L’exception confirme la règle
Dicton
Un cas particulier bien construit cesse d’être particulier
Pierre Bourdieu, Réponses pour une anthropologie réflexive, 1992.

1Peut-on affirmer que l’itinéraire des Le Couteulx n’a pas eu d’équivalent dans le monde de la bourgeoisie française ? Certes, pendant longtemps on a admis que les familles d’hommes d’affaires, pendant l’Ancien Régime quittaient, au bout de trois générations le monde du négoce pour obtenir une charge leur permettant tôt ou tard d’être anoblies ou bien se contentaient pour bien vivre d’utiliser des titres de rentes ou des biens fonciers devenant ainsi ce qu’on a appelé des « bourgeois d’Ancien Régime ». Or, c’est l’inverse qu’a réalisé la dynastie Le Couteulx. Même si on peut s’interroger sur ses activités réelles à la fin du xv^e siècle ou au cours des premières décennies du siècle suivant, il est certain qu’à partir du deuxième tiers au xvf siècle elle figure dans le monde marchand certes à un niveau encore modeste. Et elle ne l’abandonnera qu’au début du xix^e siècle du moins en ce qui concerne les sociétés en nom collectif qu’elle était seule à contrôler. La saga marchande Le Couteulx a donc duré plus de trois siècles. Certes un petit nombre de membres de la dynastie ont choisi de s’orienter vers les professions libérales ou d’acheter une charge de conseiller du Parlement, d’entrer dans les bureaux des finances ou de devenir secrétaire du roi. Mais leurs héritiers ont souvent décidé d’abandonner ce type de vie. Plutôt que de demeurer dans le monde judiciaire, par exemple, ils sont revenus dans celui du négoce et de la banque.

2Cette maintenance fut-elle propre à cette seule famille ? On ne saurait l’affirmer. Dans chaque grande ville marchande de la France de l’Ancien Régime, il a existé des dynasties qui ont refusé d’abandonner leurs activités marchandes et cela pendant plus de trois générations.

3 À Saint-Malo, l’exemple le plus frappant est celui des Magon. Il existait déjà au xvi^e siècle des marchands portant ce nom. Ils connurent un véritable apogée pendant la guerre de Succession d’Espagne grâce à leurs orientations vers la Mer du Sud. Bien que leur fortune dût être considérable, dépassant vers 1715 le million de livres, ils continueront leurs opérations en les élargissant en direction de la capitale. C’est la Révolution qui mettra fin à leur présence dans le monde des affaires parce qu’un très grand nombre d’entre eux considérés comme des contre-révolutionnaires furent guillotinés, encore qu’un des fils de Jean-Baptiste Magon de la Balue, l’un des plus grands financiers français dans les dernières décennies de l’Ancien Régime et qui fut exécuté en 1794, tentât sous le Directoire de redémarrer.

4On trouve d’autres pivots dans les opérations commerciales dans d’autres ports. À Nantes, les Montaudouin ont traversé le monde des affaires pendant plus d’un siècle ne l’abandonnant, semble-t-il, qu’à la veille de la Révolution. Ce ne fut pas le cas des Cabarrus, des Lalanne, des Béhic, tous issus de Bayonne. Les Béhic, par exemple, ont commencé leur carrière commerciale au xvii^e siècle, au moins. Plusieurs d’entre eux iront s’établir dans d’autres places commerciales comme celles de Morlaix ou de Cadix. Certains seront vaincus par des crises économiques ou politiques comme ceux de Cadix, mais on en voit d’autres dans la capitale pendant le Premier Empire où l’un d’entre eux fut le commissionnaire de la Banque Saint-Charles et on sait le rôle que joua un Béhic pendant le règne de Napoléon III. Leur participation à la vie économique a donc duré plus de cent cinquante ans.

5Dans plusieurs villes de l’intérieur, on constate également le maintien de groupes familiaux dans le monde des affaires. On connaît à Grenoble le cas des Périer déjà actifs dans les premières décennies du xviii^e siècle et qui le seront encore davantage au cours du siècle suivant. On peut également s’appuyer sur la famille Baguenault, originaire d’Orléans. Pendant les xvii^e et xviii^e siècles, ce sont des grands marchands qui pratiquent le commerce des laines, puis ils deviennent au début de la Révolution, banquiers à Paris et encore au cours du xx^e siècle leur nom n’est pas inconnu pour ceux qui s’intéressent aux activités financières françaises. D’autres exemples comme ceux des Danse de Beauvais pourraient être avancés. Peut-être est-il vrai, s’agit-il d’une minorité plus importante qu’on ne l’a cependant affirmé qui devenue « marchande » pendant l’Ancien Régime le demeure après la Révolution. Mais on peut s’interroger sur le comportement d’une majorité qui a abandonné le monde du négoce. S’agissait-il pour eux d’un choix conscient ou bien plutôt de la conséquence des difficultés économiques qui en abattirent certains et en conduire certains à se retirer de leurs comptoirs, quitte à mener une existence plus terne mais moins dangereuse ?

