Élites marchandes et connaissance du grand commerce au debut de l’époque moderne : bilan provisoire d’une expérience rouennaise

1La contribution qui suit n’entend pas proposer une réflexion théorique sur les avantages ou les inconvénients de la prosopographie pour une connaissance de la dynamique sociale propre au monde de la grande marchandise. Elle vise plutôt, en partant d’une étude en cours sur le grand commerce rouennais, entre 1550 et 1620, à dresser l’inventaire, encore provisoire, des bénéfices que l’on peut retirer d’une démarche qui privilégie la connaissance des acteurs. Envisager les apports ou les nécessités d’une telle approche ne relève d’ailleurs pas de la nouveauté. Depuis plus d’un siècle se sont succédé des travaux de nature diverse consacrés aux milieux de la finance, de l’industrie ou du commerce. Monographies inégalement documentées suivant l’époque et le secteur d’activités, de familles, d’entreprises ou de firmes, études de groupes professionnels aux contours plus ou moins nettement définis. Un bilan prospectif de ces travaux, établi à l’IHMC en 19791, montrent qu’ils concernent en majorité les XVII^e et XVIII^e siècles et que l’on y a suivi des démarches de type prosopographique plus ou moins clairement explicitées.

2S’agissant plus précisément du grand commerce de la première époque moderne, Richard Gascon avait posé, en 1967, les fondements d’une enquête sur "le monde des affaires dans la France du XVI^e siècle"2. Entendons par là le milieu des grands marchands internationaux et marchands-banquiers. L’examen de cette proposition peut servir de prolégomènes à une réflexion sur la question, dans la mesure où les critères envisagés par Gascon imposaient de sérieuses limites à l’entreprise avant même son commencement. D’un autre côté, l’historiographie étrangère, utilisant souvent des approches plus pragmatiques, indique d’autres voies d’accès et cheminements pour parvenir à la connaissance des opérateurs et de différents niveaux des réalités économiques.

3 Pour le cas qui nous occupe, celui de Rouen, la question est de savoir comment utiliser l’étude d’un groupe socio-professionnel aux frontières plus mouvantes et incertaines que ne le sont, par exemple, celles des corps d’officiers, à des fins qui ne sont pas seulement celles de l’histoire sociale. En effet, si les interrogations se focalisent légitimement sur la reproduction et la dynamique sociales, la formation des carrières, les réseaux de relations, les mêmes informations sont souvent, dans le domaine professionnel, le seul moyen d’éclairer le paysage commercial des années 1550-1620, moins sous l’angle de la mesure des flux que sous celui de la pratique et de la mobilité de ses acteurs.

4La seule référence à une enquête de type prosopographique concernant le monde des affaires dans la France du XVI^e siècle reste le questionnaire-programme proposé par R. Gascon. Il s’agissait de constituer un who’s who des principaux opérateurs dont il a dressé les grandes lignes. Études de places et de firmes devaient fournir les éléments d’un dictionnaire des principaux marchands et banquiers. Les Italiens y auraient eu la meilleure part. Mais, plusieurs présupposés contestables inspiraient ce projet. Une expérience trop étroitement lyonnaise conduisait d’abord à surévaluer, à l’échelle du royaume, la puissance et le rôle, certainement non négligeable, des firmes italiennes. On voyait aussi affirmer, avec un bon siècle et demi d’avance sur la réalité, une supériorité hollandaise (et que dire du rôle pilote donné à Amsterdam vers 1570 ?) et anglaise, pourtant loin d’être établie à ce moment sur un négoce français taxé un peu trop vite de médiocrité. L’idée qu’une montée du nationalisme économique qui aurait fait de la France, un refuge pour les Italiens, ne résiste guère mieux à un examen sérieux. Tout aussi contestable, enfin, paraît l’affirmation selon laquelle les guerres civiles aurait provoqué en bloc, après 1570, une première "trahison de la bourgeoisie", détournée vers des affaires plus spéculatives, financières ou bancaires, et une "capture" sans aucun doute réelle, mais plus tardive, des plus grandes firmes par la capitale Prenant en compte successivement les "structures internes" (familles, firmes, compagnies), les activités et les "structures externes" (relations de ville à ville ou des marchands étrangers avec leur environnement social), Gascon proposait une approche en trois temps des opérateurs. On en saisit tout de suite les incertitudes, quand on la suit dans le détail. Faut-il définir les structures internes en partant du patronyme (ce que propose Gascon) ou de la firme ? La question n’est pas sans objet puisqu’un changement de nom, après transmission de l’affaire à un associé, gendre ou beau-frère, n’avait rien d’exceptionnel et suffirait à occulter la continuité d’une affaire. Tenir compte des formes sociétaires d’organisation, oui, mais à partir de quelle(s) source(s) ? S’agit-il de connaître la durée réelle de ces structures collectives ? De savoir qui y exerçait vraiment le pouvoir, en assumait les responsabilités, en assurait la gestion et fournissait les capitaux ? Aucune de ces données ne saurait être déduite de la raison sociale. Seuls les actes de société, le cas des firmes lucquoises ou florentines de Lyon le montre clairement, fournissent des éléments de réponse substantiels à ces questions. Ils permettent aussi de savoir quelles étaient les conditions et la périodicité du renouvellement de ces sociétés ; le cas des Bonvisi est de ce point de vue exemplaire3. Mais cette possibilité existe rarement en France. Le suivi des acteurs permet-il d’y suppléer ? On s’accordera, en revanche, sur le fait que "l’ubiquité commerciale repose largement sur l’ubiquité familiale". Est-elle plus spécifique des firmes italiennes que des entreprises commerciales flamandes, ibériques ou françaises ? Rien n’est moins sûr.

