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La légitimité implicite

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Jean-Philippe Genet

Partie 1. Légitimité de la reproduction sociale

L’épreuve de la vertu

Condition nobiliaire et légitimation de l’honorabilité au xvie siècle

Nicolas Le Roux

Texto completo

  • 1 É. Haddad, Fondation et ruine d’une maison. Histoire sociale des comtes de Belin, 1582-1706, Limog (...)
  • 2 R. Descimon, « Chercher de nouvelles voies pour interpréter les phénomènes nobiliaires dans la Fra (...)

1À la Renaissance, la noblesse était considérée à la fois comme un ordre bénéficiant de privilèges fiscaux et judiciaires, et comme une communauté morale dont la prééminence se voyait justifiée par la « vertu » de ses membres. L’intégration au second ordre pouvait être le résultat de lettres d’anoblissement, mais elle reposait le plus souvent sur la reconnaissance sociale d’un mode de vie particulier sur plusieurs générations. Il s’agissait d’appartenir aux « gens de bien » de sa province, c’est-à-dire à la catégorie des possédants dont la supériorité dépendait non seulement de l’aisance économique qui permettait de vivre dans l’otium, mais aussi de l’aptitude à défendre et à transmettre dignement un « nom », autrement dit à constituer une véritable « maison1 ». Ce processus pouvait être contesté, et la réputation de noblesse devait parfois être défendue devant des officiers royaux2.

2Les nobles se considéraient comme des gens d’honneur, c’est-à-dire comme des êtres respectueux d’un code de conduite particulier, fidèles à leurs engagements, véritables en paroles et exemplaires en piété. Les traités consacrés à la chevalerie ou aux grandes maisons soulignaient la conjonction de la valeur individuelle et de l’ancienneté du nom. Rares étaient cependant les lignages à pouvoir faire la preuve d’une noblesse immémoriale. L’idée que la vertu se transmettait par le sang, et que chaque génération avait le devoir de faire fructifier ce capital d’honneur, restait vivace à la fin du xvie siècle, mais les bouleversements que subissait le royaume à l’époque des guerres civiles entrainèrent une multiplication de publications qui soulignaient plus que jamais la nécessité pour les gentilshommes de faire la preuve de leur vertu. La légitimité de la noblesse n’avait plus rien d’implicite.

La légitimité d’une « bonne race »

  • 3 P. Contamine, La noblesse au royaume de France de Philippe le Bel à Louis XII. Essai de synthèse, (...)
  • 4 M. Nassiet, Parenté, noblesse et États dynastiques, xve-xvie siècles, Paris, Éditions de l’EHESS, (...)

3Vers 1500, la France abritait au plus 40 000 familles nobles, soit environ 200 000 personnes, ce qui correspondrait à 1,4 % de la population du royaume, contre 2 % vers 13403. Il y a certainement eu une augmentation des effectifs au cours du xvie siècle, et le second ordre pouvait rassembler 50 000 familles en 15604. Cette noblesse ne constituait pas un véritable groupe socio-économique, mais elle était animée par une idéologie unificatrice qui consistait en l’affirmation d’une exemplarité morale.

  • 5 J. Mourier, « Nobilitas, quid est ? Un procès à Tain-L’Hermitage en 1408 », Bibliothèque de l’Écol (...)
  • 6 J.-R. Bloch, L’anoblissement en France au temps de François Ier. Essai d’une définition de la cond (...)

4Loin de relever uniquement d’une catégorisation juridique, la condition nobiliaire reposait sur la reconnaissance sociale d’un modèle jugé honorable. Il fallait d’abord vivre noblement et honnêtement (vivere nobiliter et probe), c’est-à-dire sans travailler de ses mains ni exercer d’activité questuaire, car la manipulation de l’argent apparaissait incompatible avec l’obligation de détachement à l’égard des biens terrestres qui devait animer le véritable gentilhomme. Lors des procès intentés aux personnes à qui l’on réclamait de prouver leur noblesse, les accusés démontraient qu’ils avaient toujours vécu noblement, de même que leurs pères et leurs aïeux, en faisant appel à des témoins d’âge avancé5. Être propriétaire terrien et seigneur, tel était l’idéal social à cette époque. C’est pourquoi l’intégration à la noblesse passait d’abord par l’acquisition d’un fief, sur lequel on pouvait vivre de ses ressources foncières et des revenus apportés par les prélèvements féodaux. Les roturiers possédant une terre noble devaient acquitter le droit de franc-fief, institué par Louis XI. Au bout de trois générations, on ne contestait plus l’appartenance à la noblesse du détenteur du fief, même si son grand-père avait été un marchand, voire un fermier-laboureur ayant servi un seigneur comme receveur ou administrateur de ses domaines. C’est ce qui fut officialisé pour la Normandie en 1470 quand Louis XI reconnut que les roturiers ayant acquis des fiefs depuis au moins quarante ans devaient dorénavant être considérés comme nobles6.

  • 7 A. Jouanna, « Perception et appréciation de l’anoblissement dans la France du xvie et du début du (...)
  • 8 J. B. Wood, The Nobility of the Election of Bayeux, 1463-1666. Continuity through Change, Princeto (...)
  • 9 J.-M. Constant, Nobles et paysans en Beauce aux xvie et xviie siècles, Lille, Service de reproduct (...)

5C’est de cette façon que la noblesse française s’est renouvelée au lendemain de la guerre de Cent Ans7. Dans l’élection de Bayeux, en Basse-Normandie, le nombre de familles nobles est passé de 211 en 1463 à 273 en 1523, puis à 309 en 1540 et à 559 en 1598, soit une augmentation de 165 % sur l’ensemble de la période8. En Beauce, vers 1500, seuls 19 % des détenteurs de fiefs appartenaient à une noblesse ayant plus d’un siècle d’ancienneté, tandis que 51 % étaient entrés dans le second ordre au cours du siècle précédent, les autres étant soit des roturiers, soit des nobles extérieurs à la province9. Ce renouvellement de la noblesse par agrégation était nécessaire, car la durée de vie des lignages était limitée.

  • 10 M. Foisil, Le Sire de Gouberville. Un gentilhomme normand au xvie siècle, Paris, Aubier, 1981.
  • 11 M. Nassiet, Noblesse et pauvreté. La petite noblesse en Bretagne, xve-xviiie siècles, Rennes, Soci (...)
  • 12 W. A. Weary, « La maison de La Trémoille pendant la Renaissance : une seigneurie agrandie », dans (...)

