Des coqs de village aux fermiers-gentilshommes
Les Navarre de la Plaine de France (xve-xviiie siècles)
p. 117-128
Texte intégral
On appelle figurément coq, celuy qui est le principal en quelque endroit, qui s’y fait le plus paroistre, soit par son crédit, ou par ses richesses.
Dictionnaire de l’Académie française, 1694.
1Dans les campagnes de l’Europe occidentale, il est classique de détacher les représentants d’une bourgeoisie locale pour un tableau, souvent convenu, de la société rurale. A la médiocrité générale propre au plat pays échappaient donc quelques personnages, vite rangés derrière l’étiquette commode de « coqs de village ». L’expression cache mal la condescendance urbaine à l’égard de réalités disparates dont on ne soupçonne guère l’évolution. Aux portes de Paris, dans ces campagnes fertiles qui réjouissaient tant administrateurs et agronomes, les notables au village, c’était les grands fermiers, seuls dignes de la qualité de « laboureurs », de « marchands-laboureurs » (XVIe-XVIIe s.), puis de « fermiers-laboureurs » (XVIIIe s.). Mais pas n’importe quels fermiers. Chez ces élites rurales, le village ne constituait qu’un point de fixation et de démonstration dans un espace social élargi aux villes et aux régions voisines. Pour des entrepreneurs de culture qui couraient les marchés, la détermination sociale ne se réduisait pas à la position reconnue sur place. Les critères de distinction étaient à la fois propres à la communauté villageoise et extérieurs à elle. La dynastie des Navarre offre à cet égard un cas limite. Il n’est pas sans rappeller les Angoullian, les Hersant et les Chachouin, chers à l’historien du Hurepoix. Mais avec les différences d’échelle que permettait la plaine de France.
Une fortune rurale hors pair
2Comme bien des dynasties de laboureurs au nord de la capitale (carte), les Navarre appartiennent à la vieille aristocratie agricole déjà en place à la fin du Moyen Age. Dans les années 1420, Husson Navarre tient à loyer la ferme du Chapitre de Notre-Dame à Claye. Les destructions militaires causées alors le contraignent à s’absenter1. Sa famille participe ensuite à la reconstruction agraire qui suit le conflit franco-anglais : en 1479, Guyot Navarre (n° l)2, alors laboureur à Chauconin, reçoit à titre de bail à rente un beau marché de 90 arpents (46 ha) d’un « marchand drappant » de Meaux3. Dès cette époque, les Navarre présentent les indices classiques de la notabilité locale : un pied dans les recettes seigneuriales, un autre dans les offices locaux – tabellions, procureurs-fiscaux – ; des alliances avec les coqs de paroisse voisins tels les Coulon de Roissy-en-France. Mais leur assise terrienne n’avait rien de commun.
3Quand on peut la saisir pour la première fois, au milieu du XVIe siècle, elle est très au-dessus des normes d’une simple yeomanry. En 1568, lors du mariage de son fils Robert avec Jeanne Denibert, Pierre Navarre (n° 2), alors « marchant et laboureur » à Charny-en-France, confie aux jeunes époux pas moins de 200 arpents de terres (83 ha) autour du village4. A cette échelle, et quel qu’en soit le degré de parcellisation, l’assise terrienne ne correspond plus à un « marché », mais à une ferme dont le siège matérialise l’unité d’exploitation. Trois ans après, le père s’est retiré « marchant et bourgeois de Paris ». Il fait donation à ses quatre enfants de ses biens-fonds autour de Charny : 174 arpents de terre, 25 arpents de prés et de saussaie, 4 arpents de vigne soit en tout 86 ha plus la ferme, une maison au village et deux à Meaux5.
