crédit qui fit pénétrer dans la société flamande les techniques contractuelles courantes dans le commerce international.
29Il va de soi que les cours de change entre les différentes monnaies cachaient des taux d’intérêt. Ce terme apparaît explicitement dans une série d’actes dans lesquels la comtesse Marguerite, son fils héritier et son petit-fils ainé reconnurent leurs dettes à des créanciers de différentes compagnies siennoises en 1275 et 1278.30 Pour un de ces prêts, les sommes montaient à la moitié des revenus ordinaires annuels de la comtesse, et la sanction en cas de non-paiement aux dix échéances, prévues aux foires de Troyes et de Lagny, fut fixée à 10 livres tournois par jour de délai, le double du tarif normal, nomine pene seu interesse. Pour chacun de ces emprunts et ré-emprunts, la comtesse devait renoncer à toutes les procédures et excuses possibles, de droit romain, canon ou n’importe quel autre droit ou autorité, y compris les constitutions et décrétales contre l’usure promulguées dans les conciles tenus à Lyon en 1274 et ailleurs, des lettres de grâce apostoliques signées d’une croix et de tout autre moyen de droit ou de fait, canonique ou civil :
Renunciamus […] constitutioni de duabus dietis concilii generalis […] litteras apostolicas impetrari et specialiter omnibus privilegiis et indulgentiis crucesignatis et crucesignandis sub quacumque forma verborum, indultis et indulgentis, et quibuslibet aliis litteris apostolicis et graciis, impetratis et impetrandis, et quibuslibet respectibus, datis vel dandis a quocumque principe vel prelato, petitioni libelli, induciis deliberatoriis, copie presentium, cunctis constitucionibus et decretalibus, factis in concilio Lugdunensi et alibi31.
30Ces énumérations, longues d’une vingtaine de lignes dans une édition moderne, témoignent clairement de la distance qu’avait prise la haute finance italienne de l’Église catholique, entraînant avec elle les comtes de Flandre. Au terme de son règne en 1278, la comtesse Marguerite était redevable de 18 400 livres parisis à deux compagnies de Sienne, tandis que 23 640 livres étaient dues à un nombre de créanciers indigènes, parmi lesquels un groupe d’Arras prit la part du lion (15 000 livres). Le total de 42 040 livres équivalait à la moyenne de ses revenus bruts par an32.
31Les financiers toscans entretenaient des liens étroits avec les marchands et financiers du Nord, qu’ils rencontraient régulièrement aux foires de Champagne et de Flandre. Les partenaires devaient s’être familiarisés avec toutes les techniques et méthodes courantes aux foires, dont celles de Flandre furent d’ailleurs placées sous le contrôle des magistrats des cinq grandes villes. La forte implantation de financiers piémontais dans les anciens Pays-Bas renforçait en outre ce transfert de savoir-faire dans des milieux s’étendant des princes jusqu’aux artisans d’une ville secondaire33. La diffusion croissante des papiers de crédit augmentait considérablement la masse monétaire. Leur circulation échappait à l’autorité des princes qui essayaient en vain d’imposer par leurs ordonnances monétaires des cours de changes pour les monnaies étrangères. Les transactions de crédit spéculaient justement sur la variabilité des cours des changes aux marchés internationaux, sur lesquels aucun prince ne pouvait exercer son autorité. Les cours de change entre la monnaie de compte des emprunts et la monnaie trébuchante des paiements furent combinés dans les contrats avec les frais, intérêts et d’éventuelles sanctions. Ainsi, le montant du profit restait caché pour les autorités cléricales et laïques. Le monde du commerce avait créé sa propre monnaie fiduciaire, dont il établit les marges de profit aux marchés qu’il gardait sous son propre contrôle.
32Les financiers flamands furent moins explicites que les siennois dans leurs calculs des intérêts et l’énumération de leurs précautions, probablement parce que leurs bénéfices pouvaient se traduire plus aisément en des termes politiques. Leurs familles administraient les grandes villes qui, elles aussi, furent fortement sollicitées par la comtesse pour lui accorder des emprunts et des aides financières. Ainsi, le grand prêt de 15 000 livres parisis par des bourgeois d’Arras fut garanti par les corporations de métiers de Bruges, Nieuport, Bergues, Bourbourg et Gravelines, un acte qui fait supposer un arrangement dans l’espoir d’assurer la paix sociale. Il ne put pourtant pas éviter la révolte des artisans, éclatée à Bruges et dans toutes les autres grandes villes en 128034.
