La prosopographie des criminels en France à la fin du Moyen Âge : méthode et résultats

1L’étude des criminels en France à la fin du Moyen Age peut-elle être prosopographique ? Il est permis d’en douter, car la prosopographie semble réservée à l’étude des élites. Il est certes permis de prendre le thème à rebours, et de ne considérer, parmi les criminels, que ceux qu’il est convenu d’appeler, après les travaux de B. Geremek, les "marginaux"1. Ils constituent une sorte d’élite à l’envers, celle que viennent alimenter les criminels professionnels Ce sont les seuls pour lesquels nous pouvons retracer une "carrière", dont les étapes sont décrites lors des aveux et des plaidoiries2. Leur profil se confond le plus souvent avec ceux qui ont été condamnés à mort, ou avec ceux dont la société souhaite la condamnation à mort. Cette remarque montre bien les difficultés que l’historien de la criminalité rencontre à cerner ce groupe, et le vocabulaire flotte de la notion de "marginaux" à celle de "criminels professionnels", puis à celle de condamné à mort, eux-mêmes divisés entre condamnés effectifs ou souhaités. Ces ambiguités permettent d’aborder les difficultés inhérentes à une approche prosopographique de la criminalité médiévale Or, elles sont essentielles à lever pour assurer les résultats que j’ai pu obtenir et les conclusions auxquelles j’ai pu aboutir.

2Commençons par les difficultés. Elles peuvent être résumées en trois points : sources, expression de l’identité des criminels, nature de la population criminelle.

3En matière de sources judiciaires, il faut remarquer, d’emblée, que toute étude prosopographique des criminels est parfaitement incomplète et que les lacunes sont impossibles à combler. La permanence des transactions entre les parties, le caractère longtemps oral des sentences, le silence des dénonciations qui ne donnent à la justice légale qu’un faible nombre de criminels, sont des handicaps qui réduisent l’exhaustivité à un rêve. Les sources écrites que nous possédons sont aussi remarquablement partielles. Elles sont soucieuses de procédure et de jurisprudence plutôt que de cerner le criminel en décrivant sa vie. On aurait pu penser, comme dans d’autres enquêtes prosopographiques, qu’il était possible de les comparer, voire de les ajouter. Mais les sources judiciaires qui peuvent servir de base à l’approche prosopographique ne permettent pas, sous peine de contresens, d’ajouter les données. Chaque source judiciaire, qu’il s’agisse de registres de sentences, de plaidoiries, de lettres de rémission, a sa spécificité propre, on peut même dire sa typologie, qui tient aussi bien à la nature du délit qu’à la procédure suivie par la justice légale. Dans une perspective prosopographique, cela ne devrait pas avoir d’importance, et il pourrait être instructif de comparer, par exemple, la lettre de rémission conservée dans les registres du Trésor des chartes et la plaidoirie relative à cette lettre quand cette dernière a été contestée. Mais les cas sont rares et, quand ils existent, ils n’apportent guère de renseignements supplémentaires sur la biographie du criminel3. Au mieux éclairent-ils le crime Ces maigres résultats quantitatifs incitent à rester prudent sur ces chevauchements, sous peine d’ajouter des données qui ne sont pas comparables.