4L’importance du foncier reste un trait spécifique de la famille. C’est à Villeroy que s’accroche le patrimoine des descendants de Jean Navarre (n° 4), marchand-laboureur dans le dernier tiers du XVIe siècle. Au début des années 1670, deux corps de ferme forment le noyau domanial des deux frères Navarre. Jean, le premier (n° 13), procureur-fiscal et receveur de la seigneurie, dispose d’une ferme comprenant « plusieurs manoirs, logis, écuries, étables, granges, bergeries » plus une grange de quatre travées qu’il vient de faire construire ; l’ensemble des bâtiments est entouré de 4 arpents de jardin et de 94 arpents de terre (48 ha), mais on en trouve tout autant à l’extérieur6. Antoine, le second (n° 12), fermier des moines de Saint-Faron à Villeroy, laisse une fortune encore plus imposante : son corps de ferme avec « lieux, manoirs, cour, jardin a arbres nains et espalliers, grand clos a herbes et grands arbres fruitiers » est estimé pour 8 000 livres sans comprendre les dix travées de grange et hangars couverts de tuile qui sortent tout récemment de terre ; et, tout autour, le domaine atteint 255 arpents (130 ha) alors que, dans les autres terroirs, le foncier occupe une centaine d’arpents. Avec un tel patrimoine, la retraite de la veuve est assurée et Jeanne Boucheron, « considérant son grand âge qui est de soixante quatre années et desirant se reposer comme veuve se repose le reste de ses jours » cède à ses deux fils l’ensemble de ses biens pour 1 600 livres de rente7.
5En 1696, une génération plus tard, Jeanne, Louis et Catherine Navarre (n° 26-28) récupèrent les successions des deux frères – de Jean, leur père, mais aussi de leur oncle Antoine, décédé sans enfants. Comme Jean et Antoine avaient été, en leur temps, les seuls héritiers d’Antoine (n° 12) et de Jeanne Boucheron, nous saisissons ainsi l’ensemble du patrimoine de cette branche de la famille, avec les acquisitions du XVIIe siècle. La ferme de Villeroy était alors au centre de 700 arpents (358 ha). Incontestablement, c’est là l’une des plus grosses successions de laboureurs à l’époque Louis XIV8.
6A cette échelle, le foncier en vint à occuper une part essentielle des fortunes. C’est très net pour Navarre de Maisonneuve (n° 40), né à Villeroy et parti faire à Paris une carrière brillante au Grand Conseil, qui ne le détacha pas néanmoins du plat pays. Lui aussi profita d’une réunion d’héritages, puisque son père Antoine-Louis (n° 27) et sa mère Marie-Catherine (n° 34) étaient cousins-germains. Comme légataire universel de sa mère, il récupéra 293 arpents autour de l’une des fermes de Villeroy (150 ha). A Mitry, où il avait établi sa résidence champêtre, sa ferme occupait 496 arpents (240 ha). Y ajoute-t-on une troisième ferme à Aulnay, louée à Pierre Pluyette (27 ha), et une poussière de petits marchés disséminés aux alentours et l’on atteint 502 ha... dans les meilleurs limons. Lors du partage de 1761, qui ne tient pas compte d’une centaine d’hectares déjà transmis, le foncier représente 245 000 livres, soit 67,7 % de la succession déclarée9. Antérieurement, il n’occupait que la moitié des fortunes en raison de l’importance des actifs mobiliers. Des actifs mobiliers qui répondaient d’abord à un capital d’exploitation exceptionnel, comme on le verra bientôt. Mais ils tenaient aussi à une activité de crédit débordante.
7Les prêts locaux et familiaux caractérisaient le milieu des grands fermiers. Mais chez les Navarre on passait à une tout autre sphère. Les notables locaux, de la ville de Meaux en particulier, trouvaient chez eux des obligés irremplaçables. Les ressources propres dégagées par l’exploitation comme par la rente dépassaient les possibilités d’investissement offerts par le marché foncier. Au cours de la « crise » du XVIIe siècle, les Navarre sont bien les rares à disposer de l’épargne suffisante pour faire face aux demandes de clients importants. En 1685, la cassette de Catherine Chulot, veuve de Jean Navarre de Villeroy (n° 13), déborde de 45 915 livres en espèces d’or et d’argent. En 1711, Marie Delarue, veuve de Martin Navarre (n° 19), fermier seigneurial de Mory, détient une trésorerie de 24 000 livres. C’est en 1775 que l’on rencontre la plus grosse encaisse, chez Antoine-Martin Navarre (n° 45), cultivateur à Compans, qui laisse une somme de 76 000 livres10. Pareils trésors n’étaient que provisoires : ils signalaient la réalisation d’opérations financières et l’attente de nouveaux placements ou d’arrangements familiaux.
