Autour de l’empereur Charles VI : "Allemands" et "Espagnols" dans la cour viennoise du premier tiers du xviii^e siècle

1Au premier tiers du XVIII^e siècle, le règne de l’empereur Charles VI, représenta un changement dans la composition de la cour viennoise : à côté de la noblesse autrichienne, allemande, tchèque et italienne y apparut aussi en grand nombre l’espagnole. C’était la conséquence de la paix d’Utrecht, qui adjugea ce pays au petit-fils de Louis XIV, Philippe d’Anjou. Le rival de ce dernier, l’autre prétendant au trône espagnol, Charles de Habsbourg, appelé quelquefois le premier Charles III d’Espagne, mais plus souvent archiduc Charles, après avoir lutté pendant cinq ans pour la possession de ce pays ibérique, dut retourner à Vienne en 1711, après la mort inattendue de son frère l’empereur Joseph Ier, pour recueillir l’héritage du défunt et se faire couronner empereur sous le nom de Charles VI.

2Dans sa suite, mais surtout dans celle de sa femme qu’il laissa jusqu’en 1713 comme régente à Barcelone, arrivèrent à la capitale impériale de nombreux partisans de la maison d’Autriche dans la péninsule ibérique : surtout des Aragonais et des Catalans. Francisco Castellvi de Montblanch, un fidèle chroniqueur espagnol des événements entre 1700 et 1725, nous informe sur quelques personnes venues de l’Espagne à Vienne avec l’impératrice Elisabeth-Christine. Mais cette liste ne contient que les noms des personnes qui appartinrent à la cour de l’épouse de l’empereur Charles V11. Cet ouvrage contient d’autres listes aussi, mais malgré leur richesse, elles sont également incomplètes Le nombre des immigrés venant de la péninsule Ibérique dans l’empire des Habsbourg fut de beaucoup supérieur à cela En 1717, à Buda seule, capitale hongroise libérée à cette époque depuis trente ans des occupants turcs, durent habiter 395 Espagnols2. D’après une liste présentée en 1714 pour mandater une rente, le nombre des immigrés espagnols avec les membres de leurs familles peut être estimé à environ 1 000 personnes3. L’empereur, après avoir réduit le montant de leur rente à 75 %, les obligea finalement en 1716 à quitter Vienne et à s’établir dans le pays de l’empire d’où leur revenu venait, hormis ceux qui étaient employés dans les services publics ou dans l’armée4. Une partie d’entre eux retourna d’ailleurs dans sa patrie après 1725, année où Philippe V leur accorda l’amnistie5.

3Le démarche de l’empereur Charles VI pour limiter le nombre des immigrés à Vienne fut la conséquence d’une attaque des hauts fonctionnaires dits "ministres" allemands contre les Espagnols de la cour viennoise. Mais ce serait une méprise de supposer qu’il s’agit d’une opposition ethnique dans ce cas. Parce que l’empire des Habsbourg fut toujours un ensemble de différents pays avec une multiplicité des peuples, il est par conséquent tout à fait naturel qu’à la cour impénale, le centre du gouvernement, se manifeste également cette variété des nations6. Dans la seconde moitié du XVII^e siècle, pendant le règne de Léopold I^er, le souverain lui-même parlait et écrivait aussi volontiers en italien qu’en allemand, sa langue maternelle. C’était la conséquence de l’influence de la culture, notamment de celle de la musique italienne sur la cour viennoise : l’usage de plusieurs langues fut nécessaire aussi dans la vie officielle. Les pays de la couronne hongroise par exemple, pour pouvoir s’intégrer à l’empire des Habsbourg, malgré le fait que la majorité ne parlait pas l’allemand, maintinrent la tradition médiévale d’une administration latine, une gestion en une langue internationale. En ce qui concerne l’origine sociale même de l’aristocratie de la cour de Vienne, il est important de voir que malgré les tentatives absolutistes du pouvoir central, le rôle des états féodaux resta dorénavant important dans les différents pays de l’empire. Par conséquent, la haute noblesse ancienne, nationale, locale ne s’est pas transformée en une aristocratie de cour. Et comme une noblesse de robe à la française ne s’était pas encore développée non plus dans la monarchie des Habsbourg, dans l’armée, dans les institutions centrales, autour du souverain domina de plus en plus une noblesse venue de territoires différents du point de vue du service de la dynastie. Ce sont donc les carrières bureaucratiques et militaires qui produisirent en définitive une aristocratie de cour, mais une aristocratie cosmopolite en majorité. C’est un facteur qui permet d’exclure le soupçon de conflits ethniques à ce niveau-là.

