Objet et méthode de la prosopographie

1La prosopographie n’est pas chose nouvelle – ni par son nom ru par ce qu’elle représente de fait. Le mot apparaît dès 1537, comme l’a montré Karl Ferdinand Werner, d’abord au pluriel dans un traité qui porte le titre Prosopographiarum libri quatuor, in quibus personarum illustrium descriptiones aliquot seu imagines (...) continentur La première trace de son emploi au singulier remonte à l’année 1565, date à laquelle paraît à Bâles une Prosopographia heroum atque illustrium virorum totius Germaniae2. Quelques années plus tard le terme entre en France dans la langue vulgaire. En 1573, Antoine du Verdier publie un ouvrage portant le titre "La Prosopographie ou Description des personnes insignes qui ont esté depuis le commencement du monde, avec leurs effigies"3 et en 1583 Nicolas Bergeron dans son "Le Valoy royal" décrit sa façon de faire comme une "prosopographie ou déduction généalogique et historiale des seigneurs et dames, successeurs proprietaires de ce duché"4. Vraiment neufs sont par contre l’intensité et le caractère méthodique avec lesquels la recherche historique s’intéresse de nos jours à la prosopographie5. Ont aussi changé les attentes et les buts qu’on assigne aux recherches prosopographiques, tout comme ses objets.

2On trouve des travaux faisant état de recherches systématiques sur des personnes dès le XIX^e siècle. La liste des travaux prosopographiques dans les différents domaines de l’histoire est si longue6 qu’il suffit d’en mentionner quelques uns : H. Berve, Das Alexanderreich auf prosopographischer Grundlage7, Lewis Namier, The Structure of Politics at the Accession of George 1118, Ronald Syme, Roman Revolution9, et Gerd Tellenbach, Königtum und Stämme in der Werdezeit des deutschen Reiches10. De même il ne manque pas de travaux de caractère programmatique, à commencer par l’article de J.E. Neale, "Biographical Approach to History"11, et celui de Gerd Tellenbach, "Zur Bedeutung der Personenforschung für die Erkenntnis des früheren Mittelalters"12. Mais il faut bien constater, que le débat sur la prosopographie et son utilité s’est fortement intensifié depuis la parution presque simultanée en 1970/71 des articles de Claude Nicolet et André Chastagnol sur la prosopographie comme une méthode d’enquête dans l’histoire de la république romaine et de l’antiquité tardive et de la contribution de Lawrence Stone qui présentait une vue d’ensemble sur la genèse, les limites et les dangers inhérents à la méthode prosopographique13 – renouveau d’intérêt qui a été accompagné surtout dans les dernières années par un net accroisement des publications basées sur des recherches prosopographiques14

3Comme la recherche prosopographique se présente pour l’essentiel aussi comme une recherche quantifiante, un des facteurs de cet accroisement d’intérêt fut tout naturellement l’importance prise par l’emploi de méthodes quantitatives grâce à l’adaption croissante des techniques informatiques aux sciences humaines15. Cela explique que l’article de Stone ait trouvé en Allemagne une large diffusion à travers une traduction dans un choix de textes consacré aux méthodes quantitatives en histoire. Au même moment, les congrès d’historiens commencèrent à tenir compte de la prosopographie médiévale comme d’un thème spécifique. Les deux sections médiévales des congrès des historiens d’Allemagne fédérale en 1974 et 1978 – chaque fois une des deux ou trois sections consacrées au moyen âge en général – et de même que celle de la rencontre entre historiens français et allemands de 197916 témoignent de l’importance que l’on semble désormais vouloir accorder à ce sujet. Plusiurs rencontres allemandes ou internationales ayant pour théme l’emploi de l’informatique en histoire, notemment celles qui eurent lieu en 1975 à Rome, en 1978 à Pans ou en 1979 à Tübingen, accordaient une place aux approches prosopographiques17. La dernière étape pas fut sans doute – si l’on met à part la réunion de Bielefeld qui fut la première à être entièrement consacrée à la prosopographie – la fondation en 1980 de la revue Medieval Prosopography par Bernard Bachrach, George Beech et Joël Rosenthal.

