Prix et salaires dans le Comtat Venaissin à la fin du xvie siècle
p. 109-116
Texte intégral
1Sur fond de crise économique générale, l’État pontifical d’Avignon traverse, à partir de 1592, une crise monétaire aiguë. On assiste à la multiplication des pignatelles, petites pièces de billon à peine teintées d’argent, qui sont frappées à tort et à travers non seulement dans le Comtat (ont-elles donné son nom à la « monnaie du pape », cette plante translucide des pays méditerranéens ?) mais aussi dans les provinces voisines, Dauphiné, Languedoc et Provence, produit de l’anarchie du moment, que le commerce quotidien répand partout1. Sous le flot, l’écu d’or ne cesse de monter : il vaut, selon le vice-légat, 5 livres et 2 sous en septembre 1592, 5 livres 7 sous en octobre ; en novembre, il atteint 6 livres, soit 2 écus de compte.
2Les conséquences de cette inflation se déploient sur tous les terrains à la fois. Sur les prix, qui montent en flèche, à commencer par le prix des grains, ce qui oblige le conseil d’Avignon, comme le vice-légat, à prendre des mesures d’urgence, tandis que celui-ci fait mettre en prison des boulangers, des épiciers et des bouchers qui refusent les pignatelles. Sur les revenus, qui fondent quand ils sont stipulés en monnaie de compte, et sur les salaires, toujours payés en pignatelles ; mais le règlement des dettes et des pensions est lui aussi profondément perturbé. Bref, on craint la paralysie économique.
3Les autorités ont réagi en ordonnant un réforme générale des monnaies. Mais sans attendre qu’elle fasse son effet, on décide d’instaurer une taxation générale des denrées et des salaires. Pour le Comtat Venaissin (qui, comme on sait, est distinct de la ville d’Avignon), celle-ci est établie par les « élus » du pays (sorte de commission permanente des États du Comtat) et publiée par le recteur les 28 juillet et 27 août 15932. Puis, comme la crise des pignatelles n’est toujours pas résolue, la taxe est de nouveau publiée, avec des compléments et quelques légères modifications, le 26 août 15943.
4Ce qui fait l’intérêt de ces documents, ce ne sont pas les prix et salaires tels qu’ils y sont donnés. Outre qu’il s’agit de valeurs théoriques dont rien ne prouve qu’elles aient été respectées, on sait assez que l’histoire économique, depuis près d’un siècle, a délaissé ces données ponctuelles pour ne retenir que les séries. Mais il me semble que ces « taux et règlements », établis avec assez de soin, méritent de retenir l’attention par ce qu’ils nous apprennent des valeurs relatives des choses : prix des denrées agricoles et des produits industriels les uns par rapport aux autres ; tarifs des travaux à façon et des salaires par rapport aux précédents et donc, en termes actuels, pouvoir d’achat des travailleurs. D’autre part, la liste des produits taxés fait apparaître la variété des provenances, dans une région exceptionnellement ouverte à tous les courants commerciaux.
Les prix des denrées alimentaires
5Notre tarif commence, sans surprise, par fixer le prix des grains. Le « bon et beau bled », appelé « touzelle », est à 25 florins la saumée (pour les grains, la saumée du Comtat vaut 184,8 litres ; elle se divise en 8 émines) ; le conségal (mélange de froment et de seigle, l’équivalent du méteil parisien) « bon », à 20 florins ; le seigle à 18 ; l’orge à 12, l’avoine à 8. Si l’on affecte l’indice 100 à la céréale de qualité supérieure, les autres sont donc respectivement à 80, 72, 48 et 324. Sachant que l’on estime alors qu’il faut deux saumées de grains par personne et par an, la ration quotidienne de pain, pour les simples gens qui se nourrissent généralement de conségal, leur reviendra environ à 5 liards (il y a 4 liards dans un sou, 12 sous dans un florin ; celui-ci équivaut donc à 3/5 de livre tournois).