5Comment, enfin, évaluer le degré d’autonomie ou de subordination des filiales par rapport à la firme mère ? C’est toute la pertinence de la dissociation établie par Gascon entre structures externes et internes des communautés marchandes qui se trouve ici mise en question, les relations de ville à ville et de groupe à groupe passant largement par le canal des structures familiales et des formes sociétaires qui leur étaient intimement liées. Ces relations étaient-elles, chez les Italiens, moins hiérarchisées que celles qui mettaient aux prises les firmes françaises et les firmes étrangères, là encore, l’exemple des grandes maisons lucquoises ou florentines n’en apporterait pas forcément la confirmation.

6Un dernier ensemble de questions ressortit à tout ce qui touche aux activités. R. Gascon soulignait à juste titre les difficultés de parvenir à la définition précise d’une spécialisation professionnelle, pour autant qu’elle existe. Il y aurait à ce sujet beaucoup à dire sur les propositions de détail relatives aux quatre branches qu’il avait retenues, commerce, banque, manufacture et finance. Mais pourquoi exclure du champ de la pratique professionnelle tout ce qui, en échappant aux fonctions techniques du marchand ou du marchand-banquier, faisait néanmoins partie intégrante, à un moment donné, du cursus de tout opérateur de bonne stature, sur une métropole commerciale d’une certaine importance (charges municipales ou consulaires). Les critères d’âge et les phénomènes de génération seraient ici à prendre en considération au premier chef.

7 Résumons-nous. Les directions de l’enquête telles que les avait formulées R. Gascon, conduisent à un déficit informatif important dans deux domaines essentiels. Du point de vue des acteurs, on note d’abord une prise en compte insuffisante de la mobilité géographique et fonctionnelle. On voit ainsi se diluer la notion de carrière, essentielle s’il s’agit d’appréhender les processus de formation, de renouvellement et de reproduction du groupe. Car, au-delà du chassé-croisé des familles, les unes parvenant à la grande marchandise par ascension ou, si l’on veut, par "promotion interne", les autres la quittant pour gagner d’autres horizons sociaux ou professionnels, les parcours individuels s’effectuaient aussi par modifications successives des fonctions dans le temps. Changements de "spécialisation", de domaine géographique ou technique d’intervention, de localisation, se faisaient souvent en relation avec la position à l’intérieur du lignage. Ils répondaient aussi quelques fois à des opportunités conjoncturelles.

8A plus large échelle, en adoptant une représentation de type hiérarchique, plaçant de manière systématique les firmes françaises en position subordonnée, en adoptant le point de vue d’une concurrence commerciale quasi-guerrière des étrangers sur les marchés extérieurs comme dans le royaume, on s’interdit de poser quelques questions de fond. Celles qui ont trait à la cohabitation, à la collaboration ou aux articulations liant des réseaux ethniques différents, aux transferts de savoirs, aux processus d’intégration des étrangers dans les structures du grand commerce français et, à l’inverse, des opérateurs français à l’étranger.

