Le chemin vers l’informatique

1Lorsque je finissais mon mémoire de maîtrise en 19801 sur une famille paysanne, les Bouvié, le cap d’une généalogie classique était déjà franchi et un travail de "généalogie sociale et économique" venait d’être accompli. De plus, comme cette famille appartenait aux plus riches du village languedocien, il était intéressant de la mesurer non seulement en fonction de son poids économique, mais aussi en fonction de son comportement vis-à-vis de l’exercice réel du pouvoir dans le village.

2Au premier abord, cette étude semblait être consacrée à une seule famille paysanne (Bouis/Bouvié) installée sur son gros mas2 (La Caumette) à la périphérie d’un village languedocien (Notre-Dame-de-Londres) depuis le XV^e siècle. Mais comme l’impitoyable droit d’aînesse, régnant en cette terre languedocienne, excluait les enfants cadets de la succession des biens familiaux, j’ai tenté de suivre leur sort, ce qui aboutit à une chronique familiale au sens le plus large possible, incluant plusieurs branches familiales qui étaient éloignées les unes des autres ; cette chronique familiale n’avait évidemment plus comme cadre le seul mas de la Caumette, ni le village de Notre-Dame-de-Londres, mais celui d’une dizaine de villages du Bas-Languedoc.

3Lorsque j’étendis mon investigation, pour la préparation d’une thèse, à toutes les familles de Notre-Dame-de-Londres, le problème de la quantité des documents, autrement dit des informations à traiter se posait d’emblée. En cette année-là, en 1981, les premiers PC firent leur apparition. Bien que néophyte en la matière, l’univers inconnu de l’informatique me paraissait nécessaire et tentant pour entamer cette recherche sensiblement plus vaste. Mais comment choisir l’outillage informatique, notamment le ou les logiciels, quand on ignore tout dans ce domaine ? Cependant, un seul critère guidait mon choix : le futur logiciel devait permettre la saisie directe des sources languedociennes dans les Archives du Languedoc – les tout récents PCs faisaient entrevoir cette nouvelle possibilité ! – ce qui impliquait automatiquement que la copie des documents devait s’effectuer sans codage de façon à ce que la base de données soit lisible par autrui ; elle devait contenir, selon l’expression anglaise, des machine readable data. Enfin, comme mes travaux pour la maîtrise m’avaient révélé la richesse archivistique du Languedoc, il était indispensable que le futur logiciel permette le recoupement des sources très diverses et hétérogènes pour éviter que mes recherches demeurent limitées par le contenu d’un seul type de source, aussi riche soit-elle

La pratique de l’informatique

4Après une première rencontre avec Manfred Thaller à Göttingen en 1982, je commençai aussitôt l’enregistrement des principales sources communales du village de Notre-Dame-de-Londres (Hérault), les registres paroissiaux et d’état civil, les recensements nominatifs, les compoix, contribution foncière et cadastre, etc. Constatant que les liens parentaux et familiaux – mais socio-économiques aussi ! – ne s’arrêtaient pas aux frontières du terroir du village et que CLIO permettait la création d’une base de données cohérente qui respectait le contenu des sources languedociennes, je commençai à étendre le champ de mes recherches à d’autres villages languedociens3, voire à des villages rhénans4, afin de créer une véritable base de données historiques régionale dont j’allais définir l’orientation à plusieurs occasions en France et à l’étranger5.

5Mais il était tout à fait illusoire d’engager seul une investigation d’une telle ampleur. Aussi ai-je contacté un certain nombre de personnes afin de les gagner au projet de la création d’une base de données historiques régionale sur le Languedoc avec CLIO. Le fait qu’elles ne possèdent aucune expérience en informatique en général et dans le travail avec CLIO en particulier, n’était pas un obstacle majeur. Dès que deux jeunes collègues se joignirent à ce projet, une association fut créée en juin 1985 au nom de l’I.R.H.I.S. ; celle-ci disposait certes de toute la méthodologie informatique que j’avais développée au Max-Planck-Institut für Geschichte depuis 1982, mais il lui manquait l’indispensable reste : les personnes formées pour la tâche future – les deux autres membres ne connaissaient pas du tout le travail avec CLIO –, le financement et le matériel informatique. Il a fallu attendre deux ans avant l’achat du premier matériel informatique (juin 1987) permettant le début de la saisie des documents d’archives par des étudiant(e) s. Mais, ces étudiant(e) s, il fallait les former à toutes les étapes du travail d’abord, qu’il s’agisse de la simple lecture du document d’archives et de l’apprentissage de CLIO en particulier, voire même de l’informatique en général dont ils n’avaient aucune connaissance. De plus, la documentation du logiciel – qui était sur le point de sortir sous sa nouvelle forme, appelée KLEIO – étant en allemand, j’ai dû la traduire en français afin de créer une première base cohérente pour la compréhension de la nouvelle version de KLEIO.

