1. Problématique et sources

1Les chapitres que l’historien néerlandais Rentier Post (1894-1968) a consacrés au clergé séculier et régulier dans son livre de 1954, intitulé Kerkelijke verhoudingen in Nederland vóór de Rejbrmatie van ± 1500 tot ± 1580 ("Les situations ecclésiastiques aux Pays-Bas avant la Réforme d’environ 1500 à environ 1580"), constituent aujourd’hui encore l’ouvrage de base sur le clergé aux Pays-Bas pendant la période du passage du Moyen Age aux Temps modernes2. De façon nuancée, Post décrit la diversité du clergé séculier et régulier dans beaucoup de domaines. Il a construit son exposé autour de nombreux exemples qui se rapportent surtout au nord des anciens Pays-Bas Pourtant, Post écrivait fréquemment en se basant sur très peu de recherche déjà accomplie, qui, elle, était pour la plus grande partie de caractère descriptif. Quoiqu’il ait essayé, selon ses dires, "de dresser des statistiques, ou du moins d’utiliser des chiffres", souvent il ne disposait pas d’assez de données pour étayer ses paroles vraiment de façon quantitative.3

2Aujourd’hui, après l’introduction de la méthode prosopographique et de l’ordinateur dans les études médiévales, il est possible de dresser une image qui soit statistiquement crédible et historiquement pertinente d’une partie du clergé dans une certaine région pendant le bas Moyen Age et les débuts des Temps modernes. Ici, il s’agit des curés, c’est-à-dire des clercs ayant charge d’âmes, qui ont oeuvré entre 1400 en 1570 dans les paroisses des doyennés de Hilvarenbeek, Cuijk et Woensel. Jusqu’en 1559 ces doyennés faisaient partie de l’archidiaconé de Campine, un des sept archidiaconés du diocèse de Liège. Ils occupaient environ un quart de la surface de l’immense diocèse de Liège avant l’établissement des nouveaux diocèses en 1559-1561. Grosso modo, le territoire de ces trois doyennés correspond à la province néerlandaise du Brabant du Nord de nos jours.

3L’unité de recherche comprend, comme déjà dit, la collectivité des clercs qui avaient charge d’âmes, dans cette période, dans cette région. Cette fonction pastorale comprend l’ensemble des tâches sacrales et non-sacrales d’un curé officiel d’une église paroissiale, à savoir l’exécution de la liturgie, l’administration des sacrements, la prédication, la catéchèse et la visite des malades. En premier lieu, il s’agit de ceux qui possédaient un bénéfice avec charge d’âmes (cum cura animarum), en second lieu, il s’agit de ceux qui s’acquittaient en tant que remplaçants de la charge (officium) attachée à ce bénéfice. L’ensemble des bénéficiers et des desservants constitue le sujet de recherche et en tant que tel ce groupe professionnel est à distinguer d’autres groupes professionnels ecclésiastiques comme les chanoines4, les évêques et les cardinaux, les recteurs d’autels et de chapelles, les marguilliers, les prédicateurs itinérants5 etc.

4Le but de cette étude est d’analyser et de décrire un certain nombre d’aspects de la vie et du fonctionnement du groupe professionnel ecclésiastique ainsi défini, à savoir l’origine géographique, le milieu social, l’éducation, le déroulement de la carrière, l’exercice de la tâche (c’est-à-dire le degré d’absentéisme et de cumul de bénéfices) et la conduite (surtout le maintien du célibat). Ces aspects ont été choisis en fonction de leur sensibilité à la méthode prosopographique. La méthode prosopographique accorde une importance primordiale à la description de caractéristiques externes similaires d’un groupe bien défini et homogène dans la mesure du possible. Ainsi dans le cadre de mon étude sur les curés dans le Brabant du Nord pendant les XV^e et XVI^e siècles, j’ai ramassé systématiquement autant de données que je pouvais concernant les aspects nommés, en visant d’abord une analyse quantitative.

5Dans une étude prosopographique il faut recueillir les données en fonction d’une problématique claire formulée préalablement. Il est nécessaire de formuler avec exactitude les questions auxquelles on veut répondre afin de pouvoir réunir le matériel efficacement. Pour mes recherches j’ai employé comme point de départ un questionnaire quasi-exhaustif dont les questions portent sur les aspects à étudier. L’objectif de ces questions est d’une part d’établir les fréquences (de nobles, d’étudiants, de chanoines, de transgresseurs du célibat parmi les curés, etc.) et d’autre part de déterminer la mesure dans laquelle les aspects divers sont en corrélation.