9Un examen de l’historiographie étrangère confirme dans une certaine mesure le constat de R Gascon sur la nature de la production utilisable à des fins prosopographiques Deux grandes tendances y sont représentées. Etudes de firmes et de places, et sur ces places de certaines communautés étrangères, y sont menées en fonction d’orientations néanmoins plus systématiquement tournées vers les acteurs. S’agissant des communautés marchandes, on observe dans la production belge, néerlandaise, allemande ou anglaise une même tendance qui consiste à envisager en priorité des groupes définis par une appartenance spécifique, que l’on peut souvent qualifier de minorités. Plus nombreux sur les places les plus internationales, Anvers au premier chef, mais aussi Hambourg ou Londres, ils sont souvent sélectionnés en fonction d’un seul critère, qu’ils soit ethnique – les Portugais4 à Anvers – religieux – les Sephardim à Hambourg5 – ou professionnel – appartenance aux compagnies à charte anglaises- par exemple6. Leurs apports ne sont jamais négligeables puiqu’on pourra tantôt préciser la localisation d’un acteur, tantôt définir sa fonction, esquisser le profil d’une spécialisation, affirmer l’appartenance à une société ou à une compagnie7, établir des liens de parenté. C’est dans ce dernier domaine que l’information, notamment par le biais des généalogies est souvent la plus complète, parce que la moins difficile d’accès. Mais quel que soit leur intérêt factuel, les études sur ces communautés ne peuvent éclairer notre connaissance d’une place qu’à la condition d’être intégrées dans une perception plus globale du milieu marchand et de ses activités. De ce point de vue, les études de firme ouvrent souvent une voie plus riche d’enseignements, parce que plus tournée vers les aspects fonctionnels et dynamiques

10On sait qu’en matière d’archives de firmes, l’état de conservation des sources est peu favorable à la France, il s’en faut pourtant de beaucoup qu’on ait saisi les opportunités présentées par Fagniez8 il y a près d’un siècle ^! Dans un contexte documentaire plus propice, le même constat pourrait tout aussi bien s’appliquer à l’Espagne ou à l’Italie. La référence, du côté français, reste le travail pionnier d’Henri Lapeyre sur les Ruiz9, en dépit des réticences que peut inspirer un point de vue trop centré sur la France. La comparant à celle, contemporaine, de W. Brulez à l’égard des della Faille10 ou celle, plus récente, de R. Baetens consacrée aux de Groote11 , on voit combien la démarche de Lapeyre a privilégié les produits et la technique au détriment des acteurs. Ceux-ci occupent au contraire une place centrale chez les deux auteurs belges, si l’on en juge par l’intérêt qu’ils portent aux processus de formation ou aux stratégies d’affaires dont les modifications suivent les changements de direction de la firme. A travers, l’étude, ainsi conçues de ces firmes d’une réelle stature, se construisent de véritables who’s who dont il est aisé de vérifier la validité sur une place extérieure. Les positions précises de certains agents identifiés grâce à l’étude des della Faille peuvent ainsi être parfaitement confirmées sur la place de Rouen.

11S’il s’agit d’évaluer ce qu’apporte à la connaissance du grand commerce une démarche qui place les acteurs au coeur de la problématique, Rouen fournit un terrain d’expérimentation particulièrement probant. C’est un cas d’école à plusieurs titres. Seule place de change de la France du nord et de l’ouest, place maritime au développement précoce, largement ouverte sur l’espace européen et transocéanique, dotée d’un arrière-pays relativement prospère, elle est un relais essentiel pour la capitale. Elle cumule aussi les fonctions administratives d’une métropole provinciale, plus proche par ses activités commerciales du modèle anversois que du modèle lyonnais. L’intérêt comme la difficulté tiennent dans la fluidité évidente d’un milieu négociant ouvert à une pénétration étrangère diverse et mouvante, marqué par des processus de diaspora vers d’autres places françaises ou européennes, affecté de mouvements importants d’évasion vers l’office

12Au début de l’époque moderne, en France, la connaissance du monde des affaires passe obligatoirement, en l’absence d’archives de firmes, par celle des acteurs telle que la révèle la pratique (minutes notariales, sources contentieuses). Celle-ci ne permet pas de dessiner un "profil-type", mais une pluralité de figures qui se définissent par des activités, une géographie, des pratiques et des niveaux techniques différenciés et répondent à des processus toujours relatifs de spécialisation. Les frontières sont donc extrêmement floues, les passages d’une catégorie à l’autre fréquents.