6On peut aussi se garnir l’estomac de lentilles, de pois ou de fèves ; certes leur prix (3 florins l’émine) est à peu près égal à celui du froment, mais il ne faut pas négliger l’apport qualitatif de ces légumineuses. Sans parler des vesces et des ers que nous laissons aux bêtes, mais qui ne figureraient sans doute pas sur le tarif si les pauvres ne s’en nourrissaient pas en cas de besoin (elles valent moitié moins que les légumineuses « supérieures »). Le riz est présent lui aussi, mais vraisemblablement pour mémoire, à 2 sous la livre, c’est-à-dire le prix de deux litres de seigle.
7A peine moins indispensable à la vie quotidienne, le vin. Notre tarif n’en connaît que deux qualités, ce qui est étonnant sous ce climat et alors que certains crus méritaient d’être expédiés jusqu’à Rome. On a donc « le vin vieux, pur et net, rouge et claret », à 25 florins la saumée (de 110,3 litres) ; et « l’autre vin gros rouge, bon et pur », à 20 florins pour la même mesure, ce qui revient, nous dit-on, à 2 sous le pichet. On peut en déduire que le pichet contient 0,90 litre. Nul doute qu’un homme en boit aisément un dans sa journée.
8Dans la viande de boucherie, ce qui fait prime, c’est le mouton « bon et gras » et le veau de lait, l’un et l’autre à 3 sous la livre (de 380 grammes) ; le boeuf « bon et gras » et la chèvre sont moins appréciés, à 2 sous la livre. L’inattendu est le prix du porc salé (3 sous la livre) et du lard (5 sous), alors qu’ils passent généralement pour la viande des pauvres gens. On ne retiendra pas les prix des volailles, si inégales peut-être en qualité (un chapon vaut plus de deux « gellines » et de quatre paires de poulets), sinon pour noter la mention constante de coqs d’Inde, dindes et autres dindons ; à 1 liard l’oeuf, enfin, cela met la douzaine au même prix qu’une livre de mouton ou de porc salé.
9Les autorités ont renoncé à taxer le poisson, dont les arrivages sont trop capricieux « pour raison qu’il vient la pluspart des provinces voisines ». Intéressantes, en revanche, sont les données concernant les laitages. Le beurre salé est à 3 sous la livre (aussi cher que la meilleure viande) ; le beurre frais est évidemment plus cher, à 4 sous la livre. On dira que nous sommes dans un monde de l’huile, mais elle aussi coûte cher : 4 sous le quarteron (un peu moins de 2 litres).
10La hiérarchie des fromages est subtile. Le plus apprécié est le fromage d’Auvergne « vieux », à 4 sous la livre (alors que le nouveau ne vaut que 3 sous). Puis viennent les fromages alpins, de Servière et de Briançon, et le fromage de Majorque, tous à 3 sous et demi. Ensuite le fromage de chèvre, à 2 sous ou 2 sous et demi, ainsi que les fromages blancs et fromages frais. Et tout en bas, le fromage de Sardaigne, qui ne vaut que 2 sous la livre ou même 1 et demi. Ainsi, le fromage voyage au XVIe siècle : on le savait déjà, en voici une preuve supplémentaire ; mais l’étonnant, c’est que ce n’est pas celui qui vient du plus loin qui vaut le plus cher.
11Personne aujourd’hui n’aurait l’idée de taxer les fruits. Si les autorités du Comtat l’ont fait, c’est je pense parce qu’il s’agit de produits secs ou demi-secs, qui prennent place parmi les provisions d’hiver. L’identification n’en est pas toujours aisée. Nous nous contenterons donc de quelques exemples : les figues de Marseille sont à 2 sous la livre ; les « passarilhes » (raisins secs) de Frontignan et d’Espagne et les « avellanes » (noisettes) au même prix ; « les gros raysins de Damas » (s’agit-il d’une provenance ou d’une qualité ?) à 5 sous ; les prunes fraîches à 1 sou ; enfin les noix à 10 sous l’émine (soit le tiers du prix du conségal).