6En dépit de ces handicaps, j’ai relevé le défi et j’ai formé les jeunes étudiants (en licence) à la paléographie et à l’informatique (traitement de texte, CLIO, etc.) pendant qu’ils enregistraient parallèlement les sources selon mes modèles.

7Ainsi, durant un peu plus de deux ans, c’est-à-dire depuis le début des travaux (été 1987) jusqu’en automne 1989, la base de données d’avant la création de l’I R H I S.6 a pu être augmentée des archives communales de Saint-Martin-de-Londres, Mas-de-Londres, Rouet, Brissac et Pérols.

Le choix des sources languedociennes

8Mais de quelles sources s’agissait-il dans la création de cette base de données historiques languedocienne ? Bien entendu, les sources dites sérielles se prêtent mieux à l’appétit de l’historien employant l’outil informatique, que les sources que j’appellerai "prosaïques", telles les très riches minutes notariales par exemple. Parmi les sources sérielles, trois types s’avéraient probants depuis le début de mes travaux sur Notre-Dame-de-Londres en 19827. Les deux premiers types de sources (les registres paroissiaux et d’état civil, les recensements nominatifs) relèvent du domaine démographique et sont en fait complémentaires. La troisième famille de sources (compoix, contributions foncières et cadastres) appartient au domaine fiscal et traite plus précisément du foncier, autrement dit de la possession de la terre au niveau de chaque commune.

Les registres paroissiaux et d’état civil

9Pour qui veut traquer l’homme du cru à travers les documents afin de le sortir de l’anonymat et de lui reconstruire une identité, voire de le faire revivre le temps d’une ou de plusieurs phrases, le recours aux registres paroissiaux et d’état civil, véritables pièces maîtresses du patrimoine archivistique de chaque commune, est indispensable : les nombreux historiens-démographes français nous l’ont magistralement démontré depuis Louis Henry et Pierre Goubert. Quant à l’ancienneté des registres paroissiaux en Languedoc et plus particulièrement des registres des communes des garrigues montpelliéraines sur lesquels je travaille avec CLIO/KLEIO depuis 1982, nous sommes loin de l’assiduité des curés bretons dont certains commençèrent à rédiger les actes au XV^e siècle8. En effet, les séries deviennent complètes et la qualité des registres suffisante seulement au XVIIIe siècle, surtout à partir de la Déclaration Royale du 9 avril 1736. La réticence et la discipline des curés languedociens semblent se refléter dans le début des séries conservées aux Archives Départementales de l’Hérault : Brissac (1623), Mas-de-Londres (1776), Notre-Dame-de-Londres (1715), Rouet (1686) et Saint-Martin-de-Londres (1763). Les débuts des séries des villages voisins sont tout aussi variables : Causse-de-la-Selle (1646), Les Matelles (1652), Saint-Bauzille-de-Putois (1739) et Viols-le-Fort (1696). De plus, on sait que l’enregistrement des enfants morts en bas âge fut constamment négligé par beaucoup de curés français. Jacques Houdaille a proposé, pour la France des campagnes, une estimation des sous-enregistrements. Selon ses estimations9, le Sud rural semble être, une fois de plus, sensiblement en retard par rapport au Nord. Le sous-enregistrement des décès des enfants (0 à 4 ans) resterait encore un véritable fléau dans les registres mortuaires à la veille de la Révolution Française malgré un recul important depuis le début du XVIII^e siècle, car il nous cacherait presque la moitié des enfants décédés en bas âge dans les régions rurales du Sud de la France10. Et pourtant, malgré toutes les imperfections des registres paroissiaux languedociens, ils ont l’énorme avantage d’appartenir à une famille de sources sérielles qui existent dans d’autres pays et régions d’Europe aussi. Les historiens-démographes ont vu très juste : c’est précisément l’utilisation presque exclusive de cette source "européenne" qui a rendu leurs résultats comparables entre les différents pays sans oublier le rapprochement des méthodes d’investigation. Car, au fond, tous les actes de baptêmes, mariages et sépultures sont la description d’événements sociaux (mariage) et biologiques (naissances, décès) qui sont identiques partout et ne connaissent pas de frontières territoriales et politiques. Créer une base de données historiques à partir des registres paroissiaux et d’état civil, c’est ouvrir la voie vers une comparaison – telle que je la pratique avec quelques communes rhénanes de l’ancien duché de Gueldres11 – avec d’autres régions de l’Europe d’autant plus que les méthodes d’investigation sont identiques12.

