Introduction

1Au point de départ de ce colloque se trouvent deux équipes qui ont eu la possibilité de comparer leurs méthodes et de travailler ensemble grâce à un projet PROCOP, financé par l’A.N.R.T. L’une, dirigée par le Professeur Günther Lottes à Regensburg1, travaille sur les relais entre la cour et le pouvoir central d’une part, en même temps que sur la gentry et les cadres locaux de l’autre. Sur le plan méthodologique, les données sont collectées à travers les publications du Public Record Office et éventuellement complétées à partir des archives, et enregistrées sur ordinateur avec le désormais célèbre logiciel KJeio2 de Manfred Thaller (Max-Planck Institut fur Geschichte) représenté à Regensburg par Peter Becker. L’autre équipe, l’U.R.A. 10043 qui associe le CNRS et l’Université Paris I, aujourd’hui dirigée par Jean-Philippe Genet après l’avoir longtemps été par Bernard Guenée, a entrepris depuis une vingtaine d’années4 une série de recherches prosopographiques portant sur des domaines politiques, culturels et religieux variés5 l’informatique est ici aussi mise à contribution avec la mise au point d’un logiciel spécifique, PROSOP6, qui est utilisé en combinaison avec d’autres logiciels micros (DBASE IV, FOXBASE, SPF) et mainframe (SAS).

2La logique de nos travaux en commun nous a amené à concevoir le projet d’un colloque qui serait centré sur ces expériences ainsi que sur les autres recherches françaises et allemandes, particulièrement nombreuses dans ce domaine. L’U.R.A. 1004 a en effet depuis quelques années été à l’initiative de plusieurs rencontres consacrées à la prosopographie et à l’utilisation de l’informatique7. Mais nous avons voulu cette fois, à la lumière des travaux de nos collègues allemands et en liaison avec les recherches entreprises par ailleurs dans le cadre de l’A.T.P. "Genèse de l’Etat moderne"8, aborder au fond le problème de la validité de la méthode prosopographique. En effet, on a souvent fait deux reproches à la prosopographie. D’une part, elle ne permettrait que l’étude des seules élites ; et les brillants travaux de "microhistoire" d’une Nathalie Zemon Davis ou d’un Carlo Ginzburg ont même été cités comme des contre-exemples, qui démontreraient par la subtilité inventive de leurs démarches la vanité d’une méthode lourde et pseudo-scientifique. La prosopographie, qui ouvre l’histoire du politique sur le social, serait une sorte de rejeton chétif issu des noces déjà lointaines de la sociologie et de l’histoire ; elle n’aurait ni la rigueur de la première, ni la vie de la seconde. A l’heure où les historiens se détournent de la sociologie au profit de l’anthropologie et où toutes les aspirations semblent converger vers "l’histoire des mentalités", quelle place donner à la prosopographie ? Et donne-t-elle une vision insupportablement biaisée de la société ?

3Ce sont des questions qui méritent d’être posées, et nous avons voulu le faire en les articulant avec une autre problématique, liée à un autre pan du travail de notre formation, à savoir la problématique de l’Etat moderne ; elle entretient en effet une relation aussi organique, pourrait-on dire, avec la prosopographie que celle des classes dirigeantes de l’Empire Romain, pour lesquelles le terme a été exhumé d’un long sommeil.9 Dans les conclusions du colloque terminal de l’action thématique programmée du CNRS "Genèse de l’Etat moderne"10, il a été redit que le propre de cette forme d’Etat naissant au tournant du XIII^e et du XIV^e siècle est qu’il instaure un dialogue politique permanent entre le Prince et ses sujets, pour reprendre l’expression de Bernard Guenée, autour de l’impôt, exigé pour la conduite de la guerre. Guerre, impôt, dialogue politique, trois éléments fondamentaux qui dominent la transformation de la société féodale en une société (à nouveau) politique : encore féodale au demeurant, mais dans ce féodalisme que les Anglais appellent bastard feudalism Celui-ci est apparemment lié surtout avec un processus crucial pour la mise en place de la structure étatique : la redistribution de l’argent de l’impôt qui est susceptible de rallier à l’Etat naissant certaines couches de l’aristocratie et des élites. Mais l’Etat ne redistribue pas que de l’argent. L’Etat se veut légitime, et garant de la légitimité : cette légitimité, il la redistribue tout autant que l’argent de l’impôt Il la redistribue par les responsabilités et les délégations qu’il confie, par les postes et les emplois qu’il confère, par la capacité qu’il donne à certains de parler en son nom et d’agir dans des sphères d’activité dont il s’assure le monopole (le maintien de l’ordre public, la justice etc...).

