1"La compétence militaire" était plus ou moins reconnue aux bourgeois de Pans depuis que la royauté avait construit leur statut privilégié1. Pour Max Weber, l’organisation défensive des citadins fut la base du développement urbain occidental2. Mais les milices bourgeoises sont des institutions variées et elles n’ont pas toujours reçu l’attention qu’elles méritent. Leur vitalité a été différente à travers l’Europe : forte en Hollande, faible en France... Les milices tombèrent en désuétude dans la plupart des villes françaises sous Louis XIV. Mais, en plein XVIII^e siècle, elles pouvaient encore abriter de graves enjeux politiques, comme à Francfort en 1705-1732, quand les simples citoyens entreprirent de lutter contre l’accaparement oligarchique du magistrat urbain en s’appuyant sur les positions de pouvoir que ménageait le commandement de la milice3.

2En Allemagne, on a reconnu combien l’organisation de la garde civique reflétait la division des pouvoirs au sein de la cité. Certaines villes, dépourvues ou privées de liberté, étaient gardées par les soldats du prince ; dans d’autres, les métiers, souvent regroupés (en "bannières", dit-on en France), assuraient le service des portes et des murs. Là où le magistrat municipal dominait, les quartiers fournissaient un cadre géographique au rassemblement des habitants4. Les mêmes solutions se rencontraient en France.

3 A Pans, les différentes fonctions (garde des portes et de l’enceinte, guet de nuit, joyeuses entrées...) étaient jusqu’en 1559 réparties entre les métiers et les quartiers5. La monarchie avait souhaité désarmer les Parisiens. Mais le développement des troubles aboutit à une solution inverse : les guerres de Religion redonnèrent vie aux privilèges militaires des bourgeois. La réforme de 1562 fit en effet triompher le principe territorial sur le principe corporatif. Les formes et l’exercice de la notabilité se trouvèrent déterminés pour un siècle par des décisions qui résultaient de l’embarras éprouvé par la monarchie pour gérer la crise religieuse naissante6.

4Il importe de rappeler que les mécanismes qui ont permis avec les guerres de Religion l’épanouissement des solidarités du heu n’avaient pas une nature sociale. L’unanimisme communautaire s’était soudé dans l’exclusion de l’hérétique, corps étranger au peuple catholique La communauté civique, si elle est seule porteuse d’expérience sociale et de causalité historique, se reconstitua dans la référence fondatrice à une communauté mystique Trente ans plus tard, un curé ligueur pouvait faire dire à un "ancien capitaine" : "nous avons esté instituez pour ayder a maintenir la loy de Dieu et nostre saincte religion catholicque et romaine, ensemble pour la deffense de nostre ville et patrie contre l’invasion et oppression des hereticques"7. Une telle vision perdit l’essentiel de sa pertinence après le triomphe de Henri IV.

1. Les modes de désignation des capitaines bourgeois.

5La milice bourgeoise était vécue comme une institution de sociabilité qui se fondait sur la reconnaissance réciproque de la troupe et des chefs C’était un délit grave de déclarer ne pas "connaître" les capitaines, à qui le Bureau de Ville, en revanche, ne manquait pas de recommander de "traiter doulcement les bourgeois". Dans la mesure où le service militaire constituait une lourde charge, en même temps qu’un moyen d’intégration à la communauté bourgeoise, les compagnies étaient le siège de nombreux conflits de tous ordres qu’il importait de savoir prévenir ou guérir8. L’exercice d’un commandement bourgeois supposait la mobilisation de l’"apparence" et sa transformation en "notabilité". Toutefois la question des chefs ne se posait pas seulement au plan local.

6Pour commander ses pairs, un bourgeois devait se trouver investi d’une triple légitimité : au niveau du quartier, celle que conféraient les habitants de la dizaine ; au niveau municipal, celle qu’assurait le serment prêté à l’Hôtel de Ville ; à un niveau général, celle que reconnaissait le roi : juré, comme il se devait, devant "Dieu et sur les Sainctes Evangilles", le serment est en effet remarquable par l’affirmation du lien indissoluble entre le service de la ville et le service du roi9. Ces trois investitures déterminaient trois hiérarchies de service, de responsabilité et de loyauté : elles correspondaient aux fonctions théoriques exercées par la milice, soit le guet, la garde et la défense de la monarchie.

7En vertu de la subordination de la "police des armes" à la police civile, les "commissions de capitaine" étaient "à la provision" du prévôt des marchands et révocables ad nutum par l’Hôtel de Ville sous le bon plaisir du roi10. Le gouverneur et le Parlement de Paris gardaient aussi un oeil sur les opérations. Ces charges (à la différence des offices municipaux civils) n’étaient pas vénales, même à titre coutumier. En 1615, on trouve cependant trace d’une transaction. Un certain Pierre Benoist, "naguères lieutenant au quartier de la rue du Vertboys et rue Neuve Saint Laurent" (un quartier très populaire), était en procès avec son capitaine, Pierre Peu, mouleur de bois appartenant à une famille de boulangers du faubourg Saint-Martin, profession qu’il exerçait sans doute lui-même. Il est question d’une promesse de quarante-cinq livres que Benoist aurait obtenue "pour s’estre desmis de lad charge de lieutenant". Le Bureau de Ville jugea la promesse "nulle avecq desfense aud demandeur d’en faire aucune poursuictes ny demande aud. Pierre Peu, a icelluy qui est a présent lieutenant ou autres". Pierre Benoist fut en outre condamné à aller aux gardes, alors que les officiers vétérans étaient dispensés11. Il était partout loisible de faire vaquer les charges "non vénales" en achetant la démission du titulaire. Mais les commandements de la milice se prêtaient mal à ce genre d’arrangement : pour ne l’avoir pas compris, Benoist s’était laissé duper ; il faut noter que le Bureau de la Ville semble trouver l’affaire insolite Ce qui ne signifie pas absolument qu’elle soit exceptionnelle.