6Le gros de la noblesse, environ 80 %, était constitué de gentilshommes aux ressources limitées dont l’horizon social ne dépassait pas le cadre rural local. Le modèle de ces seigneurs est Gilles de Gouberville (v. 1521-1578), qui vivait sur sa terre du Mesnil-au-Val, près de Cherbourg, que nous connaissons bien grâce à son exceptionnel livre de raison10. Alors que, les meilleures années, Gouberville avait à sa disposition 200 livres tournois, la majorité des nobles ne disposaient que d’une centaine de livres, et il existait même une noblesse franchement modeste, aux ressources inférieures à 50 livres, qui était particulièrement nombreuse dans l’Ouest11. Avec ces petits seigneurs, nous sommes loin des grands barons et des officiers de premier plan, dont les ressources provenaient non seulement de leurs terres, mais aussi des gratifications royales, la part de ces dernières ne cessant d’augmenter au cours du xvie siècle. Les revenus annuels de Louis II de La Trémoille, vicomte de Thouars, qui était premier chambellan du roi, atteignaient ainsi 27 600 livres tournois autour de 1500 (sur lesquels 11 200 provenaient de ses domaines), et 42 600 livres vingt ans plus tard (dont 17 500 venant de ses terres)12.

  • 13 F. Autrand, « L’image de la noblesse en France à la fin du Moyen Âge. Tradition et nouveauté », Co (...)
  • 14 L. Bourquin, La noblesse dans la France moderne (xvie-xviiie siècles), Paris, Belin, 2002, p. 31 e (...)

7L’intégration au second ordre par le mode de vie n’était pas la seule façon de devenir noble. Le service du roi permettait parfois un anoblissement plus rapide, et le monarque pouvait accorder des lettres d’anoblissement aux hommes qu’il entendait récompenser. Par la grâce du prince, la réputation de la personne se voyait transformée. Les lettres proclamaient en effet que, désormais, l’individu serait « réputé » noble, qu’il pourrait se faire armer chevalier s’il le souhaitait, qu’il jouirait de privilèges judiciaires et qu’il pourrait acheter des fiefs sans payer le droit de franc-fief13. Quelques offices permettaient également d’accéder à la noblesse. La charge de notaire et secrétaire du roi était très recherchée car, depuis 1485, son achat avait la vertu exceptionnelle d’anoblir son détenteur au premier degré. Certaines magistratures municipales conféraient également la noblesse ; on parlait alors de noblesse de cloche14.

  • 15 A. Jouanna, Ordre social. Mythes et hiérarchies dans la France du xvie siècle, Paris, Hachette, 19 (...)
  • 16 La très joyeuse, plaisante et récréative histoire du gentil seigneur de Bayart composée par le Loy (...)
  • 17 R. Bizzocchi, Généalogies fabuleuses. Inventer et faire croire dans l’Europe moderne [1995], trad. (...)

8La prééminence des nobles n’était pas considérée comme une caractéristique personnelle, mais comme une qualité familiale, et c’est pourquoi le terme de « gentillesse » était utilisé pour caractériser la qualité propre à la frange supérieure de la hiérarchie sociale. Étymologiquement, cette gentillesse reposait sur l’appartenance à une famille – gentilis en latin – distinguée par son ancienneté et son aisance. Sur le modèle italien, on commençait à parler de « race » pour désigner les membres d’un patrilignage noble. La première occurrence du terme dans un texte français se trouve dans un passage des Mémoires de Philippe de Commynes, rédigé vers 1490, évoquant la race de Philippe de Lalaing, jeune gentilhomme qui descendait d’un grand lignage hennuyer ayant fourni de nombreux chevaliers aux armées du duc de Bourgogne15. Dans les années 1520, le Loyal Serviteur évoque la « bonne rasse » d’un jeune Dauphinois nommé Guigo Guiffrey, qui accompagnait le chevalier Bayard16. On cherchait toujours à faire débuter cette race le plus loin possible dans le temps, et certains lignages soucieux de renforcer leur prestige ou de justifier leur puissance s’inventaient parfois des généalogies remontant aux héros des chansons de gestes ou de l’Antiquité17.

  • 18 L’instruction d’un jeune prince, dans Œuvres de Ghillebert de Lannoy. Voyageur, diplomate et moral (...)
  • 19 B. Deruelle, « Enjeux politiques et sociaux de la culture chevaleresque au xvie siècle : les prolo (...)
  • 20 P. Aquilon, « Petites et moyennes bibliothèques 1480-1530 », dans A. Vernet (dir.), Histoire des b (...)
  • 21 Les quatre filz Aymon, Lyon, F. Didier, 1579, et Lyon, B. Rigaud, 1581 (?) et 1583 ; Ogier le Dano (...)
  • 22 Histoire des gestes du preux et vaillant chevalier Bayard Dauphinois, Lyon, B. Rigaud, 1580.
  • 23 Le Bréviaire des nobles, Paris, s. n., 1578.
  • 24 Traitez et advis de quelques gentilshommes françois sur les duels et gages de bataille, assçavoir (...)

9Peu de gens jugeaient utile la formulation d’une définition précise de la noblesse. Les biographies héroïques et les romans de chevalerie présentaient des modèles de comportement associant le sens lignager et la valeur personnelle. On employait le terme de « vertu » pour apprécier la qualité de l’âme. La noblesse se disait fondée sur cette valeur essentielle opposée au vice. On rapportait que, dans la Rome antique, on ne pouvait pénétrer dans le temple d’Honneur sans être d’abord passé par le temple de Vertu18. Cette vertu apparaissait à la fois comme une qualité personnelle et comme un héritage. La conjugaison de la vertu individuelle et de la respectabilité familiale, c’est-à-dire de la grandeur du nom, était présentée comme le fondement de la condition de gentilhomme, et l’activité chevaleresque apparaissait comme l’expression naturelle de cette excellence19. Les récits héroïques fixaient l’image du parfait chevalier comme celle d’un homme appartenant à une ancienne lignée, bon chrétien, fidèle à son prince et capable d’exploits belliqueux. Certaines œuvres connaissaient une grande diffusion. Le roman Les quatre filz Aymon, qui chantait les exploits de Renaud de Montauban et de ses frères, figurait ainsi dans les bibliothèques princières comme dans celles des petits nobles et des bourgeois20. Nombre de textes initialement publiés à la fin du xve siècle, et couramment réimprimés jusqu’aux années 1540, furent réédités autour de 158021. De la même façon, la biographie de Bayard publiée par Symphorien Champier en 1525 et réimprimée régulièrement jusqu’en 1558, fut rééditée en 158022, deux ans après la réédition du poème d’Alain Chartier intitulé Le Bréviaire des nobles, qui invitait la noblesse à s’imprégner de douze vertus : la foi, la loyauté, l’honneur, la droiture, la prouesse, l’amour, la courtoisie, la diligence, l’honnêteté, la largesse, la sobriété et la persévérance23. C’est également à cette époque que fut édité, pour la première fois, le traité sur le duel composé par Olivier de La Marche cent cinquante ans plus tôt24. Ces publications advenaient dans un contexte spécifique.

Être vraiment noble

  • 25 J.-M. Constant, « Les structures sociales et mentales de l’anoblissement : analyse comparative d’é (...)