8Les Navarre prêtent donc aux grands. A commencer par le seigneur du village, propriétaire de la ferme qu’ils exploitaient : en deux contrats, datés de 1647 et de 1658, Monsieur de Ricouart leur devait 3 600 livres ; trente ans plus tard, la comtesse d’Hérouville, dame de Villeroy, trouvait encore chez ses fermiers 6 000 livres à emprunter, gagés sur les fermages11. Vient ensuite la magistrature meldoise, qu’il s’agisse du bailliage ou du grenier à sel, dont les demandes se multiplièrent dans les années 1660 et 1670. Les Navarre participent aux emprunts occasionnés par l’acquisition de charges anoblissantes, comme celles de secrétaire du roi. Ils répondent aux besoins des communautés, comme l’hôpital Jean Rose. Ils ne refusent pas non plus le crédit professionnel à l’égard d’autres fermiers pourvus de garanties foncières, si bien que leur portefeuille mobilier représente un capital de premier ordre : plus de 21 000 livres en 1673, près de 60 000 livres en 1678 et encore 56 000 livres en 169612.
Une exploitation hors normes
9L’assise patrimoniale de la famille formait un élément essentiel de l’entreprise agricole. Mais cette dernière était loin de s’y réduire. A l’époque Louis XIV, alors que les économies d’échelle s’imposaient pour défendre le profit menacé et que les faillites des autres fermiers se multipliaient, la tentation était grande de s’agrandir par le cumul des fermes. De cette pratique, les Navarre étaient passés maîtres.
10Remarquons tout d’abord que, dès le XVIe siècle, les Navarre renouvelaient les baux des grandes fermes dans la région. En 1525, Jean était déjà fermier de l’abbaye de Sainte-Geneviève à Charmentray13. De 1547 à 1589, deux générations de Navarre se succédèrent dans la ferme seigneuriale d’Annet-sur-Marne14. Dans les années 1560, Pierre (n° 2) était fermier de la commanderie du Grand Prieur de France à Charny. En s’appuyant sur un patrimoine foncier qui offrait de solides garanties, les Navarre se donnaient toute latitude pour intervenir sur le marché des baux. Quitte à déménager, peut-être davantage même que leurs pairs. En 1571, Urbain (n° 3) est ainsi marchand-laboureur à Saint-Denis en France ; trois ans plus tard, le voici à Charny. En 1588, on le retrouve fermier du château du Plessis-aux-Bois et en même temps receveur – amodiateur de la ferme de Choisy-le-Temple avec son beau-frère Robert de Boulongne ; dix années passent et Urbain réduit son exploitation à son domaine de Charny15. Le cas d’Urbain est loin d’être isolé. Entre 1626 et 1644, Antoine Navarre (n° 10) change trois fois de ferme. D’autre part, à l’intérieur d’un même terroir, comme celui de Villeroy, la configuration de l’exploitation se transforme en fonction des intérêts familiaux. L’assise des fermiers est telle qu’ils parviennent à ce degré supérieur d’ascension économique que représentait alors la gestion des grands patrimoines ecclésiastiques ou aristocratiques : Martin (n° 11), installé à Neufmontiers, est ainsi receveur général de l’abbaye de Saint-Faron dans les années 164016. Chose plus remarquable, les Navarre s’y maintiennent dans la seconde moitié du siècle : en 1685, Jean, qui réside à Villeroy (ferme de Puisieux), est à la fois receveur général de Saint-Faron et du Grand Prieur de France pour sa commanderie de Choisy-le-Temple17.