Les recensements nominatifs

10Les recensements nominatifs sont le corollaire presque indispensable des registres paroissiaux et d’état civil, lorsque l’on a l’intention d’étudier une population donnée sous ses aspects les plus divers. Si les registres paroissiaux et d’état civil montrent l’individu sous un angle social et familial relativement restreint lors de l’événenement précis (baptême, mariage, sépulture), ils nous permettent néanmoins de placer cet individu dans son environnement familial et social par une approche généalogique longue et compliquée (reconstitution familiale automatique). Quant aux recensements, ceux-ci constituent en quelque sorte le raccourci de la source et de la méthode précédentes, car ils jettent une lumière instantanée, tel un r flash, sur l’individu et son environnement familial et social à une date précise. De plus, l’utilisation de plusieurs recensements, rapprochés dans le temps, permet de mieux cerner les cycles familiaux et les événements sociaux (mariages, émigration, immigration) et biologiques (naissances, décès) sans pour autant être toujours aussi précis que les registres

11La raison essentielle de la pratique des recensements est résumée par J et M. Dupâquier : "Partout où le pouvoir se constitue, on énumère... pour des raisons fiscales et militaires... Recenser devient indispensable pour gouverner"13. Et pourtant, malgré l’intérêt des recensements pour le pouvoir, il n’existe pas de document suffisamment fiable – en France et dans de nombreux autres pays d’Europe – avant la Révolution Française, époque charnière entre les âges historiques, celle-ci clôt l’ère pré-statistique et préfigure, en tant qu’ère proto-statistique, la proche période statistique des XIX^e et XX^e siècles.

12Parfaitement consciente des résultats immédiats que les recensements nominatifs peuvent fournir aux gouvernants, l’Assemblée Nationale, ayant détruit les anciennes structures politiques en France, sonne le glas des traditions dites pré-statistiques pour se pencher sur le comptage systématique des citoyens – français ou pas – de la jeune République une et indivisible ; de leur effort "proto-statistique"14 naîtra ce que nous poumons appeler enfin l’ère statistique, dans laquelle entreront successivement les autres États d’Europe aussi, soit par la voie de l’occupation française sous Napoléon15, soit par adoption ultérieure, sans y avoir été forcés, après la fin des guerres napoléoniennes. De ce fait, cette source n’est pas particulière à la France, ru au Languedoc, au contraire : à l’instar des registres paroissiaux et d’état civil, on retrouve les recensements nominatifs "à la façon française", pourrait-on dire, dans de nombreuses régions d’Europe à partir de la Révolution Française, et incitent à nouveau à la comparaison entre ces dernières. Les années révolutionnaires (1789-1799) ont certes été riches en requêtes, de la part du pouvoir central, auprès des maires et des directoires de district et de département pour réaliser des recensements nominatifs ; mais les exécutants locaux étaient dépassés par le travail et "le résultat est un immense gâchis : des tonnes de papier noirci entre 1789 et 1799, il ne subsiste que des épaves"16. La dictature de Napoléon met les Français au pas avant de faire régner son ordre sur (presque) toute l’Europe aussi durant plus d’une décennie. Nous lui devons beaucoup de morts17, mais aussi des recensements nominatifs qui deviennent de plus en plus fiables sous la houlette du chimiste montpelliérain, Jean-Antoine Chaptal, et ses successeurs. Ces enquêtes, notamment celles de 1806 et 1812, sont les précurseurs des recensements quinquennaux en France qui débutent en 1836 après une longue phase marquée par une absence totale de la pratique des recensements nominatifs18. Apparemment, ces recensements français servirent de modèle aux tentatives de comptage au Luxembourg19 ou en Belgique20. Quant à l’Angleterre, des recensements décennaux ont déjà eu lieu à partir de 180121. Il est désormais évident que les recensements nominatifs des XIX^e et XX^e siècles représentent, en dépit de certaines différences dans leur forme, une source "européenne" et rejoignent à cet égard les registres paroissiaux et d’état civil. Ici aussi, le regard du chercheur au-delà de ses frontières s’impose pour ses recherches et des comparaisons inter-régionales sont loin d’être une fiction historique.

