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La prosopographe dans l’Espagne moderne
p. 39-46
Texte intégral
1L’histoire sociale du pouvoir, des institutions ou de l’administration en Espagne doit beaucoup à l’oeuvre de feu José A. Maravall, historien dont les publications se sont succédée des années quarante aux années quatre-vingt du XXe siècle. Maravall n’a certes pas pratiqué la prosopographie, mais par l’usage d’une documentation imprimée, il a projeté la lumière sur les fondations sociales de la bureaucratie espagnole et surtout castillane de la fin du Moyen Age et de l’époque des Habsbourgs. Dès 1953, il publiait un article sur la conscience politique des letrados ou robins à la fin du Moyen Age et au XVIe siècle, affirmant que la nature de la profession portait à une façon de vivre et à un comportement social différencié par rapport à la noblesse et aux roturiers.
2Presque vingt ans après, en 1972, Maravall publiait deux gros volumes sous le titre Estado moderno y mentalidad social. Dans le deuxième volume, il a fait un très beau résumé sur la signification sociale de l’apparition de la bureaucratie pendant la période du XVIe au XVIIIe siècle. En 1979 encore, il s’occupait de la formation des élites sociales dans l’Espagne du XVIe siècle et de la justification intellectuelle de ses privilèges. Le livre de Maravall et ceux des autres auteurs sur les cadres de l’état dans la société espagnole des XVIe et XVIIe siècles ont fait l’objet d’un large compte-rendu par Jean-Marie Pelorson dans le volume du Bulletin Hispanique de l’année 1982.
3Le grand pas vers une étude prosopographique de l’administration espagnole à l’époque moderne a été franchi avec la thèse de Janine Fayard sur les conseillers de Castille pendant les XVIe et XVIIe siècles. Publiée en 1979, elle a été traduite en espagnol en 1982 et complétée par des articles publiés dans des revues espagnoles ou françaises. La thèse de Janine Fayard se caractérise par l’usage des sources notariales concernant les actes de mariage les testaments et les inventaires d’environ 300 membres du Conseil de Castille. Elle a utilisé aussi les sources universitaires concernant les études réalisées par les conseillers et les preuves de noblesse presentées pour obtenir la dignité de chevalier des Ordres militaires espagnols. Ces preuves doivent apporter des informations sur les familles des quatre aïeux avec la déposition des témoins sur la noblesse des prétendants.
4Avec les sources d’histoire sociale et la documentation plus officielle, Janine Fayard a pu dessiner le cadre du sommet de la magistrature espagnole, tout en éclairant les échelons de tout le réseau des cours de justice, à condition que les conseillers de Castille soient arrivés à leur poste après avoir servi dans les cours de justice territoriales existantes dans les différents royaumes de l’Espagne.
5Janine Fayard a utilisé aussi le concept de "créature", si bien connu des historiens de la France de Richelieu pour comprendre le rôle de certains des conseillers du roi Philippe IV, notamment celui de José Gonzalez, protégé du ministre Olivares. Gonzalez qui était un avocat à Valladolid lorsqu’il a été découvert par le ministre, a fini sa carrière quarante ans après comme président des conseils des finances et des Indes.
6Pour la période antérieure à celle étudiée par Fayard nous avons le rôle des conseillers de Castille sous Charles V, répertoriés par Pedro Gan.
7Les ministères espagnols actuels sont les successeurs institutionnels des secrétaires d’état de l’Ancien Régime. Le rôle politique et la condition juridique des secrétaires d’état sous les Habsbourg et les Bourbons a été étudié par le professeur d’Histoire du Droit José Antonio Escudero. Il ne se propose pas de faire un étude prosopographique, mais il a fait état de tous les secrétaires et a réuni beaucoup de renseignements biographiques concernant chacun d’eux. Sous la direction d’Escudero on a étudié aussi le personnel subalterne des secrétariats. D’autres auteurs ont analysé la structure et le personnel de quelques ministères au XVIIe siècle (Didier Ozanam pour le premier secrétariat d’état).
