1Les relations entretenues avec le savoir par les membres du haut clergé séculier Scandinave du début du XIV^e siècle à la décennie 1530-1540 – qui a vu proclamer l’indépendance des Eglises nordiques à l’égard de Rome et la mise en place progressive de la Réformation – m’occupent depuis de nombreuses années. Afin de les définir et de les analyser, j’examine les caractéristiques intellectuelles de ce groupe ecclésiastique d’un triple point de vue :

• ces clercs sont d’abord des apprentis du savoir. Comment l’ont-ils acquis ? Ce sujet peut s’intituler : "les clercs Scandinaves aux écoles".

• Ils sont ensuite des producteurs ou des reproducteurs du savoir : qu’en est-il de cette vocation de gardiens de la culture savante, revendiquée par les clercs depuis toujours ?

• Enfin, ils sont aussi des consommateurs du savoir à d’autres fins qui ne sont pas intellectuelles : quel rôle le savoir a-t-il joué dans le développement des carrières, dans la réalisation de leurs ambitions sociales et politiques ?

2Mener à bien une telle réflexion suppose, entre beaucoup d’autres approches, de connaître le moins mal possible "l’histoire" individuelle de ces clercs. Mais chacun sait qu’en ce domaine aligner une série de biographies1 est insuffisant pour démonter les mécanismes de l’acquisition et de l’utilisation du savoir. Il devient nécessaire, avec l’aide d’informations spécifiques et cohérentes, de déterminer un ou plusieurs profils-types de l’ecclésiastique de haut rang, ainsi que le devenir de ce profil pendant deux siècles, et de considérer comment s’y insère le champ intellectuel. J’ai donc été engagée à construire "une collection d’observations sur une collection d’individus", c’est-à-dire une prosopographie.

3Actuellement, je dispose d’un corpus prosopographique d’environ 3200 individus : il ne sera pas question ici de discuter de la définition des contours de ma population, des critères d’admission et de leur pertinence. Disons pour simplifier, que dans ma population entre tout clerc qui a détenu au moins un bénéfice canonial dans un chapitre séculier, cathédral ou collégial, ou a accédé à un siège épiscopal, dans les diocèses suffragants des métropoles ecclésiastiques de Lund, Nidaros (Trondheim) et Uppsala, et dans le diocèse de Schleswig. Je termine d’informatiser ce corpus, grâce à une base de données principale et trois autres complémentaires. La collecte des informations se répartit en quatre grandes rubriques :

• la "fiche d’identité" de l’ecclésiastique.

• Son profil culturel : études, grades universitaires, possession de livres, production intellectuelle. Cet aspect est traité plus précisément dans les trois bases de données complémentaires. L’une d’elles, baptisée UNI, englobe l’ensemble de la population estudiantine Scandinave dans le cadre géographique – et chronologique – défini plus haut, et développe le profil proprement universitaire.

• Sa carrière ecclésiastique.

• Sa carnère professionnelle2.

4Le corpus des chanoines et évêques suédois, qui est entré dans ma base de données principale en totalité, comprend 987 enregistrements, et je pense avoir dénombré entre 75 % et 90 %, selon les époques, de l’effectif auquel on pourrait théoriquement parvenir3. Ce pourcentage exprime d’abord les lacunes et la dispersion des sources disponibles ; il sous-estime aussi la part des sans-famille, des dépourvus de grades et de fonctions, bref la part des chanoines les plus obscurs, qui ont peu de chances d’être repérés dans le matériel documentaire. Le corpus est donc imparfait, néanmoins il me paraît suffisamment représentatif pour mener à bien une réflexion de type prosopographique, qui se situe à deux niveaux principaux : au niveau de la prise en compte du groupe et non de l’individu ; au niveau de l’analyse des phénomènes et de leur interaction.