4Comment expliquer ce nouvel intérêt pour la prosopographie ? S’agit-il seulement de l’expression finalement assez stérile d’une passion de collectionneur comme le laisse entendre Stone : in terms of psychological motivation, these obsessive collectors of biographical information belong to the same category of anal-erotic males as collectors of butterflies, postage stamps, or cigarette cards ; all are byproducts of the Protestant Ethic18 Ou doit-on penser que c’est l’image pessimiste et matérialiste de l’homme, qui pour beaucoup est à la base des recherches prosopographiques et que Syme a caractérisée dans des termes assez pertinents : The design has imposed a pessimistic and truculent tone, to the almost complete exclusion of the gentler emotions and the domestic virtues19 qui correspond mieux á notre temps que d’autres approches historiques ? Un tel argument ne vaudra sans doute pas plus pour des approches historiques que pour des démarches analogues en science économique et politique. En fait cette conception semble se rapporter surtout à un domaine bien précis et relativement étroit de la recherche prosopographique, celui des élites politiques, où en effet les gains de l’un correspondent souvent aux pertes de l’autre20 – un mécanisme que l’on se gardera bien de vouloir généraliser.

5Nous tenterons de trouver une réponse à cette question, en nous interrogeant tout d’abord sur le rôle, la notion et l’objet de la prosopographie avant d’aborder dans un deuxième temps les questions concernant l’approche, les possibilités et les limites de ce type de recherches. En procédant ainsi nous renonçons délibérement à reprendre ici l’ensemble des débats méthodologiques concernant la recherche prosopographique afin de privilégier ceux de leurs aspects qui nous paraissent les plus importants.

6Que veut dire prosopographie ? Deux exemples illustrent bien les incertitudes qui persistent à cet égard21 : tout d’abord il y a celui de la concurrence terminologique entre historische Personenforschung et "Prosopographie" telle que la recherche allemande la caractérise. Les contributions présentées à la section "Personenforschung im Spàtmittelalter" au congrès des historiens de l’Allemagne fédérale en 1974 partaient d’une définition convenue de la "Prosopographie comme collecte et enregistrement de l’ensemble des personnes dans un espace de vie défini spatialement et chronologiquement" d’une part et de la Personenforschung comme "exploitation du matériau prosopographique selon des critéres variables de l’interprétation historique" d’autre part22. La prosopographie devenait selon cette définition un préalable pour toute Personenforschung, ce qui peut mener en fin de compte à son autonomie23 et lui donner de ce fait le statut d’une science auxiliaire. C’est à une telle prosopographie, science auxiliaire, que Werner assigne une place "entre l’anthropologie, la généalogie, la démographie et l’histoire sociale, entre l’évènement unique, l’individualité et la reconstruction sérielle de phénomènes sociaux et de processus de longue durée"24. La Personenforschung se trouvait par contre de son côté, surtout selon Tellenbach25 – qui la définit comme "la recherche et la description de la vie des personnes des temps passés" – distinguée de la recherche biographique, face à laquelle elle met l’accent sur la composante sociale26. Le deuxième exemple est fourni par les observations critiques de J. Rogozinski vis à vis de Stone : L. Stone confounds prosopography and interprétative essays making use of prosopographical evidence. Whatever the merit to his criticisms of Syme, Namier, and Beard, their books are not prosopography : they are interpretative syntheses of data taken from earlier historians who used numerous other techniques besides those of prosopography27.