8La triple légitimité qui caractérisait les capitaines bourgeois explique la complexité de leur mode de désignation. L’élection par les bourgeois ou la cooptation par les autres chefs garantissaient un enracinement local. La désignation par le prévôt des marchands et l’enregistrement au greffe de la ville donnaient une investiture centrale. La nomination par le roi et le serment prêté exprimaient la soumission de la municipalité à la monarchie.

9L’élection était le principe primitif, découlant des lettres patentes enregistrées en mai 1562. Estienne Pasquier notait dans une lettre à Monsieur de Fonssomme : "Le Roy de Navarre a enjoinct aux Prevost des Marchands et Eschevins de Paris de nous faire assembler en chaque dizaine pour eslire un capitaine et un lieutenant, sous le commandement desquels nous serons tenus de garder les portes"12... A propos de la révolution ligueuse, en 1588, il rappelait encore les procédures anciennes, où "tous les manants et habitants de chaque dixaine, sans aucun triage particulier d’uns et d’autres, s’assembleraient ès maisons de leurs dixainiers et que là ils procederaient à l’eslection d’un capitaine et d’une lieutenant"13. Pasquier rappelait ces usages pour condamner les pressions des Seize, les ligueurs radicaux, qui tenaient les assemblées électorales à l’Hôtel de Ville et mêlaient leurs partisans aux bourgeois du quartier. Le principe de localité, affirmé par l’élection, constituait donc une référence aux yeux d’un notable royaliste et conservateur, comme l’était Pasquier.

10Les procédures électives donnaient lieu à des assemblées convoquées à l’issue de la messe au "lieu le plus commode qui sera avisé par led. capitaine", la salle d’un collège ou d’un chapitre, le logis de "l’un des plus apparens du quartier"... On appelait chaque bourgeois selon le rôle, à peine d’amende pour les défaillants14. Les votes, émis à haute voix, étaient colligés par le dizainier, parfois suspecté de fraude15. Au XVII^e siècle, l’assemblée de dizaine, si elle était encore convoquée, avait lieu chez le colonel, le lieutenant colonel ou le quartenier. Le scrutin n’avait jamais réuni le corps des bourgeois en son ensemble et il devint alors plus restreint : on appelait vingt bourgeois par escouade ou bien "tous les officiers (c’est-à-dire les sergents et caporaux), bourgeois propriétaires et principaux locataires"16... Dans la bouche du procureur du Roi et de la Ville, en 1655, "l’approbation des habitants... equipolle a une election"17... L’application du principe de la sanior pars apparentait "l’élection" à une cooptation plus ou moins élargie au cercle des notables.

11Selon un usage établi dès 1562, le capitaine enseigne, responsable du drapeau de la compagnie, entretenait des relations privilégiées avec le capitaine en chef qui le désignait parfois de son propre mouvement. Jean Lebeau, procureur à la chambre des Comptes, ne voulait pas être élu enseigne en l’absence du capitaine, le conseiller au Parlement Gaston des Gueux18 Gilles Baussan, avocat, s’excusa sur ce qu’il était "comme fils de famille" pour refuser l’enseigne que le président de La Guesle lui avait "voullu faire cest honneur de luy presenter"19. Cette dépendance se renforça au XVII^e siècle.

12La milice bourgeoise fut d’emblée, avec le développement des conflits religieux, un enjeu que le pouvoir royal n’entendit pas laisser aux hasards des équilibres locaux. Certains capitaines jouèrent un rôle déterminant dans les massacres de la Saint-Barthélemy et la première guerre civile avait également laissé des souvenirs amers. Le principe d’élection dut composer avec une pratique de désignation royale. Henri IIII, en 1585, décida de nommer les capitaines et les lieutenants de sa pleine puissance. Mais ce coup d’autorité n’abolissait pas le principe d’élection, puisque, selon une formule classique, les bourgeois proposaient au choix du roi trois noms. Ainsi on voit comparaître au Bureau de Ville "les habitans de la dixaine de Jullien Huot" (au quartier de Sainte- Geneviève), "lesquelz ont déclaré qu’ilz nommoyent et nomment au Roy pour capitaine de leur dixaine" deux conseillers au Parlement, deux secrétaires du roi, ou bien le lieutenant Bernard Anquetin, qui était procureur, "pour, s’il plaist a Sa Majesté recevoir l’un dessusdicts pour capitaine, supplians Sa Majesté de n’y voulloir admettre maistre.. de Villars" (sans doute aussi conseiller)20. Les intéressés étaient donc toujours formellement consultés, même si "l’élection" revenait au monarque qui préférait des officiers royaux aux "simples bourgeois de Paris", "espérant plus fidèle et asseuré service de ses Officiers qui lui avoient presté le serment de fidélité et estoient à ses gages"21.

13Au XVII^e siècle, les capitaines devinrent dans la prose monarchique les hommes du roi : "nous aurions faict choix de ceux desquelz nostre intention estoit de nous servir esd. charges"22... Le rôle de 1594 sortait du Conseil et était signé du roi et d’un secrétaire d’Etat. L’idéal de la royauté semble avoir toujours été de créer un lien personnel de fidélité entre le roi et les chefs de la garde bourgeoise, le serment étant censé garantir la solidité du lien. Est-ce en relation avec le renforcement des réseaux de clientèle que l’élection des capitaines cessa d’être l’affaire de beaucoup pour devenir l’affaire de quelques-uns ? Richelieu prit grand soin de placer ses créatures (le chanoine Desroches, son secrétaire, les présidents Bullion, Cornuel et Tuboeuf, tous célèbres financiers...) à la tête de leur quartier, sans pouvoir empêcher des opposants dévots, comme le conseiller Scarron ou le président Barrillon, d’être capitaines.