8Dans le monde des secrétaires espagnols, il faut distinger comme le fait Escudero, les différentes positions : 1) les simples secrétaires du roi, très nombreux au XVe siècle, 2) les vrais "secrétaires du conseil d’état" dont le rôle politique est important pendant le même siècle et 3) les secrétaires du despacho universal. Ce sont ceux-ci qui au XVIIIe siècle se sont organisés selon le modèle français et ont commencé à monopoliser le titre de ministres C’est sur eux que l’on dispose de plus de renseignements biographiques, mais les secrétaires du XVIe siècle ont aussi été l’objet de biographies surtout ceux qui appartenaient à des clans très puissants dans l’administration espagnole, soit d’ongine juif-converti (secrétaires de Ferdinand II ou de Philippe II) ou d’origine de petite noblesse comme l’andalou Francisco de los Cobos ou la familie Idiàquez provenant du Pays Basque. Les biographies des secrétaires de Charles V et de Philippe II sont pour la plupart antérieures à 1960
9Nous savons aujourd’hui qui étaient tous les membres du Conseil d’Etat le plus important de la monarchie espagnole, dès sa création par Charles V jusqu’à sa transformation par le gouvernement constitutionnel en 1812 L’étude de F. Barrios (1984) n’est pas une approche prosopographique comme celle de Janine Fayard mais cependant elle apporte des renseignements suffisants pour entreprendre une évaluation sociologique des 350 conseillers qui dans ce cas (il s’agissait d’un conseil politique et non d’une cour de justice) appartenaient pour la plupart à la haute noblesse, surtout pendant les XVe et XVIe siècle. Sous les Bourbons, le Conseil a perdu son rôle politique et a gardé une certaine place honorifique.
10On n’a pas publié d’études comparables par leur ampleur et leur profondeur sur les autres conseils. La thèse de J. Arrieta sur le conseil d’Aragon accorde une belle partie à la biographie des conseillers. Nous avons des études partielles sur le conseil des finances à différents moments de son évolution : elles traitent de la question du personnel qui occupait ces postes Le Conseil des Ordres militaires a aussi été étudié pendant le règne de Philippe IV. Il va de soi que les membres de ce conseil étaient des membres de la noblesse. Il s’agissait de presque cent conseillers appartenant à 25 familles, jouissant pour la plupart d’un titre obtenu au XVIe siècle.
11Jai laissé un peu de côté le Conseil des Indes, bien qu’il ait été le premier a avoir été étudié dès avant la guerre civile, non seulement dans son organisation mais aussi dans sa composition. L’oeuvre de l’allemand Schaëffer pour l’époque des Habsbourgs a été continuée pour le XVIIIe siècle par le français Gildas Bernard, à qui nous devons la connaissance du personnel du secrétariat des Indes et des membres du conseil pendant la période 1700-1808. Il ne s’agit pas exactement d’une enquête prosopographique comme celle de Janine Fayard, mais pour le moment nous n’avons de connaisance semblable d’aucun des autres conseils et secrétariats du XVIIIe siècle espagnol.
12L’étude des conseillers des Indes a avancé par les travaux des américains du nord Mark Burkholder et D.S. Chandler. Le premier, à la suite d’une très complète étude sur les personnels de toutes les cours de justice supérieure de l’Amérique espagnole pendant plus de cent ans (1687-1808), a publié un extraordinaire Dictionary of Audiencia’s ministers in the Americas (1982) et après une étude sur les membres du Conseil des Indes pendant le XVIIIe siècle (1986), démontré que jusqu’au règne de Charles III, à la deuxième moitié du XVIIIe siècle, la plupart des membres du conseil qui gouvernait l’Amérique n’avaient jamais été au Nouveau Monde. C’est au temps des Lumières qu’on commence à choisir d’une façon systématique pour les places des conseillers des Indes d’anciens magistrats des cours américaines (Audiencias). Ce processus était complémentaire avec la nomination préférentielle d’Espagnols nés en Europe pour occuper les places de la magistature américaine de préférence à des hispano-américains ou criollos La recherche de Burkholder est fondée sur la documentation officielle, et moins sur les sources notariales qu’a utilisées Fayard.
13Le renouveau des études sur l’inquisition depuis une quinzaine d’années a donné sa place à la connaissance prosopographique du personnel des cours soit dans le suprême conseil qui siégait à Madrid, soit dans quelques tribunaux régionaux. Bien qu’il nous manque une étude d’ensemble, nous savons beaucoup de choses sur les relations des inquisiteurs avec les cercles des élites du pouvoir, les membres des autres conseils, les hiérarchies nobiliaires, les secrétaires, la haute bureaucratie etc.