4Sans doute l’administration, la bureaucratie, l’"appareil d’Etat" sont-ils encore bien embryonnaires au début du XIV^e siècle ! Mais au nom du Prince se constitue un réseau de relations qui agit comme structure de redistribution dominante (ou plutôt englobante) : le contrôle de ce réseau est l’enjeu de la lutte des partis aristocratiques, organisés selon les règles du bastard feudalism11, le lieu privilégié de cette lutte étant le conseil royal, beaucoup plus que les institutions représentatives. Par ces partis transite le patronage, reproduisant en cascade par un lien d’homme à homme direct l’accord initial entre le Prince et ses barons, comme si les liens d’homme à homme héntés de la féodalité n’étaient plus que le miroir aux mille facettes de la largesse du ponce. Les liens personnels restent en effet la forme élémentaire d’une organisation politique née dans le contexte féodal ; mais plus que l’intrusion de l’argent dans ces liens (il y a eu très tôt des relations féodales sans concession de fief), l’omniprésence de l’Etat définit le bastard feudalism les contrats réservent en général, sous une forme ou sous une autre, la fidélité au roi, mais le plus important est que le retenu, l’allié ou l’ami attend de celui auquel il se lie bonne seigneurie, patronage et maintenance ; autrement dit, le préserver des empiétements de la puissance publique et mieux, lui en ouvrir l’accès.

5Cette structure est conflictuelle et concurrentielle, car la centralisation entre les mains du Prince de l’argent (celui de l’impôt) et du patronage entraîne la formation de plusieurs partis, qui se livrent une compétition plus ou moins féroce. Leurs luttes sont à la fois un danger et un instrument de domination pour l’Etat. Ces partis jouent aussi un rôle capital dans l’émergence des états intermédiaires (princiers, urbains etc...) qui vont reproduire les mécanismes d’étatisation à un niveau inférieur, et facilitent donc l’apparition de structures centrifuges. Mais, globalement, l’ardeur même de leurs luttes jouent en faveur de l’Etat, par un paradoxe assez étrange : l’impôt rentrant d’autant mieux que la guerre convainc de sa légitimité, les partis aristocratiques, lorsque le manque d’argent exacerbe la compétition, finissent toujours par pousser à la guerre ; d’ailleurs, si aucune guerre n’est possible, le système implose en guerre civile. Les périodes de guerres extérieures alternent ainsi régulièrement avec des périodes de guerre civile, en particulier dans le pays qui vient d’être vaincu dans la précédente guerre extérieure et n’a pas la possibilité de contrôler la paix à son profit. La guerre, par ses désordres et ses dévastations, accentue à son tour la crise de l’économie seigneunale, obligeant l’aristocratie à entrer sur le "marché" de la féodalité bâtarde, dont le maître, en fin de compte, est l’Etat ; Etat que, de crise en crise, la guerre, en l’obligeant à maximaliser ses ressources et ses moyens, en éliminant aussi les puissances plus faibles, renforce...