14Le mode de désignation qui semble prévaloir après Henri IV est le suivant : le quartenier dressait l’état des places vacantes et indiquait les personnes qui seraient propres à remplir les charges. A cette fin, il demandait l’avis des officiers en exercice, lesquels transmettaient parfois directement un mémoire au Bureau de la Ville et gardaient toute latitude pour consulter et faire voter leurs bourgeois. L’état remis par le quartenier présentait divers choix et se terminait par la formule "sauf le meilleur avis de vous" : le prévôt des marchands et les échevins décidaient en dernier ressort, mais conformément aux recommandations des ministres, le roi nommant personnellement les colonels. Ces derniers assumaient un pouvoir de médiation et d’arbitrage : pendant la guerre de Paris, l’hiver 1649, le lieutenant-colonel Guillaume Tronson explique que, lors du remplacement d’un capitaine au quartier Saint-Séverin, le lieutenant Serpillon "fit grande brigue pour avoir sa place, qu’il se tenoit comme acquise par ses longs services. Je voulois voir l’intention des bourgeois ; il est certain qu’il eust le plus grand nombre de voix, mais sachant son imperfection de trop boire", Tronson en fit nommer un autre. Serpillon était marchand de vin23 !

15La procédure était donc complexe. En tout cas, le rôle de 1636 est différent des propositions transmises par les quarteniers en 163524. Une bonne entente ne régnait pas toujours : le quartenier du quartier Saint-Antoine signale que le colonel, le président de Chevry, désirait avoir pour enseigne Gervais Gervaise, marchand apothicaire, "lequel n’en tient pas grand conte", "il vous plaira user de vostre pouvoir", demande le quartenier au Bureau de Ville qui condamne en effet Gervaise à accepter la charge, ... sans résultat25.

16Deux principes coutumiers venaient guider le travail des notables : la promotion privilégiée des titulaires des grades inférieurs et la transmission héréditaire. En 1610, par rapport à la période 1594-1598, presque 9 % des capitaines avaient eu de l’avancement, tandis que 7 % avaient hérité. En 1615, par rapport à 1610, le taux de promotion est le même et il dépasse 10 % en 1620 par rapport à 1615, alors que 3 % des capitaines avaient succédé à un père ou à un beau-père. La comparaison des rôles de 1636 et de 1620 semble révéler une progression des deux phénomènes : 14 % de promotions à l’ancienneté ; 8 % de transmissions héréditaires. Entre 1636 et 1651, les niveaux s’établissent respectivement à 14 % et à presque 5 %.

17Les deux principes paraissent avoir eu des conséquences sociales opposées : la promotion favorisait l’élévation de bourgeois modestes qui gravissaient pas à pas les différents échelons de la carrière ; l’hérédité plaçait à la tête des compagnies de jeunes oligarques plus proches des cercles du pouvoir. Rue Saint-Jean de Beauvais, lorsque l’avocat Léon Dollet prêta serment de lieutenant, le marchand de vin Guillaume Allain, auparavant élu lieutenant et ancien capitaine en chef de 1589, se vit donner la charge d’enseigne : la sentence ajoute qu’"ils monteront en degré selon qu’il y aura vacation de charge plus grande aud. quartier"26. Un maître tireur d’or et d’argent, capitaine enseigne en 1635 et depuis lieutenant, préféra démissionner purement et simplement parce que, "contre l’usage et a l’exclusion dud exposant, on s’efforçoit de faire eslection d ’un, caepitaninge aen p, sxpilt’nafcor uçedlamd.o ce qui tourneroit a deshonneur aud. exposant"27. A la fin de la Fronde, au quartier Sainte-Geneviève, un certain nombre de bourgeois, qui étaient avocats et procureurs au Parlement, protestèrent contre l’élection de l’enseigne comme lieutenant (il s’agissait d’un maître peaussier)28. Chacun sentait bien que la promotion à l’ancienneté tendait à restreindre la place des bourgeois les plus éminents au sein du corps des capitaines : en 1643, une déclaration signée de trois échevins certifie que "dans l’ordre de tout temps pratiqué dans l’election des colonels, capitaines"..., on a toujours fait choix des personnes les plus qualifiées "sans avoir faict monter un lieutenant en la place de capitaine, ny un enseigne en celle de lieutenant quand il s’est trouvé des officiers de condition plus rellevée quy les ont voulu accepter, mesmes reçeu des colonels sans avoir passé par aucune desdictes charges selon que l’occasion s’en est présentée"29... A la même époque, le Bureau favorisait le principe successoral aux dépens de l’ancienneté : ainsi un marchand épicier fut reçu lieutenant au faubourg Saint-Jacques à la place de son beau-père décédé, nonobstant l’opposition d’un maître charpentier, un des anciens sergents de la compagnie30. Une même mentalité poussait à considérer tous les types de fonctions publiques comme des biens patrimoniaux : sous la Fronde, l’avocat général Omer Talon, capitaine, jugeait que le président des Enquêtes Jacques-Auguste [2] de Thou avait des droits particuliers sur la colonelle du quartier Saint-Séverin, parce que le célèbre président Jacques-Auguste de Thou, son père, avait été colonel, il y avait près de quarante ans31.

18La désignation des capitaines connut une évolution comparable aux mutations qui affectèrent les offices civils de la Ville, gagnés, en 1633, par une vénalité légale calquée sur le modèle des pratiques appliquées aux offices royaux depuis la "paulette" de 160432. La protection des intérêts des notables l’emportait sur les nécessités de l’intégration communautaire des bourgeois.

2. L’évolution de la sociologie des capitaines bourgeois.

19Des rôles officiels, enregistrés dans les registres de délibérations de la Ville, fournissent des listes de capitaines en 1594 (113 compagnies et 339 officiers), 1610 (348 officiers, plus les faubourgs), 1615 et 162033. En 1636 (354 officiers) et en 1651 (366 officiers, mais manquent les cinq compagnies de l’ancien quartier du Temple avec leurs quinze capitaines), l’élaboration des documents est plus délicate34.

20Durant la Ligue, le recours aux procès jugés par la juridiction de la Ville, compétente en première instance dans les affaires de milice, et aux registres d’écrou des prisons de l’Hôtel de Ville, permet de connaître le nom de 282 capitaines sur 342 en novembre 1589, et de 302 sur 336 en novembre 1591.

21Quelle que soit la source mise en oeuvre, le travail d’identification est difficile : il faut reconstituer la géographie des dizaines (seuls les noms des quarteniers et des dizainiers sont mentionnés sur les rôles) et restituer les professions manquantes d’après des actes notariés qui indiquent en outre le domicile. Si on ne peut éviter le risque de confusion des homonymes, surtout s’ils appartiennent à une même famille, les sources judiciaires permettent de lever bien des incertitudes lorsqu’elles fournissent la signature du capitaine considéré.