10La société française a connu des bouleversements importants à partir du milieu du xvie siècle. De nouvelles conceptions du gouvernement et des relations entre la monarchie et la noblesse sont nées de la crise politico-confessionnelle. Les modes de renouvellement du second ordre se sont également transformés. L’anoblissement par agrégation a été condamné, car la monarchie entendait contrôler plus rigoureusement l’entrée dans la noblesse. Les notables étaient désormais invités à acheter des offices royaux, dont le nombre augmentait sans cesse, pour asseoir leur statut social, avant de bénéficier de lettres de noblesse25.

  • 26 Claude Haton, Mémoires de Claude Haton, éd. par L. Bourquin, Paris, CTHS, 2001-2007, t. 3, p. 310 (...)
  • 27 Ibid., t. 3, p. 164 (1575).
  • 28 Ibid., t. 3, p. 281 (1576).

11Les guerres civiles ont provoqué une sorte de crise de l’idée de vertu. Dans les années 1570, le prêtre briard Claude Haton rapporte qu’on se moquait des « genspillehommes » et des « genstuehommes » qui ne faisaient preuve d’aucune excellence morale : ils refusaient de servir le roi quand celui-ci convoquait le ban et l’arrière-ban, et étaient les premiers à s’enfuir avec leurs meubles et leur bétail quand l’ennemi approchait26. Ces mauvais nobles ne savaient combattre qu’en paroles : « En temps de paix, ilz sont fort hardis et ont faict merveilles à les ouyr dire. En temps de guerre, ilz sont malades et ne peuvent aller plus loing que leur village et alentour pour prendre les lieuvres et perdros pour vendre aux gens frians des villes […]27. » L’homme d’Église leur opposait l’exemple de quelques « bons et honestes gentilshommes », détenteurs de « maisons bonnes et chasteaux fortz », qui se tenaient prêts à mourir plutôt que de laisser les reîtres protestants dévaster la Brie28. Le monde était désormais à l’envers. Ceux qui avaient obtenu leurs privilèges en récompense de « leurs vertus et bons services » ne se montraient pas dignes de leurs titres, et leur trahison était la cause des malheurs du royaume :

  • 29 Ibid., t. 3, p. 314-315 (1576). Voir aussi ibid., t. 4, p. 384 (1581).

Les nobles, qui jadis estoient gentilshommes de vertu, sont maintenant gens pille et tue hommes, hereticques, infidelles, irreverens, idolatres, folz, cruelz, fiers, arrogans, ravisseurs du bien d’aultruy, sacrileges, oppresseurs de peuple et nommement leurs subjectz, larrons, murtriers, contempteurs de personnes, renieurs de Dieu, blasphemateurs de son sainct nom, de ses sainctz et de son Eglise, paillars, incestueux, violleurs de filles et femmes, traitres, desloyaux, proditeurs de leur patrie, non charitables ni aumosniers, non hospitaliers aux passans, mais guetteurs et espieurs de chemins, volleurs, associez des larrons, des murtriers et assommeurs de personnes, traitres à toutes personnes, inmisericordieux. Brief, il n’i a genre, ni espece de mal que ne facent maintenant ceux qui se disent nobles et gentilshommes ; et de toute meschanceté en font vertu, et principallement de l’assasinat et trahison, qui à ceste heure [est] si commung entre eux que le plus hardy et accourd d’entre eux ne deigneroit plus ou n’oseroit mettre la main à l’espée contre ung aultre, mais le guettent et espient ou font guetter et espier celuy à qui ilz veullent mal par leurs assommeurs, pour le tirer et tuer à coups de pistole et harquebuse. Ou bien s’ilz prennent l’espée en main, sans advertir ceuluy qu’il[s] veullent assassiner, en luy baillant le bona dies luy travarsent leurditte espée ou dague à travers le cors en faisant semblant de le baiser et embrasser. Voilà les vertus qui reluysent en noz nobles et gentilshommes de France29.

  • 30 Claude Haton, Mémoires…, op. cit., t. 3, p. 337 (1576).

12Le prêtre provinois ne distinguait pas vraiment les nobles des gentilshommes, et c’est ce second terme qui revient le plus souvent sous sa plume. On comprend, à le lire, que la noblesse était difficilement pensable en dehors du cadre lignager. L’ancienneté du nom constituait le fondement de sa valeur. Aussi Haton ne manque-t-il pas de se féliciter lorsqu’il rapporte que, lors de l’assemblée de la noblesse du bailliage de Provins réunie avant les états généraux de 1576, les anoblis récents, qui étaient pour la plupart des hommes de robe, avaient été exclus par les « nobles de sang et de race antienne30 ».

  • 31 Ibid., t. 3, p. 352 (1576).

13La noblesse était aussi considérée comme une catégorie étroitement liée à la figure royale, car l’entrée dans le second ordre apparaissait à l’origine comme la reconnaissance, de la part du monarque, d’une forme d’excellence. Cette dimension de l’identité nobiliaire a été régulièrement soulignée à l’époque des guerres de Religion. Ce n’était plus la vertu en tant que valeur absolue ou qualité autonome que l’on mettait en avant, mais son engagement au service du roi et du « public ». Haton a manifestement été marqué par les harangues prononcées lors des séances plénières des états généraux de Blois, qui ont circulé sous une forme imprimée. Il résume ainsi celle du chancelier René de Birague et de l’archevêque de Lyon, avant de retranscrire intégralement celle du représentant de la noblesse, le baron de Senecey. Haton approuvait sans doute la métaphore corporée utilisée par le chancelier, selon laquelle la noblesse constituait le corps de la France, tandis que le Tiers formait les jambes, et le clergé une partie de la tête. Les « nobles gentilshommes » avaient d’autant plus le devoir de défendre le roi, que c’est lui qui leur avait conféré leurs privilèges en récompense de services militaires31.

  • 32 C. de Seyssel, La Monarchie de France et deux autres fragments politiques [1519], éd. par J. Poujo (...)
  • 33 Claude Haton, Mémoires…, op. cit., t. 3, p. 356 (1576).
  • 34 Proposition de la noblesse de France, faicte par Claude de Bauffremont, seigneur et baron de Senes (...)

14L’idée n’était évidemment pas nouvelle. Au début du siècle, Claude de Seyssel voyait déjà la noblesse comme un ensemble de serviteurs du roi animés par une vertu particulière, dont la vocation était avant tout militaire32. Aux états de Blois, le chancelier Birague ne pensait pas autrement. Il déplorait la méchanceté des nobles qui tyrannisaient leurs sujets, ne se comportaient pas en bons chrétiens et ne servaient pas le roi comme ils le devaient. Dans le même esprit, l’orateur du clergé, Pierre d’Espinac, déplorait les désordres commis par les gentilshommes, « la plupart desquelz, sans ayder ne faire service au roy, abusent des privileges de noblece et gouvernent leurs subjectz en verge de fer33 ». Pour sa part, le représentant du second ordre soulignait le lien consubstantiel entre le monarque et les gentilshommes. Il affirmait que la noblesse devait conserver le « sainct et precieux heritage d’honneur » qui révélait sa vertu, et il soutenait que « ce fut elle (comme tesmoignent noz histoires) qui mist la Couronne sur la teste du premier Roy34 ».