7Les idées précises sur l’approche prosopographique, sur la nécessaire rigueur dans le travail sur les sources et leur exploitation, qui s’articulent ici, ne peuvent cependant pas être considérées comme universellement reconnues. Stone avait formulé une notion beaucoup plus large de prosopography, réunissant la prosopographie classique des historiens de l’Antiquité, la collective biography des modernistes et la multiple career line analysis des sciences sociales28. Ce dernier terme a d’ailleurs la même signification que celui de collective life histories employé plus communément par les sociologues29. Un autre aspect est mis en évidence par le terme quantitative Personenforschung30. Dans la recherche anglo-américaine le rapprochement, sinon l’équivalence entre collective biography et prosopography, semble généralement admis31 mais on peut douter du fait qu’il soit vraiment utile de restreindre ainsi le terme prosopographie, d’ailleurs contre son sens originel, à la seule collecte de données concernant des personnes ou des groupes de personnes comme cela a été le cas dans la prosopographie de l’histoire ancienne32. Une terminologie plus cohérente s’impose aussi au niveau international, si l’on considère que l’anglais et le français ne disposent respectivement que du terme prosopography ou "prosopographie" et ne conaissent aucun équivalent pour celui de "Personenforschung"33. Plus importante nous semble cependant une objection méthodologique. Car s’il est vrai que la collecte et l’exploitation des données sont du point de vue de la seule démarche bien distinctes, elles restent de par les choix qu’elles impliquent en réalité si fortement interdépendantes, que l’exploitation envisagée définit les règles de la collecte et que la façon de réunir les données limite d’entrée de jeu les possibilités de leur exploitation. Comme en dehors de l’histoire de l’antiquité et du début du moyen âge tout recensement exhaustif est sans doute impossible, la collecte de données prosopographiques ne peut se faire raisonnablement que dans des conditions bien définies et avec un questionnaire précis34. Cela implique, qu’il faut procéder d’entrée de jeu à une sélection des informations à recueillir. Une simple exploitation de catalogues prosopographiques anciens, mais souvent aussi de travaux plus récents et plus encore une analyse différenciée en termes quantitatifs de ces travaux en vue d’une recherche prosopographique s’avèrent en général comme irréalisables35 Cela est d’aileurs souvent lié au simple fait que les critères selon lesquels un tel catalogue a été établi restent vagues. Car pour toute exploitation statistique il est par exemple indispensable à savoir si certaines lacunes sont dues à des manques dans la tradition, à l’absence d’une exploitation systématique ou à des choix d’ordre rédactionnel. En somme, la collecte de données prosopographiques suppose une saisie standardisée des données qui corresponde aux problèmes posés, tandis que le catalogue établi par la suite doit donner de manière aussi explicite que possible les critères de saisie et les lacunes dans la documentation de base, pour qu’il puisse garder une quelconque utilité dans des contextes différents.

8Les définitions de la prosopographie sont multiples, ce qui ne saurait surprendre après ce qui vient d’être dit. Un élément clef, commun à presque toutes les définitions, est l’analyse de l’individu en fonction de la totalité, dont il fait partie Cet aspect du rôle de l’individu dans son rapport à la totalité se retrouve aussi dans la définition de Stone : "Prosopography is the investigation of the common background characteristics of a group of actors in history by means of a collective study of their lives"36.

9Si l’on n’entend par "actor" non seulement des personnes agissantes au sens de Theodor Mayer, qui, lui, voulait dans sa prosopographie allemande "saisir les individus comme individualités historiques et éclaircir leurs actions dans leur contexte historique"37, mais si l’on entend par là au contraire à côté des "personnes d’un certain poids politique et social"38 tout groupe social et si l’on veut par là même retenir comme critère de communauté en plus des dignités et fonctions, toute sorte d’activités et de statut39, si, en d’autres termes, on ne veut pas exclure ceux qui aux côtés des acteurs de l’histoire ne font que la subir ou en souffrir, il faut bien accepter une telle définition Car malgré toutes les difficultés que rencontre la recherche sur des groupes en dessous des élites sociales ou fonctionnelles, force est de constater que les recherches les plus récentes envisagement par exemple aussi le milieu paysan40. La démarche des prosopographes vise dans ces cas la dimension comparative qui s’interésse, â côté des ressemblances, aussi aux divergences. De manière beaucoup moins explicite les définitions abordent un deuxième aspect, complémentaire mais non moins important, c’est à dire la totalité dans ses fonctions pour l’individu.

10Pour la constitution de ses groupes ou – pour anticiper sur ce qui suit – pour la constitution des totalisés poses en considération, le prosopographe ne rencontre guère de limites. Il suffit de mentionner la Prosopographia regnorum orbis latini (PROL) initiée par K.F. Werner qui vise l’ensemble des personnes dont on a une trace, sans ou avec nom, entre le III^e et le XII^e siècle, qui constitue sans doute l’entreprise prosopographique la plus ambitieuse, mais aussi la plus difficile41.

11Les difficultés sont tout aussi nombreuses dans la History of Parliament mise en route par L. Namier, qui veut enregistrer les biographies de l’ensemble des membres des Commons depuis leurs origines jusqu’en 1901 que Namier qualifie expressément comme un groupe cohérent. Lourd de conséquence est dans ce cas le fait qu’on ait renoncé à saisir les extra-parliamentary activities, car il limite d’entrée de jeu les possibilités d’exploitation des données. On peut se demander, si la séparation entre activités infra – et extraparlementaires a vraiment un sens et quelle peut être la signification d’une analyse historique des Commons qui s’appuie sur une base documentaire à ce point rétrécie42.