22Les capitaines forment corps : ils ont une salle à l’Hôtel de Ville où ils se réunissent ; ils entendent la messe en commun, ils dînent ou goûtent ensemble ; ils ont un doyen (en juin 1652, c’est l’avocat Philippe Piètre, en charge depuis cinquante-deux ans)35, agissent en justice et manifestent une solidarité diffuse36. Le caractère contrasté de leurs appartenances professionnelles n’empêche pas les capitaines de ressentir un sentiment d’identité commune.

23Alors même que l’activité de la milice est intermittente en temps de calme, le taux de renouvellement paraît rapide : plus de 5 % par an entre 1594 et 1610, plus de 6 % de 1610 à 1615, plus de 4,5 % entre 1615 et 1620, 1620 et 1636, 1636 et 1651. Ces taux signifient qu’en quinze ans les effectifs se trouvaient presque aux trois quarts renouvelés.

24Les équilibres globaux (cf. tableau 1) mettent en lumière des tendances durables qui marquent le corps de ville dans son ensemble. On a dû procéder à la constitution d’agrégats statistiques qui présentent les défauts habituels à ce genre de démarche37.

25La catégorie dite ici "grande robe" réunit les magistrats des cours souveraines, soit civiles et criminelles (Parlement, Grand Conseil), soit financières, fiscales et monétaires (chambre des Comptes, cour des Aides, cour des Monnaies). Le second groupe, celui des juges des juridictions de première instance présente la même ambiguïté, le Châtelet et le Trésor voisinant avec l’Election et le Grenier à sel. La classe des gens de robe mêle les "ministres de justice" (clercs de greffe, huissiers, procureurs, sergents...) et les avocats : les premiers sont appelés "honorables hommes maîtres", les seconds "nobles hommes maîtres", distinction sociale essentielle qui traduit une nette différence culturelle, induite par la connaissance du latin et de la science du droit, qui met le barreau sur un pied d’égalité avec la magistrature, alors que les autres hommes de la plume et du bureau savent seulement la "pratique". Cependant avocats et procureurs sont unis dans une même communauté et confrérie placée sous l’invocation de Saint Nicolas38.

26La quatrième catégorie réunit les financiers, officiers ou non (cf. le cas particulier des trésoriers des grandes maisons seigneuriales), les secrétaires du roi ou de sa chambre (qui sont presque tous, à l’occasion, des manieurs d’argent public) et les commensaux qui ont des caractéristiques sociales et culturelles proches.

27La classe des marchands confond les grands et les petits commerçants : hors d’une étude économique, il n’est pas possible d’opérer de distinction ; les célèbres Six Corps comptent les bonnetiers dont l’envergure économique est faible, sauf exception ; et les cinq autres corps réunissent des marchands de gros et des détaillants proches du milieu de la boutique et de l’échoppe (les merciers du Palais, les chaussetiers chez les drapiers, les fourreurs chez les pelletiers) ; les écarts de fortune sont immenses chez les orfèvres ; le statut des marchands de la "provision de Paris" (grain, bois, vin...) présenterait plus d’homogénéité, de même que celui des épiciers et apothicaires. En somme, l’observation de la société parisienne tend à limiter la pertinence de l’opposition entre les activités "mécaniques" (manuelles) et les activités "non mécaniques". Notre dernière catégorie correspond pourtant au monde de l’artisanat, lui-même disparate dans la mesure où certains maîtres maçons ou charpentiers sont des entrepreneurs et architectes, hommes à la fois aisés et cultivés, et où les "mécaniques" côtoient les "non mécaniques". Mais, quand il est question de classement, peut-être les réalités économiques et sociales ne comptent-elles pas plus que les représentations : une société de corps s’exprime au travers d’un vocabulaire dont la dimension nominaliste influence les conduites et les échelles de valeur qui naissent de la perception relative de soi et de l’autre39.

28Car, si les capitaines forment bien corps, un corps à l’intérieur d’un corps plus large, celui des bourgeois de Paris, ils n’en sont pas moins traversés par des distinctions sociales qui déterminent les rapports avec la population qu’ils sont censés encadrer et forment autant d’enjeux perçus comme tels par les intéressés. Si, le 9 juillet 1588, Gilles Baussan, avocat, entend refuser l’enseigne de sa compagnie, ce n’est pas seulement en raison de ses sentiments "politiques", mais parce que le capitaine en chef élu à la place du président de La Guesle est un marchand drapier démis en 1585 : "d’autre costé, ... il est raisonnable de regarder que l’on ne luy puisse rien imputer par ci apres qui soit au deshonneur de son ordre, par ce que, encore que les chefz qui sont dessus la charge que l’on luy veult donner soyent gens d’honneur, toutesfoys il eust esté aultant honnoré soubz Monsieur le president de La Guesle et ne se trouvera en toutes les dixaines de Pans une seulle personne faisant mesme profession que luy" [qui soit capitaine enseigne]40. Cette assertion, en ces années-là, était à peine exagérée.

Tableau 1 : Evolution de la composition sociale du corps des capitaines bourgeois (ville sans les faubourgs)

29Une telle analyse dit peu sur l’événement : seule la Ligue triomphante, à la veille de l’assassinat du président Brisson (un des anciens colonels nommés par Henri III), parvient à réduire la place des officiers royaux, ces bourgeois qui ont un pied dans l’Etat et un pied dans la Ville, au profit des bourgeoisies ordinaires. Les marchands, souvent de "bons marchands", se révèlent les plus aptes à occuper les places laissées libres, tandis que la classe sociale qui passe pour la plus engagée dans l’aventure ligueuse – la "basoche" – atteint son apogée. Mais sans doute la révolution ligueuse n’a-t-elle fait que renouer avec les traditions de la décennie 1562-1572. De même, la prudente reprise en main de 1594 s’est souvent contentée de rétablir les capitaines qui avaient quitté Pans pour rallier la cause royaliste. Le règne d’Henri IV, moins marqué par les ingérences du gouvernement que par le sourcilleux contrôle exercé sur la Ville par les officiers royaux, voit les juges et les financiers (41 %) conquérir une éphémère majorité sur les marchands (34 %)41. A cette époque, les charges de la milice représentaient encore un honneur digne d’être brigué auprès du roi par les serviteurs de l’Etat, comme l’attestent des lettres patentes que le secrétaire du roi Luc Dulis (dont la famille disait être apparentée à Jeanne d’Arc) obtint pour remplacer un marchand linger originaire de Flandre, qui était lieutenant depuis 159442.

