1Depuis 25 ans, l’analyse du fonctionnement social de l’enseignement supérieur est en vogue. Les universités, ont-elles, par exemple, été des agents d’un certain immobilisme social et politique ? Ou, par contre, ont-elles été un facteur d’introduction d’idées nouvelles et de changements révolutionnaires ? Les révoltes des campus universitaires dans le tiers monde semblent le prouver. Et, pour se concentrer sur le thème de ces journées, on peut se demander plus concrètement, dans quelle mesure les universitaires – les élites par excellence – ont contribué à la formation de l’Etat moderne.

2Pour mesurer l’impact que les universitaires ont eu sur la société, nous pouvons avoir recours à différentes approches et donc à différentes méthodes de recherche. Je me bornerai ici à une approche, celle de la reconstruction de la population universitaire dans une aire géographique donnée, et à une méthode, celle de la prosopographie Plus concrètement, j’essaierai, à l’aide des exemples de reconstruction dont nous disposons, de déterminer les possibilités et les limites de ce genre de recherche pour le moyen âge et les temps modernes. Je parlerai des genres et des méthodes, des types de recherche, des sources primaires et secondaires, des problèmes et des avantages d’une recherche à fort coëfficient de travail. Les ouvrages cités en note ont un caractère exemplaire. La liste bibliographique, qui ne reprend que les auteurs cités en note, n’est donc pas exhaustive. En outre, je n’ai pas l’intention d’émettre une opinion sur la qualité des exemples donnés Mon unique but est de montrer ce qui se fait dans le domaine de la reconstitution des populations étudiantes en faisant appel à la prosopographie, et donc de donner un état de questions de ce qui a été fait jusqu’à présent, et de montrer la necessité, si non, la valeur

Genres

3En matière d’études prosopographiques universitaires, nous disposons de trois genres de travaux :

1. des répertoires uniquement biographiques1 ;

2. des répertoires biographiques, accompagnés d’une étude de synthèse et d’interprétation ; ces synthèses peuvent être très élaborées2, ou ne donner que les grandes lignes3 ;

3. des études de synthèse qui reposent sur une base de données biographiques, complète ou partielle4.

4L’idéal est sans contredit la seconde solution. Le répertoire biographique offre l’avantage du contrôle et les biographies peuvent servir à bien d’autres chercheurs.

Typologie

5Nous retrouvons des reconstructions de la population universitaire pour une région politique ou géographique5, un diocèse6, une ville7. Certaines reconstructions n’ont trait qu’aux étudiants sortis d’une université8, d’autres n’envisagent que les gradués des universités régionales9, "nationales"10 ou étrangères11. Les études les plus complètes prennent toutes les universités fréquentées en considération12.

6La reconstruction en soi pose bien des problèmes. Pour les premiers siècles de l’ère universitaire, il est difficile de dresser une liste des universitaires par manque de sources universitaires proprement dites et dont je parlerai plus loin. On doit donc se contenter de compter et d’identifier les personnes dont on soupçonne qu’elles sont des universitaires par des renseignements indirects. Ce problème a le plus concrètement été posé par Christine Renardy (1979-1981) dans sa reconstruction du monde des maîtres universitaires dans le diocèse de Liège jusqu’en 1350. Bien que l’auteur pose elle-même le problème de la qualification du terme magister et donc, de l’identification des universitaires aux XII^e et XIII^e siècles, plusieurs critiques se sont concentrées sur son interprétation du mot magister et donc sur la composition du répertoire. Pour cette période reculée, Mme Renardy n’a retrouvé que 12 % des universités fréquentées. S. Goethals (1988), de son côté, a retrouvé le lieu d’études pour 30 % des magistri tournaisiens, la plupart cependant depuis le milieu du XIVe siècle. Pour les 630 Écossais dont Watt (1977) a pu reconstruire les carrières jusqu’en 1410, il a retrouvé plus de la moitié des universités fréquentées. Et comme il s’avère qu’Orléans, et surtout, Paris, se taillent la part du lion avec respectivement 60 et 260 étudiants, on peut estimer leur nombre bien supérieur13. Ce manque de données concrètes sur le lieu des études ne doit cependant pas retenir les historiens de faire des reconstructions régionales des populations universitaires. J’en reparlerai tout de suite D’autre part, les travaux disponibles pour le moyen âge montrent tout l’intérêt qu’une telle recherche peut avoir.

