Prosopographie et histoire de l’État
La bureaucratie des rois portugais aux XIVe et XVe siècles : recherches faites, recherches à faire
p. 29-37
Texte intégral
"... à Paris, voici bientôt mille ans, la France prit son nom et l’Etat sa fonction"
(Charles de Gaulle, 8 janvier 1959)
1Le Portugal prit son nom à Porto. Mais, mutatis mutandis, l’Etat portugais prit sa fonction à Lisbonne, "capitale" du royaume depuis le XIIIe siècle. A la fin du Moyen Age, Lisbonne était un des sommets du triangle que formaient les axes de l’itinérance royale la plus fréquente ; les autres sommets étaient Santarém (dans le comarca de Estremadura) et Evora (dans le comarca de Alentejo) – cf. figures 1 et 2 -1. C’est dans ce triangle, où nous rencontrons le roi le plus longtemps, que nous assistons à cette "invasion de l’écrit", ce "remplacement des relations orales entre le roi et ses subordonnés par une véritable correspondance administrative", que Bernard Guenée considère comme "le premier de tous" les "moyens" de l’Etat2 ; mon pays a connu ce processus pendant la deuxième moitié du XIIIe siècle et les premières décennies du XIVe siècle. Donc, un roi qui gouverne par l’écrit, dont la chancellerie expédie des actes et les enregistre. Au milieu des années 80, j’ai fini une recherche sur la bureaucratie royale et ses serviteurs pendant le XIVe siècle ; en 1987, j’ai eu l’opportunité d’en faire une synthèse en langue française3. Aujourd’hui, je voudrais réfléchir sur quelques problèmes que pose la poursuite de ces recherches pour le XVe siècle à partir de 1430.
2Il y avait derrière moi une longue tradition diplomatique de l’historiographie portugaise, ancrée surtout à (’Université de Coïmbre, la source par excellence de mes recherches a été les registres de la chancellerie royale, en utilisant systématiquement le protocole final des actes pour identifier les officiers et dater leurs carrières. Mais, entre la période que j’ai étudiée alors ou que je suis en train d’étudier (1279-1433, globalement), et le XVe siècle après Jean Ier, sur lequel je dirige un séminaire, nous constatons une différence fondamentale. A la limite, nous pourrons nous demander si la suite du travail sur ces sources dérivées de l’exercice du pouvoir royal, essayant d’atteindre cette société politique que constituent ses bureaucrates, est encore une véritable démarche prosopographique.
3Pourquoi ? Parce qu’après les années 30 du XVe siècle les registres qui nous sont arrivés changent de style. Voyons. Ce qu’on appelle les "chancelleries" de Denis Ier à Jean Ier n’est pas, pour la plupart, un ensemble de registres primitifs, mais un ensemble de registres mis au nef4 ; ceux-ci sont le produit des réformes du XVe siècle, dont la plus connue se situe au temps d’Alphonse V (1438-1481). Et quels sont les résultats de ces réformes ?
4Dans quelques chancelleries (comme celle de Jean Ier), il y avait des dizaines de registres primitifs ; nous avons aujourd’hui 4 ou 5 registres mis au net, des registres où, bien entendu, nombre d’actes ont été omis ou résumés en des termes qui les ont rendu inutilisables. Certes, j’ai complété mes recherches par un dépouillement des actes originaux, aux archives des mairies urbaines ou aux fonds monastiques des Archives Nationales, par exemple. Néanmoins, la plupart des actes nous viennent des registres. Et, malgré tout, ce corpus de documents m’a permis d’apercevoir l’organigramme du gouvernement royal et l’univers typologique des actes de chancellerie.
5Mais la situation est tout à fait différente après Jean Ier, et surtout après le court règne d’Edouard Ier (1433-1438). Depuis lors, nous avons des registres primitifs. Et les actes que nous trouvons deviennent de plus en plus nombreux. La production d’actes écrits est elle-même en train de s’accroître significativement Actes plus nombreux, registres plus nombreux et mieux conservés, pourra-t-on dire en synthèse. Jusqu’alors la moyenne annuelle des actes conservés était 70 environ, dans la deuxième moitié du XVe siècle, le dépassement du millier d’actes annuel est presque la règle (voir figure 3) Cette augmentation est accompagnée d’un appauvrissement typologique des actes. C’est le moment où le progrès des institutions monarchique brise "le principe de l’unité de la Chancellerie"5. Les bureaux de justice et de finances expédiaient leurs actes et avaient aussi leurs registres, malheureusement presque pas arrivés jusqu’à nos jours. Et ainsi, dans les registres de la chancellerie royale, les lettres de finance deviennent relativement rares et les lettres de justice (les sentences, concrètement) disparaissent ; la plus grande part des registres est constituée par des lettres de grâce, y compris la grâce en matière de justice, les rémissions. Cet appauvrissement typologique a une conséquence évidente : le seul dépouillement des lettres royales ne nous livre pas la totalité des officiers, mais seulement les "spécialistes" de la souscription des matières des actes enregistrés.