33Au cours du xiiie siècle, la faiblesse du pouvoir comtal a permis aux grandes villes d’étendre leur emprise sur la politique économique du comté dans son ensemble. En outre, leur pouvoir financier dépassait de loin celui du comte. Cette tendance fut encore renforcée par le bouleversement de la technologie militaire, où la domination de la cavalerie devait céder aux masses de piétons et d’archers, mobilisées par les communes. En Flandre, le conflit politique entre Philippe le Bel et le comte de Flandre, doublé d’un conflit de classes entre le prolétariat et le patriciat urbain, a accéléré cette transition qui prit une allure révolutionnaire en 1302. La victoire de l’armée flamande, composée essentiellement de milices communales à pied, sur la cavalerie royale, obligea les comtes à reconnaître les corporations de métiers comme des organisations économiques et politiques. Une longue période de luttes sociales et politiques ne fut stabilisée que vers 136035. Trois grandes villes, Gand, Bruges et Ypres, restaient dans le comté après l’annexion par le royaume de Lille, Douai et Orchies avec leurs châtellenies. Elles profitaient des périodes de faiblesse du pouvoir comtal pour établir leur hégémonie dans leurs arrière-pays respectifs, bientôt appelés les quartiers. Le fondement de cette domination était leur position comme chef-lieu de justice, les grandes villes ayant procuré le modèle administratif et juridique pour les petites. L’intégration administrative précoce du comté avait, d’autre part, affaibli la position des seigneurs dans les campagnes. Ainsi pouvaient s’ajouter à la hiérarchie juridique le poids des nombres, la puissance économique et la localisation stratégique pour permettre aux « Trois Membres de Flandre » de s’imposer comme les représentants de l’ensemble du pays vis-à-vis du comte et des puissances extérieures. En ce rôle, ils ne faisaient que développer la tradition des scabini Flandrie, initiée pendant le xiiie siècle.
34Il est clair que chacun des Trois Membres ne faisait, en fin de compte, que défendre ses intérêts particuliers, ce qui menait assez souvent à des conflits internes dans leur collège. Dans leur ensemble, ils favorisaient les grandes villes au détriment des petites et des campagnes, en matière de répartition des charges fiscales, de réglementation des marchés, ports et étapes, et de protectionnisme industriel. Certes, les Trois Membres prétendaient, comme le faisaient les princes, défendre le bien commun de tout le pays.36 Lorsqu’en 1339, ils forçaient le comte Louis de Nevers à accepter une alliance pro-anglaise avec le duché de Brabant, ils explicitèrent le discours du bien commun, l’utilité publique et le profit des deux pays voisins, basé sur la paix, la tranquillité, l’union, la liberté du commerce et de l’industrie37. Ces thèmes furent invoqués à tous instants lorsque les représentants des villes eurent l’occasion d’imposer leur vision politique, comme lors des crises dynastiques en 1477 et en 1488. L’article 10 du Grand privilège de Marie de Bourgogne stipulait que le prince devait s’accorder avec les États généraux avant de s’engager en une guerre, sinon, les sujets refuseraient de le servir et continueraient à commercer librement :
Item, que notre ditte damoiselle et ses successeurs, prinches ou princhesses des dis pays, ne polront prendre gaire en demandant ou deffendant, se ilz ne ont premierement de ce escript aux estas de leur dis pays et en ce y fait la plus grant conclusion et rapport de la plus saine partie. Et se ma ditte damoiselle ou ses dis sucesseurs entreprendoient autreme[nt] guerre, en ce cas leurs hommes de fief ou subgies ne seront point tenus de les servir, ne aussy ou dit cas les seigneurs du pays contraire ne leur gens et suges ne seront point reputés pour ennemis des pays, mais porront nonobstant ce converser en leurs personnes avec leurs biens et marchandises es dis pays sans dommage38.
