Je sais que, souvent, au moment même où éclatent les signes extérieurs, visibles et tangibles, les symptômes du bonheur et de l’essor, tout déjà s’achemine en réalité vers son déclin.
Thomas Mann, Les Buddenbrook, 1901.

1La première phase de la Révolution française qui s’acheva le 9 thermidor an II a fortement affaibli les maisons Le Couteulx et ses dirigeants. Mais cet abaissement ne conduisit pas la dynastie à abandonner le monde des affaires mais à adopter de nouvelles orientations dont certaines avaient été initiées avant 1793, ce qui permit à plusieurs membres de la dynastie de retrouver une grande fortune tout en continuant à jouer un rôle politique. Pourtant la mort prématurée de plusieurs d’entre eux, des procès menés contre l’ancienne maison Le Couteulx et Cie aboutirent à la disparition des différentes sociétés familiales à Paris comme à Rouen. C’est sous la Restauration que la dernière d’entre elles cessa d’exister sans que cela interdise à des Le Couteulx de faire partie de directions de firmes industrielles.

2Comme un très grand nombre de négociants et de banquiers, Le Couteulx et Cie avait souffert à partir de 1790 de l’émission toujours plus importante des assignats qui entraînèrent une baisse du change qui facilitait certes les exportations de marchandises mais rendait très difficile leur paiement par les firmes étrangères tandis que celles-ci étaient pénalisées pour exporter en direction de la France. C’est ainsi que Le Couteulx et Cie de Rouen qui avait commandé à une maison de Boston, John et Richard Codman de l’huile de baleine et de la potasse en novembre et décembre 1790, les résilia en mars 1791 en déclarant que « la perte du change qui est de plus en plus forte nous a fait renoncer absolument à toutes opérations à notre compte tant que la crise actuelle continue »1. Les opérations sur les lettres de change, notamment les arbitrages étaient rendues très difficiles en raison de la croissance du papier-monnaie. Cela troublait un partenaire habituel de Le Couteulx et Cie de Paris, la maison Drouilhet et Cie de Madrid qui s’inquiétait du dérèglement des changes et qui espérait que si les changes sur l’Espagne « peuvent venir à un taux raisonnable » la maison française fera le retour des lettres de change en s’attachant « au papier de tout repos »2.

3À partir de 1792, lorsque la guerre commença avec la Prusse et l’Empire des Habsbourg, puis lorsque la France dut affronter en 1793 la première coalition, la crise déjà existante s’accentua considérablement. Le Couteulx et Cie avait noué des liens économiques et financiers avec des maisons anglaises, hollandaises, belges et surtout espagnoles. Ils s’interrompirent presque totalement alors que Le Couteulx et Cie avait encore reçu des piastres de la Banque Saint Charles en janvier et février 17933. Ce qui fut le plus dévastateur à court et à long terme fut la décision de la monarchie espagnole de saisir les actifs des sociétés françaises établies à Cadix et parmi elles Le Couteulx Desportes et Cie, ce qui aurait fait perdre à cette dernière maison plus de 800 000 1t.4. Au cours de l’été 1793, si l’on en croit un de leurs principaux commis, Barthélemy-Michel Cabarrus, « les affaires des Le Couteulx sont réduites à presque zéro »5.

4Les seuls pays demeurant neutres étaient la Suisse et les États-Unis. Cela conduisit les Le Couteulx qui avaient déjà pensé à ce projet, de fonder une société, avec Louis Pourrai, le beau-père de Laurent-Vincent et Simon-Emmanuel-Julien Lenormand, à New-York sous la direction du Suisse Henri Chériot, lequel devrait se lancer dans un commerce interlope avec les colonies espagnoles d’Amérique6. En même temps, Laurent-Vincent s’entretenant avec un négociant à Louveciennes lui déclarait que la plus grande partie des capitaux de Le Couteulx et Cie allait être portée dans les manufactures et envisageait que la maison de banque soit abandonnée7. Cette réorientation ne put s’appliquer immédiatement puisqu’après les journées hébertistes de septembre, la Convention ordonna l’apposé des scellés sur les établissements bancaires puis intervint l’arrestation d’un très grand nombre de Le Couteulx lors de l’automne 1793. Pour que leur maison continue vaille que vaille à fonctionner quoique faiblement, Laurent-Vincent et Jean-Barthélemy donnèrent à leur caissier, Philippe-Louis-Paul Gorlay, une procuration, le 14 septembre 1793, pour, en leurs noms, suivre toutes les affaires de banque et de commerce qui pourraient survenir à la suite de celles arrêtées à cause des scellés mis en place par les commissaires de la section des Piques où se trouvait, place Vendôme, le siège social de Le Couteulx et Cie, de gérer et d’administrer les affaires de leur maison, d’accepter de tirer et d’endosser toutes les lettres de change, de rédiger la correspondance indispensable et de payer et de recevoir toutes les sommes relevant de Le Couteulx et Cie8.