6Voilà donc un ensemble de situations nouvelles : registres primitifs, augmentation des actes enregistrés, appauvrissement typologique, représentation d’une seule branche des officiers... Tout cela ne va pas sans poser des problèmes aux jeunes chercheurs portugais. Et je voudrais bien réfléchir avec vous sur deux questions concrètes.
7Une première question concerne d’ailleurs les conditions objectives de la recherche au Portugal : la conjoncture nous interdit à vrai dire la constitution d’équipes de chercheurs et l’élaboration de projets à long terme. Les mémoires de maîtrise sont l’issue possible pour cette situation. Bien entendu que le "terrible" poids de milliers et de milliers de lettres et la très inégale expertise de l’informatique par les jeunes chercheurs nous rend inévitable les études de courte durée : changements de règne, règnes très courts, régences, crises politiques, bref, temps de mutation plausibles des officiers. C’est la voie possible : mais elle pose des problèmes. Voyons : pour une courte durée, on fait le dépouillement des actes, on identifie des dizaines d’officiers, dont on essaie, par la suite, de reconstituer les carrières. Certes, ces carrières ont commencé bien avant le terminus a quo du dépouillement, et finiront bien avant le terminus ante quo (voir figure 3 et figure 4). Nous avons ainsi le temps court des documents, et un temps bien plus long, celui qui va depuis le plus ancien début jusqu’à la plus tardive fin de carrière Dans le temps court, nous avons des carrières incomplètes ; dans le temps élargi, nous avons un staff incomplet d’officiers. Prosopographie, à vrai dire ? Ou une sorte de case studies ?
8Deuxième question : nous avons devant nous une "micropopulation". Sa cohérence, l’umté de son rôle6, se dégage des sources normatives et des actes de chancellerie : ces hommes seront les rédacteurs de ceux-ci. Et alors on élabore un questionnaire-schéma pour les notices biographiques ; dans ce questionnaire on cherchera l’association de la démarche diplomatique et institutionnelle et de la démarche sociologique, en essayant d’esquisser les carrières. Mais ces décennies du XVe siècle portugais sont le temps de l’appauvrissement typologique des actes enregistrés ; et aussi, nous l’avons déjà vu, le temps de la présence, en rédacteurs, d’une partie seulement des officiers de la bureaucratie : notamment les "spécialistes" des actes de grâce en matière de justice. Certes, nous pouvons encore compléter le staff : en effet, quelques-uns des officiers supérieurs (tel le chancelier) sont quand même représentés dans les registres, et en rédacteurs – bien que, dans ce cas-ci, sous-représentés – et en destinataires d’actes de privilège. Et la diversité des sources (chroniques, généalogies, sources universitaires, sources pontificales, voire des poèmes) nous fournira les renseignements suffisants pour la reconstitution intégrale du corpus des bureaucrates. Mais, dans ces autres sources, nous avons surtout les officiers supérieurs, peu présents dans les registres, en même temps que ceux-ci, nous trouvons surtout trace de quelques officiers de justice. Voilà donc un déséquilibre d’information ; et, en outre, un déséquilibre dans la réponse aux items du questionnaire : pour la plupart des rédacteurs nous avons peu de renseignements (voire pas de renseignements du tout) sur tout ce qui dans leur vie ne passe pas par le souscription des actes ; ceux-ci sont typiquement monotones ; leur protocole peut quand même nous livrer la chronologie du passage des rédacteurs dans les offices. Les officiers étant sous-représentés (ou pas représentés du tout) dans les actes de la chancellerie, nous sommes informés sur la vie, la formation, la carrière voire le service du roi en dehors de la bureaucratie (dans la diplomatie, par exemple). Et voici le problème : où est alors la cohérence du "rôle" de ces hommes ? Sont-ils vraiment une "micro-population" ? Rappelons que les ordonnances royales des XIVe et XVe siècles et leurs normes sur la rédaction et l’expédition des actes étaient le soutien de notre construction de cet univers d’individus ; mais dans ce XVe siècle après 1430 la pratique de la chancellerie ne confirme que très incomplètement ces normes. Prosopographie, à vrai dire ?