5Comme la formation intellectuelle est au centre de ma réflexion, j’envisagerai ici le seul aspect du profil universitaire des chanoines et quelques problèmes y afférant. Le premier qui se pose est encore et toujours celui de la recherche des informations et d’une évaluation correcte de leur valeur. Ainsi, ne comptabiliser que les mentions des grades acquis ou les quelques allusions à un voyage d’études dans les sources proprement nordiques comme dans les sources pontificales (lettres de provision et suppliques) conduirait à sous-estimer gravement la représentation du corps canonial au sein de l’Alma Mater : tous les gradués ne font pas état de leur titre, loin s’en faut, et beaucoup de chanoines sont allés à l’université sans y acquérir de grades. Leur repérage dans les sources universitaires est donc une nécessité absolue, et cela débouche sur la confrontation d’une liste de chanoines d’une part, et d’une liste d’étudiants d’autre part, telle que les matricules universitaires ou autres sources académiques nous permettent de l’établir, avec les aléas de l’identification et de la fiabilité des données. Pour illustrer ce propos, je prendrai un exemple restreint, celui des chanoines suédois à l’université de Prague4.

6Entre 1367, date où commence le Liber decanorum de la faculté des arts qui enregistre les gradués, et 1409, où la quasi-totalité des étudiants Scandinaves désertèrent avec la nation saxonne l’université bohémienne, j’ai identifié soixante-neuf chanoines parmi les cent quarante-cinq étudiants suédois repérés, auxquels s’ajoutent trois étudiants d’origine danoise ayant poursuivi une carrière ecclésiastique en Suède5 ; douze obtinrent un grade ès arts, cinquante-deux furent inscrits sur la matricule de l’université des juristes à partir de 1372, année de leur sécession, et huit ont poursuivi un double cursus ès arts et en droit6. Il faut y adjoindre trois chanoines dont je connais la présence à Prague seulement par des mentions indirectes et que je n’ai pas retrouvés dans la documentation universitaire. Ces quelques chiffres invitent aux remarques suivantes :

71. La matricule des juristes paraît très complète en ce qui concerne les chanoines suédois ayant étudié le droit à Prague puisque je n’en ai trouvé aucun l’affirmant par ailleurs d’une manière ou d’une autre sans l’avoir repéré sur la matricule : les trois mentions indirectes concernent des artiens. La matricule de la faculté des arts n’étant parvenue que par bribes infimes jusqu’à nous7, nous n’avons à notre disposition que la seule liste des gradués, bacheliers et maîtres, qui délaisse par définition les simples étudiants dans des proportions inconnues. Cette liste des gradués ne propose donc qu’un état minimal, pour une population donnée, de la présence estudiantine à la faculté des arts. Cela est vrai pour Prague, et encore plus pour les universités sans matricules, pour Paris par exemple.

82. Les matricules universitaires, aussi riches de possibilités soient-elles pour le prosopographe, ne sont pas néanmoins totalement satisfaisantes. Il faut se résoudre, en l’absence de toute mention complémentaire explicite, à ne pas pouvoir assimiler de nombreux Johannes Petri chanoines avec les non moins nombreux Johannes Petri étudiants. La situation n’est pas trop désastreuse à Prague, du fait d’une relative précision des mentions annexes, mais à Rostock, par exemple, où de nombreux recteurs ont souvent négligé entre 1428 et 1456 d’indiquer l’origine géographique des immatriculés, la chute du nombre des étudiants aux prénom et patronyme qui ne soient pas purement nordiques est importante dans mes listes, ce qui défavorise sur le plan de la fréquentation universitaire les chanoines Johannes Petri par rapport aux chanoines dont la déclinaison d’identité fait appel à des anthroponymes plus spécifiquement Scandinaves.

9Indépendamment de cela, même quand l’identification est possible, elle est plus ou moins assurée, et j’ai été amenée à affecter chaque identification d’une sorte de coefficient de fiabilité, qui tient compte de la nature de la source, mais qui, je dois l’avouer, exprime surtout l’état de ma conviction intime. Ainsi, je distingue une identification certaine (1), probable (2) et plausible (3). Voici un exemple :

10Un dominus archidiaconus de Suecia a été immatriculé en 1372 dans l’université des juristes. A cette époque, en Suède, il n’existe que trois archidiacres : celui de Skara est totalement inconnu ; il est tout-à-fait improbable qu’il s’agisse de celui de Linköping, Nils Hermansson, dont la vie et les études en France sont bien connues, et qui avait grandement à faire en Suède à ce moment-là ; j’ai donc opté pour l’archidiacre d’Uppsala, Hartlev Hartlevsson, d’autant plus volontiers que ce dernier s’est inscrit à Bologne l’année suivante. Je ne peux néanmoins être tout-à-fait sûre de ce choix. Il est donc noté 3 dans le corpus de Prague (et 1 à Bologne)8.