35L’union conclue par les États de Brabant, de Flandre, de Hainaut et de Zélande le 12 mai 1488, au terme de trois mois et demi de captivité du Roi des Romains Maximilien à Bruges, insiste sur la « nécessité primordiale de paix, amitié et union pour le maintien et la protection de tous gouvernements et du commun profit. Ces conditions sont la mère de toutes les vertus, conduisant à la propagation du service de Dieu, au respect de l’état des nobles, à l’activité du commerce et des industries39 ». Dans tous les documents officiels, rédigés en des circonstances de faiblesse de la monarchie, ce furent les élites urbaines, dans ces derniers cas en commun accord avec des représentants du clergé et de la noblesse, qui formulaient leur idéal du bien commun dans un pays vivant en paix interne et externe, dans l’ordre établi et avec une économie florissante. Les inégalités sociales furent couvertes sous l’idée de la tranquillité et l’amitié, le travail rural ne fut pas pris en considération.
En guise de conclusion
36Le parcours esquissé a fait état de la déconstruction graduelle par les communes flamandes des droits universels de l’Église et des droits souverains des princes. Elles ont pu réaliser un degré d’autonomie relativement élevé grâce à la densité exceptionnelle du réseau urbain et à ses connexions fortes avec les réseaux du commerce continental. Les hasards dynastiques ont certes contribué à établir une tradition précoce de souveraineté du peuple en 1127-1128, et un niveau de participation politique des gens de métiers exceptionnellement étendu depuis 1302. Ces cadres institutionnels ont créé des traditions tenaces, tant dans le répertoire des actions sociales que dans leur idéologie. Entre-temps, aux xiie et xiiie siècles, les formes de participation des magistrats des grandes villes au gouvernement du comté ont permis de réaliser une politique favorable aux intérêts commerciaux. Grâce à cette expansion économique, les grands marchands et entrepreneurs ont pu créer pour eux-mêmes une liberté d’action qui dépassait de loin les pouvoirs monarchiques, cléricaux et aristocratiques dans le comté. Lorsque, à partir des dernières décennies du xiiie siècle, les monarchies française et anglaise ont pris le devant des événements, les pouvoirs des grandes villes ont dû se retrancher dans une forme d’hégémonie sur leur arrière-pays. Au cours des xve-xvie siècles, les dynasties de Bourgogne et Habsbourg ont lutté constamment afin de réduire cette domination, sans pourtant être capables de l’éliminer entièrement. Dans toute cette évolution, les idéaux de paix, d’union, de bien commun basé sur la liberté du commerce ont formé l’idéologie qui, en fin de compte, servait les intérêts du capitalisme commercial.
Notes de bas de page
1 M. Weber a mis en lumière ce contraste dans son article : « Die Stadt », Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, 47, 1921, réimprimé dans son Wirtschaft und Gesellschaft, éd. par J. Winckelmann, Tübingen, Mohr, 1980, p. 727-814, traduit sous forme d’un livre: The City, éd. par D. Martindale et G. Neuwirth, Glencoe, Free Press, 1958, p. 81-88, 100-104, 120. Une réévaluation de sa thèse se trouve dans: W. Blockmans, M. ‘t Hart, « Power », dans P. Clark (éd.), The Oxford Handbook of Cities in World History, Oxford, Oxford University Press, 2013, p. 421-437.
2 E. Coornaert, « Les ghildes médiévales (ve-xive siècles). Définition – évolution », Revue historique, 199, 1948, p. 22-55, spécialement p. 48-55.
3 Dans son livre récent, S. Ogilvie réduit le rôle de ghildes marchandes à leur efficacité économique : Institutions and European Trade. Merchant Guilds, 1000-1800, Cambridge, Cambridge University Press, 2011.
4 L. Carolus-Barré, « Les XVII villes. Une Hanse vouée au grand commerce de la draperie », Académie des inscriptions et belles-lettres, 1965, p. 20-31 ; H. Van Werveke, « “Hansa” in Vlaanderen en aangrenzende gebieden », dans id., Miscellanea Mediaevalia, Gand, E. Story-Scientia, 1968, p. 60-87 ; au sujet de la signification du chiffre XVII, voyez R. Stein, « Seventeen : the Multiplicity of a Unity in the Low Countries », dans D’A. J. D. Boulton, J. R. Veenstra (éd.), The Ideology of Burgundy. The Promotion of National Consciousness 1364-1565, Leyde, Brill, 2006, p. 223-285, spécialement p. 249.