13Le corpus constitué en opérant, dans les minutes notariales, des coupes régulières, de durée suffisamment longue pour saisir la cohérence des affaires (5 ans), porte actuellement sur trois séquences complètes, situées entre 1570 et 1605. Il représente, pour les seuls effectifs rouennais, plus de 1000 entrées, avec des différences considérables dans la quantité et la qualité des données relatives aux différents acteurs (de quelques unités pour certains à plusieurs dizaines voire une centaine pour d’autres)12.

14Une première voie consiste à faire ressortir des processus collectifs en exploitant un petit nombre d’indicateurs, quelquefois un seul La mobilité des acteurs et le repérage de leur origine géographique constituent, de ce point de vue, l’un des angles d’attaque les moins contestables Le questionnaire peut s’appliquer indifféremment à l’ensemble des opérateurs présents sur la place Sont-ils originaires de Rouen ou de la région, d’une autre place, française ou étrangère ? Quel a été l’itinéraire suivi ? S’il est impossible de répondre à tout coup de manière précise à ces questions, le suivi, même imparfait, des destins individuels permet de formuler un certain nombre de remarques générales sur les capacités d’attraction d’une ville. Souvent confirmée, notre perception des équilibres économiques à l’échelle européenne s’en trouve parfois modifiée.

15Ainsi, en examinant l’installation des marchands flamands à Rouen, voit-on se dessiner, dans notre période, trois phases successives autour de deux ruptures situées dans les années 1560-70 et 1595-1600. Dans un premier temps, de forts contingents originaires des Pays-Bas du sud, viennent trafiquer à Rouen, tout en conservant des relations étroites avec Lille, Cambrai, Arras ou Valenciennes, leurs centres d’origine, dont le dynamisme se trouve ainsi souligné. Avec les années 1570, les effets de la crise anversoise se font massivement sentir et la capitale normande fonctionne comme base de repli aussi bien pour les marchands réformés du Brabant que pour les catholiques zélandais ou hollandais. La pacification d’après-Ligue et plus encore la trêve de 12 ans (1609-21), vient s’affirmer sur la place une présence hollandaise qui traduit un déplacement vers le nord des centres de gravité aux Pays-Bas et dans toute l’Europe du nord-ouest. On pourrait, par un suivi scrupuleux des acteurs et des firmes, analyser le repli espagnol de la scène commerciale française, dès les années 1590 et, un peu plus tard, la "montée en puissance" de Madrid.

16Concentrant le regard porté depuis la place rouennaise sur un groupe d’agents de même origine, on parvient à une saisie plus fine des itinéraires jusqu’à la mise en évidence d’une sédentarisation durable ou définitive en Normandie. Il ne s’agit plus alors de prendre en compte les seules capacités d’attraction de Rouen, mais de préciser les filières suivies et les contours d’une organisation. Les déplacements d’un petit groupe d’opérateurs valenciennois, les Sohier, Dorville, de Beaulieu et de leurs correspondants, suivis en Angleterre et en France, révèle, après les premiers troubles aux Pays-Bas (1567), la mise en place d’un véritable réseau de substitution dont les agents s’égrenaient sur la côte anglaise de Yarmouth à Southampton, en passant par Londres et Rye13, ainsi qu’à Dieppe et Rouen. Ils animaient ainsi un important trafic de draperies et de poisson qui pénétraient ensuite dans l’intérieur du royaume par le biais de leurs correspondants rouennais.