12Dans sa discussion des recherches prosopographioques Stone a introduit la distinction entre une elitist school et une more statistically minded mass school43. Vu nos remarques précédentes, une telle classification, si elle a pu être utile vers 1970, ne semble guère opérante depuis.

13Une forte réserve, ou du moins une précision, s’impose en ce qui concerne l’utilisation du mot life, étant donné que la recherche prosopographique doit en fait se contenter, surtout au moyen âge, la plupart du temps de quelques informations disponibles à travers les sources, qui laissent notre connaissance des individus ou des groupes en question plus que fragmentaire. Une des tâches et des chances possibles de la prosopographie consiste dans ce domaine en l’analyse du cycle de vue – que Stone comprend peut-être également sous le terme de life – qui ouvre la voie à une analyse comparative. Dans ce cas il faut intégrer au cycle de vie autant les simples données démographiques, qui nous échappent cependant souvent, que celles qui concernent la carrrière professionnelle ou, de manière générale, la vie des groupes en question.

14Dans ce contexte il importe de revenir sur le rapport entre biographie et prosopographie. Beech a formulé en 1976 – en pensant, il est vrai, à des élites dominantes – la thèse selon laquelle le médiéviste pourrait renoncer à la prosopographie, s’il disposait d’un nombre de sources suffisantes avec des informations satisfaisantes. En même temps il voyait manifestement dans la prosopographie la seule issue à ce dilemne, parce qu’elle ne dépend pas de biographies sans faille, mais peut recourir à des caractères distincts, qui se définissent eux-mêmes par le trait dominant de la totalité à analyser44. Cela pose de nouveau dans les termes d’un genre de recherches historiques proche de la prosopographie le problème de la signification propre de la prosopographie La question ne se laisse guère dissocier d’une controverse, que nous avons jusqu’ici consciemment négligée et qui concerne le rapport entre biographie et prosopographie, pour laquelle il faut se référer surtout aux contributions de J. Alexander45 et R. Pillorget46. Il est sans doute juste de remarquer, comme le fait Moraw47, que la prosopographie (historische Personenforschung) sollicite en fait peu l’intérêt biographique. Mais si, au contraire, Pillorget et Romano dans une forte charge contre l’"Ecole des Annales" – et de manière générale contre toute histoire marxisante – affirment, que celle-ci n’aurait d’autre but que de dépersonnaliser l’histoire et d’introduire la "peste", la "faim", la "mort", la "peur", les "traditions familiales" etc. comme autant de "personnages" mettant en cause le genre biographique48 – il faut bien voir là une critique exagérée qui construit des oppositions qui n’ont guère de réalité49. Il faut au contraire considérer que, dans le cas de la biographie et de la prosopographie il s’agit d’interrogations et d’intérêts différents, qui, chacun, ont leur légitimité. Tandis que la biographie vise l’individu, l’intérêt de la prosopographie porte sur l’ensemble ou la totalité – l’individu étant constamment considéré dans ses rapports à l’ensemble. Il est évident que selon les problèmes posés on accorde une importance à tel ou tel aspect ou que l’on en néglige un autre. Le fait que la prosopographie ne puisse cependant renoncer à la biographie a été mis en exergue par la fameuse image de Namier, quand il remarquait que cinq cent hommes pris ensemble ne donnaient pas un mille-patte, mais restaient bien cinq cent hommes, qu’il faudrait s’efforcer de connaître individuellement50. En ce qui concerne le groupe dans son ensemble, Neale, dont l’essai "Biographical Approach to History" vise en réalité des procédés prosopographiques, a à juste titre mis en garde contre la confusion entre la somme arithmétique du vouloir des individus et la volonté de l’ensemble51. Or, il faut bien admettre que la biographie commune de cinq cent personnes n’est guère représentable. Il n’empêche que toute recherche portant sur un ensemble, par exemple celui des cinq cent personnes, doit débuter par la tentative d’établir des biographies individuelles – pouvant peut-être, être reprises dans le texte final qui cependant doit se restreindre à ne reproduire que quelques cas exemplaires – qui prendront plus tard leur importance particulière dans le récit comme une preuve ou une exception à la règle. Pour une telle interprétation, la comparaison reste toutefois un élément indispensable. C’est justement dans ce contexte que s’ouvrent à la prosopographie des possibilités cognitives dont la biographie ne dispose pas et dont elle ne peut disposer parce que cela n’aurait guère de sens d’isoler, à l’intérieur d’un groupe analysé en termes prosopographiques, par exemple les membre d’un conseil, d’un couvent, des parlamentaires ou gradués de l’université, tel ou tel individu et d’en retracer la biographie, sans penser à une comparaison ultérieure qui ôterait à la biographie individuelle son caractère unique