5 J. G. Kruisheer, Oorkondenboek van Holland en Zeeland, Assen, Van Gorcum, 1992, vol. 3, no 1801, p. 936, l. 25-26.
6 H. Van Werveke, « Les “Statuts” latins et les “Statuts” français de la Hanse flamande de Londres », Bulletin de la Commission royale d’histoire, 118, 1953, p. 289-320 ; C. Wyffels, « De Vlaamse Hanze van Londen op het einde van de XIIIe eeuw », Handelingen van het Genootschap voor Geschiedenis « Société d’Émulation » te Brugge, 97, 1960, p. 5-30.
7 C. Wyffels, « De Vlaamse hanzen opnieuw belicht », Academiae Analecta. Mededelingen van de Koninklijke Vlaamse Academie voor Wetenschappen, Letteren en Schone Kunsten van België, 53, 1991, p. 13-17.
8 R. C. Van Caenegem, « Coutumes et législation en Flandre aux xie et xiie siècles », dans Les libertés urbaines et rurales du xie au xive siècle, Bruxelles, Pro civitate, 1968, p. 253-255, 269-270.
9 G. Espinas, Recueil de documents relatifs à l’histoire du droit municipal en France, des origines à la Révolution. Artois, Paris, Sirey, 1934, vol. 1, no 20, p. 54-60.
10 R. Stein, A. Boele, W. Blockmans, « Whose Community ? The Origin and Development of the Concept of bonum commune in Flanders, Brabant and Holland (Twelfth-Fifteenth Century) », dans É. Lecuppre-Desjardin, A.-L. Van Bruaene (éd.), De bono communi. Discours et pratique du Bien Commun dans les villes d’Europe (xiiie-xvie siècle), Turnhout, Brepols, 2010, p. 150-153.
11 Ph. Godding, J. Pycke, « La Paix de Valenciennes de 1114. Commentaire et édition critique », dans Bulletin de la Commission royale pour la publication des anciennes lois et ordonnances de Belgique, 29, 1979, p. 1-142.
12 F. Vercauteren (éd.), Actes des comtes de Flandre, 1071-1128, Bruxelles, Palais des Académies, 1938, p. 177-178.
13 Galbert, De multro, traditione et occisione gloriosi Karoli comitis Flandriarum, éd. par J. Rider, Turnhout, Brepols, 1994, chap. 55 (Bruges) ; G. Espinas (éd.), Recueil de documents relatifs à l’histoire du droit municipal en France, des origines à la Révolution. Artois, Paris, Sirey, 1943, vol. 3, no 622, p. 292-302 ; F. Vercauteren (éd.), Actes des comtes de Flandre…, op. cit., no 127, p. 293-299; Th. de Hemptinne, A. Verhulst (éd.), De oorkonden der graven van Vlaanderen (juli 1128-september 1191), vol. 2/1, Regering van Diederik van de Elzas (juli 1128-17 januari 1168), Bruxelles, Palais des Académies, 1988, no 2, p. 14-17.
14 Galbert, De multro, traditione…, op. cit., chap. 47.
15 Ibid., chap. 51.
16 J. Rider, God’s Scribe. The Historiographical Art of Galbert of Bruges, Washington, Catholic University of America Press, 2001, p. 18-28.
17 Th. de Hemptinne, A. Verhulst (éd.), De oorkonden der graven…, op. cit., p. 17.
18 W. Prevenier (éd.), De oorkonden der graven van Vlaanderen (1191-aanvang 1206), Bruxelles, Palais des Académies, 1964, vol. 2, p. 31, 224.
19 Id., « Utilitas communis in the Low Countries (Thirteenth-Fifteenth Centuries) : from Social Mobilisation to Legitimation of Power », dans É. Lecuppre-Desjardin, A.-L. Van Bruaene (éd.), De bono communi. Discours et pratique…, op. cit., p. 205-216, spécialement p. 206-208.
20 J. Vuylsteke, V. Van der Haeghen, A. Van Werveke (éd.), Comptes de la ville et des baillis de Gand 1280-1315, Gand, Meyer-Van Loo, 1906, vol. 2, t. 2, p. 79; Archives de l’État à Gand, Chartes des Comtes de Flandre, no 222.
21 M. Boone, « Une société urbanisée sous tension. Le comté de Flandre autour de 1302 », dans R. C. Van Caenegem (éd.), Le désastre de Courtrai, 1302. Mythe et réalité de la bataille des Éperons d’or, Anvers, Fonds Mercator, 2002, p. 26-77.