17Outre l’appréciation globale des capacités d’attraction de la place et des phénomènes de diapora qui touchent l’ensemble des opérateurs, la prise en compte sélective de certains agents et des firmes dont ils assuraient la direction offre la possibilité d’une évaluation qualitative du niveau des affaires pratiquées. Comme le soulignait R Gascon, la présence sur une place de grandes firmes italiennes, lucquoises, florentines ou gènoises atteste sur l’implication dans les courants du très grand négoce international. Elle témoigne aussi d’un niveau élevé des pratiques et des modes de fonctionnement : reste à en mesurer la diffusion dans le milieu marchand local. De ce point de vue, l’installation à Rouen, dans les années 1550, du Lucquois Vincent Santini14 puis la présence continue entre 1550 et 1610, à Rouen, de grandes firmes lucquoises (Amolfini, Lamberti, Cenarru) dont les connexions anversoises, lyonnaises, parisiennes ou londoniennes sont connues, est suffisamment probante qu’il s’agisse du grand commerce et du change. Des observations de même portée pourraient s’appliquer dans les deux premières décennies du XVII^e siècle, aussi bien aux Génois (Salvago) et au commerce des aluns, dans les années 1570, qu’avec la fixation, liée au commerce des céréales avec l’Italie, du Florentin Gondi ou de firmes originaires d’Italie du nord comme les Mascraru-Lumague ou les Vertema15.

18Dépassant la mesure globale des courants démographiques, de la dynamique de la place ou d’une évaluation qualitative de ses "standards" techniques, on ouvre, avec le suivi personnalisé des opérateurs, deux nouvelles pistes, assez souvent liées. Carrières professionnelles et trajectoires sociales, ne sont pas étrangères aux modes de fonctionnement et aux réseaux de relation qui sont le nerf du grand commerce

19Le traitement de la première question risque d’achopper sur deux écueils majeurs La principale difficulté est claire, on ne peut raisonner qu’en réalisant la synthèse d’études de cas en général beaucoup mieux documentées après 1640-50 qu’avant. Mais toute analyse de la dynamique sociale et des stratégies de carrière complique aussi du fait que seules quelques places, La Rochelle, Saint-Malo ou Marseille, peuvent être considérées comme "monofonctionnelles". Ailleurs, l’attraction exercée sur le milieu négociant par les Cours souveraines, pendant notre période, complique des trajectoires qui ne se résument pas à un passage plus ou moins rapide de la marchandise à l’office.

20Suivre la généalogie familiale permet souvent de repérer que l’activité marchande, loin de s’éteindre, se poursuit à l’intérieur d’un lignage mais emprunte des cheminements un peu plus complexes qu’une transmission de la firme directement du père au fils. Ajoutons enfin que certaines fonctions, municipales ou consulaires suffisent quelquefois à expliquer un ralentissement apparent. L’inachèvement de l’enquête ne permet pas pour le moment de disposer d’un nombre de cas suffisant pour aborder dans de bonnes conditions la question de la dynamique sociale, même si les quelques exemples dont on dispose suggèrent que l’évasion de la marchandise emprunta des filières privilégiées, notamment celle de la Chambre de Comptes. On s’efforcera donc ici surtout de montrer quels sont les apports et les limites de la mise en fiche systématique des opérateurs, pour une compréhension des structures de fonctionnement et d’organisation du grand commerce.

21L’un des points les plus importants, parce qu’il contredit l’opinion un peu trop rapidement forgée d’une sédentarisation du milieu de la grande marchandise au XVI^e siècle, est de mettre en évidence l’importance de la mobilité. Loin de toucher seulement les marchands étrangers et de recouvrir les mouvements de diaspora évoqués plus haut, elle faisait en effet partie intégrante des procédures de formation et de la pratique professionnelle courante. S’il est impossible d’aboutir à une mesure du phénomène, la multiplication des exemples permet d’affirmer qu’aller faire "ses classes" à Séville après 1550, pour un fils de marchand rouennais, n’était pas une démarche beaucoup moins courante que celle qui amenait les fils de négociants malouins à Cadix, un siècle plus tard16. Ces stages aboutissaient même, dans un certain nombre de cas, à une sédentarisation pure et simple. Un processus comparable, mais en sens inverse, peut être observé à Rouen. On sait, par exemple que Louis de Geer17, agent commercial et financier de Gustave-Adolphe, y fit une partie de son apprentissage. La connaissance précise des acteurs explicite d’ailleurs la filière, puisque de Geer fut commis de Jean Heufft, Liégeois comme lui, et avant lui familier du commerce des métaux et des affaires de munition18.

22Mais cette mobilité ne s’arrêtait pas à la seule phase de formation. De multiples témoignages font état du déplacement plus ou moins durable de tel ou tel marchand de bonne voire de très haute stature, autant pour des raisons de stratégie commerciale que pour des nécessités confessionnelles. On le voit parfaitement avec la diaspora lucquoise en Europe du nord-ouest, comme sur la place rouennaise19, où l’on saisit ponctuellement la présence des Velutelh ou des Balbani de Londres On en comprend mieux la logique avec les Cenami, dans les années 1570. L’installation à Tours et temporairement en Bretagne de Pierre, celle de Pendolfe à Rouen, était liée, entre autres choses, à leur trafic de soie et de toiles.