4En revenant à notre cas concret, l’attaque mentionnée des ministres autrichiens contre les Espagnols ne fut qu’un de leurs conflits quotidiens. A l’arrière-plan de cet antagonisme se cachait une divergence d’opinion de contenu politique7. C’est que, selon les Autrichiens, les -membres du parti dit "espagnol", négligeant les intérêts de l’empire et les réalités politiques, voulaient faire saboter auprès de l’empereur les négociations de paix qui avaient commencé pour mettre fin à la Guerre de Succession, parce qu’une conclusion de paix aurait fait s’envoler en fumée leurs espérances8, semblablement à celles de Charles VI qui prétendit toujours au trône d’Espagne. Sur la base de l’identité d’intérêts, il ne dut pas être difficile d’obtenir la sympathie du souverain qui écouta volontiers leurs projets d’invasion même à la fin de 17159, deux ans donc après la paix d’Utrecht. Il semble que l’empereur fut gagné complètement par le parti espagnol Les sources diplomatiques, les relations des envoyés parlent surtout de deux de ses favoris, les comtes Johann Michael Althan et Rocco Stella. Ce furent sans doute eux qui bénéficièrent le plus de la confiance du souverain. Ce fait se dégage d’ailleurs même du journal laconique de Charles V110. Althan avait la réputation d’être gentil, poli, une personne que l’empereur aimait savoir toujours près de lui : un homme avec lequel son maître, par ailleurs renfermé, plaisantait même11. Par contre, Stella fut considéré par ses contemporains comme hautain, impatient, tout en étant cependant intelligent12. Althan semble n’avoir pas eu à se mêler des affaires d’Etat13, tandis que Stella dut avoir une influence déterminante sur le souverain et que son rôle ne se limita pas aux affaires espagnoles ou italiennes14. Il rendait visite à l’empereur dans la nuit, selon la tradition espagnole, et ils discutaient ensemble15. Avant la réunion de la conférence du cabinet des "ministres", Charles VI parlait avec Stella sur les sujets mis à l’ordre du jour16, bien que le comte ne soit pas membre de ce corps Toujours est-il que, quand la conférence se réunit en l’absence de l’empereur, Charles leur envoya sa décision, déjà prise antérieurement par l’intermédiaire de Stella17.

5Tout ces faits nous montrent sans doute une relation amicale, confidentielle entre le souverain et les deux membres du parti espagnol. Il serait quand-même intéressant de savoir exactement dans quelle mesure ils influencèrent réellement les plus hautes décisions. Sans pouvoir donner une réponse définitive à cette question, j’aimerais attirer l’attention sur quelques circonstances concernant l’influence espagnole à la cour viennoise, souvent répétées par des chercheurs.

6Althan et Stella accompagnèrent Charles en 1704 de Vienne en Espagne, et ils y revinrent également avec lui sept ans après. Tout deux sont venus du milieu du prince Antoin Florian Liechtenstein, ancien précepteur de Charles, majordome auprès du roi d’Espagne. Althan, le neveu du prince Liechtenstein, né en Moravie, commença sa carrière comme page à la cour de l’empereur Léopold I^er, où le jeune Charles, encore archiduc, se prit d’affection pour lui18. Stella, provenant d’Italie du Sud (de Bari exactement) et de basse extraction (il servit d’abord comme un simple soldat de cavalerie et il était chef d’escadron seulement depuis 1701), fut également introduit par le prince Liechtenstein à la cour où cet officier réussit à inspirer de la sympathie de l’empereur Léopold et à son fils Charles. Il devint au cour du voyage en Espagne l’adjudant du roi19.

7Jusqu’à la mort de son père en 1705, Charles eut aussi de la considération pour son majordome, dans sa cour où le prince Liechtenstein représentait entre autres la conférence du cabinet du vieil empereur. Mais après le décès de Léopold I^er, Liechtenstein perdit presque toute son influence sur le jeune souverain. Il ne s’agissait certainement pas dans ce cas de simples divergences personnelles, mais plutôt de la liquidation de l’influence viennoise datant déjà du règne de son frère Joseph I^er. Cela se manifesta dans le fait qu’en même temps le comte d’Ulefeld, officier subalterne impénal et le père Vitus Tonnemann, confesseur de Charles, furent poussés également à l’arrière-plan20.

8La cause de la brouille des deux frères souverains – en dehors du préjugé de Charles, selon lequel son frère, à la recommandation des ministres impériaux, ne lui envoyait pas assez de forces militaires – fut que le roi d’Espagne, à cause de sa situation économique misérable, employait une partie des revenus du duché de Milan pour ses propres objectifs, ceux d’un état appartenant à la couronne espagnole, mais auquel il renoncait dans un pacte familial encore secret en 170321. L’empereur Joseph fut finalement obligé de suspendre toutes sortes de dépenses de la chambre milanaise22.