11Globalement, une incertitude existe pour 10 % de la population universitaire, soit moins de 5 % des chanoines suédois. Le problème est de savoir comment traiter ces incertains : faut-il les exclure ou non des comparaisons entre sous-populations ? Le profil social, la carrière ecclésiastique et professionnelle des trois catégories ainsi définies ne semblent pas présenter de notables différences : avec un écart de moins de 10 %, il y a, dans chaque catégorie, autant de nobles, de dignitaires, d’évêques et de serviteurs de l’Etat, la catégorie trois étant en léger déficit9. Je pense donc que la prendre en compte dans les traitements statistiques ne fausse pas considérablement les grandes tendances du profil universitaire.

12Replaçons maintenant les 75 ecclésiastiques présents à Prague dans la population canoniale de leur temps : je compte 226 membres du haut clergé séculier entre 1371 et 1426, termes ultimes entre lesquels un étudiant de Prague est cité comme membre de l’Eglise suédoise. Le tableau qui suit distingue quelques catégories particulières de chanoines : les nobles, ceux qui ont accédé à une dignité capitulaire et à l’épiscopat, les chanoines détenteurs de fonctions en dehors du cadre du chapitre, et parmi ceux-ci, les serviteurs de l’Etat.

Les étudiants à Prague dans le haut clergé suédois 1371-1426 (le calcul des pourcentages est effectué en colonne)

13Le succès de l’université de Prague, qui a accueilli un chanoine suédois sur trois durant cette période, et pas moins de 70 % des étudiants (75/107), est remarquable, indépendamment même du fait qu’elle bénéficie d’un matériel documentaire exceptionnel. Son rôle ne l’est pas moins. On constate en effet que les chanoines nobles, les futurs évêques et les serviteurs de l’Etat furent les plus assidus. Il existe donc une corrélation étroite entre le voyage à Prague et ces aspects particuliers d’un profil canonial, le plus favorisé sur le plan de l’origine sociale ou de la carrière10.

14La prosopographie révèle la corrélation, elle en facilite et permet aussi de nuancer l’analyse. Je m’explique : que près de la moitié des chanoines nobles désireux de s’instruire se soient dirigés vers la lointaine université bohémienne confirme l’opinion qu’aisance financière et réseaux de relations favorisaient les voyages lointains. Mais l’expatriation universitaire était de toute façon une nécessité pour tous les Scandinaves, y compris les moins favorisés de la fortune ou de la naissance. Or les récentes universités, à la fin du XIV^e siècle, de Cologne et d’Erfurt, aussi proches que Prague, sinon plus, des brumes nordiques, et qui, de ce fait, auraient pu être plus attractives, ne connurent aucun succès avant 140911. Il faut donc que Prague ait proposé quelque chose de spécifique ou de plus avantageux : une faculté de droit, réputée, plus proche que celle de Bologne, plus neutre que celle de Pans, en ces temps de schisme où l’Eglise suédoise était dans l’obédience du pape de Rome.

15La primauté du droit dans les ambitions universitaires des chanoines de Prague est évidente, puisque près de 70 % d’entre eux se sont inscrits directement à l’université de droit. Mieux encore, cette clientèle est composée en majorité de clercs déjà détenteurs d’un bénéfice canonial, voire d’une dignité capitulaire : la matricule donne cette précision pour vingt d’entre eux, mais la documentation non-universitaire signale comme chanoines, avant même la date de leur inscription, encore treize autres juristes12. Cela confirme que beaucoup venaient chercher à Prague non pas en priorité un moyen d’accès à un simple bénéfice canonial, mais le prestige ou les compétences intellectuelles nécessaires à la poursuite d’une brillante carrière dans l’Eglise ou au service du prince, ce que suggère bien le nombre élevé de juristes pragois parmi les évêques et les serviteurs de l’Etat.

