1Maintes fois au cours de ce colloque et conformément à son titre "Apports et limites de la méthode prosopographique", il a été question de la "méthode" prosopographique. A mon avis la prosopographie n’est pas à proprement parler une méthode mais plutôt une approche caractérisée par un ensemble de questions qui se posent face à un bon nombre de phénomènes de l’histoire sociale, politique, économique, institutionelle, administrative, culturelle etc. La liste des objets de recherche, commençant par les couches sociales supérieures et finissant avec les moins aisées, est longue et les méthodes et techniques auxquelles on doit recourir pour trouver des réponses peuvent être très diverses. Mais ce que toutes les entreprises prosopographiques ont en commun, c’est leur intérêt pour le facteur humain dans tous les phénomènes qui font l’objet d’une recherche historique, pour l’ensemble de personnes qui ont agi dans le cadre d’un gouvernement, d’un état, d’une institution, d’une corporation, d’un chapitre, d’une université, d’une communauté, d’un système économique et jundique etc., qui y ont eu des responsabilités, qui en dépendaient, ou en souffraient1.

2Mon propre champ de recherche, les États Généraux de la France dans la deuxième moitié du XV^e siècle, peut servir d’exemple. Dans ces recherches2 je ne me suis pas intéressé avant tout à l’institution en tant que telle mais aux hommes qui la constituaient. C’est-à-dire aux députés et à leurs familles, à leur formations, à leur fortunes, à leurs carrières et à beaucoup d’autres informations de leur vie publique et parfois même privée, et aussi à leurs électeurs, à leurs partisans, à leurs amis et à leurs adversaires, à leur patronage et clientèle, et au personnel politique qui les entoure Le but principal d’une telle recherche est d’insérer le personnel considéré, les députés aux États Généraux, dans la société dans laquelle ils vivent, société que cette recherche prosopographique devrait nous permettre de mieux connaître.

La prolifération des officiers royaux

3Parmi les problèmes qui se posent et auxquels seule la prosopographie pourrait nous fournir des renseignements plus précis figurent les importantes conséquences sociales et politiques de la forte augmentation du nombre des officiers royaux dans la société française en général et dans la bourgeoisie des villes en particulier à partir du XV^e siècle. A l’époque de la mort de Louis XI, leur nombre est estimé à environ 2440, dont 200 officiers dans les cours souveraines3.

4Même si la vraie accélération du nombre des officiers royaux ne semble commencer que vers 1490 – ainsi les gages que le roi paye à ses officiers passent d’après une estimation du temps d’un million au début du XVI^e siècle à deux millions au début du règne de François 1er4 – ses conséquences sont déjà sensibles au moins quelques décennies avant cette période : "aux alentours de 1490 ils [les officiers en titre] se sont mis à proliférer comme un cancer, dans un organisme sain, et l’heure des "trahisions" (i.e. des idéaux bourgeois) est venue ; ils se constituent en noblesse de ville, coupée de la bourgeoisie de robe, qui, de son côté, prend ses distances vis-à-vis des marchands"5. D’où viennent alors ces officiers, quelles sont leurs origines sociales, quelles sont les caractères distinctifs de leurs carrières, quelles sont leurs attentes, leurs espérances et leurs buts sociaux, et finalement par quels moyens peuvent-ils réussir ? Comment sont-ils considérés par le reste de la société et plus particulièrement par les bourgeois ? Forment-ils un groupe social à part dans la société urbaine ? Quelles sont leurs relations et liaisons avec les autres membres du tiers état ? Toutes ces questions devraient trouver une réponse permettant de pouvoir mieux saisir ce groupe des officiers royaux. Bien que nous disposions d’un catalogue – toutefois lacunaire – des officiers royaux de 1328 à 15156 la recherche prosopographique ayant ce corps politique pour objet vient juste de commencer7.