11En 1662, les chanoines de Notre-Dame ne trouvèrent qu’eux pour reprendre leur ferme de Mitry, abandonnée par Jean Afforty. Mais ils durent passer par leurs conditions. Jean Navarre n’autorisait son fils Martin (n° 19) à entrer à Mory qu’une fois la situation apurée. Ces Messieurs du Chapitre durent donc porter requête afin de protéger leur nouveau fermier de toute recherche relative aux « tailles deubs par la paroisse dudit Mory avant ledit establissement avecq deffences au receveur des tailles, officiers de ladite élection et tous juges de le comprendre directement ni indirectement en aucune solidité qui pourrait être décrettée pour lesdites tailles »18. A la faveur des déboires des locataires en place, les grandes fermes de la région passent aux Navarre, une à une. Il en va ainsi des unités les plus vastes, telles les trois fermes de l’abbaye de Chaalis, à Choisy-aux-Bœufs, Stains et Vaulerent. Entre 1689 et 1711, il n’y a qu’eux pour surenchérir, quitte à débouter de vieilles dynasties en place depuis l’époque François Ier, comme les Berson.
12La crise du règne de Louis XIV fut donc l’occasion de sauter le pas. Grâce à l’accumulation antérieure, les Navarre purent ravir les morceaux de choix. Le résultat de cette concentration est impressionnant. Sans contestation possible, ces « raiders » se sont hissés au sommet de l’échelle des exploitants. En 1676, Jean Navarre (n° 16) cumule quatre fermes et plusieurs marchés de terre soit 430 ha à Villeroy. Pour gérer pareil ensemble, il réunit pas moins de 37 chevaux (dont 13 attelages de deux chevaux), 57 bêtes à corne, 77 porcs et 1 686 bêtes à laine (dont 370 moutons et 570 brebis). Quinze ans plus tard, il cumule cinq corps de ferme dont deux à Villeroy, un à Monthyon et deux à Charny, exploitant 754 ha, un record. Le cheptel nécessaire est encore plus important : 54 chevaux (dont 19 attelages à deux chevaux), 126 bovins, 219 porcins, 1 413 bêtes à laine... Dans la famille, il ne s’agit pourtant pas d’une figure exceptionnelle. Son cousin Jean était en 1696 receveur de la seigneurie de Villeroy. Il passe alors à Villeron quand il reprend la ferme de Vaulerent. Puis il réunit sous sa poigne la ferme seigneuriale de Villeron et Choisy-aux-Bœufs : le voici à la tête de 637 ha en 1719. En 1740, avec 3 082 livres de taille, Antoine, l’un de ses fils, fermier de la seigneurie de Tremblay-en-France, était l’un des tout premiers contribuables de l’élection de Paris19.
13Comment parvenaient-ils à cumuler ? Ils commencèrent par associer leurs enfants comme chefs d’exploitation. En 1696, quand Antoine Navarre, fermier de la seigneurie du Plessis-au-Bois, cède à son fils Martin (n° 29), âgé de 30 ans, ses baux de Compans (254 ha), ce dernier, qui y est installé « depuis quelques années [...], fait valoir pour ledit sieur son père les fermes terres et heritages qu’il tient de Mgr le Chancelier et de l’hostel Dieu »20. Quand Jean Navarre (n° 22) cumule les fermes de Vaulerent et de Choisy, dans les années 1710, il peut compter sur l’assistance de son fils aîné, Antoine-Olivier, auquel il cède la seconde lors de son installation en 1723. Il en avait été de même pour Jean l’aîné (n° 16), notre recordman de la concentration, qui se faisait aider par son fils Antoine-Louis en 1692. Tout ceci répondait bien au cycle familial des grands fermiers mais à un degré inusité. Aussi fut-il nécessaire de déléguer des responsabilités à des contremaîtres pris à l’intérieur du personnel parmi les ouvriers les plus qualifiés et les plus sûrs, c’est-à-dire les maîtres charretiers : ainsi fonctionna le combinat des cinq fermes de Jean Navarre. Trouver des régisseurs devint même impératif pour ceux qui partaient faire carrière à l’extérieur, dans l’armée comme Navarre de Longuejoue ou dans la magistrature comme son frère Jean-Louis (n° 40 et 44). Avec quelques rares autres familles de grands fermiers – tels les Bocquet – les Navarre furent donc les premiers à installer des commis pour assurer, en leur absence, la direction des exploitations.