Les cadastres

13Jusqu’ici, n’ont retenu notre attention que des sources à prépondérance démographique ; celles-ci ne constituent point une particularité du Languedoc. Cependant, comme cette province appartient au grand Midi de langue occitane où la tradition écrite est de règle depuis des temps immémoriaux – par rapport au Nord "barbare" et coutumier –, le Languedoc compte à son avantage archivistique l’existence de documents que le Nord de la France, voire les pays du Nord de l’Europe ont droit de lui envier : il s’agit des cadastres anciens que l’on appela les "compoix" qui ont été confectionnés principalement dans le Sud de la France22 durant l’Ancien Régime (en gros du XVI^e siècle à 1789). Le compoix est, comme ses successeurs (contribution foncière, cadastre) une source fiscale, car c’est à partir de ce document que fut évaluée la part que chaque contribuable devait payer à la taille royale. Ainsi, l’impôt fut levé dans les anciens pays de taille réelle sur les biens fonds et non sur la personne, comme ce fut le cas dans les anciens pays de taille personnelle, autrement dit : le Nord de la France. Ceci nécessitait, à l’évidence, la confection de cadastres ou de compoix qui n’étaient autre que des registres contenant l’état des biens fonds de chaque propriétaire avec leur consistance et l’estimation de leur produit ordinaire. Si ces registres ne portaient, à l’origine, que sur les biens roturiers, ceux-ci furent complétés, au XVIII^e siècle, par un "cahier des biens nobles" que les communautés étaient obligé d’ajouter à ces registres fonciers suivant les arrêts de la cour des Comptes de Montpellier23.

14La pratique d’établir les compoix est ancienne : elle remonte, dans certaines régions, aisément au XVI^e siècle, voire même aux XV^e et XIV^e siècles, comme celui de Bessières en Haute-Garonne qui date de 1354. Citons d’autres exemples de compoix précoces qui sont plus proches de Montpellier : Argelliers (1531), Bessan (1500), Les Matelles (1558), Montpeyroux (1500), Saint-Jean-de-Fos (1512). Malgré les difficultés et le prix élevé que représentait la faction d’un compoix, certaines communautés possèdent une série impressionnante de ces si précieux registres ; rappelons à nouveau l’exemple de Bessan dont les compoix datent de : 1500, 1582, XVI^e siècle, 1695, 1699 (qui est en fait une copie du XVIII^e siècle), 1717, 1781, 1787.

15Ayant ajouté les successeurs du compoix, que sont les contributions foncières de la période révolutionnaire (1789-1799) et les cadastres qui surgissent au début du XIX^e siècle et qui se succèdent jusqu’à nos jours, ces trois sources nous fournissent une formidable occasion, de par leur dénominateur commun – le foncier –, de parcourir les cinq derniers siècles languedociens (XVI^e-XX^e siècles). A la rigueur, l’on pourrait faire abstraction de l’homme languedocien, le temps d’une série de commandes quaero, index, repertorium, situs... de KLEIO, pour écrire, à partir de ces sources uniquement – c’est-à-dire sans les croiser avec les sources démographiques précédentes –, "l’histoire sans l’homme"24, autrement dit : l’histoire des terroirs, de leurs parcelles, de la végétation ; ceci serait une histoire presque écologique.

16Mais l’enregistrement des sources démographiques interdit tout cantonnement à un seul type d’archives, en l’occurence les cadastres, et appelle nécessairement au croisement des sources entre elles afin de décrire l’homme languedocien dans son environnement non seulement familial et social, mais aussi économique.

17Après la reconstitution automatique de toutes les familles de ces villages languedociens, des milliers de biographies populaires seront dorénavant à portée de main – au sens tout à fait concret du terme, via le clavier de l’ordinateur – enrichies d’informations issues de documents très divers à commencer par les cadastres.