14A côté des conseils existaient les juntas. J’ai fait l’étude prosopographique d’une de ces institutions, celle du commerce de la monnaie, ce qui m’a permis de modifier les opinions acquises sur la préparation technique des ses membres.
15Aujourd’hui on dispose d’études prosopographiques ou au moins de la relation de membres des cours territoriales de justice et de gouvernement : Audiencias et chancillerias. J’ai commencé l’étude de la composition du personnel de la cour du royaume de Valence pendant le XVIIIe siècle, et j’ai publié une dizaine d’articles sur ce sujet. La période des Habsbourg a été le sujet de la thèse de Teresa Canet qui accorde beaucoup d’intérêt à l’étude des magistrats et de leur milieu social. Il y a d’autres études sur les Audiencias de la couronne d’Aragon au XVIIIe siècle (Aragon, Majorque, Catalogne). Les deux grandes cours de la couronne de Castille, les deux Chancelleries de Valladolid et Grenade ont été l’objet de recherches qui au moins nous font savoir le nom des magistrats avec leurs dates de nomination et de sortie. Nous en apprenons moins sur les relations sociales des juges et procureurs. Aussi la cour du royaume de Galice a été l’objet d’une étude de longue durée qui embrasse dès sa création par les Rois Catholiques jusqu’à sa transformation en tribunal constitutionnel
16Les études faites sur des institutions du royaume de Naples ou du duché de Milan éclairent les carnères des magistrats espagnols qui ont passé une partie ou la totalité de leur vie professionelle dans les territoires italiens de la monarchie pendant les XVIe et XVIIe siècles.
17L’on commence à étudier les agents du pouvoir territorial. Les plus anciens étaient les corregidores. M. Lunefeld a analysé l’extraction sociale et l’activité politique de ceux qui ont été nommés pendant le règne d’Isabelle de Castille (1474-1504).
18Au XVIIIe siècle, les principaux agents de la monarchie ont été les intendants : est déjà achevée l’étude prosopographique des intendants espagnols par D. Ozanam et F. Abbadie. On a entrepris d’une façon systématique l’étude des corregidores dans les royaumes de la couronne d’Aragon au XVIIIe siècle qui, pour la plupart, étaient des militaires.
19L’étude de la composition sociale et de l’appartenance aux institutions de gouvernement n’est posssible que si nous avons des renseignements sériels sur les groupes d’élite d’où sortaient les titulaires des conseils de la magistrature et des charges ecclésiastiques. Quelques catalogues et études existent sur l’anoblissement dans certaines régions espagnoles, par exemple la Catalogne. Il y a beaucoup de renseignements dans les sections d’hidalguias des grandes archives espagnoles (Madrid, Simancas, Valladolid, Grenade), mais elles ne sont pas toujours de consultation facile pour notre propos.
20Ont été l’objet d’études spéciales les élèves des six grands collèges majeurs des universités de Castille qui étaient, du début du XVe siècle jusqu’au règne de Charles III la pépinière de la haute administration civile et ecclésiastique. Dans les bibliothèques, l’on trouve des manuscrits avec les listes des charges remplies par les membres des collèges après leur sortie de l’institution. Nous avons une grande histoire du collège de saint Bartolomé de Salamanque publiée en 1766, qui est une vraie mine de notices biographiques Pendant le XXe siècle, on a publié des rôles des membres des collèges et plus récemment quelques études de synthèse. Les publications vont de l’année 1946 (Alcalà) et 1956 (Arzobispo), aux années 80 (collèges de Santa Cruz, Cuenca et Oviedo). L’oeuvre qui résume le mieux le problème de façon globale est celle de Richard Kagan, publiée en 1974.
21La plupart des hauts officiers de l’administration espagnole jouissaient d’un habit d’ordre militaire. C’est pour cela que l’on doit saluer la publication des extraits des expedientes des ordres de Saint Jacques, Calatrava et Charles III publiés depuis 1977 par Cadenas Vicent. Ils rendent plus facile l’étude des liaisons de famille et le procès d’anoblissement à travers les générations Les travaux de M. Lambert Gorges et d’autres sur les chevaliers des ordres nous éclairent de l’intérieur sur le système de la hiérarchie nobiliaire.