15Il convient enfin de mentionner une autre possibilité de la prosopographie, qui permet d’exploiter une tradition souvent défaillante et que l’approche biographique au sens traditionel ne connaît pas. Je pense à des recherche concernant des personnes et des groupes de personnes, dont on ne connaît guére plus que le nom52, ou même des personnes dont on ne connaît même pas le nom et qui apparaissent seulement comme un "N" dans un tableau généalogique53. Un autre avantage de la prosopographie, le fait que l’approche biographique exclut généralement un aspect essentiel de beaucoup de recherches prosopographiques, c’est à dire la diachronie, ne demande pas à être souligné plus particulièrement.

16Cette controverse nous amène à notre deuxième question, qui concerne l’approche, les possibilités et les limites de la prosopographie. Le terme "approche" remplace ici celui de "méthode" que nous avons repris dans le titre de notre exposé, car il convient de se demander, s’il y a, dans un sens méthodologique rigoureux, une méthode qui soit propre à la prosopographie et à elle seule. Stone commençait son article sur la prosopographie avec la constation : Prosopography (...) has developed into one of the most valuable and most familiar techniques of the research historian. Dans la traduction allemande "techniques" se transformait en "Methoden". Peu après – dans le même article – Stone lui-même parle de l’invention relativement récente de la prosopographie comme d’une "historical method’’54 On trouve une terminologie pareillement, imprécise dans de nombreux travaux, où la prosopographie est considérée, parfois par le même auteur, tantôt comme une méthode, tantôt comme une technique ou une approche55.

17Si l’on ne veut pas considérer l’ensemble des méthodes employées par l’histoire et les sciences sociales – y compris les techniques auxquelles elles ont recours, comme l’exploitation par ordinateur et l’analyse statistique, qui peuvent bien entendu varier56 énormément selon les sources et les questions soulevées – comme une méthode en elle-même, il paraît difficile de parler de la prosopographie comme d’une nouvelle méthode historique. Mais on ne peut pas non plus la considérer comme une science auxiliaire. A mon avis, elle doit au mieux être considérée comme une approche de l’histoire sociale, qui pose de nouvelles questions57, envisage de nouvelles voies de recherche, et pour laquelle la solution aux problèmes historiques envisagés exige le recours à un large éventail de méthodes spécifiquement historiques mais aussi à celles d’autres disciplines. Mentionnons ici seulement la Namenkund58, indispensable pour résoudre les difficiles problèmes d’identification qui se posent au médiéviste. Comme il n’y a pas la méthode prosopographique, il faut essayer de trouver dans chaque cas, suivant la question posée et l’état des sources dont on dispose, les solutions appropriées, qui peuvent diverger très fortement. C’est là sans doute une des plus grandes difficultés que connaisse la recherche prosopographique.

18Qu’attendons nous de la recherche prosopographique et qu’ajoute elle à la connaissance historique ? Pourquoi la question "qui furent-ils", ou comme dit Gillespie who the guys were59, est-elle si intéressante ? Qu’est-ce qui justifie l’énorme effort qu’impliquent la réunion et l’analyse des sources appropriées, qui pèse sur chaque travail prosopographique et mène souvent au fait, qu’à une longue phase de collecte de données ne succède qu’une phase brève, souvent trop brève, d’exploitation ? La réponse à ces questions fait presque l’unanimité. Beaucoup de recherches dans le domaine de l’historien politique60, dans celui de l’histoire des institutions ou de l’administration61, celui des mouvements sociaux ou de l’histoire intellectuelle et culturelle62 ont manifestement atteint des limites difficilement franchissables63. La tentative de sortir de cette impasse en utilisant des sources peu exploitées pour trouver une réponse à de nouvelles ou d’anciennes questions est sans doute le motif essentiel de la recherche prosopographique. Souvent déjà la seule tentative de saisir les acteurs et si possible d’autres "participants" peut mener plus loin A ce propos seulement trois exemples : les recherches sur les assemblées représentatives en France et plus particulièrement celles se rapportant aux États Généraux ne peuvent être menées plus avant, sans l’analyse des représentants eux-mêmes, ce qui est possible, au moins à partir du XV^e siècle, et mène à des résultats intéressants64.