4Cette prudence permet de respecter l’ensemble des données relatives à la déclinaison d’identité que formule le criminel et que conservent les archives judiciaires. C’est là une manne pour la prosopographie des criminels, à condition d’émettre quelques réserves En effet, cette déclinaison d’identité s’avère différente dans son contenu, selon qu’il s’agit d’un témoignage, d’une demande de transaction entre deux parties adverses, d’une plaidoirie, d’un aveu prononcé devant un juge ou de l’aveu d’un crime donnant lieu à une lettre de rémission4. Les mentions relatives à l’âge, au heu de naissance, à la situation de famille, à la profession, à la fortune, sont en effet extrêmement variables d’un type de sources à l’autre. Nous touchons là aux problèmes très délicats des frontières entre ce qui est su par le criminel, ce qui lui est demandé par les instances judiciaires, et ce qu’il a envie de dire La déclinaison d’identité se présente alors comme un jeu entre le criminel et le pouvoir, un jeu subtil qu’une approche prosopographique classique risque d’écraser si les données provenant de différentes sources étaient mises à plat Il faut donc, de façon systématique, relier ces données au type de sources considérées, à l’instance judiciaire qui dialogue avec le criminel, mais aussi au crime commis. Une telle approche part, vous le voyez, d’un constat optimiste : l’absence de certaines données dans une déclinaison d’identité ne peut pas être purement et simplement évacuée en se référant à l’imprécision de l’esprit médiéval. Les non-réponses ont un sens sur lequel il faut s’interroger. Les individus incitent d’ailleurs à cet optimisme. Par exemple, les grands criminels interrogés au Châtelet donnent des déclinaisons d’identité particulièrement incomplètes, mais ils se réfèrent plus que les autres au temps de leur enfance qu’ils se plaisent à décrire en même temps qu’ils évoquent leur père et mère. Cette carence ne veut pas dire qu’ils sont incapables de formuler une déclinaison d’identité classique et d’ailleurs, dans le récit de leurs crimes, ils savent parfaitement décliner celle de leurs comparses ou de leurs victimes5. On peut même penser que, pour la plupart récidivistes, ils ont plus que d’autres l’habitude de décliner cette identité devant la justice. En fait, le récit conservé par le Châtelet ne laisse filtrer de l’identité du criminel que ce qui peut le faire condamner à mort. Dans ces conditions, les déclinaisons de l’âge, de la situation de famille, de la pauvreté sont inutiles car elles risqueraient d’être considérées comme des circonstances atténuantes. Si ces grands criminels jouent de leurs souvenirs d’enfance, c’est bien qu’ils se raccrochent à ce qui leur reste d’identité -au sens que les psychanalystes donnent à ce mot-, d’une identité démolie par les juges6. Là est finalement leur seul secours face à des censeurs qui s’évertuent à montrer que, depuis leur naissance, ces criminels sont pervertis et que, "incorrigibles", ils méritent la condamnation capitale. Pour être mis à mort, l’homme doit être mis à nu A l’inverse, pour être gracié, l’homme doit être enrichi de toute son épaisseur qui va de l’âge à la fortune, du nombre d’enfants à la profession. Cette approche différenciée de la déclinaison d’identité me semble être un des éléments novateurs de la prosopographie des criminels. Mais est-ce encore de la prosopographie ? N’est-ce pas plutôt s’interroger sur la façon dont l’Etat manipule ses sujets ?

5Comparer des données prosopographiques sans les ajouter permet de définir des profils de criminels et d’éviter le dernier écueil que je veux évoquer et que je suggérais dès le début de mon exposé : ne pas limiter la criminalité aux seuls marginaux. Une solide tradition historiographique lie en effet, de façon systématique, la criminalité à la marginalité, si bien que la définition du marginal inclut le criminel à côté du lépreux, du mendiant ou de la prostituée. Cette perspective n’est pas sans intérêt car les bas-fonds de la société médiévale se sont trouvés éclairés, en particulier par le biais des sources judiciaires. Les travaux de B. Geremek témoignent de l’importance et de l’apport de ce courant novateur et nous pouvons retenir la définition qu’il donne du marginal : celui qui vit "hors de la vie sociale organisée", celui qui appartient donc, au sens propre, à la périphérie par rapport au centre, définition qui inclut au premier chef les bannis7 Le concept de marginalité est-il cependant pertinent pour comprendre la criminalité médiévale ?

6En montrant à quel point l’histoire sociale devait se méfier de l’histoire pénale, des sociologues comme R. Roth, ont déjà souligné le danger d’une démarche qui étudiait le tissu social à travers ses marges, confondant et diluant ainsi l’ordinaire dans l’extraordinaire8. En fait, le même danger guette l’historien de la criminalité qui se contenterait de décrire les criminels les plus hauts en couleurs parce que, justement, ils se placent dans un état marginal Ainsi se profilerait une vision manichéenne de la société : les dominants sans infraction à la loi, imposant leur loi aux dominés que le crime fait enfin sortir de l’ombre. Mais ne peut-on pas émettre l’hypothèse, en exergue d’une étude prosopographique, que le crime est aussi et massivement le fait d’une population ordinaire ?

7Au total, un certain nombre de dangers guettent donc l’historien de la criminalité, et il importe qu’il ait recours à un corpus aussi étendu que possible, tout en respectant la typologie des sources qu’il utilise.