22L’étude prosopographique des élites de pouvoir a été entreprise aussi par les corps de ville ou gouvernements municipaux. Je suis l’auteur d’un étude pionnière pour une ville de la Catalogne (1973) qui a été suivie par une étude plus générale de J.M. Torras qui n’utilise pas, comme je l’ai fait, les sources notariales. Dans les dernières années se sont multipliées les recherches sur les corps de villes du point de vue de l’Histoire institutionelle, mais avec une forte attention pour le fait social. On doit mentionner d’abord l’oeuvre de Gonzalez Alonso et aussi celle de Tomas y Valiente sur la vénalité des charges.
23Les études sur l’organisation des gouvernements urbains et sur la composition des conseils ont été souvent accomplies dans ces dernières années, par exemple à Salamanque, Cordoue, Ciudad Real, Valladolid, Murcie et dans des grandes villes, comme Madrid et Valence, etc. L’on aborde la question du monopole de la noblesse pour les places au conseil ; dans beaucoup de cas, le système de moitié d’offices, ou dans d’autres la question de la patrimonialisation des places. On prête attention à ces membres des oligarchies municipales qui étaient envoyés par les villes aux réunions des Cortes, dans l’actuelle vogue d’intérêt pour l’étude des institutions représentatives.
24Pour progresser dans l’étude sociale des corps d’élite, il faut multiplier les instruments de travail, par exemple les rôles des membres des institutions soit universitaires, soit gouvernementales. Il faut citer pour l’Italie espagnole les travaux d’Ugo Petronio et de Gaetana Intorcia. Mais l’usage de ces oeuvres ainsi que celles sur la noblesse exigent un travail d’épuration des données pour éviter les erreurs d’identification des personnages.
25Il y a plus de dix ans qu’une équipe de travail hispano-française, sous la direction de Didier Ozanam et la mienne, a commencé une large enquête prosopographique sur les élites du pouvoir dans l’Espagne du XVIIIe siècle. Les résultats de ce travail se trouvent maintenant à la Maison des Pays Ibériques de Bordeaux où ils sont élaborés sous la direction de Jean Pierre Dedieu.
26La grille théorique des données permettant d’aboutir à une vraie biographie collective est encore pleine de trous. Il faudra aussi utiliser la publication de correspondances comme celle de l’érudit valencien du XVIIIe siècle Gregorio Mayans qui était correspondant de beaucoup de conseillers royaux, ou les mémoires concernant la vie urbaine : sur ce point, les villes méditerranéennes sont assez riches, surtout Valence depuis le XVe siècle.
27Bien sûr que les renseignements sont le plus nombreux pour les officiers appartenant à des corps sociaux privilégiés (collèges majeurs, ordres militaires, noblesse titrée, etc). Il en va de même pour ceux ayant développé une activité intellectuelle. Les biobibliographies qui commencent à paraître à la fin du XVIIe siècle nous apprennent bien des choses sur la biographie des personnages mais beaucoup de leurs données doivent être vérifiées. Ces ouvrages ont été écrits avec un critère de louange. Mais dans des manuscrits nous pouvons trouver aussi la version contraire, celle d’une satire impitoyable contre quelques hommes du gouvernement Toutes ces données, les flatteuses comme les hostiles, doivent être intégrées dans le portrait du personnage individuel aussi bien que dans celui de groupe socio-institutionnel. Il faut réunir par exemple bien des renseignements sur des fonctionnaires ou des gens de pouvoir qui se trouvent dans des oeuvres d’histoire de la culture, de la littérature ou de l’art. Bien souvent, la spécialisation empêche de considérer les différents visages qu’offrent les individus appartenant aux élites du pouvoir politique et qui se trouvaient aussi dans des institutions culturelles, par exemple les Académies.
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L'état moderne et les élites. xiiie - xviiie
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- Carpenter, Christine. Mattéoni, Olivier. (2015) Government and Political Life in England and France, c.1300–c.1500. DOI: 10.1017/CBO9781316106112.005
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