6Nos recherches n’auraient pas été possibles s’il n’avait pas existé des listes contemporaines avec les noms des clercs paroissiaux, nous permettant de reconstituer la composition de la population étudiée. La plupart d’entre elles se trouvent dans les registres de revenus de l’archidiacre de Campine dans le diocèse de Liège6. Quarante-trois de ces registres sur la période de 1399 à 1562-1563 ont été complètement ou partiellement conservés. Les registres se composent de deux parties. Au début il y a, doyenné par doyenné, un registre des bénéfices ou un pouillé, c’est-à-dire un état des paroisses par ordre plus ou moins alphabétique avec les bénéfices correspondants. Après le pouillé, il y a un "registre d’arrangements et de désignations", dans lequel figurent les amendes et les "droits d’expédition" ou les droits de sceau payés. En premier heu il s’agit de paiements pour diverses faveurs reçues, comme l’admission aux ordres, la permission de célébrer la messe sur un autel portatif, ou celle de prendre possession d’un bénéfice. Ensuite, il y a les composiciones et les quitancie, les paiements d’arrangement imposés à des clercs et à des laïcs ayant transgressé les prescriptions ecclésiastiques. Dans la plupart des cas, il s’agit d’amendes payées par des clercs qui avaient enfreint le célibat.

2. Méthode de travail

a. Listes des paroisses et des curés

7Certes, la première démarche à faire pour arriver à une prosopographie est de réunir les noms des personnes du groupe concerné. Afin de recueillir un fichier de noms des curés actifs entre 1400 et 1570, il fallait d’abord une liste des paroisses, ou plutôt, des églises paroissiales dans la région en question, c’est-à-dire le territoire des doyennés de Hilvarenbeek, de Cuijk et de Woensel Parce qu’il est quasiment impossible de formuler une définition concluante de la dénomination "église paroissiale" pour le bas Moyen Age, j’ai retenu toutes les ecclesie dénombrées dans les pouillés ainsi que toutes les appendices ou (ecclesie annexe), c’est-à-dire les annexes des églises paroissiales. Dans certains cas le manque de données a empêché de déterminer si un heu de culte avait le statut d’annexe ou bien simplement celui d’oratoire (capella). Même dans les pouillés ces termes sont employés de façon très inconséquente.

8La liste des églises paroissiales et annexes concerne 186 paroisses au total. Le doyenné de Hilvarenbeek était le plus grand avec 96 paroisses Les doyennés de Cuijk et de Woensel comptaient respectivement 48 et 42 paroisses. Ces 186 paroisses appartenaient à plusieurs entités politiques. La plupart ressortaient au duché de Brabant, surtout au bailliage de Bois-le-Duc et aux seigneuries de Bréda et de Bergen-op-Zoom.

9L’organisation des 186 paroisses, en ce qui concerne la charge d’âmes paroissiale était loin d’être uniforme Presque toutes les structures sont possibles avec les divers bénéfices7. Ensuite, tous les noms des possesseurs (rectores) de ces bénéfices ont été rassemblés systématiquement, ainsi que les noms des desservants (deservitores ou officiantes) et des coadjuteurs (coadiutores) tels qu’ils sont mentionnés dans les pouillés et dans d’autres registres de 1399 à 1566 et sur les listes de curés dans des ouvrages érudits du XIX^e siècle Après avoir dressé des listes de curés par paroisse, j’ai introduit les données biographiques des curés, provenant des sources et de la littérature, dans une banque de données informatisée. Il s’agit des données suivantes : prénom, nom de famille, éventuellement second nom de famille, patronyme, titre (frère, maître), l’ordination supérieure reçue, trois variantes du nom de famille, année de naissance, date de décès, date ante quem de décès, lieu de naissance, diocèse d’origine, lieu de décès et les années de la première et de la dernière mention En outre, chaque curé a reçu son propre numéro d’identification. En principe, chaque personne n’a été introduite qu’une seule fois dans la banque de données Les prénoms ont été standardisés selon la forme latine. Si un nom de heu était nettement reconnaissable dans un nom de famille, celui-ci a été standardisé aussi. A l’aide de cette banque de données, l’ordinateur pouvait produire des listes alphabétiques par prénom, nom de famille, second nom de famille et patronyme. Ces listes ont facilité le vrai travail prosopographique : le passage au crible des sources éditées et de la littérature pour trouver les mentions des curés concernés.