12Voici enfin, réservés bien sûr aux tables des riches, les sucres et épiceries. Trois qualités de sucre sont taxées, en ordre descendant : le sucre « fin » à 18 sous la livre, celui de Madère à 16 sous, celui des Canaries à 14 sous. En quoi diffèrent-ils ? En tout cas on aura noté qu’une livre de sucre fin équivaut à la ration de pain d’un homme pendant quinze jours. Mais si l’on sucre avec du miel, il n’en coûte qu’un sou la livre. Après cela, le prix des épices s’apparente à la pure spéculation : poivre à 20 sous la livre, muscade à 30, cannelle à 50, girofle à 60 ; seul le gingembre paraît donné, à 12 sous la livre5. Avec le coton filé à 12 sous la livre et le coton « en laine » (comprenons, en étouppe) à 10 sous, nous abordons le monde des matières premières.
13Mais avant de passer aux produits manufacturés, il faut dire un mot des combustibles, qui nous ramènent à la catégorie des denrées de première nécessité. Le bois est mesuré soit en quintaux (de 38 kg), soit en charges de bêtes de somme : la charge d’âne équivaut à un quintal et demi, celle de mulet à deux quintaux et demi. De toute façon, le prix du bois de chauffage est élevé, à 4 sous le quintal d’yeuse ou de chêne. Le charbon de bois est encore plus cher, à 10 sous le quintal (charbon de chêne) et même 12 (charbon d’yeuse) : ces prix reflètent la dépopulation forestière des montagnes provençales.
Les produits manufacturés
14L’industrie textile remplit plusieurs pages de notre tarif. Voici d’abord la matière première : la laine la plus fine du Comtat vaut 35 florins le quintal et la laine commune 30 florins. Si nous comparons ces prix avec ceux du coton, nous constatons que celui-ci coûte environ trois fois plus cher (pour une différence de quantité de 100 à 1, l’écart de prix n’est que de 35 à 1).
15Parmi les étoffes de laine, il faut d’abord faire la part des produits locaux, les moins cotés : les « cordelhats » de Bollène et de l’Isle-sur-Sorgue, de 4 à 7 florins la canne (environ 2 mètres, mais en quelle largeur ?) selon la couleur ; les blancs sont les moins chers, puis les couleurs et au sommet les noirs. Remarquons cette surprime du noir ; est- il plus difficile à obtenir ? Est-ce pour cela que les prêtres et les hommes de loi en ont fait leur couleur distinctive ?
16Les draps de Languedoc sont généralement plus chers (serges et cadis de Nimes, draps de Saint-Pons) et même très chers dans le cas du drap noir « passefin » de Carcassonne, à 20 fl. la canne, et de celui de Sates (?), à 33 fl. 4 sous. Mais que dire des draps d’Italie ? Les serges de Milan et du Piémont sont à 25 sous le pan (1/8 de canne, soit 16 fl. 8 sous la canne), celles de Gênes à 32 sous (21 fl. 4 sous la canne), celles de Florence et les « cramoisines » de Milan à 40 sous (26 fl. 8 sous la canne). Les camelots sont moins coûteux : importés du Levant, ils valent 5 florins la canne, guère plus cher que ceux qu’on fabrique à L’Isle-sur-Sorgue à 50 sous la canne. Dans le même ordre de prix, on peut avoir des futaines d’Allemagne (28 sous la canne) et de Milan (50 sous).
17Négligeant le prix des toiles, nous ne nous intéresserons qu’à leurs provenances. Il y en a du Lyonnais et du Forez relativement proches : toiles de Vienne, de Tarare, de Saint-Rambert, de Villefranche. Mais aussi de Bourgogne, de Naux (?) et de Rouen. Des toiles de Constance, de Saint-Gall et « d’Allemagne ». Des toiles « fines » de Flandres, des toiles de Cambrai et de Hollande. Ce marché est donc un des plus diversifiés.
18Enfin, bien sûr, voici les soieries. En tête, celles de Gênes, velours et satins, dont les prix s’échelonnent de 60 à 28 sous le pan, selon la qualité et la teinte (ici, le noir est moins cher que la couleur). Il y a aussi des satins et des damas de Lucques. Mais, face à ces produits italiens, Avignon fait bonne figure, avec des velours à 35 et 40 sous le pan. Et l’on observe que ces soieries sont à peine plus coûteuses que les draps fins d’outre-monts. En revanche, quand les bas de soie sont taxés à 30 florins (ceux de Milan) ou même seulement à 20 (ceux de Naples et de Gênes), on se demande s’il ne s’agit que d’une paire. Heureusement, les chaussures coûtent moins cher : 24 sous la paire de souliers à double semelle, 40 sous la paire de mules. La paire de souliers « de paysans » vaut 20-22 sous si elle a une semelle simple, 30-35 sous si elle a une semelle double. Cependant la paire de bottes « de vache douce à saison et triple semelle », un luxe assurément, vaut dix fois la chaussure ordinaire des paysans.