19Des soulèvements populaires, comme les grandes révoltes paysannes en France en 1358 et en Angleterre en 1381 ne pourront sans doute être analysés convenablement qu’à partir du moment où il deviendra possible de saisir les participants, ce qui n’est certes pas impossible pour les chefs et les protagonistes, les "meneurs", ou ceux désignés plus tard comme tels, et quelques autres groupes de participants65. Citons encore l’histoire des universités, où la recherche prosopographique s’avère être absolument centrale, dans la mesure où l’université, en tant que lieu de rencontre, où se lient des contacts sociaux, ou en tant que point de départ obligé pour la montée sociale, peut jouer un rôle décisif qui fait de la connaissance du passé universitaire la clef indispensable de la compréhension des carrières des élites politiques que d’autres groupes sociaux66.

20De manière générale on peut dire que les structures politiques et sociales de certains groupes, les phénomènes tels que la continuité ou la discontinuité, la montée et le déclin des systèmes politiques, des institutions spirituelles ou séculières, l’action politique, la mobilité sociale et tant d’autres ne se laissent guère analyser avec précision sans la connaissance des personnes Ce n’est que grâce à cette connaissance qu’il devient possible de mettre plusieurs groupes en relation, étant donné que certains individus se trouvent souvent dans le champ d’action de plusieurs groupes. Le fait que dans ce contexte des personnes aient imprimé leur marque à des institutions ou en aient été aux contraire marquées67, doit être pris en compte dans chaque enquête prosopographique.

21A côté de ces nombreuses possibilités, la prosopographie se voit cependant confrontée aussi à de grandes difficultés et à des obstacles qui peuvent parfois paraître insurmontables et à propos desquels on a tant écrit68 que nous pouvons nous limiter ici à quelques observations.

22 Les avantages de la quantification du matériau prosopographique recèlent ainsi le danger que la convergence aléatoire de certains phénomènes crée des faux-semblants de causalité. Le fait que la prosopographie doive souvent faire état de rapports familiaux, qui à cause des intérêts communs passent pour constitutifs d’un système social censé exercer pouvoir et influence, est le dilemne69 devant lequel se trouve toute recherche sur les structures familiales et de ce fait, celui d’une prosopographie qui y a recours. Cette approche reste pourtant valable dans la plupart des cas, puisqu’il convient de ne pas surestimer les oppositions infra-familiales, surtout aussi longtemps qu’elles ne se manifestent pas ouvertement, mettant ainsi en cause le système dans sa totalité. Le but de l’analyse prosopographique n’est justement pas, dans ces circonstances, de considérer la famille et les rapports de tous ses membres entre eux, mais plutôt d’analyser la famille sous l’angle de son action politique, dans ses rapports avec l’extérieur et d’en mesurer les conséquences pour le groupe ou d’autres ensembles. La pression extérieure et les intérêts communs ont sans doute souvent refréné les oppositions internes. Le même argument vaut pour des rapports de dépendance non familiaux, de nature juridique, sociale ou économique, notamment les liens féodaux ou les liens de clientèle dans le domaine de l’administration, de la bureaucratie, parmi les officiers etc.70.