10L’ordinateur employé dans ce stade des recherches était un microordinateur du type IBM-compatible. C’est le type d’ordinateur que les historiens néerlandais utilisent le plus souvent. Pour le développement de la banque des données j’ai employé le logiciel dBase ni plus, un système relationnel de management d’une base de données (relational database management System)8 Après l’introduction des données biographiques et des données concernant les aspects étudiés, les bases de données ont été et seront analysées par un package statistique, à savoir SPSS (à l’origine Statistical Package for the Social Sciences, maintenant Superior Performing Software Systems).

11Les informations réunies ont été introduites dans neuf bases de données différentes, contenant de l’information sur les sujets suivants : 1 l’identification, 2. les bénéfices avec ou sans charge d’âmes et les fonctions de desservant, 3. le statut éventuel de chanoine séculier ; 4. le statut éventuel de clerc régulier ; 5. les fonctions remplies dans la hiérarchie et les institutions ecclésiastiques ; 6. les fonctions séculières, 7. l’éducation ; 8. les délits ; 9 l’origine sociale. La plupart de ces données ont été transformées en un code d’un, deux ou trois chiffres. Cette approche demande une administration précise dans un livre de code’. Les différentes matrices peuvent être liées à l’aide d’une « clé », à savoir le numéro d’identification de chaque curé, qu’il faut incorporer dans chaque matrice.

b. L’échantillon

12D’abord les noms de 3 083 bénéficiers, desservants et coadjuteurs ont été retrouvés. On a considéré ce nombre comme étant trop grand pour une étude prosopographique approfondie et on a préféré établir un échantillon aléatoire des curés9. Puisqu’il était impossible de retrouver les noms de tous les clercs ayant eu une cure dans le territoire en question entre 1400 et 1570, il fallait, avant de calculer l’échantillon, estimer ce nombre total Deux estimations suivant deux méthodes différentes aboutissaient à un nombre de 3 720 à 4 092 curés différents10. Comme déjà dit, 3 083 curés ont été retrouvés. Étant données ces estimations, il paraît tout à fait justifiable de supposer qu’un maximum de 4 000 curés au total ont été actifs dans la période et dans le territoire en question. Cela veut dire que 77 % au minimum du groupe de recherche potentiel ont effectivement été retrouvés.

13Pour l’échantillon, on a présumé que la population retrouvée était représentative de la collectivité complète. Ce dernier groupe – pour lequel on a assumé un nombre de 4 000 curés – sera indiqué comme cadre d’échantillon fictif A. Le groupe des curés effectivement retrouvés dans les sources et dans la littérature, englobant 3 083 curés, sera identifié comme cadre d’échantillon B. Comme nous étions curieux de connaître les différences entre les trois doyennés, il fallait une stratification de l’échantillon au niveau du doyenné. Par le terme de stratification on désigne un échantillon établi séparément pour chaque échelon, par opposition à un échantillon établi à partir du total. Ceci a l’avantage de pouvoir répondre à chaque question par échelon avec la même exactitude. Malgré le fait que l’échantillon a été établi à l’échelon du doyenné, il est toujours possible de formuler des conclusions sur l’ensemble des trois doyennés. A cet effet, on a déterminé pour chaque curé de cadre B dans quel(s) doyenné(s) il a été actif. A partir de la répartition selon doyenné, on a calculé les nombres de curés qu’il fallait pour notre échantillon. Ces calculs aboutissaient à un seuil inférieur de 471 curés pour le doyenné de Hilvarenbeek, de 381 curés pour Cuijk et de 362 curés pour Woensel, ce qui donne un total de 1214 curés. Dans la pratique, l’échantillon avait une portée un peu plus grande. Dans le stade ultime de l’étude, il restait encore 1259 personnes dans l’échantillon

14Pour ces personnes les recherches ont été poursuivies. Après l’introduction des données biographiques des curés dans une base de données, j’ai fait imprimer une fiche de format A-4 pour noter les données concernant la carrière, l’éducation, la conduite et le milieu social. Ensuite j’ai réuni des données touchant ces aspects pour les curés faisant partie de l’échantillon

3. Évaluation de la méthode : possibilités et impossibilités de recherches prosopographiques