  • 35 E. Schalk, L’épée et le sang. Une histoire du concept de noblesse (vers 1500-vers 1650) [1986], tr (...)
  • 36 Eymar de Froydeville, Dialogues de l’origine de la noblesse où est déclaré que c’est d’icelle et s (...)

15À la même époque, les traités consacrés au second ordre se multipliaient35. Cette floraison de publications témoigne certainement d’une crise d’identité de la noblesse dans un contexte de troubles sans précédent. Ces textes insistaient sur l’idée que la véritable noblesse reposait sur une excellence morale, non sur l’hérédité. Ainsi, Eymar de Froydeville, qui était lui-même noble, soutenait qu’« il n’est aucune vraye noblesse, que celle qui procède de vertu et de bonnes meurs, noblesse de race et prosapie, est une vaine, et folle iactance, c’elle n’est accompaignée de vertu36 ». Cet impératif, qui était perçu comme la limite du pouvoir souverain, pouvait être présenté comme une sorte de dénominateur commun pour l’ensemble du second ordre, au-delà de la barrière confessionnelle. C’est ce que montraient François de L’Alouette, un juriste installé à Sedan, et Pierre d’Origny, un seigneur champenois, qui étaient tous deux protestants. Leurs thèses doivent être mises en parallèle avec les réflexions des monarchomaques huguenots (François Hotman, Théodore de Bèze et Philippe Duplessis-Mornay) et des publicistes du parti des Malcontents (Innocent Gentillet). Ces hommes en appelaient non seulement à une régénération morale de la noblesse, mais aussi à une redéfinition de la relation entre le souverain et les gentilshommes. Ils entendaient refonder la concorde nationale en dépassant les ruptures religieuses, tout en limitant le pouvoir du monarque.

  • 37 Pierre d’Origny, Le Herault de la noblesse de France, Reims, J. de Foigny, 1578, fol. 20.
  • 38 Ibid., fol. 4.
  • 39 Ibid., fol. 22 v.
  • 40 François de L’Alouette, Traité des nobles et des vertus dont ils sont formés, Paris, R. Le Manier, (...)
  • 41 François de L’Alouette, Traité des nobles…, op. cit., fol. c iii.
  • 42 Ibid., fol. 5 v.
  • 43 Voir Q. Skinner, « From the State of Princes to the Person of the State », dans id., Visions of Po (...)
  • 44 François de L’Alouette, Traité des nobles…, op. cit., fol. 5-5 v.
  • 45 Ibid., fol. 271.

16Ces auteurs affirmaient que, si le roi peut faire des nobles, il ne peut créer des gentilshommes, c’est-à-dire des hommes de vertu. D’Origny assure ainsi qu’« estre vrayment noble, est suivre la vertu37 », et que cette vertu constitue la source de « l’opinion généreuse » sur laquelle repose l’honneur nobiliaire38. La faveur royale n’a aucun pouvoir sur la condition de gentilhomme « car le Prince a bien le pouvoir de te faire riche, mais homme vertueux, non : parce que Vertu est une action du cœur, sur lequel les Princes n’ont aucune puissance39 ». Le propos de François de L’Alouette n’est guère différent. Il constate que la noblesse est dépravée et corrompue, et qu’il faut la guider sur le chemin de la vertu. L’Alouette soutient que l’« action vertueuse, sage et genereuse » est la preuve de la qualité de l’individu40. Sa pensée repose sur une double affirmation : d’une part, le souverain possède un pouvoir transcendant qui le place irréductiblement au-dessus de la noblesse ; d’autre part, la noblesse et le prince participent de la même catégorie morale, celle de l’honneur et de la vertu. Son texte convoque à plusieurs reprises l’image du soleil pour caractériser la situation du roi par rapport aux nobles, qui doivent « reluire » de la lumière royale41, mais, simultanément, il affirme que le souverain et les gentilshommes possèdent la même nature, la noblesse n’étant finalement rien d’autre que le corps du roi42. Le monarque et les nobles ne font qu’un ; ensemble, ils doivent servir le « public », l’État n’étant pas compris comme une instance autonome et transcendante43. L’Alouette rappelle que le royaume fonctionnait parfaitement quand tous les nobles étaient « tant aimez et favorisez des Rois et Princes, qu’ils avoient aussi libre entrée et familiarité en leurs maisons, que s’ils eussent été leurs domestiques44 ». L’âge d’or de cette harmonie est situé sous le règne de François Ier, qui est décrit comme le temps idéal où les personnes étaient avancées pour leurs mérites et non pour la faveur que le prince leur accordait45.

  • 46 Mémoires de messire Philippe Hurault, comte de Cheverny, chancelier de France, éd. par M. Petitot, (...)

17L’exigence de vertu était d’autant plus revendiquée que les gens de justice ou de finance étaient plus nombreux à accéder au second ordre. Ces nouveaux nobles ne contestaient d’ailleurs pas l’imaginaire nobiliaire traditionnel. Eux-mêmes cherchaient à masquer leurs origines en raccrochant leur lignage à des figures héroïques. À la fin du xvie siècle, le chancelier Philippe Hurault de Cheverny se proclamait gentilhomme parce qu’il appartenait à « une bonne, noble et ancienne famille » ayant fourni, selon lui, des combattants aux guerres de Bretagne à la fin du xve siècle, mais il descendait en réalité de financiers blésois qui avaient réalisé une remarquable ascension en exerçant des charges royales et en investissant dans la terre46. Certes, son père avait trouvé la mort pendant les guerres d’Italie, mais il avait été emporté par la maladie alors qu’il suivait l’armée en tant que général des finances !

Les recompositions de l’honorabilité

  • 47 François-André Isambert et al. (éd.), Recueil général des anciennes lois françaises, Paris, Belin- (...)
  • 48 Ibid., t. 15, p. 226-228.