23Etablir cette relation entre mobilité et stratégie commerciale revient à poser sous un angle particulier la question plus générale de la spécialisation des acteurs. Problème difficile à éclairer quand on sait que la grande marchandise n’était pratiquement jamais cantonnée dans une seule activité, mais qu’une spécialisation technique était plus manifeste pour certains produits comme les métaux, ou pouvait être liée aux exigences financières requises par certains types d’affaire, comme c’était le cas pour le commerce international des blés. Ici aussi c’est l’examen pièce à pièce des transactions qui permet de dessiner un profil, de restituer une activité plus complexe qu’on l’imaginait au départ : présenté comme un grand marchand épicier lyonnais et comme importateur de soie, par R. Gascon, le Piémontais Jean-Baptiste Bruno20, repéré à Rouen, y achetait, pour les réexporter vers le Levant, des draperies anglaises qui servaient de contre-partie aux poivres et aux balles de soie brute vendues aux marchands londoniens. Il est possible d’améliorer notre connaissance de cette circulation des draperies anglaises.et de ses agents au moyen d’autres études de cas. Celles-ci mettent en jeu des marchands de rang moins élevé, cantonnés dans un système d’échange plus spécialisé, jouant uniquement le rôle d’intermédiaires entre les acheteurs parisiens et lyonnais et les vendeurs anglais. Les frères Jehan, de Rouen, animaient ainsi des transactions d’un volume parfois considérable. L’accumulation de tels exemples n’autorise évidemment pas la reconstitution de flux quantifiés, elle permet à coup sûr de comprendre un fonctionnement et des articulations entre plusieurs grandes places. Mais, mieux qu’une simple analyse des flux, l’observation scrupuleuse des acteurs permet de mettre en évidence des canaux de commercialisation diversifiés souvent utilisés concurremment par les opérateurs et d’identifier précisément la position des agents dans un réseau, quelquefois de savoir qui orientait le jeu.

24Analysant ces fonctionnements dans la longue durée on voit s’opérer des évolutions de carrière marquées par des inflexions, parfois des ruptures ou, au contraire, se dégager de véritables continuités. L’observation, sur plus d’un demi-siècle, des Lucquois installés à Rouen illustre assez bien un phénomène d’adaptation aux conditions offertes par la place qu’il s’agisse des Amolfini ou des Cenami. Leur capacités financières et réseau bancaire leur permirent de prendre des positions-clés dans des commerces comme ceux du pastel, du vin ou des aluns. Mais ils s’appuyaient aussi, du côté bordelais et toulousain, sur un réseau italien d’implantation relativement ancienne auquel on n’a pas suffisamment accordé d’importance21. On voit pourtant que, dans le cas des Cenami, la stratégie de la firme changea du tout au tout avec la mort de Pandolfo et se réorienta principalement vers des affaires de banque22.

25A l’inverse on suit, avec Jean Heufft, l’exemple type d’une logique de carrière. Ce marchand, dont on a déjà souligné les origines liégeoises et le rôle dans l’apprentissage de Louis de Geer, fut, à côté de ses activités de marchand de haut niveau, financier et munitionnaire, sous Louis XIII. On sait moins qu’il fut armateur pour l’Italie dans les années 1600, pour le compte des Italiens du Nord exportateurs de blés, Mascrani et Lumague23, avec lesquels il fut aussi munitionnaire et banquier durant la guerre de Trente ans, pour le compte de Bernard de Saxe-Weimar24. C’est mettre là en évidence à la fois la cohérence des affaires dans une assez longue durée et la permanence des liens établis entre firmes. On pourrait procéder à des observations comparables à propos des réseaux. C’est le repérage des acteurs qui permet d’affirmer, par exemple, que dans une majorité de cas les opérations de commerce en grand des céréales menées à Rouen dans la deuxième moitié du XVI^e siècle empruntèrent largement, à l’importation, comme à l’exportation, des canaux déjà rodés des échanges rouennais, du côté de Dantzig comme de celui de Lisbonne. Témoignage à la fois sur des modes de fonctionnement, des réseaux de relations mais aussi sur des agents bien identifiables, leur enracinement sur des places étrangères et leur position dans les courants du grand commerce européen. Toute la question est de savoir dans quelle mesure une multiplication des exemples peut déboucher sur une compréhension globale des phénomènes.