Critères d’installation des officiers

5On constate que seule l’approche prosopographique nous permet d’y voir un peu plus clair dès que l’on cherche à connaître la réalité sociale cachée derrière les textes législatifs concernant la qualification, les origines ou le nombre des officiers royaux, ou derrière les jugements et les plaintes de l’opinion publique à leur égard. Déjà au XIV^e siècle les rois commencèrent dans leurs ordonnances à fixer certains critères pour la nomination des officiers. En ce qui concerne les relations entre bourgeoisie et officiers du roi nous trouvons en 1303 l’interdiction faite par le roi de nommer les baillis et les sénéchaux dans les lieux de leurs origines familiales8. Le même règlement est renouvelé à la suite des doléances des États Généraux dans l’ordonnance de 13579. Cette prescription qui veut éviter les liaisons trop étroites entre les milieux bourgeois et les hauts officiers du roi est d’ailleurs assez ancienne. On la trouve par exemple aussi dans les constitutions de Melfi de Frédéric II (1231) pour son royaume d’Italie du Sud. Cette règle est accompagnée de l’interdiction pour les officiers du roi d’acquérir des rentes dans leurs jurisdictions10. Le manque possible de neutralité des officiers issus du milieu urbain de leur propre juridiction est explicitement évoqué dans une décision du parlement de 135111. A la fin du siècle et parallèlement à la montée en nombre des officiers royaux, les prescriptions commencent à devenir plus détaillées et à s’adresser à tous les niveaux d’officiers, depuis les baillis et sénéchaux jusqu’aux simples sergents, en essayant d’empêcher que des réseaux de parenté sur place ou de patronage et clientèle décident le recrutement des officiers royaux. L’ordonnance de 1389 et l’ordonnance cabochienne de 1413- elle aussi issue d’une assemblée d’États Généraux – sont très claires en ce qui concerne les lieutenants des baillis, les sénéchaux, les prévôts et les juges : "et auront bons et souffisants heuxtenants au mendre nombre qu’ilz s’en pourront passer, qui ne seront maire, eschevins, consulz ne du conseils des villes où se extendra leur office de leur lieutenancie ; ne feront aussi vicaires ne autres juges soubz eulx de leur lignaige, parenté ou affinité de leur trop espéciale accoinctance pour nourriture ou autre grant affeccion, et ce leur enjoingnons et défendons sur peine de privacion de leurs offices et d’amende arbitraire"12.

6Avec cette ordonnance, formulée par une commission de réforme de ces États, acceptée par le roi contre son gré, sous la pression politique, et annulée par lui même quelques mois plus tard seulement, après la fin des États Généraux, on voulait introduire des réformes dans l’administration du royaume et abolir les abus fréquents – abus au détriment de la population concernée, qui résultaient d’abord de la résidence des hauts officiers en dehors de leur juridiction et ensuite du choix de leurs lieutenants parmi la haute bourgeoisie sur place. Ces textes nous permettent d’entrevoir qu’en réalité il y avait bien souvent des liaisons étroites entre les officiers et le milieu bourgeois. Ils nous permettent aussi de constater la fréquence d’un cumul d’offices par les membres du corps des villes qui cherchaient en même temps avec succès à entrer dans le service du roi