19Notre tarif fixe les prix de plusieurs qualités de papier. On sait que la papeterie est, à cette époque, une des spécialités du Comtat : il s’en produit « à la grande forme », qui vaut 24 sous la rame, et un plus petit qui ne vaut que 18 sous. Mais il y en a ailleurs de meilleure qualité : un papier « de Lion à la croix », à 40 sous la rame, et un papier « de Raysin », à 50 sous.
20Les métaux ne sont pas oubliés. Le meilleur fer vient d’Espagne, à 16 fl. 8 s. le quintal, soit 2 s. la livre. Il y a aussi le fer « commun brut de Bourgogne » à 13 fl. 4 s. le quintal. Les fers pour les montures valent 5 sous pièce pour un grand cheval (c’est une somme !), 3 s. pour un mulet ou un petit cheval, 2 s. et demi pour un petit mulet ou un âne. La vaisselle d’étain vaut 7 s. la livre (on sait que pratiquement elle était toujours estimée à son poids de métal) ; les ouvrages de cuivre, eux, sont à 12 s. la livre. C’est sans doute parce qu’il y entre du fer (pour le cerclage) que les roues de charrettes sont si chères, à 15 fl. la paire. Car les pièces d’araires, taillées dans le bois, sont de peu de valeur : une « canbate » (qu’on appelle en français l’âge), 15 s. ; une « esteve » (manche), 10 s.. Au contraire, « l’eyssade » (la houe), qui est évidemment en fer, vaut 30 ou 40 s. selon la taille.
21Quant aux matériaux de construction, on estime que le prix ne peut en être le même dans tout le pays, sans doute à cause des frais de transport. Retenons seulement le prix du cent de tuiles, taxé pour Carpentras à 24 s. (en 1593) et 30 s. (en 1594). Enfin, la poudre fine d’arquebuse pour la chasse vaut 12 s. la livre (autant que le gingembre), tandis que la poudre à canon ordinaire vaut seulement 8 s.
Le prix du travail
22Certains travaux sont tarifés à façon. Il n’est pas aisé pour nous de mesurer quel peut en être le rapport pour l’ouvrier. Ainsi des tisseurs de toile, dont le travail, en quatre pans de largeur (environ 1 mètre) est payé de 3 sous la canne, pour la toile la plus grossière, à 18 sous pour celle de lin « du plus beau filet ». Les tisserands de laine connaissent moins d’écart, de 4 sous la canne pour un cordeilhat de trois pans de large, à 7 sous pour une serge de même largeur. Rappelons que, s’il s’agit bien de pièces de même largeur, comme il est probable, ces étoffes seront vendues, une fois teintes et finies, à peu près dix fois plus cher. Ce qui, une fois de plus, montre la faible part accordée au travail dans le prix de revient.
23Il y a peu à tirer du prix de journée des paveurs et « caladaires », fixé à 15 sous la canne carrée, le matériau leur étant fourni ; que peuvent-ils faire en une journée ? Notons encore, sans y insister, le prix des charrois à trois bêtes de trait : 4 florins la journée en hiver, 5 en été quand la presse est la plus grande. Et le prix de location d’un cheval de selle, à 12 sous la journée. Beaucoup plus intéressants pour nous sont les salaires journaliers, dans lesquels interviennent un certain nombre de variables : type de travaux plus ou moins spécialisés ; saison, pour distinguer les journées courtes, de la Saint-Michel (29 septembre) à la mi-février, des journées longues du printemps et de l’été ; sexe, avec une très forte inégalité entre hommes et femmes ; enfin, salaire brut des travailleurs « se nourrissant » ou salaire net de ceux qui sont nourris par leur employeur. Essayons maintenant de classer nos données.