9C’était donc la cause des efforts du roi Charles pour supprimer toute influence viennoise de son gouvernement. Cela explique aussi, pourquoi même le prince Francesco Moles, ambassadeur impénal d’origine napolitaine qui faisait partie de sa cour, diplomate expérimenté et généralement respecté, n’a pas réussi à gagner son affection23. Il semble être tout à fait logique que son comportement d’élimination ait eu en même temps pour résultat l’avancement au premier plan de la deuxième génération de ceux qui l’ont accompagné dans la péninsule ibénque, de ceux qui venaient également de Vienne avec lui, mais qui, jusqu’à ce moment, ne s’étaient pas encore insérés à la vie politique de la capitale, un non-engagement qui joua à leur avantage dans la politique impériale, et par lequel ils méritèrent la confiance du roi, en dehors de la sympathie personnelle qu’il leur portait.

10Il faut donc considérer, à mon avis, comme un peu légendaire l’affirmation de l’influence des Espagnols sur Charles VI, si répandue dans l’histonographie24. D’une part, comme nous avons pu le constater, ni l’un ni l’autre des deux favoris ne doit son origine à l’Espagne D’autre part, le souverain n’avait pas de contacts tellement étroits avec les plus hauts fonctionnaires et les membres les plus actifs de son Conseil d’Espagne. Selon les sources diplomatiques, le président de ce corps, l’archevêque de Valence, Antom Folch de Cardona, ne fut guère considéré par le souverain25 qui n’a pas retenu à son opinion26. On peut d’ailleurs généralement constater que parmi les Espagnols qui eurent une influence considérable sur l’empereur, aucun ne fut membre de la haute aristocratie27. Malgré cela, il est vrai aussi qu’en feuilletant la correspondance des plus hauts fonctionnaires impériaux, on tombe souvent sur des plaintes contre les Espagnols de la cour. Ce fait désoriente quelquefois les historiens, parmi lesquels il y en a qui disent que le parti des réformes, cette "jeune cour" venant au pouvoir avec l’empereur Joseph Ier serait désorganisée après sa mort28. Mais cela est faux : il serait très facile de démontrer que, contrairement au personnel de cour strictement dit, il n’y a eu aucun changement important dans le cercle des fonctionnaires gouvernementaux29 .

11Toutefois, cela ne veut pas dire que les affirmations des "ministres" des états héréditaires ne méritent pas d’attention. Le membre le plus influent du parti des réformes, le comte Johann Wenzel Wratislaw, chancelier de la Bohême, fut, malgré son amitié avec Charles, l’opposant le plus obstiné des aspirations du souverain concernant l’Espagne30. Ce parti dit "allemand", auquel Wratislaw appartenait aussi, était contre le projet d’acquisition de l’Espagne, en le considérant illusoire dans la situation politique dès le moment que Charles, après la mort de son frère, avait hérité de tout l’empire des Habsbourg31. Faute de mieux, ils ont imputé l’attachement de l’empereur Charles VI à son illusion aux Espagnols de la cour, ne pouvant imaginer que le souverain, conférant même encore en 1717 le titre de comte de Castille32, six ans après son retour de la péninsule, maintienne sa propre conviction quant au royaume d’Espagne sans qu’il ait été nécessaire de la lui inculquer. De plus, les diplomate étrangers qui séjournaient à Vienne informaient leurs maîtres justement de la diminution de l’influence espagnole33. Cela ne contredit pas le fait que l’empereur ait par la suite conservé aussi sa confiance aux comtes Althan et Stella. Mais dans leur cas, il ne s’agissait de rien d’autre que de la conséquence de facteurs semblables : en Espagne, le souverain voulait se libérer de l’influence de la politique de son frère, sans s’appuyer sur les gens du pays, trop engagés par leurs propres intérêts pour pouvoir prendre en considération des aspects souvent purement dynastiques qui contrastaient quelquefois avec leurs ambitions. En revenant à Vienne, dans le milieu des "ministres" de son frère défunt, il ne trouva pas de compréhension pour ses aspirations espagnoles, tandis que les immigrés de la péninsule ibérique ne fournissaient pas d’autres raisons pour être considérés comme impartiaux par le nouvel empereur. Pour ces raisons, il est logique que le souverain se soit appuyé une fois de plus sur les mêmes favoris qui s’attachèrent uniquement à sa personne, qui lui devaient en fin du compte tout, même s’il y en avait certainement d’autres qui étaient plus qualifiés par leurs capacités et leurs mérites.