6La dynastie Le Couteulx dont la fortune s’est accrue très régulièrement en dépit des difficultés que l’économie française a connues à plusieurs reprises, que ce soit pendant la Fronde, les dernières décennies du règne de Louis XIV, les années qui précédèrent la Révolution et durant cette même Révolution, a investi ses fonds d’une façon très diversifiée. Elle a fait l’acquisition de biens mobiliers de luxe, elle est devenue propriétaire de nombreux bâtiments tant à Rouen qu’à Paris. Ses membres ont également acheté beaucoup plus tôt en Normandie que dans la région parisienne des maisons de campagne, puis des châteaux avec de grands domaines. Dans certains cas, comme à Hacqueville ou à Canteleu, il s’agissait de seigneuries qui leur apportaient des revenus supplémentaires. Pendant la période révolutionnaire, des biens nationaux d’une grande ampleur sont passés dans leurs mains. Certains d’entre eux, c’était cependant une minorité, ont acheté des charges de secrétaire du roi. Mais ils ont également investi dans des entreprises en commanditant des sociétés de commerce situées en France ou à l’étranger ou en devenant actionnaires de maisons de banque ou des fabriques. Ces différentes maisons de Cadix, Botereau et Cie d’Amsterdam, Ruellan et Cie du Havre, Cheriot et Cie à New-York, les Fonderies de Romilly, la manufacture de Morlaix, les mines d’Anzin, la manufacture d’huile de baleine de Saint-Sever ont vu leur entrée. Parfois, ils se sont contentés de prendre une participation dans des firmes déjà existantes, parfois ils en ont été les initiateurs et dans plusieurs cas ils y sont demeurés pendant des décennies.

7On a longtemps estimé que dans le domaine économique les hommes d’affaires catholiques, faute de posséder ce qu’on dénommait l’esprit du capitalisme, apanage des calvinistes, ne pouvaient être que des brillants seconds. De plus, ceux d’entre eux qui malgré tout parvenaient à pénétrer dans le monde de la banque se limitaient à des opérations peu importantes s’abritant sous l’aile des États monarchiques avec lesquels ils collaboraient très étroitement, ce qui les rapprochait davantage des financiers que des banquiers, en majorité protestants, au cours du xviii^e siècle. Or, les Le Couteulx ne peuvent d’aucune façon être considérés comme très différents des Tourton ou des Necker.

8Certes, dans les dernières années d’Ancien Régime, il leur est arrivé de vouloir obtenir l’appui du gouvernement, en particulier lors du ministère Calonne. Ils ont également établi des relations étroites avec la puissance catholique espagnole s’établissant à Cadix pour pouvoir exporter des produits manufacturés français en échange des piastres venus de l’Amérique.

9Mais ils ne se sont jamais contentés de se tourner vers les pays catholiques pour y commercer. Très tôt, Le Couteulx et Cie a tissé des liens avec les deux grandes puissances protestantes de l’Europe du Nord-Ouest qu’étaient les Provinces-Unies et l’Angleterre. Elle n’a pas dédaigné de se mettre au service de Juifs marranes présents à Amsterdam ou à Londres. Dès le début du xviii^e siècle, elle n’a pas ignoré les capitalistes suisses qui leur ont permis de placer les emprunts de la monarchie française. De plus, pendant le lancement des grands emprunts de rentes viagères, à l’époque de Necker et de Calonne, elle n’a pas hésité à s’associer avec des promoteurs genevois qui avaient découvert des procédés permettant d’acquérir une partie des emprunts avec un minimum de risques, ce que pratiquaient également les banquiers suisses présents à Paris.

10À partir de la Guerre d’indépendance américaine, la maison Le Couteulx a compris que de nouveaux trafics pouvaient naître entre la France et les 13 colonies devenues après leur indépendance les États-Unis d’Amérique, pays à majorité protestante. Et en France même, les Le Couteulx n’hésitèrent pas à entrer en rapport avec de grands manufacturiers protestants comme les Van Robais d’Abbeville ou des maisons juives de Bayonne.