Les biens nationaux

18Suivant toujours la logique de la possession de la terre au sein des sociétés villageoises du Languedoc, mes recherches ne peuvent pas laisser de côté une autre série de sources qui aident peut-être à mieux cerner l’impact de la Révolution Française dans les campagnes languedociennes. En enregistrant les enchères de la vente des biens nationaux25, il sera possible de prendre la mesure exacte du transfert des biens nationalisés et de déterminer les couches sociales, voire même les familles, qui auraient profité de cette aubaine foncière dans les communes dont les archives "démographiques" (registres paroissiaux et d’état civil, recensements) et "foncières" (compoix, contributions foncières, cadastres) ont été saisies jusqu’à présent26.

19Peut-être la conclusion de Louis Bergeron s’avère-t-elle exacte lorsqu’il écrit que la mise en vente représente "l’une des rares décisions révolutionnaires qui aient, au fond, suscité un réel consensus social autour de l’État qui en était en outre le bénéficiaire. Après tout, des "aristocrates" et des ecclésiastiques ont, eux aussi, fait leur profit de cette grande mobilisation foncière, au même titre que les riches roturiers et que les plus modestes des acquéreurs"27. Il est clair que je saurais répondre à la question de savoir si les paysans languedociens des garrigues montpelliéraines – et lesquels – ont profité de cette grande mobilisation foncière qu’était la vente des biens nationaux en France. De plus, peut-être saurions-nous davantage sur la question de savoir si les élites paysannes de l’Ancien Régime ont consolidé leur position dominante au sein de leurs villages respectifs, grâce à la Révolution française : de coqs de village, deviennent-ils les notables de "la république au village", pour emprunter cette expression à Maurice Agulhon28, du XIX^e siècle ?

20Enfin, une nouvelle dimension sociale de la base de données s’ouvre à partir de la Révolution Française si l’on y ajoute les listes des volontaires et des conscrits. On verrait notamment plus clairement le tribut du sang que les Languedociens auraient payé à la France, mais aussi, si l’idée de l’appartenance à la nation française avait fait son chemin dans les sociétés villageoises selon l’acceptation ou le refus au service militaire. Par ailleurs, on approcherait du problème épineux des pertes humaines dans chaque village par le biais des départs et retours des soldats du pays car les listes des disparus ne furent pas forcément dressées, comme par exemple dans les communes rhénanes ayant fait partie de l’Empire napoléonien29.

21Sources démographiques et sources fiscales ou foncières, voire militaires se combinent parfaitement en Languedoc, pour créer, avec KLEIO, une base de données historiques régionale à une échelle communale microscopique. Bien qu’elle ne contienne les archives que de cinq communes, elle n’en constitue pas moins un départ très solide pour des investigations futures avec de nouvelles orientations en dehors des domaines démographique et foncier. Il suffit simplement d’ajouter de nouvelles sources intéressantes dont le Languedoc n’est pas avare. Je pense en particulier aux minutes notariales – autre originalité du Languedoc de par son ampleur30 – qui contiennent des actes aussi divers que sont les quittances, baux, inventaires après décès, contrats de mariages, donations entre vifs, etc., ou encore aux procès-verbaux de l’official de Montpellier ; ces derniers permettent de rentrer dans le domaine judiciaire et de décrire la sociabilité villageoise sous l’aspect de sa "petite criminalité".

22Finissons cet exposé sur la richesse des archives languedociennes avec le regard sur la question des élites villageoises dans les garrigues montpelliéraines, ainsi que sur les stratégies qu’elles déployent pour accéder et se maintenir au pouvoir dans leur village. Le village de Notre-Dame-de-Londres nous servira d’exemple dont la population compte, vers 1700, 250 âmes environ et vers 1850 quelques 550 habitants. Le pouvoir "absolu" dans ce village – comme d’ailleurs dans les villages voisins – est détenu par les seigneurs du lieu, les Roquefeuil, qui y sont installés depuis 1539, puisqu’ils y exercent la haute, moyenne et basse juridiction sans aucun partage. A ce pouvoir politico-juridique s’ajoute celui de l’économie. En effet, le compoix de 1765 nous renseignant exactement sur les biens fonciers à Notre-Dame-de-Londres, désigne les Roquefeuil comme les propriétaires les plus importants derrière la famille des Duffours. Ils y possèdent 350 ha de terres auxquels s’ajoutent encore 700 ha sur la paroisse de Rouet (compoix de 1767). Le tout leur rapporte vers 1740 quelques 10.000 livres tournois, sans compter leurs biens disséminés en d’autres lieux. La somme de 100.000 livres tournois qui constituait la dot de Jeanne Henriette Marie Magdelaine de Roquefeuil, lors de son mariage en 1751, n’est certainement plus à l’échelle d’un petit seigneur de campagne. Aussi a-t-il l’habitude de vivre à Montpellier, capitale du Languedoc, à côté de Toulouse, bien entendu. Au pouvoir seigneurial en tant qu’institution incontestable, s’ajoute donc son énorme poids économique renforcé, sur le plan social, par les liens de dépendance avec ses nombreux fermiers et, à travers eux, en tant qu’employeurs des journaliers, avec les villageois.