9Je crois bien qu’en étudiant la bureaucratie royale de la fin du Moyen Age portugais, nous ferons appel à des formes peut-être "imparfaites" de prosopographie, en raison de l’hétérogénéité des registres de chancellerie et, spécifiquement pour le XVe siècle, de la poursuite des réalisations pour des monographies sur de courtes durées. Prosopographie "imparfaite" ; mais prosopographie possible. Mieux, peut-être : l’approche possible de cette branche de la société politique. Et malgré tout, je crois, en envisageant les résultats, que l’approche doit être poursuivie. Parce que la recherche sur les décennies ultérieures semble être en train de confirmer certaines tendances que je voyais s’ébaucher quand je me suis arrêté en 1433, en finissant ma monographie sur le gouvernement royal. Le XIVe siècle avait été le temps par excellence de la création d’offices et de services, la législation sur ces matières est alors abondante ; au XVe siècle, les ordonnances d’Alphonse V (1446) cristallisent en quelque sorte, et perfectionnent ponctuellement, un organigramme de gouvernement né bien auparavant. Certes, il y aura des innovations, mais issues de la pratique, plutôt que des normes. Pour l’essentiel, les offices et le nombre des officiers restent donc stables. En même temps qu’on assiste à un net allongement des carrières et à un resserrement des liens de parenté : la détention des offices se maintient souvent au sein d’ un certain nombre de familles. Ce qui peut avoir une conséquence : quelqu’un peut détenir un office obtenu par voie familiale et ne pas l’exercer effectivement. Ce seront ainsi les titulantés par intérim, par remplacement, relativement nombreuses. On voit aussi des rois de plus en plus exigeants en matière de formation intellectuelle : dans la seconde moitié du XVe siècle les docteurs en droit civil sont en hausse ; docteurs parfois passés au préalable par des universités italiennes, avec des bourses du roi lui-même (Alphonse V dans ce cas)
10Cette stabilisation peut sembler paradoxale, dans un temps de boom en ce qui concerne la production, l’expédition et l’enregistrement des actes. Si ces officiers n’augmentent presque pas, on voit en revanche s’accroître le nombre des scribes, les auteurs matériels des actes. La recherche sur ces officiers "mécaniques" est récente ; mais, dans l’état actuel des connaissances, on peut déjà dire que pendant le XVe siècle les scribes élaborent des actes pour un certain officier rédacteur ; ils en sont des scribes "privés", si j’ose dire D’ailleurs, on est à croire que dans l’ombre des officiers rédacteurs il y avait des familiers, des fidèles, qui pourraient participer au processus bureaucratique ; officiers sans office, et sans un nom, la mort, la retraite prématurée, voire la resignatio d’un officier seraient susceptibles de leur donner un office et, pour nous, un nom... Une hypothèse pour la recherche...
11Le monde des officiers. Un monde cimenté par un "esprit de corps" (d’ailleurs, ils étaient alors presque tous des vassaux du roi, parfois adoubés), ce qui leur permet, au XVe siècle, de survivre à des changements du roi ou à des crises politiques, choses impossibles cent ans plus tôt. Mais aussi un monde hiérarchisé : qu’un scribe, par exemple, devienne officier rédacteur n’est pas fréquent au XIVe siècle, mais cela est possible ; au XVe siècle, c’est tout à fait impossible. Mais si ce cursus honorum "géométrique", vertical de bas en haut, n’est plus fréquent, le XVe siècle assiste parfois à des progressions géographiques, de la "périphérie" au "centre" : un enquêteur (corregedor) de comarca peut passer successivement par plusieurs de ces circonscriptions (probablement) des plus "périphériques" vers les plus "centrales" (voir figure 2) et finir sa carrière en juge d’un des tribunaux supérieurs du royaume, notamment la Cour des procès civils (Casa de Civel). Et ainsi, le roi aurait dans son service de justice de fins connaisseurs d’une bonne partie du territoire du royaume dans leur âge de l’"expérience"7 Telles sont quelques unes des conclusions des recherches faites. Et, en même temps, des interrogations pour les recherches à faire.