14Pourvus de moyens de production hors normes, ils disposaient d’excédents à tout moment. En dépit de constructions ou de locations de granges supplémentaires, ils en vinrent à stocker en meules, une pratique encore peu usitée dans les années 167021. Ils surent défendre au mieux leurs intérêts commerciaux, quelle que fut la conjoncture. Loin de fournir régulièrement les marchés locaux où les prix étaient si bas, ils reportèrent les ventes et développèrent des relations directes avec la capitale, en passant des marchés avec des facteurs de la halle ou les boulangers eux-mêmes. A neuf de ces derniers, du 2 mai 1686 au 22 février 1687, Jean Navarre (n° 13) livra 44 muids (823 hl). Négocié par gros lots de 3 à 7 muids, chargé dans les ports de la Marne, son froment lui rapporta 12 livres du setier, un prix alors plus rémunérateur que celui des marchés locaux22. Six ans plus tard, son neveu Jean (n° 16) est en rapport avec un sieur Leblond, facteur à la halle et avec Lepage, l’un des gros boulangers parisiens23. S’il conservait des relations avec les marchands meldois, l’essentiel de ses créances signalait l’attraction privilégiée des halles parisiennes. Et les liens tissés avec la capitale se maintiendront : en 1722, le boulanger Pierre Lepage signe en bas du contrat de mariage de Pierre Navarre (n° 32) et de Jeanne De Corbie24. De fait, à l’échelle de leur exploitation, les Navarre furent aux avant-postes du commerce céréalier et de ses transformations au cours du XVIIIe siècle.
Une gentry à la française
15Chez les fermiers, l’Église offrait une voie classique de diversification extra-agricole. Les Navarre ne s’en privèrent pas tout en ménageant à leur fils des positions plus honorables et à leur filles un accès plus précoce que la plupart de leurs voisins. Dès les années 1670, Jeanne Navarre entre comme professe au monastère de Noëfort, près de Meaux. En 1709, sa nièce Catherine est admise au couvent de la Visitation de Sainte-Marie, à Paris, établissement de prestige pour lequel la famille accepte de verser une dot de 8 000 livres. Chez les garçons, Olivier Navarre, d’abord curé de Varreddes, est chanoine de l’église cathédrale de Meaux sous l’épiscopat de Bossuet. A la génération suivante, Jean-Louis entre comme chanoine régulier dans la Congrégation de France avant d’être pourvu du prieuré-cure de Nesles-la-Montagne.
16Ces positions indiquent la notabilité atteinte. Mais l’ascension sociale passait par d’autres voies. Par les alliances avec la magistrature locale, mais aussi par la promotion des talents à travers les cursus parisiens, favorisés par l’entourage. On sait qu’il en fut ainsi de Navarre de Maisonneuve qui profita du soutien des parents Delarue, installés dans la basoche parisienne25. Le souci d’une éducation élitiste, pour les filles comme pour les garçons, conduisit les Navarre à fréquenter les couvents et les collèges huppés, tels Juilly ou Pontlevoy. Dans ce domaine aussi, la famille ne fut pas en retard. L’élargissement du champ des relations alla de pair. Si Jean-Louis Martin (n° 52) se retrouve directeur des postes de Marseille en 1780, ses amitiés de collège avec Jacquin-Brun n’y ont pas été étrangères.