8La méthode employée découle des remarques précédentes. J’ai déjà eu plusieurs fois l’occasion de décrire quelle était la grille de dépouillement qui avait servi à la prosopographie des criminels, en particulier à travers les déclinaisons d’identité décrites dans les lettres de rémission9. Je voudrais insister seulement sur un point qui s’est révélé nécessaire à la compréhension des résultats : la prosopographie des criminels n’est, en soi, que d’un faible intérêt. Certes, la prise en compte des différentes sources, démontre un point capital que j’ai déjà suggéré et sur lequel je reviendrai et qui détruit en partie des idées reçues : les criminels sont, dans leur plus grande majorité, des gens ordinaires, ce qui porte la violence au coeur de la société et non plus en ses marges. Mais ce résultat, pour important qu’il soit, n’aurait pas été expliqué si je n’avais pas uni, dans une même enquête, la prosopographie aux types de corimes commis et aux modes de résolution de ces crimes, c’est-à-dire si je n’avais pas interrogé, avec la même rigueur statistique, le récit du crime et, dans le cas de la lettre de rémission, les formes politiques du pardon royal. La partie prosopographique n’est donc, dans la perspective qui m’intéresse, qu’une partie d’un tout. C’est la raison pour laquelle, dans l’enquête menée sue les lettres de rémission, j’ai préféré réduire le nombre de documents pris par sondage dans la série, pour poser à la machine informatique le nombre de questions susceptibles de traiter chaque document dans son ensemble. Parmi les questions posées, figurent aussi les liens que le coupable entretient avec son entourage et que le crime fait apparaître. Il ne s’agit guère de liens qu’entretiendrait une mémoire verticale, comme chez les élites, mais d’une mémoire horizontale, immédiate et affective, mobilisant la parenté réelle ou fictive autour du criminel ou de sa victime. Le sang, l’alliance, la profession, les proximités géographiques, les choix sentimentaux, créent des liens et, par conséquent des devoirs. Le recensement de ces réseaux donne à la prosopographie sa signification sociale : l’individu n’est pas isolé et, en cas de difficultés comme c’est le cas dans le crime, qu’il s’agisse du coupable ou de la victime, les solidarités jouent à plein.

9De cette méthode, empirique dans sa conception parce qu’elle est accolée au type de document des archives judiciaires qu’est la lettre de rémission, découlent un certain nombre de résultats qui insèrent le cominel dans la Société et dans l’Etat et permettent de répondre à la question : une prosopographie des criminels, pourquoi faire ?

10Le premier résultat a été de confirmer, comme je l’évoquais précédemment, que l’intuition de départ était bonne : les résultats quantitatifs obtenus ont l’avantage de montrer que le crime n’est pas, dans sa majorité, le fait de populations marginales. Au total, les criminels qui pourraient encourir la peine de mort – d’où la lettre de rémission – appartiennent à tous les milieux sociaux. Ils sont capables de déclarer un lieu d’habitation dans le royaume, qu’ils essayent de formuler de la façon la plus précise possible. Plutôt qualifiés d’"homme" que de "jeune", ils sont installés dans la vie, ayant pour plus de la moitié d’entre eux une situation de famille avec femme et enfants et un métier. Ils sont donc insérés dans les réseaux les plus traditionnels de la sociabilité. Enfin ni une extrême pauvreté, ni les antagonismes sociaux ne les poussent au crime. Les différentes aires géographiques Nord-Midi, l’opposition entre la ville et la campagne s’estompent devant la répétition des résultats La grande criminalité médiévale est, d’abord, une criminalité de masse. Sur l’ensemble du royaume se répètent les conclusions que les monographies urbaines avaient pu laisser présager, à travers des sources différentes, qu’il s’agisse d’Avignon ou de Lyon10.

11A la banalité de leur profil répond celle de leur crime. Pour la plupart – 57 % d’entre eux – ces grands criminels commettent des homicides, tandis que les crimes contre les biens ne dépassent guère 16 % des délits. Une telle constatation permet de comprendre que la violence n’est pas aux marges de la société mais en son sein. Encore faut-il caractériser cette violence : est-elle anarchique ou régulée ?

12Une deuxième conclusion s’est imposée. Cette violence, loin d’être diffuse, liée à une constitution pathologique plus ou moins fragile ou à un énervement provoqué par la crise ou le déracinement, est le fait d’individus qui ripostent à un honneur bafoué. Elle est strictement régulée par un code pour lequel le mot d’"honneur" n’est pas trop fort, même s’il s’agit plutôt de "renommée", terme qui convient mieux aux reconnaissances horizontales que l’individu ordinaire entretient avec son entourage. En effet, le geste meurtrier vient au terme d’un processus de démenti nécessaire au maintien de son capital d’honneur, un honneur fondé dans la plupart des cas sur des considérations de pureté sexuelle, et, par conséquent sur les femmes. Pour parler comme les anthropologues, le crime est lié aux lois qui régissent l’échange des femmes. D’ailleurs, les hommes sont de façon écrasante les auteurs de ces homicides : la violence se conjugue au masculin. D’agressé dans son honneur, l’homme devient nécessairement agresseur, donc criminel. Ce résultat -qui n’a pu être obtenu que par un comptage précis des paroles et des gestes et de leur déroulement dans l’homicide- remet en cause les théories approximatives et les schémas séduisants mais dangereux, relatifs à la brutalité et à la grossièreté des moeurs médiévales.