30La première moitié du XVII^e siècle semble marquée par de lents glissements : les marchands confirment la solidité de leurs positions en occupant toujours plus d’un tiers des charges, tandis que les artisans en tiennent plus de 10 %. Mais les juges semblent décliner au profit des financiers dès avant le temps des cardinaux ministres. Ce mouvement discret, à peine mis en cause par la Fronde, qui se proclame pourtant si hostile aux traitants et aux partisans, s’observe également chez les délégués des quartiers aux assemblées de ville43.

31Sous le règne personnel de Louis XIII, l’institution municipale semble ne plus mobiliser au même degré les énergies bourgeoises : le nouveau cours politique contribua à éloigner de l’Hôtel de Ville, de ses prestiges et de ses profits, les élites du pouvoir monarchique, déjà obligées de concéder au moins une charge annuelle d’échevin à un marchand depuis un édit de 1615. La milice ne put échapper à ce désintérêt jusqu’au réveil équivoque provoqué par la Fronde. La participation des serviteurs de l’Etat à la milice bourgeoise paraît dépendre d’engagements extérieurs, soit dans les clientèles ministérielles, soit dans les rangs de la résistance plus ou moins dévote.

32La hiérarchie du commandement entre les trois grades d’officier, capitaine, lieutenant et enseigne, semble, dans l’ensemble conforme aux hiérarchies globales qui font la société de corps. Certes, les capitaines bourgeois ne reflètent pas simplement la sociologie des notables au sein de la dizaine. On doit plutôt les considérer comme des éléments substituables dont les relations internes doivent être compatibles avec les structures sociales du micro-quartier. S’il n’y a aucune conformité qui traduise soit des relations de subordination, soit des relations de complémentarité, les compagnies entrent dans des scénarios de conflits et leur fonctionnement se trouve paralysé.

33Les bourgeois désiraient souvent être commandés par un notable de haut statut qui leur renvoyait une image flatteuse d’eux-mêmes et assurait leur protection. Le lieutenant et l’enseigne pouvaient se recruter dans une bourgeoisie moyenne, plus conforme à la tonalité dominante du quartier

34Ainsi le spectre social recouvert par chaque grade est variable : le plus large est celui de capitaine en chef, où l’on trouve aussi bien des ministres que des artisans ; le plus étroit est celui de capitaine enseigne, où l’on rencontre rarement des hommes revêtus d’une autorité publique, si ce n’est, dans les beaux quartiers, quelques magistrats de rang moyen, auditeurs des Comptes ou conseillers du Châtelet .

35En pratique, le lieutenant ne saurait jouir d’un statut social supéneur à celui du capitaine, ni l’enseigne d’un statut meilleur que celui du lieutenant Par exemple, dans le rôle de 1610, 15 % seulement des structures de commandement font apparaître des discordances relatives qui reflètent l’influence d’autres critères de classement, l’âge principalement (ainsi il arrive qu’un artisan âgé commande un marchand plus jeune), la parenté, ou bien l’ambiguité des statuts (un marchand peut avoir le pas sur un petit financier, un avocat sur un juge subalterne...). On peut souvent voir dans ces dissonances l’effet des promotions à l’ancienneté.

36Mais le rôle de 1610 trahit aussi la cohésion professionnelle et culturelle qui caractérisait une majorité des compagnies : à peu près une compagnie sur trois était exclusivement commandée par des gens de robe, magistrats et hommes de loi, plus d’une sur cinq par des marchands seuls ; 3 % par des membres du barreau et de la pratique seuls... Il reste donc seulement 36 % des compagnies où commandaient ensemble des capitaines appartenant aux milieux de la justice et aux milieux du commerce et des métiers. L’espace parisien était marqué par une certaine ségrégation sociale et professionnelle, mais rares étaient les quartiers où l’on observerait des coupures aussi schématiques. Dans la mesure où la complicité des chefs concourait au bon fonctionnement des compagnies, on ne peut s’étonner que ceux qui se ressemblaient se soient assemblés pour commander les bourgeois.

37Les aspects techniques, c’est-à-dire militaires, entraient peu en considération : on en veut pour indice l’âge avancé de nombreux chefs. La milice bourgeoise apparaît avant tout comme un instrument de cohésion sociale. Les impératifs auxquels elle répondait semblent passablement contradictoires. La volonté de contrôle manifestée par le pouvoir royal rejoignait, non sans contradiction, le penchant des bourgeois pour les capitaines les "plus apparents", c’est-à-dire pour des notables qui s’étaient détachés au-dessus de la condition commune déjà assez relevée (résidence stable, participation aux charges communes...) impliquée par le droit de cité En 1597, un commis aux vivres de l’armée, en conflit avec son capitaine enseigne, qui était quand même secrétaire du roi, déclara "qu’il n’iroit point a la garde, qu’il n’en avoit que faire et qu’il voulloit estre commandé d’un plus grand que ledict Le Tenneur"44.

38Un attachement à l’ordre des fonctions se manifeste quand le maître chapelier Victor Moreau déclare à son capitaine, le procureur au Parlement Jehan Emonnot (fameux Seize que le duc de Mayenne fit pendre après l’assassinat du président Brisson), qu’"il n’alloyt a la garde que pour luy faire honneur et qu’il n’en estoit poinct de besoin", mais le même Moreau se plaignait aux échevins que leur capitaine "les foulloit et que un marchand les traiteroit plus doucement que ledict Emonnot"45. Un bourgeois injurie Jacques Gobelin, son enseigne : "n’estoit pas capitaine et n’estoit que masson"46...