5Avant même leur arrestation, la situation financière des associés de Le Couteulx et Cie était désastreuse. Ils auraient été débiteurs envers des particuliers de 1 978005 lt. 3 s. 3 d. auxquelles s’ajoutaient plusieurs millions dus à la Banque Saint-Charles. À l’opposé, Le Couteulx et Cie aurait été créditrice de 1 200068 lt. 5 s et possédait dans sa caisse 320715 lt. dont 314365 lt. en assignats, 2600 lt. en écus et 3 750 lt. en monnaie de billon.

6Les deux dirigeants de Le Couteulx et Cie avaient, au cours de l’été 1793, déjà étalé leurs difficultés financières lorsque la Convention pendant l’été 1793 avait décidé de lever un emprunt forcé. Ils avaient déclaré que leurs revenus s’élevaient à 4500 lt. par an9. Seul, Jacques-Jean Le Couteulx du Molay avait fait une déclaration plus conforme à la réalité. Il disposait d’un revenu de 58 764 lt. dont 40000 lt. représentaient les intérêts des 800 000 lt. qu’il avait déposé comme caution lorsqu’il était devenu Trésorier de l’Extraordinaire. La Section des Piques fit preuve de scepticisme et remonta les déclarations des associés de Le Couteulx et Cie, les revenus de Laurent-Vincent furent fixés à 19875 lt. soit un actif de 395 700 1t. et ceux de Jean-Barthélemy à 26044 lt., son patrimoine atteignant désormais 520880 lt. Après la seconde arrestation en frimaire an II des deux Le Couteulx, leurs revenus furent portés respectivement à 24280 1t. 18 s. et à 30543 1t. 13 s. sans qu’on puisse être certain que ces nouvelles estimations correspondent à la réalité10.

7Après leurs libérations après le 9 thermidor an II, les itinéraires des Le Couteulx vont continuer à diverger. Barthélemy-Jean-Louis renonça définitivement aux affaires alors qu’après avoir quitté la maison Le Couteulx, il avait, en 1791, investi dans des armements maritimes avec Mangon La Forest du Havre, Marion Brillantais et Marion frères de Saint-Malo11. Il est vrai qu’il était dans une situation financière critique. Alors qu’il était encore emprisonné, il fut mis en cause par plusieurs créanciers, ce qui le conduisit le 20 messidor an II (8 juillet 1794) à déterminer mais bien sûr sans une véritable documentation, l’état de sa fortune. Selon lui, ses actifs s’élevaient à 5 508490 lt. alors que son passif était estimé à 3600000 lt. ou 3 900000 lt.12. Son patrimoine était constitué pour l’essentiel par des biens immobiliers : la propriété de Villeflix, la moitié d’une propriété sise à Romange dans le Jura acquise avec le grand banquier suisse de Neufchatel, Pourtalès, une maison qu’il avait fait édifier à Paris, boulevard de la Madeleine, une autre à Rouen, la moitié des bâtiments de la manufacture Thévard à Saint-Just près de Beauvais et la moitié de 15 000 acres de terres en Virginie d’un montant de 45 000 lt. Barthélemy-Jean-Louis possédait également de nombreux titres de rentes, des sommes qui lui étaient dues par des émigrés à commencer par Louis-Stanislas Capet, le frère du roi qui ne lui avait pas versé ses gages, d’autres qui lui devaient, l’État en particulier, les avances qu’avec Emmanuel Haller il aurait fourni pour liquider la spéculation de l’abbé d’Espagnac sur les actions de la Compagnie des Indes s’élevant à 1 347240 lt. mais que les différents gouvernements révolutionnaires ont toujours refusé d’admettre, déclarant qu’au contraire que c’était Emmanuel Haller et Barthélemy-Jean-Louis qui étaient débiteurs envers la Trésorerie Nationale. En conséquence, son actif brut est largement inférieur à ce qu’il prétendait. Quant à ses dettes, elles comprennent 370000 lt. qu’il était censé devoir à son épouse Marie-Madeleine Le Boucher, 150000 lt. à Pablo de Olavide, 840000 lt. au Trésor Public en vertu d’un jugement prononcé contre lui et 88900 lt. réclamés par les artisans employés dans ses propriétés du boulevard de la Madeleine ou de Villeflix.