15La prosopographie est une méthode pour étudier les caractéristiques externes et plus ou moins communes d’une collectivité de personnes. A partir d’un nombre d’aspects choisis préalablement on réunit autant de données que possible pour chaque personne qui fait partie de la population en question. Ce sont de préférence des données qu’on peut interpréter à un même niveau, afin d’éviter une comparaison de choses différentes. A cause de cela, des sources sérielles sont les plus appropriées pour une recherche prosopographique. Je disposais quant à moi des pouillés (des registres de bénéficiers), des matricules univer-sitaires, des registres de promotion, des listes de chanoines, de notaires, de membres de confraternités, etc. Toutes les sources qu’on pourrait employer comme des sources sérielles sont bonnes, telles que les obituaires et les nécrologes, les éditions de suppliques et de lettres pontificales, de résumés de chartes échevinales ou d’autre provenance – pourvu que ces éditions soient munies d’un bon index – etc. Évidemment, il faut connaître la nature, la valeur et la crédibilité des sources utilisées Cependant, ce type de recherche ne permet pas de contrôler la véracité de chaque donnée qu’on y retrouve. A cause de la grande quantité d’informations nécessaires il s’avère en effet impossible de faire de distinctions trop fines. C’est aussi pour cette raison que pour mes recherches je me suis borné essentiellement aux sources les plus accessibles, c’est-à-dire aux sources éditées.

16Au cours de ma recherche, j’ai trouvé qu’une approche semblable est très appropriée pour retrouver les études et la carrière des curés ; qu’elle est utile pour retrouver l’origine géographique, mais qu’elle se prête peut-être moins bien à la déterminaton du milieu social. Enfin, cette approche ne se prête pas, ou à peine, à la reconstruction de la conduite ou du fonctionnement au niveau local. En ce qui concerne le milieu social, l’interprétation des données indiquant l’origine sociale d’un individu est difficile à cause du caractère hétérogène des données retrouvées. Pour la reconstruction de la conduite et du fonctionnement local d’un curé (c’est-à-dire l’exercice de sa tâche sacerdotale, les fonctions annexes, le rôle d’intermédiaire culturel, la position sociale et économique), une recherche et une approche différente sont plus indiquées, notamment une étude qui se dirigerait plutôt vers la personne du curé (et sa paroisse) et qui emploierait des sources donnant des renseignements sur cette personne au lieu de sources qui concernent la collectivité. Sans doute une telle étude rapporterait beaucoup plus sur les faits et les gestes d’un curé.

17Mon étude se prête également moins bien à la reconstruction des réseaux familiaux et autres qu’un curé pouvait avoir parce que les membres du réseau autour du curé ne font pas tous partie de la population sur laquelle porte la recherche. Néanmoins, la connaissance de ces réseaux est indispensable pour comprendre le recrutement des curés. Un curé entretenait des relations avec ses parents et était dépendant d’eux, surtout s’il avait un père, un oncle ou des frères influents. Il avait le même genre de rapports avec les possesseurs du droit de collation (abbés, doyens de chapitres, seigneurs locaux), les fonctionnaires ecclésiastiques (doyens ruraux, archidiacres, (co) chanoines sans charge d’âmes, prélats dans la cune), les camarades d’études et les professeurs, les collègues et les autres clercs paroissiaux Comme déjà dit, seulement quelques-unes de ses personnes font partie du groupe en question. Bien sûr, on peut reconstituer le réseau personnel de tel ou tel curé complètement ou partiellement, de sorte qu’on puisse déterminer à qui il doit une certaine fonction, sa prébende ou sa cure, mais cette information est d’une nature tout à fait différente que les informations plus quantitatives comme celles sur l’éducation.

18Cela veut dire qu’à mon avis une bonne étude prosopographique se compose de deux éléments. Le squelette d’une telle étude consiste en une analyse quantitative de certains aspects de la population de recherche. Cette analyse vise une compréhension du degré de l’homogénéité ou bien de l’hétérogénéité du groupe, par exemple en ce qui concerne l’origine géographique, la couche sociale, l’éducation, etc. On peut trouver les informations sur ces caractéristiques plutôt externes surtout dans des sources sérielles et on peut les traiter statistiquement à l’aide de l’ordinateur. La chair sur ce squelette est formée par une description qualitative des sujets tels que la conduite, les relations familiales et autres (n’oublions pas l’importance de ces relations pour le recrutement !) et le fonctionnement au niveau local. On trouve et traite les données concernant ces sujets principalement d’une façon conventionnelle. C’est en donnant des exemples typiques qu’on peut compléter l’image L’ensemble de l’analyse quantitative et de la description qualitative peuvent alors aboutir à un jugement plus complet sur le curé.