39Un autre idéal, égalitaire celui-là, entrait cependant en concurrence avec l’esprit de hiérarchie : à la fin de la Fronde, deux frères, coupables de désobéissances répétées, n’hésitèrent pas à pointer leur fusil sur le capitaine enseigne (un marchand de grain), disant "qu’il fist la garde qu’il vouldroit et que, pour eux, ils s’en monquoient, qu’ilz se disoient et tenoient aussy grands seigneurs que leurs officiers, quoy que, ajoute le plaignant, leur qualité soient d’estre plumetz et garçon de sacq sur le port de Greve"47. Les conflits purement sociaux semblent plus vifs sous la Fronde qu’au temps des guerres de Religion.

40Enfin, quand un minimum d’efficacité semblait requise, les grands notables soupçonnés de tiédeur se trouvaient en butte aux critiques acerbes des simples bourgeois engagés dans le parti ligueur ou frondeur. Une requête de juin 1588 dressait un réquisitoire contre certains capitaines qui ne venaient aux gardes "que par acquit et souvent en robbe indécente et sans aulcunes armes, lesquelz ilz dénigrent et mesprisent comme n’estant de leur vaccation..., ce qui vient en partie pour estre lesd. chefz personnes vieilles et caduques ou qui sont ordinairement et continuellement occupez en aultres plus grandes affaires et charges publicques, soit de justice ou de finance, qui faict que le peuple s’ennuye et, en plusieurs quartiers, ne veult prester obeissance ausd. chefz"48... Mais il faut reconnaître que ce texte significatif marqua le début de l’offensive réglée que les ligueurs lancèrent dans les premiers jours de l’été 1588 pour prendre le contrôle de la milice.

41Une dialectique de la soumission et du conflit dominait ainsi les relations quotidiennes au sein des compagnies

3. Vers une géographie sociale du commandement bourgeois

42L’originalité de notre propos viserait à mettre en rapport l’analyse nominative du corpus constitués par les capitaines de la milice avec les particularités des micro-espaces qu’occupent les compagnies bourgeoises : en somme, le projet de lier la prosopographie des hommes à une prosopographie des quartiers et des dizaines. C’est donc du côté du territoire urbain qu’il convient d’interroger les chiffres globaux que l’on vient de produire.

43Comme on sait, l’Hôtel de Ville, à l’époque moderne, divisait Paris en seize quartiers, auxquels étaient rattachés les faubourgs, sans que le critère de proximité fût exclusif49. Il arrivait que ces quartiers fussent regroupés coutumièrement dans des ensembles géographiques plus vastes, qui sont pour nous mieux adaptés aux exigences d’une perception globale des phénomènes urbains : on distinguait ainsi l’Université, soit les deux quartiers Saint-Séverin et Sainte-Geneviève, selon les appellations de 1588, l’Ile Notre-Dame (aujourd’hui Saint-Louis) étant au XVII^e siècle rattachée à ce dernier quartier. La Cité coincidait avec le quartier Notre-Dame. Ce premier ensemble unissait la rive gauche, les îles et les ponts. Les Halles comprenaient les sept quartiers Saint-Eustache, Saint-Honoré, Saint-Germain l’Auxerrois, Saints-Innnocents, Saint-Jacques de l’Hôpital, Saint-Sépulcre, Saint-Jacques de la Boucherie, soit la région ouest de la rive droite autour du Louvre. La Grève ou le Marais comportait les six quartiers du Saint-Esprit, de Saint-Jean en Grève, de Saint-Gervais, de Saint-Antoine, du Temple et de Saint-Martin, soit la région orientale de la rive droite depuis le débouché du pont Notre-Dame et l’Hôtel de Ville .

44L’étendue de ces quartiers était très inégale : les Saints-Innocents comptaient quatre compagnies, Saint-Martin quatorze. Les effectifs étaient aussi très variables, allant, sous la Fronde, de plus de huit cents bourgeois à quelques dizaines

45En 1562, le découpage des unités militaires avait été calqué sur les circonscriptions civiles qui avaient jusque là fourni le cadre de la garde bourgeoise. Des adaptations de détail modifièrent constamment cette géographie complexe. Mais il n’y eut dissociation qu’en 1636-1638, avec la création d’une dix-septième colonelle au Marais du Temple, bientôt suivie du rattachement de la colonelle de la Grève (Saint-Esprit) à la colonelle du quartier du Temple maintenu (qui couvrait la zone la plus centrale autour du cloître Saint-Merry et de la rue Sainte-Avoie)50. L’inertie du tissu municipal gênait le libre jeu des notabilités : souvent, surtout dans les faubourgs, les bourgeois revendiquaient la création de nouvelles unités, rendues nécessaires par la croissance de la ville. Mais il s’agissait surtout d’une question de reconnaissance sociale. On a l’impression que les Parisiens vivaient là une sorte de contradiction : plus l’umté territoriale était vaste, plus le service de la garde était léger ; mais la petitesse des compagnies favorisait la connaissance réciproque, le sentiment de sécurité et l’émergence d’une notabilité de proximité.

46Le tableau 2 (voir page suivante) donne un aperçu de la physionomie sociale propre à chacune des grandes divisions géographiques retenues dans cette première approche, toujours sans tenir compte des faubourgs. Le commandement bourgeois prête à chaque grand quartier une image bien individualisée : les juristes, juges et praticiens, donnent sa tonalité propre à l’Université dont la Cité se distingue par une implantation marchande en progrès. Avocats et aussi procureurs, en particulier à Sainte-Geneviève, réalisent leur meilleure performance, surclassant même les magistrats. Ces derniers, accompagnés des financiers, dominent le secteur de Grève. Les Halles, comme on pouvait s’y attendre, sont le domaine privilégié de la "marchandise", en particulier la "bonne", qui a ses bastions rue Saint-Denis (merciers), aux Halles (épiciers et merciers) et rue Saint-Honoré (drapiers). Les capitaines bourgeois confirment la géographie de la notabilité qui est connue par d’autres sources, en particulier grâce au "don gratuit" de 157151.