7L’écart pourtant entre les normes et la pratique quotidienne était grand Si le parlement de son coté essayait de mettre en vigueur ces normes dans ses décisions, les rois eux-mêmes – pour de diverses raisons – sanctionnaient les multiples infractions par leur privilèges13 qui exemptaient les quémandeurs des prescriptions de cette législation en acceptant d’autres critères de qualification et en admettant toutes sortes d’exceptions14. En conséquence toutes ces ordonnances ne furent qu’en partie respectées. Dans le cas d’un lieutenant général du bailli de Mantes l’argument fut même inversé Raoul le Gentilhomme put se vanter de sa parenté sur place. La parenté avec "les plus notables gens de [la] ville de Paris" et sa parenté sur place à Mantes étaient des arguments en sa faveur, "ses parents ont esté toujours officiers en lad. ville et les principaulx"15. Le même parlement considérait la parenté entre sergents par exemple comme nuisible à une bonne gestion de l’office et interdisait nomination sous cette condition16. Les plaintes sur les pratiques de l’acquisition des offices et sur l’administration des officiers royaux contenues dans le cahier général de doléances des États Généraux de 1484 par exemple concernant les élus, "que les offices des esleuz qui requièrent gens de littérature, expérience, prudence, conscience et grande cironspection [...] ont esté données à gens de guerre ou à veneurs, et à gens estrangiers, incongneuz et autres gens non lettrez et non expers, qui par autres les ont fait exercer"17 dénoncent encore deux des inconvénients majeurs, d’abord la nomination des gens inçapables en récompense de leurs services rendus au roi ou pour d’autres raisons subjectives, et ensuite l’exercice des fonctions par d’autres. Les faits montrent que ces doléances étaient pleinement justifiées. Malgré la promesse du roi que, conformément aux ordonnances de Charles VII, il ne donnerait ces offices qu’à des "notables et bons personnages, sans faveur ne subornacion"18, la pratique ne changea pas substantiellement. L’absence de fermeté pour appliquer les ordonnances à la lettre, mais aussi un certain manque d’intérêt de la part des rois se font remarquer dans leurs hésitations à fixer les qualifications intellectuelles et professionnelles des futurs officiers Ce ne fut qu’en 1499 qu’une ordonnance prescrivit pour la première fois des grades universitaires, c’est-à-dire une licence ou un doctorat, acquises dans une université bien renommée, pour les baillis, les sénéchaux, les lieutenants généraux et les juges19. Mais si la législation ne reflète qu’une partie de la réalité sociale qui est beaucoup plus complexe et moins rigide on peut aussi observer que la pratique était au moins parfois plus avancée que la loi, c’est-à-dire qu’à cette époque les gradués étaient déjà majoritaires parmi les hauts officiers

Les origines sociales des officiers

8En ce qui concerne leurs origines Gustave Dupont-Ferner avait constaté que la plupart des officiers royaux était issu de la bourgeoisie, particulièrement les lieutenants et les receveurs – qui avaient aussi parfois des origines nobles – tandis que les officiers de la judicature comme, les procureurs et les avocats du roi par exemple, étaient recrutés le plus souvent parmi les familles de robe20. Ses résultats furent confirmés par des travaux récents sur certaines villes et leur milieu bourgeois ou sur le corps des officiers. Ainsi Claudine Billot a montré qu’à Chartres le lieutenant général, le procureur et l’avocat du roi étaient des bourgeois21. Dans son livre sur les corps des officiers de la prévôté de Paris Bernard Quilliet a également pu constater l’origine bourgeoise de la plupart des officiers aux charges moins honorables, telle que receveur des tailles, clerc des aides ou élu. Mais en même temps le recrutement des officiers aux charges plus importantes, par exemple les maîtres des comptes, était fait dans leur propre milieu d’officiers22.

9L’analyse des origines sociales des officiers royaux parmi les députés du tiers état aux États Généraux de 1468 et 1484 a abouti au même résultat23. L’office royal était apparemment un but principal de carrière social surtout pour les fils cadets de la haute bourgeoisie mais aussi pour les couches inférieures qui essayaient d’avancer et de monter l’échelle sociale sans pourtant y arriver très vite. L’ascension sociale avait parfois besoin des efforts de plusieurs générations.

10Malgré les origines bourgeoises de beaucoup d’officiers royaux on observe, au cours du XV^e siècle, un certain éloignement entre le milieu bourgeois et le milieu des officiers. Françoise Autrand a pu montrer dans son étude des membres du parlement de Pans, que pendant la première moitié du XV^e siècle alors que celui-ci se trouvait à Poitiers, – tout en modifiant un peu les résultats obtenus par Robert Favreau qui voyait les écarts entre le corps des officiers et la bourgeoisie poitevine plus grands – "les deux milieux n’étaient donc pas hérmetiquement clos l’un à l’autre24. On pourra probablement trouver dans la plupart des villes françaises – comme j’ai pu le constater également en analysant les procès-verbaux des élections aux États Généraux dans la deuxième moitié du XV^e siècle25 – un certain mélange des deux milieux entre eux, mais un mélange qui a ses limites.