7Un autre problème qui se pose lors d’une reconstruction est le choix du cadre spatial, surtout pour une période de longue durée. L’évolution des dénominations provinciales, les rectifications ( !) des frontières, voire les secousses permanentes de la carte politique de l’Europe font qu’il est très difficile d’arriver à des unités géographiques homogènes et comparables. Avant d’entamer la recherche en question, il faut bien s’informer sur l’évolution politique, religieuse et institutionnelle de la région considérée Sinon, l’interprétation des faits ne tient pas debout. Les travaux sur les pays nordiques14, la Silésie15, la Bohême16 ou le Brabant du Nord17 en font positivement la preuve.

8Le problème devient encore plus complexe lorsqu’on choisit les frontières actuelles pour délimiter le territoire de recherche ; le danger est réel de créer des situations anachroniques. Pour des raisons d’ordre pratique ou "politique", les historiens optent pourtant souvent pour cette délimitation18.

Sources

9Les sources posent cependant les plus grands problèmes pour une reconstruction des populations étudiantes. Pour le Moyen Age, les sources universitaires font trop souvent défaut19. Jacques Verger en a amplement parlé dans sa contribution à ce colloque20. Bien que pour les temps modernes, en général, les sources soient plus abondantes, il reste difficile de faire de bonnes prosopographies. La situation diffère assez bien d’un pays à l’autre.

10Pour les universités françaises, par exemple, nous disposons non seulement de relativement peu de sources sérielles, notamment parce qu’il n’y avait pas d’obligation de tenir des registres d’inscription, mais ce qui est pire, relativement peu de ces sources ont été éditées. Sans m’arrêter à la situation quasi exemplaire des éditions de sources universitaires pour le Saint-Empire21, je voudrais faire référence à la manoeuvre de dépassement que les collègues italiens sont en train d’effectuer dans ce domaine22. Une des conséquences de cette situation est le fait que les universités qui disposent de sources éditées sont plus étudiées, et de là, mieux connues. Nous rencontrons toujours les mêmes exemples, pour les mêmes universités. C’est l’un des grands mérites des deux volumes de 1’ Histoire sociale des populations étudiantes (1986, 1989) qu’ils soient largement fondés sur des sources inédites, jusqu’alors à peine exploitées.

11Certains historiens essayent de remédier à l’absence de sources sérielles, et notamment de matricules universitaires et registres de gradués, en reconstruisant des répertoires nominaux fondés sur des sources diverses, universitaires et "locales". Emden (1957-59, 1963) a ainsi créé des "matricules" pour Oxford et Cambridge. Tríska (1981) a rédigé un répertoire biographique des alumni de l’université de Prague préhussite (1348-1409). Vandermeersch (1985-86) a entamé la reconstruction de la matricule perdue de l’université de Louvain pour les années 1569-1616. Pour l’université de Sienne, Minnucci c.s. se sont également mis à la composition de répertoires biographiques23. Ce genre de reconstruction repose sur une tradition ancienne. Nous retrouvons déjà des répertoires biographiques universitaires au XVII^e siècle, comme ceux d’Alidosi-Pasquali (1620-23, 1623a, 1623b) sur les docteurs bolonais ou, au XIX^e siècle, celui de Budinszky (1876) sur les alumni étrangers à Pans.