23Le compoix nous présente la répartition de la propriété à Notre-Dame-de-Londres ; il nous permet de faire une première approche de la hiérarchie économique et sociale. A côté de ce seigneur, qui, en 1765, détient presque 19 % du terroir, apparaît Jean-Pierre Duffours, avocat en parlement (de Toulouse) et notaire à Montpellier. Tout en étant roturier, il possède la seigneurie et le château du Poux, soit environ 383 ha ou 20,5 % du terroir. Viennent ensuite les héritiers du Sieur Denis Vigié, ci-devant bourgeois de Saint-Martin-de-Londres et qui acheta, en son temps, en 1747, la moitié du mas de Ricome pour 12.000 livres tournois (220 ha, 12 %). Après cette vente, il ne restait à Jean Ricome que les 205 ha restants (ou 11 %). Ces quatre propriétaires ne représentant que 5 % des 80 propriétaires mentionnés dans le compoix, possèdent donc, à eux seuls, 62 % du terroir. Un deuxième groupe de trois grands propriétaires (3,75 % des 80 propriétaires) se partage 16,5 % des terres à Notre-Dame-de-Londres : Sieur Jacques Seranne possédant 110 ha (6 %), le Sieur Teullon, bourgeois de Saint-Drézéry, ayant 104 ha (5,6 %) et, enfin, Antoine Bouvier, propriétaire de la Caumette, avec 94 ha (5 %). Si l’on ajoute les cinq propriétés comptant de 20 à 50 ha et qui occupent 8,3 % du terroir, on constate donc que 77 % des terres n’appartiennent qu’à une minorité des propriétaires. Leur proportion (15 %) diminuerait encore sensiblement si l’on tenait compte des gens qui ne possèdent rien.

24Cependant – et c’est là où la méthode des croisements des sources montre son intérêt –, la hiérarchie qu’on dégage à l’aide de ce compoix de 1765, ne permet en aucune façon de mesurer le rôle véritable de ces propriétaires dans le monde villageois, car ce procédé commode aboutit facilement à des résultats simplistes, voire faux. Nous avons vu par exemple que le plus grand propriétaire à Notre-Dame-de-Londres était Jean-Pierre Duffours (383 ha), précédant le marquis de Roquefeuil (350 ha) ; mais sans le regard au-delà des confins du terroir de ce village, nous n’aurions pas su que ce dernier possède aussi d’immenses propriétés dans le voisinage immédiat ; ceci nous montre qu’une monographie villageoise comporte de sérieux dangers méthodologiques. L’appréciation même de Jean-Pierre Duffours risque, elle aussi, d’être fausse, car, quoiqu’habitant Montpellier, il est le chef de file de la famille Duffours, largement implantée à Notre-Dame-de-Londres, et ceci depuis quatre siècles au moins ! Représentant la branche aînée de l’ostal (i.e. maison) des Duffours, il n’est que le signe le plus éclatant de la réussite sociale, au bout d’une stratégie familiale de longue haleine, alors que ses cousins du même nom figurent parmi les notables du village, n’ayant pourtant, comme le Sieur Louis Duffours, que quelques trois hectares de terres Richesse personnelle ne confère pas forcément le prestige social.