Officiers versus bourgeois

11Si parfois règne l’équilibre dont parle Bernard Chevalier, "harmonieuse alliance dans un même milieu social, des officiers royaux, des gens de justice et des "bons" marchands, il ne pouvait se maintenir en équilibre que si aucune de ses composantes n’en venait à se développer exagérément aux dépens des autres"26. C’est bien souvent le contraire qui pour plusieurs raisons s’est passé. D’une part "la marchandise reste, en principe, un obstacle majeur pour quiconque veut accéder aux offices les plus importants"27, ce qui crée aussi des hostilités. D’autre part comme deux experts de la situation politique dans la deuxième moitié du XV^e siècle, Thomas Basin et Philippe de Commynes, nous le font entendre, la bourgeoisie est de plus en plus attirée par les charges d’offices et les possibilités sociales, politiques et économiques qui s’ouvrent à leurs détenteurs28.

12Finalement, on a pu constater que les études universitaires qui commençaient à cet époque à devenir indispensables pour l’avancement sur l’échelle sociale par l’acquisition d’un office royal – au moins pour les offices les plus honorables – ou pour y maintenir une place acquise jouaient forcement un rôle toujours grandissant dans le milieu des officiers tandis qu’elles rencontraient parfois des réserves dans les milieux bourgeois29

13Dans le milieu bourgeois par contre une hostilité à l’encontre des études va s’articuler qui est probablement née justement de cet antagonisme entre bourgeoisie et officiers du roi. Cette attitude a trouvé cette formule extrême à la fin du XV^e siècle dont on ne sait pourtant pas si elle peut être généralisée : "Volo filius meus pendeat potius quant literis studeat"30 . Mais il y a encore un autre facteur qui met en opposition la bourgeoisie traditionnelle et les officiers du roi. A la fin de ce développement, de cette course aux offices, l’équilibre entre bourgeois et officiers s’est inversé dans beaucoup de villes Très souvent les officiers ont réussi à s’emparer du pouvoir dans les villes avec l’aide du roi. A Amiens par exemple les officiers, qui ne pouvaient pas d’abord devenir membres du conseil municipal, accédèrent au titre d’échevins à la fin du XV^e siècle grâce à leurs compétences juridiques31. La ville de Périgueux a connu la même évolution. En 1497 le juge-mage et lieutenant de la sénéchaussée du Périgord, Jean Tricard, licencié en loi, qui en plus n’était pas issu d’une des familles notables de Périgueux, a réussi à occuper la première position dans la ville, le poste de maire32. A Toulouse finalement les officiers royaux contrôlaient le recrutement du corps municipal33. Le rôle prépondérant que les études commençaient à gagner, à partir de la deuxième moitié de XV^e siècle, même à l’intérieur des villes, pour l’acquisition des offices peut être illustré par la composition du corps de ville de Poitiers. En 1523 les treize maires et échevins étaient des gradués, tandis qu’en 1412 seuls trois d’entre eux l’étaient Pour le reste des 187 membres du corps de ville, la part de gradués avait augmenté dans le même temps de 8 % à 87 %34.