12La reconstitution des étudiants et gradués se fait, cependant, moins par université que par pays ou région Dans certains cas, l’auteur s’est borné au cursus universitaire comme Helk (1987) pour les Danois et les Norvégiens. D’autres se limitent aux études à l’étranger. Pour les (petits) pays qui n’ont reçu que tardivement des universités (par ex. l’Écosse, l’Irlande, les pays nordiques, les anciens Pays-Bas, la Suisse, la Sicile, certains pays de l’Est), une bonne connaissance de la pérégrination académique est essentielle24 Plus fréquemment, la reconstruction ne se limite pas au cursus universitaire, mais elle se présente comme une réelle prosopographie, avec ou sans étude de synthèse. Et ici, nous nous retrouvons au point de départ de cette contribution

13En ce qui concerne les sources "locales", les possibilités de retrouver des universitaires sont quasi illimitées. Certains genres de sources peuvent même pallier les lacunes. Je ne répèterai pas les exemples que Jacques Verger a donnés pour le moyen âge. Pour l’ancien régime, les sources subsidiaires sont encore plus abondantes. Les registres d’admission à des fonctions pour lesquelles un grade académique était requis (dans l’avocature, la judicature, la médiane, certains offices publics, l’église, etc.) mentionnent souvent le grade et l’université de promotion, sinon toutes les universités fréquentées. J’ai moi-même déjà souvent eu recours à ces sources, ainsi que récemment une de mes élèves25, et il s’avère que ces renseignements sont fiables. Une source trop peu exploitée jusqu’à présent sont les oraisons funèbres, très en vogue dans la République des Lettres. Elles donnent des informations précieuses sur la jeunesse et la formation intellectuelle du décédé. Probablement encore plus informatifs sont les alba ou libri amicorum (Stammbücher)26. Il est parfois possible de reconstruire la peregrinatio academica ou le grand tour d’étudiants sur la base d’un ou de plusieurs de ces livres27. Surtout s’il s’agissait d’un grand tour, l’étudiant omettait de s’inscrire. Le séjour dans la ville universitaire était souvent de courte durée et l’ambition du "touriste" n’était certainement pas de s’adonner aux études. Pour les anciens Pays-Bas, et probablement aussi pour d’autres pays, nous disposons d’une source intéressante, les lettres de dispense. Après la promulgation des ordonnances prohibitives sur les études à l’étranger depuis 1570, les étudiants ayant un diplôme d’une université non permise, pouvaient obtenir une dispense auprès du Conseil Privé. Les archives de ce Conseil contiennent plusieurs lettres de requérants de dispenses, avec la mention de ou des universités visitées28 Des sondages ont montré la crédibilité de ces données.

Intérêt historique

14Les premiers a faire des recherches prosopographiques sur la population étudiante ont, sans contredit, été les historiens du droit. Déjà au XIX^e siècle, l’Autrichien Luschin von Ebengreuth, a constitué une database avant la lettre de tous les juristes du Saint-Empire qui ont étudié en Italie29. Le travail de Luschin est continué par un groupe de chercheurs sous la direction de F. Ranieri au Max Planck Institut für europäische Rechtsgeschichte à Francfort sur le Main30. Un projet analogue est mis sur pied en Espagne et au Portugal31. Pensons également au projet sur l’Université de droit d’Orléans32, aux travaux de Sällström (1957) et de Stelling-Michaud (1955, 1960) sur Bologne, au livre de Fédou (1964) sur les hommes de loi à Lyon au moyen âge. Le but des historiens du droit est de reconstruire le monde juridique du passé. Ils s’intéressent plutôt à l’histoire intellectuelle et institutionnelle et à l’évolution des sciences juridiques. Un même genre de répertoires existe d’ailleurs pour d’autres disciplines33.

15Dans cette optique, il est intéressant de lire les préfaces et les introductions des travaux considérés sur le but de l’ouvrage, sur la position de problèmes et sur les méthodes envisagées. On peut parler d’une césure au milieu des années soixante-dix. On pourrait même parler d’avant ou d’après Stone34, ou plus concrètement, d’avant ou d’après l’apogée de l’histoire sociale et de la méthode prosopographique. Si les historiens d’avant mettaient plutôt l’accent sur les aspects intellectuels, culturels ou éducatifs, les auteurs d’après s’intéressent principalement au fonctionnement social de l’enseignement supérieur, à la relation entre le savoir universitaire et la société.