25Comment alors devenir "notable" ? Nous avons déjà insisté sur le pouvoir seigneurial sur le plan institutionnel et économique. Le fait que le seigneur soit régulièrement absent du village, met en évidence sur la scène de la vie villageoise des hommes qui agissent au nom de celui-ci. Ils s’attribuent ainsi une partie du prestige réel qui découle du pouvoir seigneurial omniprésent. Ceci est encore plus facile grâce à l’absentéisme même du seigneur. A côté des fonctions de "viguier", de "lieutenant de viguier" ou du "procureur juridictionnel" du marquisat de Londres, tous au service des Roquefeuil, les postes officiels de la communauté d’habitants, les "consuls" en l’occurence, ne semblent pas avoir joui de la même considération. Une base de données nous livre les fonctions officiels des individus au travers des sources très différentes, mentionnées plus haut. Si l’on examine les personnes qui ont détenu les postes-clés au XVIII^e, voire au XVII^e siècle, on ne relève que quelques quatre ou cinq patronymes : Duffours, Ricome, Plagnol, Cabanes, Teissedre. Ce sont tous des noms éloquents. Toutes ces familles, sans aucune exception, sont installées dans le pays depuis la fin du Moyen Age. En effet, dans la liste des reconnaissances féodales de 1606 et de 1512, on rencontre, entre autres, les ascendants des notables des XVII^e et XVIII^e siècles : Duffours, Cabanes, Ricome, Prunet, Arleri, Plagnol, Teissedre... L’histoire villageoise s’inscrit à travers ces familles dans le cadre de la longue durée.

26L’ancienneté des familles formant l’armature même de la société villageoise de par leurs relations parentales, est le garant indispensable de la transmission de la culture et de l’identité locales, en l’occurence occitanes, dans une société à tradition purement orale.

27Une fois les conditions d’ancienneté remplies, l’emprise du pouvoir local s’effectue ici par le biais du pouvoir seigneurial. En fait, deux familles se distinguent progressivement au cours du XVII^e siècle, surtout après 1650, en tendant à monopoliser définitivement les postes-clés au XVIII^e siècle : les Ricome et surtout les Duffours. Autre indice assurant leur prestige : ces deux familles ont acquis le droit de faire enterrer leurs membres dans l’église paroissiale au cours du XVII^e siècle. Mais ce privilège n’est pas unique à Notre-Dame-de-Londres. Dans l’Europe catholique, les registres paroissiaux mentionnent scrupuleusement les rares personnes, nobles ou pas, enterrées dans l’église de chaque paroisse.

28Voici quelques exemples du côté des Ricome : en 1660, Jean Ricome, avec titre de "Monsieur" – les titres aident également à distinguer les élites rurales des gens du crû – est viguier à Notre-Dame-de-Londres pendant que Fulcrand Ricome, lui aussi intitulé "Monsieur", remplit la fonction de procureur juridictionnel. Cette famille garde ensuite le poste de lieutenant de viguier et de procureur juridictionnel avec Jean Ricome vers la fin du XVII^e et au début du XVIII^e siècle. Celui-ci le transmet à son fils du même prénom. Parallèlement, les mêmes personnes figurent régulièrement dans la liste des consuls tout au long de ces deux derniers siècles de l’Ancien Régime.

29On observe la même stratégie, d’ailleurs plus réussie, du côté des Duffours. Eux-aussi sont régulièrement nommés consuls dans le village, parallèlement à leur charge héréditaire de viguier à partir de 1675 environ : Pierre Duffours (1640-1718) semble être le premier viguier issu de leur famille, pour céder la place à son fils Louis Duffours (1675-1758). En même temps, les Duffours partagent la gestion du bureau de charité, créé en 169031, avec les membres d’une autre vieille famille : les Cabanes. Ces deux familles sont d’ailleurs solidement alliées par de multiples mariages. Le seul maître chirurgien repéré à Notre-Dame-de-Londres s’appelle, ce qui n’est pas un hasard, Antoine Duffours. Il y a exercé son métier pendant la première moitié du XVIIIe siècle, avant que Jean-Louis Balard de Saint-Martin-de-Londres ne le remplace. Nous avons déjà évoqué la personne de Jean-Pierre Duffours, avocat en parlement et notaire à Montpellier, à qui son fils Pierre-Matthieu succédera et dont il héritera le château du Poux. Ces deux hommes représentant l’image la plus brillante de la réussite sociale des Duffburs.