11On pourrait cependant, pour expliquer ce comportement, que certains qualifieraient d’atypique pour des catholiques, le fait qu’au xvi^e siècle, pendant quelques décennies, les Le Couteulx ont embrassé la foi calviniste. Mais, on l’a vu, ils l’avaient abandonné et ils étaient devenus ensuite d’excellents tenants de la religion catholique, apostolique et romaine. Pourrait-on vraiment avancer que l’esprit du capitalisme qui aurait été le leur au xvi^e siècle serait passé, si l’on peut dire, dans leurs chromosomes et que c’est parce qu’ils furent protestants au moment de la Saint-Barthélémy qu’ils devinrent les plus grands banquiers parisiens au cours du xviii^e siècle ? Mais à cette période, ils n’étaient pas les seuls à jouer un rôle majeur dans l’économie française. Nombreux étaient les hommes d’affaires catholiques qui dans les ports maritimes et les centres commerciaux de l’intérieur jouèrent un rôle de premier plan dans le développement commercial et manufacturier de la France de Louis XV et de Louis XVI. Les ancêtres de ces derniers auraient-ils tous été séduits par la pénétration en France, de la foi de Jean Calvin ? Il est possible qu’à l’instar des Le Couteulx, des marchands ont été attirés par la religion réformée, qu’ils sont devenus des adeptes ou du moins qu’ils ont manifesté pour elle une certaine sympathie. Ils ont pu s’en détacher à cause de la réaction de la majorité de la nation française contre le calvinisme. Cela ne les a pas empêchés de poursuivre leurs activités marchandes fondées sur le rationalisme économique dépendant des pratiques du monde des affaires protestant comme catholique plutôt que de la vocation qu’aurait fait naître le protestantisme.

12Les rapports entre les Le Couteulx avec la monarchie et l’aristocratie nobiliaire ont évolué au cours du temps. Comme la très grande majorité de ceux qui appartenaient à la bourgeoisie française, ils n’ont pas eu d’hostilité de principe envers eux. Certes, ils n’ont jamais eu d’échanges matrimoniaux avec la noblesse d’épée, mais ils n’ont pas dédaigné de pousser leurs enfants à épouser des membres de la noblesse de robe. L’attribution de lettres de noblesse qui leur fut octroyée en 1756 n’a guère modifié leur comportement social, les Le Couteulx ont toujours orienté leur progéniture vers des héritiers ou des héritières de familles bourgeoises ou d’officiers de judicature. Aucun comte, marquis ou duc ne s’est allié, avant la Révolution, avec un membre de la dynastie Le Couteulx.

13 Dans le domaine politique, même s’ils se sont parfois opposés à la monarchie, ils n’ont pas été, semble-t-il, favorables à un changement du système politique et social de la France d’Ancien Régime sauf dans les ultimes années précédant 1789. Ils furent parfois en désaccord sur un certain nombre de points particuliers que préconisait le gouvernement monarchique, essentiellement sur certains aspects de la politique financière. Les billets de monnaie nés à la fin du règne de Louis XIV les ont inquiétés et ils l’ont fait savoir, ils se sont opposés au système Law et encore plus aux initiatives du triumvirat Maupeau-Terray-d’Aiguillon. Le comportement de Calonne les a quelque peu inquiétés lorsque le contrôleur général des finances favorisait les adversaires de la spéculation sur les actions de la Banque Saint-Charles ou lorsqu’il fut à l’origine du traité Eden-Rayneval de 1786 qui ouvrit la France aux produits manufacturés britanniques. C’est sans doute ce dernier acte qui fit basculer les Le Couteulx dans une opposition plus résolue parce qu’ils eurent la possibilité de comparer les comportements différents des gouvernements français et anglais. Alors que le pouvoir de Louis XVI ne consultait pas les négociants et les manufacturiers de son pays avant de prendre une décision ayant de graves conséquences sur l’économie française, la monarchie d’outre-Manche prenait l’avis des principaux hommes d’affaires britanniques avant de se déterminer. C’est sans doute cela qui les poussera à prendre position pour un changement du régime politique français même s’ils considéraient les négociants et les manufacturiers anglais comme les ennemis les plus dangereux de la puissance économique française. On peut également estimer, qu’à l’instar de Condorcet, ils ont admiré le système politique mis en place en 1787 aux États-Unis.

14Cela explique vraisemblablement l’engagement de ces bourgeois capitalistes dans le mouvement révolutionnaire français, du moins au cours de ses premières années avec comme objectif de parvenir à établir une monarchie constitutionnelle. L’arrivée au pouvoir des Jacobins fut pour eux un moment difficile puisqu’elle les conduisit à être emprisonnés, mais une fois libérés, ils continuèrent ensuite à soutenir les réformes politiques, économiques et sociales plus modérées qui furent poursuivies sous le Directoire, le Consulat et l’Empire.

15Entre 1799 et 1814, la bourgeoisie capitaliste française, déjà classe dominante, devint classe dirigeante. Les banquiers, les négociants, les manufacturiers à l’instar des Le Couteulx, mais également des Perrégaux, des Périer, des Basterreche, des Oberkampf soutinrent le bonapartisme et parvinrent ainsi qu’ils fussent catholiques ou protestants, au sommet de la hiérarchie sociale et dans une moindre mesure à celui du système politique. Et il en fut de même dans les décennies suivantes, quelque fut le régime politique d’une France qui entra pleinement dans le développement capitaliste.

Généalogie simplifiée de la dynastie Le Couteulx (Les membres des sociétés Le Couteulx et Cie sont indiqués en italiques grasses)