18L’appartenance à la noblesse devait parfois être prouvée devant les autorités royales à l’occasion des recherches de noblesse qui visaient à limiter le nombre de chefs de famille exemptés de la taille. Ce fut le cas dans l’élection de Bayeux en 1461-1463 et 1523, puis de nouveau en 1598, 1624 et 1666. On le sait, c’est sous Louis XIV que les enquêtes se multiplièrent et que le nombre de nobles commença à diminuer sérieusement. Au xvie siècle, ces enquêtes étaient rares et limitées. Cependant, la maîtrise des processus de l’anoblissement commençait à apparaître comme un enjeu important pour la monarchie. Depuis le milieu du siècle, les usurpations de noblesse étaient régulièrement condamnées. Des interdictions avaient été publiées en 1555, 1556 et 1560, et en juillet 1576 l’édit sur la réforme des habits défendait une nouvelle fois aux roturiers de prendre des titres de noblesse. La grande ordonnance de Blois de mai 1579 prohiba encore les usurpations en réaffirmant que la noblesse était « la principale force » du royaume, et que pour cette raison il fallait la préserver en interdisant les prétentions fondées uniquement sur la possession d’un fief47. C’était contester la forme même de l’anoblissement par agrégation qui avait permis le renouvellement du second ordre pendant plus d’un siècle. Après les règlements sur les tailles de 1546 et 1583, l’édit sur les tailles de mars 1600 allait soutenir que les usurpateurs devaient être assujettis à l’impôt royal, et c’est pourquoi les officiers de finance devaient, dans chaque paroisse, dresser la liste des exempts et s’informer de la cause de leur exemption48.

  • 49 Blaise de Monluc, Commentaires 1521-1576, éd. par P. Courteault, Paris, Gallimard, 1964, p. 797.

19Le contrôle de la noblesse passait également par une redéfinition de l’honorabilité. Les gentilshommes revendiquaient avec une insistance croissante leur qualité d’hommes d’honneur, et ils faisaient plus que jamais de la défense de leur réputation le point central de la justification de leurs engagements. C’est flagrant chez Blaise de Monluc (v. 1500-1577), un capitaine gascon qui rédigea à la fin de sa vie de volumineux Commentaires retraçant ses aventures. Il y déclare que l’honneur a constitué le leitmotiv de sa carrière : « J’ay trop aimé mon honneur ; je me veuz ensevelir avec ceste belle robe blanche, sans mettre une villaine tache au nom de Monluc ; et tout homme qui aimera le sien en doit faire de mesmes49. » L’honneur est placé au cœur de l’identité du personnage, car c’est la qualité profonde qu’on ne peut lui retirer. Pourtant, Monluc semble conscient que cette quête repose peut-être sur une illusion, comme on peut le voir dans le passage suivant :

  • 50 Blaise de Monluc, Commentaires 1521-1576, op. cit., p. 343. Voir H. Drévillon, « L’âme est à Dieu (...)

Le seigneur de Jarnac disoit quelque jour au Roy, nostre maistre, que c’estoit la plus grande ruze et finesse dont les roys se soyent jamais advisez, d’avoir faict accroire à leurs sujets que leur vie estoit à eux et que leur plus grand honneur estoit de mourir pour leur service ; mais aussi ç’avoit esté une grande sottise à nous de le croire, ny faire tant d’estat de ce beau lict d’honneur. Si est-il vray pourtant, car noz vies et noz biens sont à nos roys, l’âme est à Dieu et l’honneur à nous ; car sur mon honneur mon roy ne peut rien50.

  • 51 N. Le Roux, La faveur du roi. Mignons et courtisans au temps des derniers Valois (vers 1547-vers 1 (...)

20Si Monluc éprouvait le besoin de coucher sur le papier ses convictions, c’est parce qu’il se sentait menacé dans son honneur par les accusations de malversation qui couraient sur son compte, et qu’il ressentait le besoin de se justifier. Cet appétit d’honneur animait également un très grand seigneur, Louis de Gonzague (1539-1595), duc de Nevers51. Celui-ci présente l’obligation de défendre l’honorabilité du nom comme un impératif absolu :

  • 52 BNF, Ms Fr 3416, fol. 71 (lettre de Louis de Gonzague, duc de Nevers, à Saint-Luc, slnd [1580]).

[…] le plus precieux tresor que nous pouvons avoir de la succession de noz ancestres est l’honneur qu’ilz ont acquis durant leur vie pour nous en glorifier parmy les autres qui n’en ont poinct et encores plus avec ceux qui ont esté rebelles. C’est pourquoy nous devons avoir esgard de laisser à nostre posterité plustost ung tresor d’honneur que de richesses52.

21Aux yeux du duc, l’honorabilité reposait simultanément sur le respect de la religion et sur le dévouement au roi. S’y soustraire revenait à détruire le capital accumulé par des générations d’ancêtres vertueux.

22En cette fin de xvie siècle, l’affirmation de soi par les armes pouvait également apparaître comme une façon spectaculaire d’exprimer sa qualité. La recherche des actions d’éclat participait d’une idéologie où les mérites permettaient de conquérir la vie éternelle dans l’honneur, de la même façon que les suffrages étaient accumulés pour gagner le salut. On peut interpréter l’essor du duel comme une forme de réaffirmation de la vertu et de justification de la prééminence sociale. La fascination pour le combat singulier était ancienne. Les héros des chansons des gestes s’affrontaient sans relâche, et à la Renaissance s’est construit le mythe de chevaliers exemplaires morts au combat, comme Bayard en 1524 et La Trémoille l’année suivante. On sait que les récits retraçant les exploits de ces capitaines vertueux sont parus au lendemain de la défaite française de Pavie, quand il s’agissait de redonner à la noblesse des modèles de comportement compensant les déroutes militaires.

  • 53 Concile de Trente, 25e session (3 décembre 1563), décret « de reformatione », 19. Cité par F. Bill (...)
  • 54 G. Joly, Antiduel ou Discours pour l’abolition des duels, Paris, P. Chevalier, 1612. F. Billacois, (...)

23À l’époque des guerres d’Italie, des gages de batailles étaient donnés par des gentilshommes français, espagnols et italiens qui s’affrontaient régulièrement. Les combats publics autorisés par le souverain se sont achevés en France en 1547, après le combat de Jarnac et La Châtaigneraie. Lors de son ultime session, en 1563, le concile de Trente rappela que les duels étaient un usage détestable introduit par le démon pour perdre non seulement le corps des chrétiens, mais également leur âme53. Aussi les duellistes devaient-ils être excommuniés et privés de sépulture en terre consacrée. Cependant, le modèle ordalique du combat singulier constituait toujours un horizon prégnant dans la culture nobiliaire, car il légitimait la pratique de la violence comme moyen d’expression d’un lien particulier avec l’au-delà. Bien qu’il n’ait jamais été l’apanage de la noblesse, et qu’aucun traité ne l’ait jamais associé à la condition nobiliaire, le duel s’est développé de façon spectaculaire dans la seconde moitié du siècle. Né sans doute dans les années 1520, le duel moderne a connu une phase de développement pendant les guerres de Religion, Brantôme rapportant 40 affaires pour les années 1560-1589, avant d’atteindre son apogée au début du xviie siècle, un auteur estimant à 10 000 le nombre de morts pour le seul règne d’Henri IV54. Cet essor a pu être interprété comme l’expression d’une opposition idéologique entre l’État royal et le second ordre, et d’une contestation par la noblesse de la revendication monarchique du monopole de l’exercice légitime de la violence. Mais il est peut-être plus juste d’analyser la multiplication des combats singuliers comme le résultat de la « brutalisation » de la société dans un contexte de guerre civile.