19Par l’introduction de l’ordinateur dans ce type de recherches – aux Pays-Bas cela s’est produit une dizaine d’années plus tard qu’en France ou en Allemagne – la complexité des questions posées dans la partie quantitative est devenue plus grande. Or, les appareils et les logiciels disponibles qui vont au devant des désirs des consommateurs et qui rendent une telle étude également possible pour un historien, ne suffisent pas : il faut l’assistance d’un spécialiste en ce domaine. Le fait de mettre l’accent dans mes recherches sur l’aspect quantitatif résulte d’un choix délibéré de tester les possibilités et les impossibilités de ce type d’étude faite à l’aide de l’ordinateur ; c’est une approche nouvelle dans la pratique historique néerlandaise. Cela veut dire qu’une approche qualitative de la problématique des curés ne prend ici que la deuxième place. Les sujets qui seront traités de façon qualitative sont la conduite des curés (surtout en ce qui concerne le maintien du célibat), l’exercice des tâches sacrales, la relation avec les fidèles et le réseau d’un curé. En ce qui concerne ce dernier aspect, j’essaierai également d’examiner le recrutement des curés et le fonctionnement du droit de patronage ou de collation. Pour l’exposé de ces aspects, je ne peux pas me baser sur des statistiques. Il s’agit donc de choisir de bons exemples pour élucider ces problèmes.

20Il va sans dire que la seule présentation de chiffres n’implique pas encore une interprétation. Pourtant, le stade dans lequel mes recherches se trouvent en ce moment ne me permet pas de faire autrement. J’utiliserai le temps de recherche qui me reste pour décrire en détail les résultats du traitement statistique des données. En premier lieu, il s’agit de la description des classements de fréquence, dont je présenterai quelques-uns. En second lieu, il s’agit de la description des résultats de l’analyse de la mesure d’association ou de corrélation entre deux ou plusieurs variables, telles que l’origine sociale, les études et la carrière. Il va sans dire qu’il ne faut pas passer outre le but en s’enlisant dans de l’acrobatie avec des chiffres à deux décimales ; au contraire, il faut chercher des explications et des réponses aux questions qui sont à la base de cette étude. J’espère que mon travail sera alors une contribution à notre connaissance et notre compréhension de la position sociale, intellectuelle et professionnelle d’un groupe professionnel ecclésiastique à la fin du Moyen Age et aux débuts des Temps modernes.

21Comme une illustration de mon évaluation de la méthode prosopographique, je présenterai quelques-uns de mes premiers résultats D’abord, il s’agit de la composition du groupe en question ; ensuite, je traiterai le milieu social et l’éducation des curés. Il faut signaler d’avance que les nombres et les pourcentages donnés ne concernent que l’échantillon contenant 1 259 curés. Avant de tirer des conclusions sur l’ensemble des curés, il faudra peser les données en fonction des rapports numériques des trois doyennés dans cette collectivité11. Ici je ne peux que proposer des premières impressions.

4. Premiers résultats

a. Composition de la population : bénéficiers et desservants

22L’étude prosopographique des curés des doyennés de Hilvarenbeek, de Cuijk et de Woensel a du moins mené à l’observation claire qu’il ne s’agit pas d’un groupe homogène, mais d’un groupe qui se divise grosso modo en deux parties : les curés-bénéficiers et les curés-desservants (table 1). Parmi le premier groupe je compte ceux qui ont possédé pendant leur carrière (souvent parmi d’autres bénéfices) un ou plusieurs bénéfices cum cura animarum dans la région en question. Le second groupe consiste en clercs dont l’activité dans la charge d’âmes se limitait au remplacement (deservire) de ces bénéfices. Il paraît que cette division est remarquablement exclusive. Parmi les 1 259 curés de l’échantillon, un peu plus que la moitié sont des curés-bénéficiers et environ un tiers se compose de desservants. Seulement un curé sur douze a été aussi bien bénéficier que desservant. Ça veut dire que la mobilité à l’intérieur du groupe professionnel n’était que modeste. Autrement dit : les desservants ne devenaient presque jamais des bénéficiers et les bénéficiers n’étaient guère desservants en même temps. Il s’avère qu’on pourra interpréter tous les résultats de l’étude des autres aspects selon cette division binaire.

23Les contingents des chanoines et des clercs réguliers parmi les curés sont de bonnes illustrations de cette constatation. Parmi les 1 259 curés de l’échantillon, il y en a 217 (17,2 %) qui ont possédé au moins une prébende dans un chapitre cathédral ou collégial (table 2). Presque la moitié des chanoines, à savoir 99 personnes, jouissaient de deux prébendes Deux individus ont même acquis des prébendes dans quatorze chapitres différents. En moyenne un chanoine possédait pendant sa carrière 2,3 prébendes. Ces 217 curé-chanoines faisaient partie d’au moins 111 chapitres différents, surtout dans les diocèses de Liège (44 chapitres et institutions comparables), de Cologne (au moins quinze chapitres), d’Utrecht (au moins douze) et de Cambrai (onze). Les autres chapitres se trouvaient dans des évêchés plus éloignés.