17La recherche de la noblesse s’inscrivait dans les stratégies lignagères. Jean-Louis acheta pour son père en 1729 la première charge de secrétaire du roi26. Tous les enfants devinrent écuyers et la charge fut louée à un cousin, Antoine-Martin. Magistrats, militaires ou simples propriétaires-cultivateurs, les Navarre anoblis profitaient de l’exemption de taille sur leurs exploitations agricoles. Ils en trafiquaient même27. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, le choix des alliances traduit l’intégration à une gentry locale dans laquelle appropriation foncière et anoblissement marchaient de pair : Jean Bernier, trésorier de France à Soissons et propriétaire-cultivateur à May-en-Multien, ou Pasquier Berger, secrétaire du roi et laboureur de son domaine à Lagny-le-Sec, en constituent deux exemples parmi tant d’autres (n° 48-49).
18Car c’est là en définitive que résida l’originalité de la famille. Juridiquement nobles et installés au sommet de la hiérarchie urbaine locale – Meaux en l’occurence – les Navarre restèrent attachés à leurs entreprises agricoles. Exploiter directement ou par régisseur un domaine en propre avec privilège fiscal, c’était à la fois rester fidèle à une identité sociale étroitement territorialisée et jouir de revenus sûrs et confortables. C’était sans doute aussi conserver ce contact avec le monde de la ferme – tout en y menant une vie bourgeoise sur le mode de la ville – qui avait toujours centré leur univers.
19Au terme de cette analyse, on peut se demander pourquoi les Navarre ont réussi plus tôt et plus vite l’ascension que bien d’autres familles de fermiers. Deux facteurs peuvent être invoqués. D’une part, la rente de situation patrimoniale dont ils bénéficièrent depuis au moins le XVIe siècle : détenir des domaines en corps de ferme, sans compter une foule de petits marchés, plaçait la famille en position de force vis-à-vis des autres fermiers et des grands propriétaires. Ainsi dotés, les Navarre disposaient de revenus et d’une sécurité d’exploitation exceptionnels. A partir de leurs bases de la plaine de France, ils conservaient une certaine liberté d’appréciation dans leurs engagements locatifs. Peu enclins à se perpétuer dans la ferme d’un tiers – – sauf la ferme seigneuriale de Villeroy qui jouxtait l’un de leurs principaux domaines – ils se retirèrent au bon moment et surent s’avancer quand il le fallut. D’autre part, la cohésion familiale fut chez eux poussée à l’extrême. S’agit-il de la transmission du foncier ? Échanges et rachats jouent ici sans défaillance. En particulier aux moments difficiles. S’agit-il du resserrement du choix des alliances ? L’accumulation patrimoniale passa par une cascade de mariages endogames qui aboutit en 1726 à une dispense pour cinq empêchements de parenté simultanés (n° 40). Et, à la génération suivante, oncle et nièce convolèrent ensemble (n° 44). En dehors de ces deux facteurs, l’explication doit tenir compte de l’ancienneté et de la prégnance des relations nouées avec la capitale – dans laquelle se retire Pierre Navarre dès 1580 – des activités de crédit et de l’inégalité des succès d’une branche à l’autre. Même chez les Navarre, la crise du XVIIe siècle fit son cortège de déclassés. Il n’en demeure pas moins que la dynastie présente un certain paradoxe : une élévation économique et sociale supérieure à celles des simples coqs de village ; en même temps qu’un repli territorial et familial qui aboutit au début du XIXe siècle à l’extinction. Une extinction profitable aux autres lignages, en particulier la magistrature meldoise qui récupéra terres et héritières.
Les Navarre : tableau simplifié (XVe-XVIIIe siècles)

L’univers des Navarre

Notes de bas de page
1 – Arch. nat., S 329, compte de Pierre d’Orgemont pour 1431-1432.
2 – Les références aux personnages cités dans le texte renvoient au tableau généalogique simplifié.
3 – Arch. dép. Seine-et-Marne, 130 E 28, reconnaissance de rente du 1-06-1573.
4 – Ibid., 130 E 16.
5 – Arch. nat., Y 113, f° 205-213, donation Navarre du 15-12-1571.
6 – Arch. dép. Seine-et-Marne, 79 E 144, 16-11-1673, partage Navarre.