6La prosopographie des serviteurs de l’Etat, des hommes insérés dans l’ensemble de ces réseaux de relations et de partis, et d’une façon générale de l’ensemble des élites apparaît donc comme la méthodologie nécessaire à la mise à jour de la structure qui commande le fonctionnement d’ensemble. Que cette méthode ait des vertus particulières pour l’histoire ancienne, par exemple, est clair ; mais elle est aussi, n’en déplaise à certains, indispensable à la compréhension de la période qui va de la seconde moitié du XIII^e siècle au début du XVIII^e siècle : sans elle, on ne peut rien comprendre à la naissance de l’Etat moderne.

7Tout d’abord, elle permet d’établir la sociographie de l’Etat, c’est-à-dire à la fois la description systématique des groupes sociaux liés à l’Etat et une histoire sociale des institutions. Ensuite, elle permet de rendre compte de la dualité structurelle d’un système qui, nous l’avons dit, est un système instable. La bureaucratisation engendrée par l’Etat développant l’esprit de corps (lequel ne fonctionne pas forcément au profit du souverain)12 donne en effet naissance à une logique contradictoire et antagoniste à celle des liens personnels ; comme si une structure horizontale (celle des corps) croisait une structure verticale (celle des liens d’homme à homme) : les contradictions qui en résultent et qui permettent de reconstituer la lutte d’influence des partis ne peuvent être mises en lumière que par les biographies collectives. Enfin, l’étude des élites dirigeantes à partir de l’approche statistique fondée sur les biographies individuelles permet seule de suivre l’ascension, la reproduction et le déclin des différentes fractions de la classe dominante. Aucune classe dominante n’est homogène ; mais dans le cas de l’Etat moderne, la division est structurelle, à la fois par la mécanique propre aux partis aristocratiques (malheur aux vaincus) et par les puissants différentiels sur lesquels peuvent jouer les maîtres de l’Etat : opportunités qu’offre son service, inégalité face à l’impôt, et contrôle des mécanismes de passage d’une couche sociale à l’autre.

8Mais ces avantages étant posés, la méthode n’introduit-elle pas des biais fâcheux ? La concentration de l’étude sur les segments que les sources d’Etat permettent d’appréhender le mieux ne donne-t-elle pas une image fausse du système, en gonflant artificiellement le poids des administrations et des bureaucraties naissantes ? Ne nous ramènerait-elle pas subrepticement à cette "conception hiérarchique du devenir historique incarné nécessairement par les dirigeants... et par les institutions", en laquelle André Burguière voit la marque par excellence de l’histoire positiviste, des Seignobos et autres "ennemis des Annales"13 ? Une conception, qui dans la perspective même de la genèse de l’Etat moderne, aboutirait à l’effet contraire de celui recherché, en faisant des "élites" ainsi "prosopographiés", une sorte d’écran opaque coupant l’Etat du reste du tissu social ?

9C’est donc avec ces préoccupations en tête que nous devons essayer de répondre à une série d’interrogations ; les réponses qu’apportent plus ou moins, avec des nuances qui vont de la défiance manifeste à l’égard de la méthode (chez Leszek Kieniewicz par exemple) jusqu’à l’enthousiasme, les communications dont les textes suivent, conditionnent le succès de l’analyse politique des sociétés de la fin du Moyen Age et de l’époque moderne. On peut regrouper ces interrogations en deux groupes, les méthodologiques et les politiques. Et tout d’abord, une interrogation à la fois théorique et empirique : ces élites administratives, politiques et culturelles permettent-elles de donner une représentation cohérente de l’ensemble du corps social ? Les sources permettent-elles d’étendre significativement le champ des enquêtes prosopographiques ? Des exemples précis, celui des officiers de finance (Philippe Hamon), celui du clergé paroissial (Amoud-Jean Bijsterveld), celui des criminels (Claude Gauvard) et celui des marchands de Rouen (Jacques Bottin), prouvent en tous cas qu’il est possible de faire sauter certaines frontières. On a d’ailleurs montré ailleurs que la méthode pouvait encore être étendue, jusqu’aux sociétés paysannes, du moins là où l’on dispose de sources comme les Court Rolls anglais14. D’autres questions sont d’ordre plus strictement politique encore. Ainsi, dans quelle mesure l’intervention étatique pèse-t-elle sur ces élites ? Celles-ci n’ont-elles pas, et notamment dès que l’on atteint la "province", loin de la cour et du gouvernement central, une autonomie beaucoup plus grande qu’on ne l’imagine parfois ? Comment fonctionnent les relais entre pouvoir central et pouvoir local ? La prosopographie apporte-t-elle ici des éléments de réponse utiles ? On retrouve ici la problématique qui est plus spécifiquement celle du groupe qu’anime Günther Lottes à Regensburg.