16Etre inscnt sur la matricule universitaire ne préjuge pas cependant d’études réellement poursuivies – c’est l’éternel problème des vrais et des faux étudiants – et le très petit nombre de grades obtenus par les juristes (un bachelier et un docteur en droit canon), incite à se demander si cette inscription n’était pas pour la plupart des clercs suédois une simple question de prestige, de curiosité sans lendemain, ou même de routine à l’occasion d’un voyage dont la finalité était tout autre qu’un séjour universitaire.

17Il semble que non. A défaut de preuves proprement universitaires, j’ai recherché les indices d’un séjour effectif et studieux à Prague, et certains se recoupent si bien, qu’ils confirment une réalité qui aurait pu par ailleurs être mise en doute. Ici encore un seul exemple parmi d’autres : le chanoine de Linköping Jon Bonde est inscrit sur la matricule de Prague en 1372. Dans une supplique au pape en 1375, il affirme avoir étudié trois ans le droit canonique. Il convient sans doute d’user des mentions d’études dans les suppliques avec une certaine prudence. Néanmoins, la confrontation des deux mentions permet de constater, d’une part que Jon Bonde ne s’est pas vanté, ce qui revalorise du coup les données des suppliques en matière d’études, d’autre part que son séjour à Prague a été effectif, plus long même que ne l’indique la supplique, puisqu’à la fin d’un manuscrit écrit de sa main, actuellement conservé à Uppsala, il déclare l’avoir terminé à Prague en 137913. Cela ne signifie pas qu’il ait passé la totalité de cette longue période sur les bancs académiques : un des grands intérêts du groupe estudiantin de Prague est de montrer qu’un séjour universitaire pouvait s’intégrer dans une peregrinatio aux intérêts divers. Soit l’étudiant poursuivait ses études dans une autre université14, soit il combinait études et autres activités (affaires ecclésiastiques à régler en Curie par exemple)15.

18La recherche minutieuse d’indices complémentaires permet ainsi de confirmer la fiabilité de la source première : les chanoines suédois furent à Prague des étudiants en droit plutôt studieux16. Bien plus, si je puis utiliser la matricule des juristes de Prague comme un indice fiable de leurs études, j’accrois son exemplarité. Je suis conduite à considérer que la seule prise en compte des grades acquis ne suffit pas, pour évaluer correctement le profil universitaire d’une population donnée. Cela modifie le sens du petit nombre des gradués en droit connus dans les chapitres Scandinaves au XV^e siècle : ce sont les seuls étudiants juristes répérables après l’épisode de la matricule pragoise17, à l’exception des étudiants de Cologne, malheureusement fort peu nombreux parmi les chanoines suédois18. Il ne faut sans doute pas voir les compétences juridiques comme l’apanage d’une élite de clercs gradués ambitieux ayant assis leur carrière sur le prestige de leurs titres universitaires, mais aussi comme la formation habituelle d’un groupe plus étoffé, formation qui nous échappe en grande partie faute de données appropriées. Je restitue ainsi aux chanoines nordiques une place honorable dans le développement général du savoir juridique parmi les clercs de leur époque, et ce n’est pas un des moindres mérites à mettre à l’actif de la prosopographie.

19Ces quelques éléments de réflexion soulignent aussi combien le prosopographe est tributaire de la qualité de ses sources, pour bien compter et pour apprécier correctement le résultat de ses comptes ; en cela, il ne peut se dispenser d’une critique serrée de la documentation disponible19. Celle-ci, d’un autre côté, se révèle, au fur et à mesure du développement prosopographique, parfois plus importante et plus riche de sens qu’il ne le pensait au début de sa réflexion : le prosopographe est donc encore et toujours tributaire de son érudition. Ce n’est pas le moindre de ses fardeaux.

Annexes

Codage de la base étudiants scandinaves (UNI)

Chanoines et évêques de l’Eglise suédoise étudiants à l’université de Prague