7 – Ibid., 79E 154, 20-09-1678, donation-partage Navarre.
8 – Ibid., 79 E 188, 30-01-1696, partage Navarre.
9 – Arch. nat., 470, 15-07-1761, partage Navarre.
10 – Arch. dép. Seine-et-Marne, 79 E 167, 23-11-1685, inventaire après décès de Catherine Chulot, veuve de Jean Navarre l’aîné ; Arch. nat., MC, L, 250, 28-11- 1711, inventaire après décès de Marie Delarue, veuve de Martin Navarre ; ibid., LXVIII, 558,9-01-1776, inventaire après décès d’Antoine-Martin Navarre.
11 – Arch. dép. Seine-et-Marne, 79 E 163, constitution de rente du 23-11-1683.
12 – Cf notes 6, 7 et 8.
13 – Arch. nat., S 1551.
14 – Ibid., S 1330, en particulier baux du 9-11-1547 et du 28-07-1577.
15 – Ibid., Y 113 (1571) et Y 136 (1598) ; Arch. dép. Seine-et-Marne, 80 E 9 (1588) ; Arch. comm. Charny, état civil.
16 – Arch. dép. Seine-et-Marne, 143 E 46, baux divers de 1641 ; ibid., 80 E 91. 9-10-1646.
17 – Ibid., 79 E 167, bail du 13-11-1685.
18 – Arch. nat., S 329, 8-01-1668, procuration Navarre.
19 – Arch. dép. Seine-et-Marne, 79 E 150, 10-07-1676 ; ibid., 79 E 183, 1-06-1693 ; Arch. nat., Zig 291b.
20 – Arch. dép. Seine-et-Marne, 79 E 195, 21-11-1699, dépôt de la cession, des baux à ferme et effets mobiliers faite sous seing privé le 23-06-1696.
21 – En juillet 1676, Jean Navarre fait édifier une « mulle » de 4 muids de blé en gerbes à côté de sa grange (ibid., 79 E 150, 10-07-1676, inventaire après décès de Catherine Thérouënne, épouse de Jean Navarre).
22 – Ibid., 79 E 167, 23-11-1685, inventaire après décès de Catherine Chulot, veuve de Jean Navarre l’aîné.
23 – Ibid., 79 E 183,1-06-1693, inventaire après décès de Jean Navarre.
24 – Arch. nat., MC, LI, 836, 24-10-1722.
25 – Jean-Marc Moriceau, Les fermiers de l’Ile-de-France. Ascension d’un groupe social (XVe-XVIIle siècles), thèse de doctorat d’histoire de l’Université de Paris I, 1992, t. II, p. 904-906.
26 – Arch. nat., MC, L, 322, 8-07-1729, traité d’office.
27 – En 1761, la veuve Navarre accorde à son fermier de Mitry le droit de se déclarer comme simple régisseur pour s’exonérer de la taille d’exploitation moyennant 2 000 livres (Arch. nat., L, 470, vente Navarre-Le Duc, 16-07-1761, annexée au partage du 15-07-1761).
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les Jacobins de l’Ouest
Sociabilité révolutionnaire et formes de politisation dans le Maine et la Basse-Normandie (1789-1799)
Christine Peyrard
1996
Une société provinciale face à son devenir : le Vendômois aux xviiie et xixe siècles
Jean Vassort
1996
Aux marges du royaume
Violence, justice et société en Picardie sous François Ier
Isabelle Paresys
1998
Pays ou circonscriptions
Les collectivités territoriales de la France du Sud-Ouest sous l’Ancien Régime
Anne Zink
2000
La permanence de l’extraordinaire
Fiscalité, pouvoirs et monde social en Allemagne aux xviie- xviiie siècles
Rachel Renault
2017
Un désordre européen
La compétition internationale autour des « affaires de Provence » (1580-1598)
Fabrice Micallef
2014
Entre croisades et révolutions
Princes, noblesses et nations au centre de l’Europe (xvie-xviiie siècles)
Claude Michaud
2010