30Par rapport à cette famille, les Ricome ne peuvent rivaliser avec les Duffours : ils restent confinés dans le cadre local et social d’une bourgeoisie rurale. Quelle en serait l’explication ? Le réseau des alliances des Duffours avec d’autres familles à Notre-Dame-de-Londres, notamment avec les Cabanes qui monopolisent le poste de consul après 1750 (Antoine Cabanes de 1760 à 1769 et Jacques Cabanes de 1776 à 1789), est nettement plus dense que celui des Ricome. En effet, le départ massif des frères et soeurs de Jean Ricome vers 1740 – à la suite de la vente de la moitié du mas de Ricome à Denis Vigié en 1747 – à Viols-le-Fort où son frère Joseph occupe la cure, semble avoir eu la conséquence d’affaiblir l’autorité de la famille Ricome dans le village natal par rapport à leurs "compagnons de route" sur le chemin de l’emprise du pouvoir local : les Duffburs. Le manque d’effectifs pouvant grossir numériquement le clan des Ricome, n’a assurément pas consolidé leurs position et influence dans la vie villageoise.

31Par contre, on relève la caractéristique commune aux deux familles : leur réseau de relations familiales dépassant largement l’horizon local A travers elles, se profile une image d’une bourgeoisie rurale qui noue des relations stables sur un rayon de 20 km environ : Notre-Dame-de-Londres, Saint-Bauzille-de-Putois, Brissac, Saint-Martin-de-Londres, Viols-le-Fort, Les Matelles, Saint-Hyppolite-du-Fort, Pompignan. Ce sont ces filiations qui aident chacune de ces familles à conforter son emprise sur leur territoire "de chasse gardée".

32Au terme de cette communication on constate que le pouvoir dans le village d’Ancien Régime et les chemins qui mènent vers lui, sont très difficiles à saisir et cela à cause des mécanismes très subtils qui régissent leur fonctionnement. La vue dialectique de pouvoir économique commandant le social et le politique nécessite d’être nuancée car elle s’avère trop simpliste, voire fausse. Pour mieux expliquer les règles et les rouages du pouvoir dans le village languedocien des XVII^e et XVIII^e siècles et qui semblent se perpétuer tout au long du XIX^e, parfois jusqu’au XX^e siècle32, il faut considérer d’autres facteurs dont quelques-uns ont été évoqués ici.

33Ainsi, on observe un pouvoir s’étageant sur plusieurs niveaux : en haut se trouve le pouvoir absolu et incontesté du seigneur à qui se substituera l’État français après la Révolution. C’est seulement à partir du deuxième niveau que le jeu du pouvoir commence à devenir concret pour le villageois. Pour y accéder, les obstacles sont nombreux et contribuent à écarter la majorité des habitants du pouvoir. La richesse personnelle aide à acquérir des charges prestigieuses, mais elle ne fait pas tout. L’ancienneté de la famille et, donc, son réseau de relations familiales, synonymes, dans ce monde restreint, de relations sociales, entrent aussi en ligne de compte. En fait, ces dernières régissent la vie sociale et politique dans une société où le domaine de l’écrit, le français, n’a que peu de place et où l’oral, le languedocien en l’occurence, prédomine avec son univers de gestes rituels. Cet univers a disparu au fur et à mesure que l’écrit, fonctionnel et abstrait, se développait au XIX^e siècle sur le terrain rural "inculte", le languedocien dans notre cas. La bourgeoisie rurale du XVIIIe siècle sachant déjà lire, écrire et parler en français dans un monde languedocien majoritairement analphabète, aura suffisamment préparé le terrain politique local pour... se substituer à elle-même au XIX^e siècle. Au clivage économique et social entre cette bourgeoisie et la majonté des habitants s’ajoutera avec acuité le problème linguistique à partir de la Révolution accentuant entre eux l’écart qui déjà existait auparavant33.

34Un phénomène nouveau, souvent observé ailleurs, va surgir à l’horizon régional : mis à l’écart de la vie politique locale, et partant nationale, apprenant difficilement le domaine inhabituel de l’écrit, qui, de surcroît, est représenté par le français, la langue des dominants et possédants, la population rurale se replie et maintient farouchement ses habitudes linguistiques ; ainsi retrouve-t-elle une nouvelle identité et une ancienne cohérence qui la démarquent nettement du monde extérieur. Les élites de naguère joueront, plus que jamais, le rôle de relais entre l’État parisien et le peuple des campagnes. L’intégration de cette population rurale dans le corps national, qui restera pour elle un corps étranger, n’est probablement pas terminée avant la fin du XIX^e siècle ; dans certains lieux, il fallait attendre l’apparition de la radio, voire de la télévision, qui ont introduit efficacement le monde du français dans les foyers qui, jusqu’alors, l’ignoraient.