13Enfin, et ce serait le troisième grand acquis de l’enquête prosopographique dont les données ont été croisées avec les considérations politiques, ces formes de violence ne sont pas condamnées par le pouvoir judiciaire. Aux yeux de tous, qu’il s’agisse de l’opinion comme de la justice du roi, l’homicide commis selon les lois de la vengeance est "un beau fait", par opposition au "vilain cas" qui consiste à tuer l’autre par traîtrise, c’est-à-dire sans honneur11. Non que la vie d’un homme n’ait pas de prix, mais, dans cette société de la tradition qui caractérise encore la France aux XIV^e et XV^e siècles, l’homme deshonoré n’est plus rien, d’autant qu’il entraîne dans son désarroi toute sa parenté. Ainsi s’explique que l’homicide soit le crime le plus facile à gracier. L’honneur est donc bien une valeur qui fonde la Société et l’Etat en cette fin du Moyen Age et qui, loin d’être réservé aux nobles, concerne encore toutes les catégories sociales.

14Ces remarques m’amènent à des conclusions qui n’auraient pas été possibles sans le garde-fou du quantitatif.

15La première conclusion concerne la hiérarchie des valeurs que partagent la société et le pouvoir, valeurs qui se calquent sur l’échelle des crimes. Elles permettent de distinguer nettement les crimes contre le sacré et l’homicide Les crimes contre la sacré comme les viols, l’adultère, le blasphème, remettent en cause l’ordre du monde, les homicides ne font que troubler la vie de relations. Le pouvoir, comme l’opinion, sont susceptibles de jouer avec cette hiérarchie, voire de la manipuler, mais, incontestablement, son respect jusque dans les manifestations du droit de grâce, permet à l’Etat de se construire, non pas en dehors des valeurs sociales, mais en parfaite harmonie avec l’opinion. Il n’est pas difficile pour le roi de gracier un homicide de beau fait. Ce n’est pas un signe de faiblesse, mais un signe de respect des valeurs partagées par tous De ce point de vue, la réflexion des philosophes, qui, comme Max Weber, mesurent l’apparition de l’Etat à l’aune du monopole que celui-ci exerce sur la répression de la violence est parfaitement anachronique. La construction de l’Etat est plus subtile qu’il n’y paraît, car un jeu d’équilibre s’établit entre les résolutions privées et le pouvoir12.

16La seconde conclusion concerne le crédit qu’il faut accorder au "procès de civilisation" cher à Norbert Elias et, ce qui nous intéresse directement ici, aux modèles culturels que les élites imposeraient à la population ordinaire ou que celle-ci adopterait par simple mimétisme13 Les schémas définis par un certain nombre d’historiens modernistes et repris des théories d’Elias, sont finalement peu opérants, car le point de départ, dans la profondeur du Moyen Age, n’est en rien celui d’un monde d’une violence anarchique et sanguinaire En fait, l’honneur, fondé sur un véritable code de politesse, reste une valeur qui est encore partagée par tous, y compris par ceux qu’on peut appeler les marginaux qui en sont peut-être les plus ardents défenseurs14. S’il existe une évolution perceptible dans l’histoire des moeurs, elle consiste en ce que, justement, en cette fin de Moyen Age, la noblesse tente de confisquer les vertus de l’honneur à son profit, comme un privilège comparable à ceux qu’elle a pu obtenir dans le domaine financier ou judiciaire. Le fait est déjà réussi pour le gage de duel. Pour ce faire, les élites emploient un langage dévalorisant qui, puisant à une vieille tradition littéraire, se ne du vilain15 Une opposition tend alors à se dessiner entre la noblesse, en théorie seule détentrice des valeurs d’honneur, et le peuple lui serait réduit à partager des valeurs inférieures. Il est probable que les discours sur la paix ont largement contribué à creuser ce fossé en opposant une noblesse guerrière par vocation à un peuple qui se doit d’être pacifique. Le discours dévalorisant des clercs sur la brutalité des moeurs paysannes n’a pas d’autre sens. Mais, jusqu’au XIX^e siècle, au moins dans les pays méridionaux qui ont été les mieux étudiés par les historiens, l’honneur paysan a résisté comme une vertu, enchaînant le défi au démenti16. Alors l’avantage de la méthode prosopographique se dégage : elle consiste bien à faire le métier de l’historien, c’est-à-dire à ne pas être dupe du discours, ici du discours sur la violence que, dès la naissance de l’Etat, les élites savent manipuler.