24D’abord les travailleurs de la terre. Les brassiers et vignerons ont droit à un salaire brut de 7 sous de la Saint-Michel à la mi-février, de 8 sous ensuite jusqu’à la fin mai, pour tous travaux excepté faucher les prés ; s’ils sont nourris, ils reçoivent respectivement 3 et 4 sous. Après quoi, ils entrent sans doute dans la catégorie des moissonneurs, à qui l’on donne 18 sous de salaire brut ou 6 sous quand ils sont nourris, pour une journée de douze heures, de 5 heures à 17 heures. Après la moisson et jusqu’à la Saint-Michel, les salaires retombent à 10 sous (salaire brut) ou 4 sous (salaire net). Les femmes, elles, sans distinction de tâche, n’auront eu qu’un salaire de 4 sous par- jour en haute saison et de 3 sous le reste de l’année.
25Dans le bâtiment, le mode de calcul est analogue. Les maçons, gipiers (plâtriers), charpentiers reçoivent 12 s. de la Saint-Michel à la mi-février et 15 s. en autre temps. Les simples manoeuvres sont payés 8 s. dans les jours courts et 10 dans les jours longs. Quant aux femmes manoeuvres, elles ne touchent que 3 ou 4 s. selon la saison.
26Ces salaires n’ont certainement pas été acceptés sans contrainte. Dès le 8 septembre 1593, il a fallu faire une criée pour faire « défense aux vignerons et travailleurs journaliers de Carpentras de demander plus de 10 sous non nourris ou 5 sous nourris, et les femmes 3 sous étant nourries », sous peine, pour les hommes, de trois traits de corde (une sorte d’estrapade) et pour les femmes de trois heures de collier (carcan) et de 25 livres d’amende pour les employeurs qui les auraient embauchés. Dans le texte de 1594 nous lisons « que tous les travailleurs se presentant à la place porront estre constrainctz d’aller travailler au taux ». Mais il apparaît que les salaires ont été taxés trop bas par rapport au besoin de main d’oeuvre qui s’impose, surtout quand vient le temps de la moisson ou des vendanges.
27Trop bas, sans doute aussi, pour permettre à ces travailleurs de vivre décemment. Il est en effet aisé de calculer leur pouvoir d’achat, d’autant que le tarif a fait l’estimation de la part de salaire retenue aux ouvriers « nourris ». Sur des salaires de 7 ou 8 sous, elle est de 4 sous : sachant que nous avons évalué la ration de pain à 1 sou et un liard et celle de vin à 2 sous, il reste fort peu pour de la viande ou du fromage, sauf à boire de l’eau. Et à supposer que cet ouvrier ait mangé à peu près à sa faim, sachant que sa femme, elle, a gagné à peine sa nourriture, il ne lui reste que 3 ou 4 sous pour nourrir ses enfants et faire face à toutes ses dépenses de logement, vêtement, etc. (rappelons-nous qu’une paire de chaussures grossières vaut 20-22 sous, soit trois journées de travail)6. Il est donc probable que, plutôt que de se faire nourrir par son employeur, notre ouvrier aura rapporté toute sa paie à la maison, pour y partager le pauvre pain quotidien.
28Avec les gros travaux de la moisson vient une période de suralimentation. On estime que la nourriture du moissonneur vaut alors 12 sous et sans doute est-ce nécessaire pour qu’il tienne sa journée. A ce prix, on peut penser qu’il a double ration de pain (2 sous et demi) et de vin (4 sous) ; ce qui laisse 5 sous et demi, de quoi payer une livre de bonne viande et quelque autre aliment reconstituant. Mais le travailleur qui, volontairement ou non (car beaucoup viennent sans doute de loin), aura bénéficié de ces solides repas ne rapportera chez lui que 6 sous, soit 50 % seulement de plus qu’en basse saison. Peut-on penser que cela suffira pour qu’il améliore sensiblement l’ordinaire de sa famille, qu’il pourvoie aux besoins laissés en attente et qu’il éponge ses dettes ?