Table 2 : Contingent des chanoines dans l’échantillon, ventilés selon le caractère dans la charge d’âmes, en nombres absolus et en pourcentages par colonne

24Comme on pouvait le prévoir, la plupart des chanoines (presque 90 %) se retrouvent dans le groupe des curés-bénéficiers. Ça signifie que pas moins d’un bénéficier sur quatre était en même temps chanoine, mais que les desservants, par contre, n’ont reçu que très exceptionnellement une prébende canoniale.

25Pour être admis à une prébende, du moins dans les chapitres les plus prestigieux, une naissance noble ou un degré universitaire étaient obligatoires. Plus d’un quart des chanoines (63 chanoines ; 29,0 %) était en effet d’origine noble ou patricienne (pour le milieu social, voir plus bas). On peut affirmer avec certitude que plus des deux tiers des 217 chanoines (69,1 %) avaient fréquenté au moins une université. Ainsi, on peut conclure que la majorité des chanoines étaient nobles ou gradués’, selon les exigences.

26Dans les trois doyennés, le droit de collation de presque la moitié des paroisses était entre les mains d’une abbaye ou d’un couvent. Un prêtre régulier était effectivement nommé curé dans 20 % des paroisses. J’ai pu déterminer que 155 curés de l’échantillon appartenaient à un ordre quelconque, c’est-à-dire un curé sur huit (table 3). Parmi ces clercs réguliers, la plupart (88,4 %) étaient uniquement bénéficiers, seulement quatorze (9,0 %) étaient desservants et quatre (2,6 %) étaient les deux. Parmi les curés-bénéficiers un sur cinq était clerc régulier, tandis que parmi les desservants un sur trente seulement l’était. Deux tiers des 155 religieux appartenaient à l’ordre prémontré (102 ; 64,9 %). Cela n’est pas étonnant, vu que six abbayes prémontrées possédaient le droit de collation de plus d’un tiers des églises dans notre région. Les autres faisaient partie de l’ordre cistercien, des ordres militaires (c’est-à-dire de l’ordre teutonique ou de l’ordre de Saint-Jean), de l’ordre des ermites de Saint-Guillaume et des chanoines réguliers (Augustins). Il est remarquable que le nombre de membres d’ordres mendiants, les Dominicains, les Franciscains et les Augustins, soit si restreint (quatre ; 2,6 % des réguliers).

Table 3 : Contingent des clercs réguliers dans l’échantillon, ventilés selon le caractère dans la charge d’âmes, en nombres absolus et en pourcentages par colonne

27En somme, parmi les 691 curés-bénéficiers de l’échantillon presque la moitié (47,8 %) étaient chanoines ou bien religieux. Pour les desservants ce pourcentage n’est que de 4,3 % (vingt curés).

b. L’origine sociale

28L’aspect de l’origine sociale des curés est difficile à étudier. Il reste difficile de soumettre les rangs et les états de la société du bas Moyen Age à une division en classes stratifiées. Il reste même à savoir dans quelle mesure il sera possible de retrouver assez d’informations pour donner une image représentative du milieu social de la majeure partie du groupe étudié, si on ne fait pas une étude prosopographique qui se limite d’emblée à une souche sociale ou une région en particulier12. Comme mes recherches ne se limitent ni à une classe sociale – des membres de toutes les couches ambitionnaient une carrière de prêtre de paroisse –, ni à une région – avec la conséquence qu’une étude approfondie de toute la littérature généalogique disponible est infaisable, il faut dès le début tenir compte de la possibilité que l’origine sociale de la majorité des curés reste obscure. Malgré ce fait, j’ai recueilli autant d’informations que possible concernant les parents, la famille et le milieu social des curés. Dans bien des cas, j’ai pu rassembler en effet des données, bien qu’elles soient de caractère hétérogène. Pourtant, même une généalogie plus ou moins complète ne veut pas dire qu’il serait possible de classer la famille concernée sous une étiquette sociale. La mention de la fonction du père (par exemple comme échevin ou bailli) constitue l’indication la plus utile à cet égard