Tableau 2 : Evolution de la composition sociale du corps des capitaines bourgeois par grands quartiers *

47* Le róle imprimé en marge du Plan des colonelles intègre deux compagnies nouvellement créées à l’Ile Notre-Dame (Saint-Louis) et, à l’ouest, les anciens faubourgs enclos dans l’enceinte des Fossés Jaunes ; mais il oublie les cinq compagnies de l’ancien quartier du Temple réunies à la colonelle du Saint-Esprit. Ces compagnies étaient ordinairement commandées par des bourgeois de statut élevé : les cinq capitaines en chefs, qui sont les seuls officiers connus en 1649 sont tous des magistrats des cours souveraines (trois sur cinq en 1652). Ainsi la comparaison du róle de 1651 avec les précédents est biaisée.

48La conjoncture apparaît toujours peu à travers les structures locales du pouvoir bourgeois que laisse entrevoir la sociologie du corps des capitaines Le mouvement semble pourtant homogène, par exemple en ce qui concerne les cours souveraines. La Ligue a laminé les magistrats sur la rive gauche après les barricades de mai 1588. Ailleurs, ils ont mieux résisté à la pression des notabilités secondes52. L’entrée d’Henri IV à Pans leur permet de réoccuper aussitôt les positions perdues, qui d’ailleurs ne devaient pas remonter au-delà du coup d’autorité de Henri III, en 1585. De 1594 à 1615, soit l’époque des derniers Etats généraux d’Ancien Régime, l’ascension des robins est continue. De 1615 à 1636 (en négligeant la Fronde à cause des caractères du rôle de 1651), leur déclin se poursuit au contraire. Le tableau 3 résume la courbe de l’influence des gens de robe, cours souveraines et juridictions de première instance confondues : toutes les régions de Pans connaissent une évolution similaire.

49A quels autres bourgeois profite l’effacement des juges ?

50Les financiers suivent une trajectoire différente : la poussée de 1594 à 1615 est de moindre amplitude (+3 %), mais elle se poursuit jusqu’en 1636 (encore 2 %). L’affaiblissement observé en 1651 se produit exclusivement dans les quartiers des Halles. On peut donc parler d’une consolidation générale

51Les gens de plume, sanctionnés après la Ligue, se maintiennent ensuite. Les avocats sont stables (5,3 % en 1594, 5,2 % en 1615, 4,5 % en 1636) et voient surtout leurs positions s’effriter dans la région de l’Université et de la Cité (de 22,7 % à 17,5 et 14,8). Les gens de pratique (10,6 % en 1594), en recul en 1615 (moins 2 %), améliorent un peu leur place en 1636 (11,6 %), surtout en raison d’une progression assez vive dans l’Université (plus sept points entre 1594 et 1636) et dans la Cité (plus dix points), et malgré un recul aux Halles et en Grève en 1615 (moins cinq points), compensé en 1636, année qui marque l’apogée de la "basoche", en nette régression sous la Fronde, surtout dans l’île de la Cité et dans le Marais.

52C’étaient les marchands qui avaient fait les frais de la réaction robine du règne d’Henri IV ; c’étaient eux encore qui reculaient le plus nettement en 1615 (moins sept points) ; mais, dès 1620, ils avaient retrouvé une partie des positions perdues en 1594. La baisse, plus sensible dans l’Université et la Cité, est suivie d’une belle récupération, sauf aux Halles où elle est constante jusqu’à la Fronde (moins 6 % de 1594 à 1615, moins 6 % encore de 1615 à 1651), au contraire de ce qu’on peut observer à travers l’évolution sinueuse de la Grève.

53Quant aux "métiers", ils semblent se caractériser par une inertie globale qui masque cependant un recul dans l’Université et la Cité et une progression dans la Grève et surtout aux Halles (mais, en 1651, l’ancien faubourg Saint-Honoré a été intégré à la ville). Il semble que le négoce et la boutique écartaient plus sûrement l’artisanat des postes de commandement que ne le faisaient les hommes de la robe ou de la basoche.

54La domination des officiers royaux se nourrissait d’une vision de l’ordre urbain dont la logique se situait au sein de l’Etat monarchique. Laissée à ses seules forces, comme ce fut pratiquement le cas avant l’assassinat du président Brisson en 1591, la Ville semble avoir connu un recrutement plus "populaire" de ses cadres, sans toutefois qu’on puisse nier la bonne intégration bourgeoise de nombreux magistrats ou financiers, comme l’attestent les charges qu’ils ont conservées au plus fort des troubles dans les quartiers de Grève.

55L’intérêt d’une sociologie des cadres de la milice est de donner une image totale de la notabilité, une image qui ne laisse de côté aucune fraction de l’espace citadin. Les bourgeois "mandés" à l’Hôtel de Ville pour élire les échevins ou délibérer des affaires communes, venaient bien souvent des régions centrales de leur quartier. Au contraire, aucune dizaine ne pouvait être laissée sans chefs. Les artisans, qui comportaient eux aussi leur aristocratie, profitaient naturellement des dénivellations de l’espace social pour rendre leurs services indispensables dans les zones de faibles pressions bourgeoises, ces compagnies aux notables rares qui faisaient le souci des autorités.

56L’espace que traduit la sociologie du commandement bourgeois apparaît éminemment politique et mériterait à ce titre une cartographie fine S’y révélerait la complexité des relations internes qui font l’umté de la ville On ne lit pas simplement en effet l’opposition banale entre centre et périphéries, mais une marqueterie compliquée qui est en partie l’expression de complémentarités sociales et économiques. D’un côté, le centre urbain tend à se dédoubler : un premier centre, dont le tissu bâti vieillit, reste gouverné par une petite notabilité traditionnelle, faite de praticiens, de boutiquiers, d’artisans (le quartier du Saint-Espnt, à l’ouest de la place de Grève, en offre un exemple typique) ; un second centre, qui s’entretient et se rénove, reste un "coeur de ville", résidence par excellence des groupes dominants, élites politiques de la magistrature et élites économiques du négoce (le quartier de la Cité répond en partie à cette description). D’un autre côté, se développent deux périphéries unies par une relation organique : la première, populaire et ancienne, est dominée par les maîtres des métiers, spécialement des artisans du bâtiment ; l’autre, aristocratique et construite à neuf, voit cohabiter la finance, l’épée et la magistrature dans un nouvel art de vivre la ville qui n’entretient guère de complicité avec l’ancien civisme municipal. L’hôtel entre cour et jardin ne se ferme-t-il pas à la vie de la rue qui fonde la sociabilité populaire et bourgeoise du Paris d’autrefois”53 ? Les boutiques et échoppes se louent bien dans ces quartiers, mais les couches moyennes, centre géométrique des bourgeoisies, ne s’y rencontrent pas en nombre suffisant. La première des périphéries occupe le nord des rues Saint-Denis, Saint-Martin et du quartier Saint-Eustache ; la seconde trouve ses plus belles expressions dans le Marais du Temple et la région du Palais Royal.