29Comparé au travailleur des champs, l’ouvrier du bâtiment apparaît plus favorisé, puisque, sur un gain journalier de 12 sous, il peut, théoriquement, n’en consacrer que 4 à sa nourriture. Mais cela suppose qu’il ne soit pas frappé par les intempéries ou par le chômage, d’autant qu’il n’a peut-être pas, comme le premier, un carré de terre pour lui apporter quelque ressource d’appoint.
30Au total, il est bien évident que la condition des travailleurs comtadins n’a rien d’enviable, en cette fin du XVIe siècle, et qu’ils sont les principales victimes de la crise. La montée du paupérisme n’échappe pas aux autorités, qui lui cherchent des remèdes plus ou moins adaptés. Retenons ce cri d’alarme du recteur de l’Aumône générale d’Avignon, en 1597 : la foule des pauvres, dit-il, s’accroît de jour en jour, « de fason que tous les travailleurs, encores qu’ils travaillent, l’on est constraint leur donner l’aulmosne »7.
31Cependant, pour terminer sur une note moins triste, je propose que nous descendions à l’hôtellerie, dont les tarifs, eux aussi, ont été strictement réglementés. A un voyageur à cheval, les hôtes feront payer 40 sous par jour : 16 pour le dîner (repas de la mi-journée) et 24 pour le souper (y compris la nuit). Le menu est précisé, selon qu’on est un jour gras (boeuf, mouton, veau, chevreau, poulaille, perdrix et autre gibier selon le temps et la saison, avec les entrées et issues de table) ou un jour maigre (toute sorte de poisson et du meilleur qui se trouvera selon le temps et saison, oeufs, beurre, fromage, avec l’entrée et issue de table). Pour le serviteur à pied, on ne demandera que 12 sous par jour, et pour le laquais, 10. La nourriture du cheval (1/2 quarte d’avoine « au dîner », 1 quarte « au souper ») est taxée respectivement à 7 et 10 sous8. On mesure, par ces simples chiffres, la différence de train de vie entre les aisés de ce monde – y compris leurs domestiques et leur monture – et les pauvres travailleurs. Notre fin de XXe siècle, où l’on parle tant de société à deux vitesses, n’a sans doute rien inventé.
Notes de bas de page
1 – F. Spooner, « Monetary disturbance and Inflation, 1590-1593 : The case of Aix-en-Provence », Histoire économique du monde méditerranéen, 1450-1650 (Mélanges en l’honneur de Fernand Braudel), Toulouse, 1973, p. 583-597 ; et J. Jacquart, La crise rurale en Ile-de-France, 1550-1670, Paris, 1974, p. 211.
2 – Arch. dép. Vaucluse, 6 G 54 (fin de registre non foliotée) : « Regestre de criée » ; B, Secrétariat de la Rectorie, 6, f°756 : « Réglement et taux ».
3 – Bibl. mun. Avignon, Ms 1833, f°204-217 : « Taux et reglement des danrees, victuailhes et marchandises... ». Entre le tarif de 1593 et celui de 1594, les États du Comtat, réunis en juin 1594, ont proposé certains ajustements.
4 – Pour comparaison, à Paris, dans l’année 1593-1594, si l’on attribue l’indice 100 au prix moyen du froment, le seigle est à 55,5 et l’orge à 38,6 (M. Baulant et J. Meuvret, Prix des céréales extraits de la mercuriale de Paris (1520-1698), Paris, 1960,t. I, p. 243-245).
5 – L’échelle des valeurs des épices était comparable à Troyes au milieu du XVIe siècle (M. Turquois, dans P.-E. Leroy (éd.), Le beau XVIe siècle troyen, Troyes, 1989, p. 127).
6 – Heureusement pour eux, les travailleurs comtadins ne paient pas d’impôt direct et les droits seigneuriaux sont générablcment faibles (tout au plus un cens sur leur maison).
7 – Arch. mun. Avignon, BB 22, f°129. Voir M. Venard, « Les oeuvres de charité en Avignon à l’aube du XVIe siècle », XVIIe Siècle, 1971, p. 127-146.
8 – On peut comparer ces données avec les règlements et tarifs imposés aux hôteliers de Troyes dans les années 1560 et publiés par M. Turquois, op. cit.
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