12Je dois terminer. Il y a seize ans, en finissant son rapport au 100e Congrès National des Sociétés Savantes, Bernard Guenée soulignait la complexité et la difficulté de l’histoire politique médiévale, mais il en soulignait en même temps la possibilité. C’était "moins une question de documents qu’une question d’hommes" ; et le "seul problème" était "précisément de savoir si la difficulté" ramènerait "vers l’histoire politique les jeunes historiens que l’ennui en avait détournés"8.
13Dans la recherche sur les serviteurs de l’Etat portugais à la fin du Moyen Age, nous avons des questions de documents, j’ai essayé de vous en exposer quelques-unes. Mais je crois que nous n’aurons pas de questions d’hommes. Malgré tout. Malgré les postes qu’il n’y a plus dans les Universités ou dans les centres de recherche ; malgré la concurrence que font aux universitaires les "polytechniciens" (issus des Ecoles Supérieures d’Education) ; malgré les crédits gouvernementaux, orientés surtout vers la commémoration des Découvertes. Malgré tout, l’histoire du politique a attiré nombre de jeunes chercheurs ; parfois, ils ont osé courir le risque d’une maîtrise (en retardant leur possibilité d’accès, en tant qu’enseignants, à l’enseignement secondaire) ; pour ma part, j’ai eu l’opportunité de diriger quelques uns de ces mémoires ; et leurs auteurs, aujourd’hui, ont en quelque sorte l’honneur de se considérer comme les disciples des grands historiens européens de l’Etat et de la société politique. Charles de Gaulle ne l’a pas dit, mais il aurait bien pu le dire : ils vous ont compris !
ANNEXES
3. Temps des sources/temps des carrières : deux exemples
I
Annexe
1. Les villes portugaises à la fin du Moyen Age

(Source : A.H. de Oliveira MARQUES, Portugal na Crise dos séculos XIV- XV, Lisbonne, 1987, p. 297)
2. Les comarcas (XIV-XV siècles)

(Source : A.H. de Oliveira MARQUES, Portugal na Crise dos séculos XIV- XV, Lisbonne, 1987, p. 301)
II

Notes de bas de page
1 Les comarcas étaient des circonscriptions judiciaires et administratives qui ont pris forme au XIVe siècle, pendant le règne d’Alphonse IV (1325-1357). Un enquêteur royal (corregedor) les parcourait périodiquement.
2 B. GUENÉE, "La naissance de l’Etat au Moyen Age", L’histoire, 31 (1981, Février), p. 79.
3 A. L. de Carvalho HOMEM, "L’Etat portugais et ses serviteurs (1320-1433)", Journal des Savants, 1987 (juillet-décembre), p. 181-203.
4 J’utilise le vocabulaire de la Commission Internationale de Diplomatique. Voir Folia, Caesaraugustana, I. Diplomatica et Sigillographica, Saragosse, 1984, p 124
5 R.-H BAUTIER, "Recherches sur la Chancellerie Royale au temps de Philippe VI", Bibliothèque de l’Ecole des Chartes, CXXII (1964), p. 91.
6 C SOTINEL, "Prosopographie et biographie", in F.-O. TOUATI et M. TREBITSCH, Problèmes et méthodes de la biographie, Actes du Colloque, Pans, 1985, p 189.
7 B. GUENÉE, Entre l’Eglise et l’Etat. Quatre vies de prélats français à la fin du Moyen Age (XIIIe-XVe siècle), Paris, 1987, p. 39 sq.
8 ID., "Les tendances actuelles de l’Histoire Politique du Moyen Age français", in Tendances, perspectives et méthodes de l’Histoire Médiévale, Paris, 1977, p. 70.
9 A L de Carvalho HOMEM, O Desembargo Régio (1320-1433), Thèse de doctorat, Université de Porto, 1985 ; publ. Porto, Instituto Nacional de Investigaçao Cientifica/Centro de Hrstona de Universidade do Porto, 1990
10 E. Pereira da MOTA, Do "Africano" ao "Principe Perfeito" (1480-1483). Caminhos da burocracia régia, I-II, mémoire de maîtrise, Université de Porto, 1989.
Auteur
Université de Porto
R. Costa Cabral 2235 8° Esq., 4200 PORTO, Portugal.
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