23La représentativité des résultats pose un autre problème71. Comment juger le rapport entre échantillon et totalité, par exemple celui d’un groupe par rapport à la couche sociale ou à la population globale ? Les difficultés sont encore plus grandes lorsque le groupe – comme c’est souvent le cas dans des études prosopographiques – ne se laisse guère circonscrire exactement ou est seulement très incomplètement saisissable72. Jusqu’à quel point cela permet-il de tirer des conclusions ? Le nombre restreint des données, dû souvent aux aléas de la tradition, ne rend-il pas tout résultat contestable ? De façon analogue se pose le problème de savoir si le résultat, faute d’une différenciation suffisante à l’intérieur du groupe considéré – un défaut qui peut dailleurs résulter des contraintes imposées par la constitution d’une banque de données comme "métasource"73 – ne se trouve pas d’entrée de jeu faussé74. Nous sommes dans les deux cas en présence de difficultés objectives, mais qui ont sans doute à tort été mises au seul compte de la prosopographie. Plus importante semble la mise en garde contre un matériau qui par le seul fait qu’il soit objet de tradition représente déjà un biais inhérent. Stone75, qui met en avant cette réserve, va jusqu’à considérer qu’avant le XVI^e siècle et l’invention de l’imprimerie, qui multiplie les données de façon inouïe, l’approche prosopographique n’est pas dans la plupart des cas une approche pratiquable Cette constatation est cependant trop fortement marquée par l’idée d’une tradition intentionelle et sélective et sous-estime la perte de documents due au seul hasard. L’exploitation prosopographique de l’assemblée des États Généraux de 1468 en est un bon exemple : il a été possible, il est vrai en l’absence d’une liste générale, grâce à la tradition locale, de retrouver seulement un faible tiers des environs deux cent délégués élus. Son exploitation en termes sociaux paraît néanmoins significative, parce qu’elle est corroborée par d’autres indicateurs et parce que l’absence des autres noms est essentiellement dû au fait que la documentation urbaine, les comptes et les délibérations qui pourraient nous renseigner sur eux, a disparu dans la plupart des villes de France. Cela vaut autant pour les petites que pour les grandes villes, sans qu’il y ait de disparités signicatives – même dans la répartition géographique du phénomène. Un tel échantillon aléatoire offre donc une base solide à une analyse prosopographique76.

24Il n’est par contre pas aussi facile de contrer une autre difficulté à laquelle se heurte la prosopographie quantifiante, celle consistant à représenter le matériau collectionné ou de lui donner vie. Moraw parle à ce propos d’une "image en moyennes avec peu de couleurs"77 parce que le grand nombre de cas contraint à des simplifications que le choix de quelques exemples parlants et significatifs ne saurait guère corriger. Le danger de la dégradation de l’analyse raisonnée en pure statistique demande sans doute à être prévenu, ce qui est peut-être plus facile dans ce cas que dans celui de la démographie78. Les répertoires biographiques qui constituent de plus en plus souvent l’annexe des travaux79 prosopographiques montrent une possible issue à ce dilemne mais constitue simultanément l’aporie devant laquelle se trouvent beaucoup de prosopographes.

25Si l’on tente de mesurer les avantages et les désavantages de la prosopographie, ses limites et ses possibilités, on a l’impression que les avantages l’emportent et que le champ des possibilités est relativement large De toute évidence les limites de la prosopographie ne sont pas plus étroitement mesurées que celles des autres tentatives d’approches des phénomènes politiques, sociaux ou économiques du Moyen Age. Ce rapport qui s’est limité à quelques aspects essentiels devrait montrer qu’il s’est cristallisé dans les dernières quinze années environ, malgré une grande hétérogénéité, une nouvelle conception de la prosopographie. L’accent mis sur l’histoire sociale, le caractère interdisciplinaire de l’historiographie moderne et ses tentatives pour entrer en dialogue avec les disciplines des sciences humaines avoisinantes a sans doute fortement contribué a son succès. C’est beaucoup moins une attitude pessimiste qui a contribué à cette percée que l’attention renouvelée pour le rôle de l’homme et justement pas celui des "grands hommes" dans l’histoire, attention qui a aussi stimulé les débuts de l’histoire des mentalités, de celle des gestes et des groupes marginaux ou de celle de la vie quotidienne et de la culture matérielle. Les techniques modernes du traitement de données et leur accessibilité soudaine ont également contribué à ce développement80. Cette nouvelle conception de la prosopographie, qui constitue une approche de l’histoire sociale qui est loin d’être épuisée, gagnera dans l’avenir sans doute en importance, et également pour les études médiévales. Mais le médiéviste et prosopographe fera bien de ne pas oublier que la prosopographie ne représente qu’une approche parmi d’autres, et de ne pas se laisser séduire par the law of the instrument81, suivant lequel un jeune enfant auquel on donne un marteau se croit autorisé d’y soumettre tout ce qu’il veut.