22 G. Maréchal, De sociale en politieke gebondenheid van het Brugse hospitaalwezen in de middeleeuwen, Courtrai, UGA, 1978, p. 58-70, 94-121.
23 W. Blockmans, W. Prevenier, « Poverty in Flanders and Brabant from the Fourteenth to the Mid-Sixteenth Century : Sources and Problems », Acta Historiae Neerlandicae, 10, 1976, p. 20-57, spécialement p. 44-52.
24 C. De Coninck, W. Blockmans, « Geschiedenis van de Gentse Leprozerie “Het Rijke Gasthuis” vanaf de stichting (ca. 1146) tot omstreeks 1370 », Annales de la Société belge pour l’histoire des hôpitaux, 5, 1967, p. 5-44.
25 O. Mus, De leprozerij genaamd het Godshuis der Hoge Zieken te Ieper, Ieper, Drukkerij A. Dejonghe, 1950, t. 1, p. 74-75.
26 A. Uyttebrouck, « Séquestration ou retraite volontaire ? », dans Mélanges offerts à G. Jacquemyns, Bruxelles, Université libre de Bruxelles, 1968, p. 625-626.
27 T. N. Bisson, Assemblies and representation in Languedoc in the Thirteenth Century, Princeton, Princeton University Press, 1964, p. 127-130, 218-228, 242-243, 260-265 et 281-288.
28 J. Dhondt, « Les origines des États de Flandre », dans id., Estates or Powers, éd. par W. Blockmans, Heule, UGA, 1975, p. 73-78 ; C. Wyffels, « Contribution à l’histoire monétaire de Flandre au xiiie siècle », Revue belge de philologie et d’histoire, 45, 1967, p. 1113-1141.
29 G. Des Marez, La lettre de foire à Ypres au xiiie siècle. Contribution à l’étude des papiers de crédit, Bruxelles, Hayez, 1900 ; Analyses de reconnaissances de dettes passées devant les échevins d’Ypres (1249-1291), éd. par C. Wyffels, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 1991 ; W. Blockmans, « Transactions at the Fairs of Champagne and Flanders 1249-1291 », dans S. Cavaciocchi (éd.), Fiere e mercati nella integrazione delle economie europee secc. XIII-XVIII, Florence, Le Monnier (Atti delle Settimane di Studi, 32), 2001, p. 993-1000.
30 T. Luykx, De grafelijke financiële bestuursinstellingen en het grafelijk patrimonium in Vlaanderen tijdens de regering van Margareta van Constantinopel (1244-1278), Bruxelles, Palais des Académies, 1961, annexes nos 101, 102, 119, 121, p. 420-426, 442-449.
31 T. Luykx, De grafelijke financiële…, op. cit., p. 448.
32 Ibid., p. 256.
33 D. Kusman, « La présence des financiers italiens dans le comté de Flandre sous les règnes de Jeanne et de Marguerite de Constantinople (1205-1280) : banque locale et négoce international », dans N. Dessaux (éd.), Jeanne de Constantinople, comtesse de Flandre et de Hainaut, Paris, Somogy, 2009, p. 71-79.
34 Ibid., p. 449 ; W. Blockmans, « Financiers italiens et flamands aux xiiie-xive siècles », dans B. Dini (éd.), Aspetti della vita economica medioevale, Florence, Universita degli studi di Firenze, 1985, p. 192-214 ; M. Boone, À la recherche d’une modernité civique. La société urbaine des anciens Pays-Bas au bas Moyen Âge, Bruxelles, Éditions de l’université de Bruxelles, 2010, p. 65-66.
35 Ibid., p. 67-73.
36 W. Prevenier, « Utilitas communis in the Low Countries… », art. cité, p. 213-216.
37 A. Verkooren, Inventaire des chartes et cartulaires de Brabant. Première partie : Chartes originales, Bruxelles, Hayez, 1910, t. 2, p. 71-85.
38 W. Blockmans, M.-A. Arnould, E. I. Strubbe, « Privilege voor alle landen », dans W. Blockmans (éd.), Le privilège général et les privilèges régionaux de Marie de Bourgogne pour les Pays-Bas, 1477, Courtrai, UGA, 1985, p. 92, 62 (doléance, art. 9, citée ici).
39 Verzameling van XXIV origineele charters, Gand, Poelman, 1788.
Auteur
Université de Leyde (Pays-Bas)
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