  • 55 F. Billacois, « Le Parlement de Paris et les duels au xviie siècle », dans Crimes et criminalité e (...)
  • 56 G. Hanlon, L’univers des gens de bien. Culture et comportements des élites urbaines en Agenais-Con (...)

24Le pouvoir royal a commencé à s’intéresser aux conflits interpersonnels au lendemain de la première guerre civile. L’ordonnance de Moulins de février 1566 institua un tribunal dit du point d’honneur comme instance régulatrice des affaires d’honneur. Le roi interdisait aux gentilshommes de vider leurs querelles par les armes, et il ordonnait que leurs différends soient désormais évoqués devant le connétable, bien qu’à ce moment la charge fût vacante, ou les maréchaux de France, voire devant les gouverneurs de provinces si l’affaire n’avait pas lieu à la cour. La monarchie entendait s’imposer comme l’arbitre des conflits internobiliaires. L’autonomie du second ordre en matière de définition de l’honorabilité se voyait ainsi contestée. L’effort législatif contre les duels débuta à la fin des troubles, avec l’arrêt du parlement de Paris de juin 1599, puis les édits royaux de 1602 et 1609, mais le pouvoir royal restait en réalité fort tolérant à l’égard des duellistes55. Ainsi en Guyenne, où les contrevenants condamnés par la chambre de l’Édit siégeant à Nérac étaient régulièrement graciés par le roi56. Les lettres de rémission étaient délivrées systématiquement quand les rencontres étaient spontanées, et les condamnations demeuraient rarissimes. Il ne faut donc pas surestimer le hiatus entre les nobles d’épée et le roi ; ce dernier avait bien conscience qu’il était issu du « corps » de la noblesse. En revanche, les juristes et les clercs se montraient beaucoup moins sensibles que le monarque à l’argument de la défense de l’honneur en cas de coups mortels.

  • 57 A. Jouanna, L’idée de race en France…, op. cit., t. 2, p. 536-539.

25L’appel à la modération des passions belliqueuses était courant depuis les années 1570. Il ne s’agissait pas seulement de dénoncer les méfaits de la noblesse, mais plutôt de redéfinir la vertu. Un anobli récent, Louis Ernaud, soutenait que, comme la noblesse n’était rien d’autre qu’une réputation d’excellence, il était parfaitement légitime que des hommes nouveaux puissent intégrer le second ordre grâce à leurs mérites personnels57. La vertu ne consistait plus seulement en l’aptitude militaire, mais également en la capacité d’administrer la justice pour défendre la république. Ernaud se méfiait des glorieux animés par la passion et l’envie, et il défendait un idéal de maîtrise de soi permettant de résister à l’adversité. Le portrait de l’homme de bien qu’il brossait était assez éloigné de celui du chevalier :

  • 58 Loys Ernaud, seigneur de Chantores, Discours de la Noblesse et des iustes moyens d’y parvenir, Cae (...)

Une parole eloquente et veritable, un regard doux et aimable, une face modeste, un port grave, une contenance asseurée, un advis et iugement aequitable, une fidelité inviolable, une prudence esmerveillable, une magnanimité et patience indomptable, pour repousser ou supporter courageusement tous les traicts de Fortune ennemie […]58.

  • 59 E. Bury, Littérature et politesse. L’invention de l’honnête homme (1580-1750), Paris, Presses univ (...)
  • 60 N. Le Roux, « Honneur et fidélité. Les dilemmes de l’obéissance nobiliaire au temps des troubles d (...)
  • 61 Pierre Charron, De la sagesse [1601-1604], éd. par B. de Negroni, Paris, Fayard, 1986, p. 357-358.
  • 62 Ibid., p. 364.
  • 63 Pierre de Boyssat, Recherches sur les duels, Lyon, I. Barlet, 1610, p. 68.

26Le modèle de « l’honnête homme » devait s’imposer comme une réaction aux excès et aux violences du temps des guerres civiles59. Les moralistes entendaient réduire la culture chevaleresque en l’intégrant à un principe général d’obéissance et de service. La vertu était réaffirmée comme la condition de la véritable noblesse, mais elle était désormais comprise comme la fidélité au prince60. C’est ainsi que le vrai Français devait réaliser sa liberté. L’esprit de modération et de tempérance, qui est au cœur de l’idée d’honnêteté, est bien exprimé par Pierre Charron dans son traité De la sagesse. Il y définit la noblesse comme une qualité héréditaire issue de la « race », tout en précisant que la « vraye et parfaite noblesse » doit faire profession de « vertu publique », en « servant bien son Prince et sa Patrie » et étant « utile au public61 ». À choisir, il préférait encore la noblesse personnelle reposant sur « la vertu et qualité seule », à la noblesse « purement naturelle » transmise par le sang, qui peut être possédée par un homme vicieux. Charron entendait réduire la noblesse à l’obéissance en la détournant des actions d’éclat inutiles qui témoignaient moins de sa vertu que de son ambition orgueilleuse. L’honneur reposant essentiellement sur la réputation, le risque est toujours grand que sa quête se transforme en une passion déréglée confinant à la folie62. Dans le même esprit, un seigneur dauphinois nommé Pierre de Boyssat cherchait à détourner les jeunes nobles des violences privées, en soutenant que « l’honneur d’un Gentilhomme est inseparablement uni avec l’honneur public, et à l’utilité du service de sa Majesté, et au bien de son Estat63 ».

  • 64 S. Carroll, Blood and Violence in Early Modern France, Oxford, Oxford University Press, 2006 ; B.  (...)
  • 65 M. Motley, Becoming a French Aristocrat : the Education of the Court Nobility 1580-1715, Princeton (...)
  • 66 R. Descimon, « Nobles de lignage et noblesse de service. Sociogenèses comparées de l’épée et de la (...)

27La réduction de la noblesse à l’obéissance allait être la grande affaire des souverains et de leurs ministres, au xviie siècle. L’indépendance des grands seigneurs restait cependant forte, et la revendication d’un exercice légitime de la violence demeurait un élément important dans les mentalités nobiliaires64. Néanmoins, les jeunes nobles fréquentaient désormais les collèges et les académies, où ils se pliaient à certaines formes nouvelles de vie en société65. Les grands seigneurs trouvaient plus avantageux d’intégrer l’économie de la grâce royale que d’exprimer par la force leurs revendications. Un nouvel équilibre entre la monarchie et l’aristocratie vit ainsi le jour. La supériorité nobiliaire trouvait à s’exprimer par des formes nouvelles de légitimité dont l’État royal était désormais l’arbitre, et le service du prince apparaissait comme une reconnaissance de l’excellence du lignage, qu’il s’agisse du service militaire ou du service civil par l’exercice d’offices66. Dans un cas comme dans l’autre, le temps de la légitimité implicite paraissait achevé.