26Faut-il accorder une valeur exemplaire aux cas les plus documentés alors qu’ils ne constituent qu’une faible partie du corpus ? Plusieurs remarques peuvent être avancées à ce sujet. Un premier point qui a déjà été souligné à propos des mouvements migratoires, est que certains critères d’analyse sont assez fréquemment représentés pour qu’on puisse en tirer des déductions de portée générale. On possède, par exemple, des indications suffisamment nombreuses sur la position technique des opérateurs en activité à Rouen et sur des places extérieures pour observer l’existence de modèles de fonctionnement propres aux différentes ethnies. Les marchands anglais faisaient un usage beaucoup plus fréquent que d’autres de la factorie et les rapports de subordination y étaient nettement moins marqués que chez les Espagnols ou les Italiens. Dans un même ordre d’idées, l’exercice d’activités mixtes, mêlant commerce et batellerie, plutôt propre à la période médiévale, était plus affirmé chez les gens de Zélande de Hambourg, d’Angleterre ou chez les Bretons, mais semble avoir reculé au début du XVII^e siècle. Il est donc possible de dégager un certain nombre de grandes tendances, même si ces observations gagneraient à être cernées de plus près en fonction des niveaux d’affaires ou des secteurs d’intervention.

27Une deuxième raison qui conduit à reconnaître une portée générale à l’étude de cas tient à la possibilité de repérer la continuité d’affaires bien précises autour d’une firme ou d’un groupe d’acteurs déterminés. On possède alors un indice sérieux de la position acquise par la place elle-même dans un secteur donné. Il en est ainsi, à Rouen, avec le trafic sucrier mené du côté de la "Barbarie" par quelques familles ou firmes marchandes. Les Hallé, par exemple, firent partie, de manière à peu près continue entre les années 1560 et les premières décennies du XVII^e siècle, des sociétés successives constituées autour de ce négoce. Indice de la pérennité et du dynamisme de l’activité confirmés par la multiplication dans le temps des acteurs locaux intéressés et par le retrait des importateurs anglais de ce produit sur la place

28Un troisième argument qui vient à l’appui d’une utilisation systématique des cas les mieux documentés est fourni par la fécondité des études de firme. Tout montre, en effet, que ces dernières sont les plus à même de permettre une représentation fiable des structures de fonctionnement d’une place. Sans offrir la même richesse d’information que des archives de firme (comptabilités, correspondances), les monographies individuelles les plus riches établies à partir des archives notariales, en fournissant parfois des centaines d’information, en sont un substitut parfaitement utilisable

29Au moment du bilan, les conclusions semblent s’imposer avec assez de netteté. Le recours à un suivi individualisé des acteurs est une pièce essentielle de toute analyse du grand commerce qui prétend dépasser le niveau quantitatif. Mais s’agit-il d’une démarche prosopographique ? On rencontre un certain nombre de difficultés communes à ce type d’approche telles que les avait identifiées Lawrence Stone25 : problèmes de classification dont on a montré le caractère relatif, compte-tenu de l’instabilité propre aux carrières de marchands, plus évolutives que celles d’autres.acteurs sociaux. Question aussi du rapport entre l’activité et le statut. A Rouen, nombreux étaient les non marchands qui s’intéressaient au trafic des toiles. Un autre point, qui n’a rien de secondaire, concerne l’identification des acteurs, source de nombreuses confusions surtout quand il s’agit d’opérateurs étrangers dont les patronymes sont francisés.

30La question de fond porte sur le choix même des exemples et de leur mise en forme. L’état des sources conduit, on l’a vu, à privilégier dans l’analyse les cas les plus documentés, sans renoncer à un ratissage systématique de l’information. Il ne s’agit donc pas d’aboutir à la constitution d’un échantillon homogène, mais d’envisager quelles sont les procédures d’exploitation propres aux différents objectifs : compréhension des processus de formation, des modes d’articulation entre firmes, etc. C’est affirmer autrement la priorité de la problématique sur un cadre de saisie préétabli.