Le profil social des officiers royaux

14Vis-à-vis des bourgeois les officiers royaux – au moins ceux qui avaient des charges plus importantes – disposaient de multiples avantages sociaux, économiques et politiques grâce à leur appartenance à des réseaux. D’abord souvent les officiers ne restaient pas enfermés dans le cadre d’une ville du fait du cumul avec d’autres charges royales, ou, bien souvent aussi, seigneuriales et ecclésiastiques. Ensuite ils étaient plus mobiles et poursuivaient un cursus officiorum qui les amenait dans de nombreux endroits ce qui leur permettait d’entrer en contact avec différents groupes de pouvoir et ainsi d’élargir leur réseau social. Prenons l’exemple d’André Marchant de Chartres : conseiller laïc au parlement de Pans, en 1389, prévôt de Pans en 1413. En 1415 il devint bailli de Chartres et quelques semaines plus tard bailli de Sens et d’Auxerre. Il fut nommé ensuite, en 1417, bailli d’Evreux, en 1418 gouverneur-capitaine d’Orléans et finalement conseiller clerc du Parlement de Pans et, après son transfert, de celui de Poitiers35. Les relations des officiers royaux avec le plat pays, conséquence de leurs diverses activités qui dépassaient en général le cadre d’une ville contrairement aux officiers de la ville où ils résidaient et qui les faisaient sortir du cadre bourgeois et urbain, a joué aussi en leur faveur. Leurs succès lors des élections aux États Généraux de 1484 – un succès qui s’affirmera encore plus clairement lors des élections aux États Généraux du XVI^e et du XVII^e siècle – sont dûs en partie à leurs positions beaucoup plus indépendantes vis-à-vis des intérêts d’une seule ville que celle des maires, des échevins ou des autres membres des corps 36 municipaux36 .

15Un autre facteur décisif en faveur des officiers était le processus qui à travers des mécanismes différents rendait les offices héréditaires, c’est-à-dire la survivance, la résignation et finalement la vénalité déjà bien répandue au XV^e siècle37. Dans ce milieu d’officiers qui en même temps tendait à se fermer s’établissaient donc quasiment des dynasties fondées sur les filiations directes ou les lignages collatéraux. La composition de la Chambre des aides en 1468 et les difficultés qui en résultaient est un bon exemple de cet aspect. A cette époque elle était quasiment hors service parce que deux groupes familiaux s’y combattaient, parfois même à coups de poings38. Parmi les deux présidents, sept généraux et cinq conseillers de la chambre, il y avait deux groupes de proches parents, l’un avec trois et l’autre avec quatre membres. Les autres généraux et conseillers – à l’exception de deux d’entre eux – s’associaient à ces deux groupes ce qui avait pour conséquence l’incapacité de la chambre à travailler parce que les conflits internes l’occupaient entièrement. A l’intérieur de cet petit groupe d’officiers on retrouve aussi un parent d’un autre officier qui était député aux États Généraux de 1484, Pierre Compaing, issu d’une famille influente d’Orléans -un autre exemple pour ces réseaux de familles d’officiers dont les membres figurent dans les cours souveraines et dans les villes, ce qui leur permettait de faire avancer efficacement les affaires et les intérêts de leurs membres39.

16Mais en dehors de ces liens de parenté, les officiers sont liés entre eux par des liens de clientèle à la noblesse d’épée, ce qui les distinguait encore des bourgeois. J’ai déjà mentionné les interdictions pour les officiers d’acquérir des rentes dans leurs juridictions afin de les empêcher de se lier trop étroitement sur les lieux de leurs fonctions. Mais ce qui se passait réellement fut une vraie course des officiers aux seigneuries. Ils les achetaient et esayaient par ce moyen d’acquérir la noblesse réalisant ainsi un but commun à beaucoup d’officiers. La famille Jossard de Lyon qui a été étudiée par René Fédou peut servir de modèle pour illustrer la carrière et la réussite d’une famille d’officiers40. Le fondateur de cette dynastie fut un marchand de draps (✢avant 1388) dans une petite ville près de Lyon. Il envoya deux de ses fils à l’université – probablement à Pans – pour y faire leurs études. Ils acquirent tous les deux des grades universitaires. Après la mort prématurée du cadet, l’aîné devint bourgeois de Lyon. Il entra aux services de l’archevêque et du sénéchal de Lyon, fut nommé juge des ressorts et réussit finalement à être annobli par le roi. Lui-aussi envoya ses fils à l’université. Après leurs études, ils se tournèrent directement vers les seigneuries devenant chevaliers et quittèrent de nouveau la ville. Leurs trois soeurs furent mariées à des nobles. Dans cette famille les offices et le droit de bourgeoisie ne furent rien de plus qu’une étape nécessaire d’une durée limitée, donc un stage de transition, pour avancer dans la hiérarchie sociale en direction de la noblesse.