Notas

1 É. Haddad, Fondation et ruine d’une maison. Histoire sociale des comtes de Belin, 1582-1706, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2009 ; id., « Les Mesrigny ou le coût social et moral des prétentions à l’épée », dans R. Descimon, É. Haddad (dir.), Épreuves de noblesse. Les expériences nobiliaires de la haute robe parisienne (xvie-xviiie siècle), Paris, Les Belles Lettres, 2010, p. 211-229.

2 R. Descimon, « Chercher de nouvelles voies pour interpréter les phénomènes nobiliaires dans la France moderne. La noblesse, “essence” ou rapport social ? », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 46/1, 1999, p. 5-21 ; É. Haddad, « The Question of Imprescriptibility of Nobility in Early Modern France », dans M. P. Romaniello, C. Lipp (dir.), Contested Spaces of Nobility in Early Modern Europe, Aldershot, Ashgate, 2011, p. 147-166.

3 P. Contamine, La noblesse au royaume de France de Philippe le Bel à Louis XII. Essai de synthèse, Paris, Presses universitaires de France, 1997, p. 56 ; id., « Noblesse française, nobility et gentry anglaises à la fin du Moyen Âge. Une comparaison », Cahier de recherches médiévales, 13, 2006, p. 105-131.

4 M. Nassiet, Parenté, noblesse et États dynastiques, xve-xvie siècles, Paris, Éditions de l’EHESS, 2000, p. 23.

5 J. Mourier, « Nobilitas, quid est ? Un procès à Tain-L’Hermitage en 1408 », Bibliothèque de l’École des chartes, 142/2, 1984, p. 255-269.

6 J.-R. Bloch, L’anoblissement en France au temps de François Ier. Essai d’une définition de la condition juridique et sociale de la noblesse au début du xvie siècle, Paris, Libraire Félix Alcan, 1934, p. 43-44.

7 A. Jouanna, « Perception et appréciation de l’anoblissement dans la France du xvie et du début du xviie siècle », dans L’anoblissement en France : xve-xviiie siècles. Théories et réalités, Bordeaux, Université de Bordeaux, 1985, p. 1-36.

8 J. B. Wood, The Nobility of the Election of Bayeux, 1463-1666. Continuity through Change, Princeton, Princeton University Press, 1980, p. 45.

9 J.-M. Constant, Nobles et paysans en Beauce aux xvie et xviie siècles, Lille, Service de reproduction des thèses, 1981, p. 30 bis.

10 M. Foisil, Le Sire de Gouberville. Un gentilhomme normand au xvie siècle, Paris, Aubier, 1981.

11 M. Nassiet, Noblesse et pauvreté. La petite noblesse en Bretagne, xve-xviiie siècles, Rennes, Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, 1993 ; id., « Les structures sociales des noblesses normande et bretonne à l’époque moderne », dans A. Boltanski, A. Hugon (dir.), Les noblesses normandes (xvie-xixe siècle), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, p. 35-50.

12 W. A. Weary, « La maison de La Trémoille pendant la Renaissance : une seigneurie agrandie », dans B. Chevalier, P. Contamine (dir.), La France de la fin du xve siècle. Renouveau et apogée, Paris, Éditions du CNRS, 1985, p. 207 ; L. Vissière, Sans poinct sortir hors de l’orniere. Louis II de La Trémoille (1460-1525), Paris, Champion, 2008, p. 503.

13 F. Autrand, « L’image de la noblesse en France à la fin du Moyen Âge. Tradition et nouveauté », Comptes rendus des séances de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, 1979, p. 340-354.

14 L. Bourquin, La noblesse dans la France moderne (xvie-xviiie siècles), Paris, Belin, 2002, p. 31 et suiv.

15 A. Jouanna, Ordre social. Mythes et hiérarchies dans la France du xvie siècle, Paris, Hachette, 1977, p. 43 ; id., L’idée de race en France au xvie siècle et au début du xviie, Montpellier, Université Paul-Valéry (Montpellier III), 1981, t. 2, p. 723.

16 La très joyeuse, plaisante et récréative histoire du gentil seigneur de Bayart composée par le Loyal Serviteur, éd. par J. Roman, Paris, Librairie Renouard, 1878, p. 175.

17 R. Bizzocchi, Généalogies fabuleuses. Inventer et faire croire dans l’Europe moderne [1995], trad. fr., Paris, Rue d’Ulm, 2010.

18 L’instruction d’un jeune prince, dans Œuvres de Ghillebert de Lannoy. Voyageur, diplomate et moraliste, éd. par Ch. Potvin, Louvain, Lefever, 1878, p. 416. Voir M. Vale, War and Chivalry : Warfare and Aristocratic Culture in England, France, and Burgundy at the End of the Middle Ages, Athens (GA), The University of Georgia Press, 1981, p. 14-15.

19 B. Deruelle, « Enjeux politiques et sociaux de la culture chevaleresque au xvie siècle : les prologues des chansons de geste imprimées », Revue historique, 655, 2010, p. 551-576.

20 P. Aquilon, « Petites et moyennes bibliothèques 1480-1530 », dans A. Vernet (dir.), Histoire des bibliothèques françaises, t. 1, Les bibliothèques médiévales du vie siècle à 1530, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie, 2008 [1re éd. 1989], p. 406.

21 Les quatre filz Aymon, Lyon, F. Didier, 1579, et Lyon, B. Rigaud, 1581 (?) et 1583 ; Ogier le Danoys, Lyon, B. Rigaud, 1579 et Paris, N. Bonfons, 1583. Sur cette littérature, voir E. Poulain-Gautret, La tradition littéraire d’Ogier le Danois après le xiiie siècle. Permanence et renouvellement du genre épique médiéval, Paris, Champion, 2005 ; R. Cooper, « “Nostre histoire renouvelée” : the Reception of the Romances of Chivalry in Renaissance France », dans S. Anglo (dir.), Chivalry in the Renaissance, Woodbridge, Boydell Press, 1990, p. 175-238 ; B. Deruelle, De papier, de fer et de sang. Chevaliers et chevalerie à l’épreuve du xvie siècle (ca 1460-ca 1620), thèse d’histoire moderne dirigée par H. Drévillon, université Paris 1, 2011, t. 1, p. 69 et suiv.

22 Histoire des gestes du preux et vaillant chevalier Bayard Dauphinois, Lyon, B. Rigaud, 1580.

23 Le Bréviaire des nobles, Paris, s. n., 1578.

24 Traitez et advis de quelques gentilshommes françois sur les duels et gages de bataille, assçavoir de messire Olivier de La Marche, messire Jean de Villiers, […] messire Hardouin de La Jaille, et autres escrits sur le mesme sujet, Paris, J. Richer, 1586.