29Les données concernant le statut socio-financier des curés qu’on trouve dans les registres d’immatriculation universitaire se trouvent sur un autre plan. Parmi les curés, 133 (10,6 % de l’échantillon) se sont inscrits à l’université comme nobiles, divites ou pauperes. Les "pauvres" étaient dispensés (d’une partie) des droits d’inscription, tandis que les "riches" devaient payer la somme déterminée et les "nobles" encore plus que cela. Un étudiant était "pauvre" s’il ne disposait pas d’un revenu régulier payé par ses parents, provenant d’un patrimoine, des bénéfices ou de rentes, ou bien d’une bourse, suffisant pour payer le coût de la vie ou de la pension Tous les autres étaient "riches" : ils disposaient de revenus suffisants pour s’acquitter du coût de la vie13. On peut supposer que ceux-ci faisaient partie des couches moyennes et supérieures de la société. Huit curés s’appelaient des nobiles, soixante des divites et soixante-trois des pauperes. De deux curés on ne peut pas affimer s’ils étaient divites ou bien pauperes.

30En me basant sur ces données hétérogènes, j’ai essayé de classer les curés dans la hiérarchie sociale suivante, dressée préalablement, qui est une classification pragmatique correspondant plus ou moins à la situation dans les anciens Pays-Bas14. En premier lieu il y a les curés issus de la haute noblesse, c’est-à-dire qu’ils étaient des fils de princes, de comtes, de ducs et de grands seigneurs (barons)15. Parmi la petite noblesse, je compte les fils de nobles sans les titres nommés ci-devant et sans le patrimoine conforme et également les fils de personnes récemment anoblies16. J’ai classé les bâtards de nobles parmi la noblesse bâtarde Au patriciat urbain appartenaient les fils des familles représentées pendant des décennies dans la magistrature des grandes villes (Bruxelles, Louvain, Bois-le-Duc) et qui avaient des prétentions nobles. Sans doute la petite noblesse et le patriciat urbain d’un côté et la haute bourgeoisie urbaine de l’autre se recouvraient partiellement. Dans cette dernière classe je compte surtout les curés qui étaient des fils d’échevins urbains. Au même niveau se trouve le milieu des villageois aisés, auquel appartenaient les fils d’échevins ou de baillis de village Les fils de fonctionnaires urbains, de notaires, de professeurs des écoles latines, etc, faisaient partie de la petite bourgeoisie urbaine. Au-dessous de cette petite bourgeoisie, se trouvaient les milieux des artisans, des journaliers qualifiés et la population rurale

31Au sujet de 220 curés (17,5 %) j’ai retrouvé des informations qui me permettent de donner une classification sociale subjective selon le schéma donné. La plupart d’entre eux faisaient partie des couches supérieures de la société (voir table 4). Il s’est avéré qu’il est quasiment impossible de trouver des curés appartenant aux couches inférieures de la société. Plus on descend dans l’échelle sociale, plus il est difficile de coller une étiquette sociale. Nous avons trouvé pour trois curés seulement qu’ils venaient d’un milieu d’artisans, pour deux autres encore, on peut affirmer qu’ils provenaient de couches sociales inférieures. Je ne dispose pas d’indications sur l’origine sociale de 82,5 % des curés (1039 personnes). Si on en déduit les quarante divites universitaires qu’on pourrait compter parmi la bourgeoisie urbaine ou les villageois aisés, même s’il n’y pas d’autres données sur leur milieu social, il reste 999 curés (79,4 %) dont on ne connaît pas le milieu social. Aussi, notre classification sociale est trop rigide. Il vaut mieux décerner seulement trois niveaux sociaux : la noblesse et le patriciat, la haute bourgeoisie urbaine et les villageois aisés, et les classes moyennes et inférieures.

32Pourtant, il est probable que nous avons retrouvé quasiment tous les curés appartenant à la noblesse et au patriciat urbain et un bon nombre de curés d’origine bourgeoise et villageoise aisée. Ces 251 curés (les quarante divites inclus) constituent 19,9 % du total, une proportion minimale qu’on peut avec raison élever à 25 ou 30 %. Comme hypothèse à vérifier, on pourrait supposer que les autres (70 à 75 % des curés) faisaient partie des couches sociales moyennes et inférieures sans qu’on puisse décerner une distinction entre elles.