10Le deuxième groupe d’interrogations, moins homogène, est méthodologique. Il y a d’abord toutes les questions de frontière, avec la biographie ou avec la démographie. Ainsi, l’approche micro-historique, centrée sur la biographie individuelle ou tout autre type de source pour atteindre les mécanismes de patronage (voir Janos Kalmar), apporte-t-elle des éléments indispensables à la compréhension du système, que la prosopographie laisserait quant à elle de côté ? Comment la méthode prosopographique peut-elle mieux intégrer les connaissances sur les liens familiaux ? C’est d’ailleurs là une question à la fois fondamentale et difficile à laquelle Monique Omato apporte des réponses grâce à l’informatique. L’informatique modifie en effet profondément le travail prosopographique, et plusieurs communications le démontrent (Peter Becker, Josef Smets, Monique Ornato, notamment, mais l’apport de l’informatique se lit dans bien d’autres textes). Mais d’autres problèmes méthodologiques tiennent à la nature même des types de populations abordées (avec ici un ensemble particulièrement riche sur les universitaires et les intellectuels – Hilde De Ridder-Simoens, Zdenek Hojda, Elisabeth Mornet, Jacques Verger – et les ecclésiastiques – Arnoud-Jean Bijsterveld, Claudine Billot, Roberto Bizocchi, Hélène Millet, Ernst Riegg) D’autres enfin tiennent à l’application de la méthode prosopographique comme méthode expérimentale, sur des populations "arbitraires", c’est-à-dire dont la définition n’est pas donnée par une appartenance institutionnelle précise (cas de la communication de Jean-Patrice Boudet ou de la mienne) ; c’est avec cette dernière catégorie qu’il faut classer la tentative de Wolfgang Reinhard et de Wolfgang Weber d’utiliser la prosopographie comme élément moteur d’une approche comparative.

11C’est donc un faisceau très large d’expénences prosopographiques qui est présenté ici, et ce volume aidera sans nul doute les jeunes chercheurs qui veulent se lancer dans des recherches prosopographiques. Mais le souci de Günther Lottes et de moi-même a été de présenter un éventail géographique ouvert couvrant un grand nombre de cas européens : du Portugal de Armando-Luis de Carvalho Homem et d’Antonio Manuel Hespanha et de ses collaborateurs, et de l’Espagne de Pedro Molas Ribalta, en passant par la Pologne de Leszek Kieniewicz, la Scandinavie de Gunner Lind et d’Elisabeth Mornet, jusqu’à la Bohême de Zdenek Hojda, une série d’études viennent ainsi compléter les communications plus nombreuses qui portent sur l’Angleterre (Gerald Aylmer, Ronald Asch, Günther Lottes et Jean-Philippe Genet), l’Allemagne et l’Empire (Peter Becker, Janos Kalmar, Ingo Kropac, Joseph Morsel, Ernst Riegg, Wolfgang Reinhard et Wolfgang Weber), l’Italie (Roberto Bizzocchi, Wolfgang Reinhard et Wolfgang Weber à nouveau) et la France (Claudine Billot, Jacques Bottin, Neithard Bulst, Alain Demurger, Robert Descimon, Philippe Hamon, Olivier Mattéoni, Joseph Smets, Jacques Verger). L’ensemble devrait ainsi, du moins nous l’espérons, permettre aux historiens de disposer d’une utile mise au point sur les apports et les problèmes de la prosopographie aujourd’hui.