16Dans la pratique, les différences ne sont pas tellement prononcées. Il est vrai que le point de vue peut différer ainsi que la manière de poser le problème et que dans les conclusions on met l’accent autrement Tous les ouvrages faisant des reconstructions historiques, traitent dans une certaine mesure des questions suivantes :

• le nombre et la répartition des étudiants dans le temps,

• la répartition des étudiants dans l’espace, le rapport entre ville et campagne, région industrialisée et agraire, etc.

• le rapport des universitaires (effectifs et/ou gradués) avec l’ensemble de la population

• la pérégrination académique ;

• le milieu social des étudiants et la mobilité sociale en relation avec les études ;

• les perspectives de carrière et le problème du surplus d’universitaires.

17A un degré moindre, les auteurs se préoccupent également des problèmes suivants :

• l’éducation pré-universitaire ;

• l’éducation para-universitaire et autres types d’enseignement supérieur dans la région ;

• la corrélation avec la situation économique et financière de la région,

• patronage, clientèle et réseaux familiaux dans le monde universitaire,

• la relation entre les besoins d’intellectuels et le nombre réel d’universitaires ;

• les activités intellectuelles et culturelles des universitaires.

Les résultats

18Est-ce que le rendement historique correspond au temps et à l’énergie qui ont été investis dans ce genre de recherche ? En d’autres termes, avons-nous une meilleure connaissance du monde universitaire et de sa fonction sociale dans l’Europe d’avant 1800 qu’il y a trente ans ? Certainement35. Notre connaissance s’est fortement améliorée, et notamment dans les domaines suivants :

• affinement dans les méthodologies et dans l’interprétation des données quantitatives ;

• vue générale et par pays, des conjonctures universitaires (effectifs et gradués) : ville/campagne, capitale/province région industrielle ou agraire ;

• évolution dans le choix des disciplines, mise en rapport avec le milieu social et les débouchés sur le marché de l’emploi,

• évaluation et révision de la thèse de Curtis (1962) sur le surplus des intellectuels, les soi-disants intellectuels frustrés, et de Stone (1964) sur la révolution éducative vers 1600 ;

• l’abandon du concept des périodes de gloire et de déclin de l’université grâce à une meilleure connaissance de la fonction sociale des universités à différentes époques ;

• la professionnalisation des professions libres et la mise en place d’une bureaucratie munie d’officiers professionnels et qualifiés,

• les mécanismes du recrutement professionnel, le rôle de la qualification professionnelle, du milieu social et familial, du patronage et de la clientèle dans la distribution des emplois ;

• la transmission du savoir et des idées par le truchement de l’université ; notamment la relation entre l’université et la confession religieuse.

Conclusions

19Quelles conclusions pouvons-nous tirer du status questions sur la reconstruction du milieu universitaire au niveau régional ou local à l’aide de la prosopographie ?

20Il est possible de faire des reconstructions prosopographiques pour toutes les périodes. Les résultats obtenus dépendent largement de la disponibilité de sources universitaires. Mais, l’absence de matricules universitaires ou de registres de promotion peut partiellement être compensée par d’autres sources. Le succès augmente si on dispose d’un bon nombre de travaux auxiliaires comme par exemple des dictionnaires biographiques, des répertoires généalogiques, des études quantitatives et qualitatives sur la stratification sociale et la situation économique, sur la démographie, les écoles, les institutions, etc. Pour le moyen âge, on devra, par conséquent, se contenter de reconstructions moins complètes et plus spéculatives que pour la période moderne, ce qui n’implique pas qu’elles soient moins représentatives pourune meilleure connaissance du fonctionnement social de l’université médiévale.

21L’emploi de l’ordinateur n’est pas indispensable. La plupart des ouvrages cités dans cet exposé n’ont pas été rédigés à l’aide de cet instrument. Mais il est certain que dorénavant aucun historien n’entamera encore un pareil projet sans l’aide de l’ordinateur. Les jeunes chercheurs y sont déjà bien préparés.

Liste bibliographique