c. La fréquentation des universités

33Au total, j’ai presque mille données sur des études universitaires au sujet de 558 curés. Pour plus d’un tiers des curés (35,4 %) j’ai retrouvé au moins une donnée assez sûre à propos de l’identification (catégorie 1 ; table 5). Il y a quinze curés (1,2 %) qui ont probablement fait des études universitaires, mais dont le nom figure deux fois ou plus dans les matricules, en sorte qu’une identification univoque est impossible (catégorie 2). Enfin il y a encore 99 curés (7,9 %) auxquels on ne peut pas attribuer des données avec certitude (catégorie 3). Pour 55,7 % de tous les curés, nous n’avons pas de données concernant des études, ce qui ne veut pas du tout dire qu’ils n’ont pas fait d’études supérieures. Les nombres présentés évoquent seulement les informations retrouvées, qui ne sont pas exhaustives ou complètes par manque de sources (par exemple pour l’université de Paris), par la défectuosité de celles-ci (dans les matricules il manque 10 à 25 % des suppôts) et par l’imperfection de la méthode de mes recherches. Il ne serait pas exagéré de supposer qu’entre 40 et 50 % des curés dans cette période ont fait des études supérieures.

Table 5 : Contingent des étudiants universitaires dans la population de l’échantillon, ventilés selon le caractère de la carrière dans la charge d’âmes, en nombres absolus et en pourcentages par colonne

34Il va sans dire qu’il est nécessaire d’établir des distinctions entre ces informations, d’après la catégorie des curés, d’après l’université, d’après la période et d’après le caractère ou la faculté des études. La quantité et la qualité des données ramassées permettent de faire ces distinctions. Si on part de la différence entre les curés-bénéficiers et les desservants, il s’avère que presque la moitié des curés-bénéficiers au moins ont certainement étudié, tandis que seulement un desservant sur six ou sept a visité une université. Sur moins de 50 % des bénéficiers il n’y a pas de données sur des études, alors que le manque de données concerne trois quarts des desservants. On peut en conclure qu’il y avait une grande corrélation entre les études universitaires et une carnère de curé-bénéficier. Le nombre de curés ayant visité une université n’a cessé d’augmenter jusqu’aux années 1550. Parmi les curés actifs entre 1400 et 1425, seulement un curé sur six avait étudié dans une université. Après 1450, c’était déjà plus d’un curé sur trois. Au milieu du XVI^e siècle, un curé-bénéficier sur deux et pas moins d’un curé-desservant sur trois avait fait des études supérieures.

35Il est aussi possible de mesurer l’attraction des différentes universités fréquentées. L’université de Louvain, fondée en 1425 au coeur du duché de Brabant, a été la plus fréquentée par les curés. L’université de Cologne prend la deuxième place. Dans la classe moyenne se trouvent les universités de Paris, d’Orléans et de Heidelberg. Pendant les années 1426-1450, immédiatement après la fondation de Louvain, la fréquentation des universités par nos curés a augmenté considérablement. Cette croissance se situait entièrement à Louvain, car le nombre d’étudiants visitant les universités de Pans et de Heidelberg est tombé presque à zéro, tandis que le nombre des étudiants à Cologne est resté quasiment le même.

36De la même façon il sera possible d’établir des distinctions entre les données d’études d’après les facultés fréquentées et d’après les grades obtenus. Déjà il est clair que, tout comme les étudiants médiévaux en général, les curés ont surtout fréquenté les universités de Cologne et de Louvain pour étudier les arts et que la plupart d’entre eux se sont sans doute limités à une étude ès arts, même sans obtenir de degré17.

5. Conclusion

37Bien qu’une étude prosopographique représente toujours beaucoup de travail, j’estime qu’il est faisable de terminer un tel ouvrage dans un temps relativement restreint (quatre ans) et d’arriver quand même à des résultats valables concernant un nombre restreint de caractéristiques bien délimitées Eventuellement on pourrait limiter son groupe de recherche à un échantillon aléatoire. Alors, mon étude prosopographique des curés comme groupe professionnel ecclésiastique aux XV^e et XVI^e siècles dans une région bien definie s’est révélée raisonnablement productive, dans le sens qu’elle a apporté suffisamment de données pour une description et une analyse quantitative de ses caractéristiques externes, telles que l’origine sociale et le niveau intellectuel. En ce qui concerne l’origine géographique et la carrière ecclésiastique cette étude a également donné assez d’éléments pour une telle analyse. Une description plus conventionnelle des exemples logiquement choisis est plus appropriée pour traiter le fonctionnement du curé, sa conduite, son réseau et son recrutement. Les premiers résultats de cette approche sont encourageants. L’image qui ressort de cette étude présentera une charpente pour un jugement plus complet du curé, surtout du curé-desservant, cet "homme de Dieu, protecteur ici-bas de récoltes et des gens, intercesseur ultime lors du grand passage"18.