17Ce que je viens de montrer peut être souligné sur une base plus générale, par les résultats d’une comparaison de l’origine des députés du tiers état aux États Généraux de 1468 et 1484, qui fait ressortir le profil social très différent des officiers royaux et des bourgeois. Pour pouvoir comprendre cette démarche il faut savoir qu’en 1468 environ soixante-onze villes41 furent convoquées pour envoyer deux députés laïques de leur ville à Tours où se rassemblaient les États. En 1484 le mode d’élection des députés avait été changé A cette date il y avait environ soixante-dix circonscriptions qui couvraient tout le territoire, où en général, ou trois ou six députés devaient être élus -un pour chacun des trois états dans la plupart des circonscriptions et deux dans quelques grandes circonscriptions. Les conséquences de ce changement pour les villes étaient sensibles. Là où, en 1468, une ville pouvait élire seule ses députés elle devait en 1484 se mettre d’accord avec deux, trois, parfois dix ou même plus de dix autres villes pour élire un ou deux députés. Le résultat était à prévoir et les Beaujeu qui avaient favorisé ce nouveau mode d’élection pour les États Généraux de 1484, en profitaient pour maintenir leur pouvoir. Les officiers royaux sortaient des élections du tiers état avec une large majorité de 66 (62,9 %) parmi les 105 députés. Seulement 21 (20 %) des députés étaient de purs bourgeois sans offices royaux ou seigneuriaux. La composition du corps des députés de 1468 avait été inversée, date à laquelle les corps de ville organisaient et dominaient les élections aux États Généraux. L’antagonisme entre ces deux groupes, les bourgeois d’une part et les officiers d’autre part, ressort très bien de cette comparaison. Les deux groupes se distinguaient aussi par leur formation. Le nombre des gradués dans chaque groupe est très différent. En 1468, les députés bourgeois avaient 27,6 % de gradués dans leurs rangs, tandis que 77 % des officiers royaux qui avaient un mandat de député en 1468 étaient gradués. En 1484 le tableau reste à peu près le même : 69,4 % des officiers royaux étaient gradués tandis que seulement 14,3 % des députés bourgeois avaient des grades universitaires. Les mêmes remarques peuvent être faites concernant les titres de noblesse des députés du tiers état. Ici aussi beaucoup plus d’officiers royaux que de bourgeois avaient acquis des seigneuries et des titres de noblesse ou allaient encore le faire au cours de leur vie42. Je ne veux pourtant pas démontrer l’existence d’une évolution sociale entre 1468 et 1484 Ce qui ressort de cette comparaison est l’état de cette société à la fin du XV^e siècle alors que les différences entre le milieu bourgeois et le milieu des officiers royaux devenaient de plus en plus évidentes. Ces deux sessions d’assemblées d’Etats Généraux nous permettent de focaliser sous des angles différents le même tableau de la société française où les officiers royaux commençaient à se constituer en quatrième état à partir de la deuxième moitié du XV^e siècle43.

18Une recherche prosopographique sur ce quatrième état reste encore à faire ainsi que de nombreuses études de cas pour confirmer ou modifier ce tableau d’une bourgeoisie qui perdait de plus en plus de terrain contre les officiers royaux. Ceux-ci avaient tendance à monopoliser les relations entre le roi et ses sujets et réussissaient au fur et à mesure à devenir les principaux intermédiaires entre le roi et les bourgeois, et plus généralement entre le roi et le reste de la population