57De manière générale, les quartiers neufs répondaient mal aux exigences de la milice, ainsi la compagnie de la rue Dauphine "composée la pluspart de menuz gens gangnans leur vye au jour la journée, lesquelz au moien de ce ne peuvent satisfaire au commandement"..."et aussy de personnes exemptz desd gardes, comme... ponces" et domestiques du roi, ... "n’y ayant que bien peu de bourgeois aud. quartier qui y pouissent envoyer"54

58L’évolution chronologique permet de discerner un glissement vers le centre des notabilités dominées, la marchandise, le barreau, la pratique..., et une diaspora des notabilités dominantes, les officiers royaux de justice ou de finance, vers des quartiers neufs, le plus souvent périphériques, à l’exception de l’île Notre-Dame (Saint-Louis). L’ancienne noblesse, dite d’épée, est toujours restée extérieure à l’institution milicienne (se contentant au mieux d’envoyer un domestique pour que le service des hôtels aristocratiques soit assuré) : il n’est pas impossible que le pouvoir d’attraction de la noblesse soit à l’origine du lent glissement de la grande notabilité bourgeoise, dont les magistrats, au contraire des financiers, apparaissent comme l’aile la plus casanière. La milice bourgeoise constitue un observatoire partiel des mutations produites par le nouvel urbanisme bourbonien, qui situait ses principes en dehors des logiques propres aux institutions municipales.

4. Le rapport de bourgeoisie et le rapport de communauté.

59Durant la Ligue et durant la Fronde, le commandement de la milice bourgeoise revêtit une importance politique majeure. Les Seize, de mai 1588 à mars 1594, eurent pour principal souci dans Paris l’accaparement partisan des charges de capitaines. En 1648, la personnalité du conseiller Pierre Broussel, dont le frère et le beau-père avaient commandé la compagnie du port Saint-Landry, explique en grande partie la réaction communautaire qui conduisit aux barricades55. Il paraît probable qu’en période de troubles, le consensus ou les dissenssions à l’intérieur des quartiers dépendaient du statut de l’encadrement bourgeois et des rapports sociaux dominants entre la troupe et le commandement. Il est néanmoins vrai que la milice bourgeoise connut de longues périodes de léthargie, correspondant aux époques de paix extérieure et intérieure. Les places d’officiers vaquaient alors pendant plus ou moins longtemps et le sens de l’institution tendait à se perdre. La dernière grande manifestation de la milice bourgeoise fut le défilé qui fêta l’entrée de la reine Marie-Thérèse en 1660. Mais la réforme de la police parisienne, en 1666- 1667, et la destruction des remparts quelques années plus tard firent perdre sa raison d’être à l’organisation militaire des bourgeois : l’ennemi était dans la ville ; le pauvre avait pris la place du horsain, étranger ou hérétique56. Le rapport de communauté avait cessé de définir la bourgeoisie.

60Ainsi la prosopographie d’un groupe socialement hétérogène, mais civiquement cohérent, présente l’intérêt de faire pénétrer au coeur de la société d’Ancien Régime où notre conception du politique et du social n’avait pas encore cours. Dans un univers mental indifférencié, la ville constituait, comme la monarchie, un centre générateur de sens politique. La genèse de la "société civile" et de l’"Etat" passa par une longue période de confrontation, supposant à la fois coopération et compétition. Alors les structures "holistes" de la société de corps furent réduites à de pures et simples qualités privées et porteuses de conflits de classes. La Fronde laissait entrevoir cette évolution, impossible sous la Ligue, quand la communauté mystique fondait les représentations de la communauté civique. On sait, depuis Michel de Certeau, comment la quête d’un principe d’unité se déplaça de l’Eglise vers l’Etat pour la génération dévote qui, en essayant de transposer dans le siècle des Saints les idéaux du catholicisme intégral, trouva dans l’action politique l’expérience de la dualité57. Le service de la Ville, à côté de celui de l’Etat, ne fut-il pas comme le sous-produit d’une conscience déchirée ? Les capitaines bourgeois qui étaient aussi magistrats royaux ne vécurent-ils pas cette "ubiquité", longtemps si prometteuse de réussite mondaine, comme une expérience mineure incluse dans la dichotomie essentielle entre la communauté mystique et civique, d’une part, mystique et royale, de l’autre ?

61La séparation d’avec la commune bourgeoise n’a pas été facile pour les élites du pouvoir qui avaient fait le pari de l’Etat. L’ancien patriciat avait été l’artisan de "l’entente cordiale" entre les bonnes villes et la royauté La recherche d’un accord entre les deux systèmes devint impossible en raison des mutations que connurent les régimes financiers et des ruptures qui avaient affecté "l’élite honorable" tripartite (officiers, hommes de loi, bons marchands). Mais l’idéal de l’union, civique et mystique, dut continuer à hanter les consciences citadines58. Si un jour il est possible de mener à bien une prosopographie totale (comme l’on disait "histoire totale") des capitaines de la garde bourgeoise au XVIIe siècle, l’on comprendra sans doute mieux pourquoi Pans n’abrita pas vraiment une "société d’ordres", mais constitua plutôt une communauté hiérarchique supportée par des confréries et des corps dont les caractères distinctifs, religieux et juridiques, mais aussi sociaux assuraient un accès différencié aux privilèges urbains fondateurs de l’être, du vivre et de l’avoir ensemble59