25 J.-M. Constant, « Les structures sociales et mentales de l’anoblissement : analyse comparative d’études récentes, xvie-xviie siècles », dans id., La noblesse en liberté, xvie-xviie siècles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004.

26 Claude Haton, Mémoires de Claude Haton, éd. par L. Bourquin, Paris, CTHS, 2001-2007, t. 3, p. 310 (1576).

27 Ibid., t. 3, p. 164 (1575).

28 Ibid., t. 3, p. 281 (1576).

29 Ibid., t. 3, p. 314-315 (1576). Voir aussi ibid., t. 4, p. 384 (1581).

30 Claude Haton, Mémoires…, op. cit., t. 3, p. 337 (1576).

31 Ibid., t. 3, p. 352 (1576).

32 C. de Seyssel, La Monarchie de France et deux autres fragments politiques [1519], éd. par J. Poujol, Paris, Lib. d’Argences, 1961.

33 Claude Haton, Mémoires…, op. cit., t. 3, p. 356 (1576).

34 Proposition de la noblesse de France, faicte par Claude de Bauffremont, seigneur et baron de Senescey, Paris, M. Breville, 1577, fol. 14 v.

35 E. Schalk, L’épée et le sang. Une histoire du concept de noblesse (vers 1500-vers 1650) [1986], trad. fr., Seyssel, Champ Vallon, 1996.

36 Eymar de Froydeville, Dialogues de l’origine de la noblesse où est déclaré que c’est d’icelle et ses inventeurs, Lyon, B. Honorati, 1574.

37 Pierre d’Origny, Le Herault de la noblesse de France, Reims, J. de Foigny, 1578, fol. 20.

38 Ibid., fol. 4.

39 Ibid., fol. 22 v.

40 François de L’Alouette, Traité des nobles et des vertus dont ils sont formés, Paris, R. Le Manier, 1577, fol. 36.

41 François de L’Alouette, Traité des nobles…, op. cit., fol. c iii.

42 Ibid., fol. 5 v.

43 Voir Q. Skinner, « From the State of Princes to the Person of the State », dans id., Visions of Politics, Volume 2 : Renaissance Virtues, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 368-413 ; M. Hansen, Polis et Cité-État. Un concept antique et son équivalent moderne, trad. fr., Paris, Les Belles Lettres, 2004. Sur le concept de « public », voir H. Merlin, Public et littérature en France au xviie siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994.

44 François de L’Alouette, Traité des nobles…, op. cit., fol. 5-5 v.

45 Ibid., fol. 271.

46 Mémoires de messire Philippe Hurault, comte de Cheverny, chancelier de France, éd. par M. Petitot, Paris, Foucault (Collection complète des Mémoires relatifs à l’histoire de France, 36), 1823, p. 26 et 82.

47 François-André Isambert et al. (éd.), Recueil général des anciennes lois françaises, Paris, Belin-Leprieur, 1821-1833, t. 14, p. 438-439.

48 Ibid., t. 15, p. 226-228.

49 Blaise de Monluc, Commentaires 1521-1576, éd. par P. Courteault, Paris, Gallimard, 1964, p. 797.

50 Blaise de Monluc, Commentaires 1521-1576, op. cit., p. 343. Voir H. Drévillon, « L’âme est à Dieu et l’honneur à nous. Honneur et distinction de soi dans la société d’Ancien Régime », Revue historique, 654, 2010, p. 361-395, et id., D. Venturino (dir.), Penser et vivre l’honneur à l’époque moderne, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011.

51 N. Le Roux, La faveur du roi. Mignons et courtisans au temps des derniers Valois (vers 1547-vers 1589), Seyssel, Champ Vallon, 2001, p. 115-122 ; A. Boltanski, Les ducs de Nevers et l’État royal. Genèse d’un compromis (ca 1550-ca 1600), Genève, Droz, 2006.

52 BNF, Ms Fr 3416, fol. 71 (lettre de Louis de Gonzague, duc de Nevers, à Saint-Luc, slnd [1580]).

53 Concile de Trente, 25e session (3 décembre 1563), décret « de reformatione », 19. Cité par F. Billacois, Le duel dans la société française des xvie et xviie siècles. Essai de psycho-sociologie historique, Paris, Éditions de l’EHESS, 1986, p. 453. Voir aussi G. Angelozzi, « La proibizione del duello. Chiesa e ideologia nobiliaire », dans P. Prodi, W. Reinhard (dir.), Il concilio di Trento e il moderno, Bologne, Il Mulino, 1996, p. 271-307.

54 G. Joly, Antiduel ou Discours pour l’abolition des duels, Paris, P. Chevalier, 1612. F. Billacois, Le duel dans la société française…, op. cit., p. 115. Voir aussi P. Brioist, H. Drévillon, P. Serna, Croiser le fer. Violence et culture de l’épée dans la France moderne, xvie-xviiie siècle, Seyssel, Champ Vallon, 2002 ; M. Nassiet, La violence, une histoire sociale. France, xvie-xviie siècles, Seyssel, Champ Vallon, 2011.

55 F. Billacois, « Le Parlement de Paris et les duels au xviie siècle », dans Crimes et criminalité en France sous l’Ancien régime, xviie-xviiie siècles, Paris, Armand Colin (Cahier des Annales, 33), 1971, p. 31-47.

56 G. Hanlon, L’univers des gens de bien. Culture et comportements des élites urbaines en Agenais-Condomojs au xviie siècle, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 1989, p. 83.

57 A. Jouanna, L’idée de race en France…, op. cit., t. 2, p. 536-539.

58 Loys Ernaud, seigneur de Chantores, Discours de la Noblesse et des iustes moyens d’y parvenir, Caen, B. Macé, 1584, fol. 36 r-v.

59 E. Bury, Littérature et politesse. L’invention de l’honnête homme (1580-1750), Paris, Presses universitaires de France, 1996.

60 N. Le Roux, « Honneur et fidélité. Les dilemmes de l’obéissance nobiliaire au temps des troubles de religion », Nouvelle revue du seizième siècle, 22/1, 2004, p. 127-146.

61 Pierre Charron, De la sagesse [1601-1604], éd. par B. de Negroni, Paris, Fayard, 1986, p. 357-358.

62 Ibid., p. 364.

63 Pierre de Boyssat, Recherches sur les duels, Lyon, I. Barlet, 1610, p. 68.

64 S. Carroll, Blood and Violence in Early Modern France, Oxford, Oxford University Press, 2006 ; B. Sandberg, Warrior Pursuits : Noble Culture and Civil Conflict in Early Modern France, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2010.

65 M. Motley, Becoming a French Aristocrat : the Education of the Court Nobility 1580-1715, Princeton, Princeton University Press, 1990.

66 R. Descimon, « Nobles de lignage et noblesse de service. Sociogenèses comparées de l’épée et de la robe (xve-xviiie siècle) », dans id., É. Haddad, Épreuves de noblesse…, op. cit., p. 277-302.

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