8Une fois remis en liberté, Barthélemy-Jean-Louis va s’efforcer d’assainir son bilan. Pour éviter que le domaine de Villeflix soit confisqué par ses créanciers, il va le vendre à son épouse Marie-Madeleine le 22 prairial an III (10 juin 1795) pour 900000 lt. dont 100000 lt. ont été avancés par Le Couteulx et Cie et une autre partie provenant de la vente des maisons de Rouen, héritage des parents de son épouse13. Jusqu’à sa mort survenue le 27 messidor an VII (15 juillet 1799) à Villeflix, chez son épouse, il va s’efforcer de régler ses dettes sans y parvenir. Lorsque le 18 germinal an VII (8 avril 1800) ses créanciers se réunissent à nouveau, ils ne parviendront pas à obtenir grand-chose puisque si son actif s’élève à 347 000 francs avec plusieurs fermes à Chelles et une maison à Noisy-le-Grand évaluée 6000 lt, il s’est délesté de sa maison du boulevard de la Madeleine et de la part de son domaine de Romange et le montant des reprises auxquelles à droit sa femme est estimé à 505 433 francs14.

9Après sa sortie de prison le 23 thermidor an II (10 août 1794), Jacques-Jean n’aura pas à affronter les mêmes difficultés que celles de son cousin. Certes, il abandonna définitivement la direction d’une maison de banque et c’est à tort qu’on le qualifiera de roi de la banque française pendant la Révolution15. Mais pendant quelque temps, il ne quittera pas les activités économiques. En l’an III, il est administrateur-gérant avec Philippe-Louis-Paul Gorlay et Pierre Saillard l’aîné des Fonderies de Romilly qui depuis 1790 a son siège à Paris, rue Chantereine16. Surtout, il s’est lancé dans une opération immobilière de grande envergure.

10Depuis 1777, il était devenu avec sa mère, l’unique propriétaire de l’Hôtel d’Auch, le siège social de Le Couteulx et Cie jusqu’en 1789. Il avait acheté d’autres maisons adjacentes, rue Montorgueil et rue Montmartre17. Après avoir quitté en 1788 sa maison de banque, il fit l’acquisition d’une grande maison avec jardin sise rue de Richelieu au coin du boulevard appartenant à Jean-Baptiste Taillepied de Bondy pour 350000 1t.18. Une fois installé dans sa nouvelle propriété, il décida de faire démolir ses bâtiments, rue Montorgueil, et d’en faire construire seize autres. Pour ces constructions, il fit appel à l’architecte Jean-François Mandar. Ce dernier qui avait d’abord été un ingénieur au service de l’État s’était ensuite, après avoir pris la dénomination d’architecte, tourné vers une clientèle privée autour de 1789 en construisant plusieurs maisons à Paris et dans ses faubourgs. Partisan de la Révolution, il était devenu premier dessinateur des travaux du Champ-de-Mars lors de la fête de la Fédération en 1790 et fut chargé de la mise en défense de Paris en 179219. Jacques-Jean Le Couteulx du Molay lui confia le soin de démolir les maisons lui appartenant entre la rue Montorgueil et la rue Montmartre et d’y construire seize maisons autour d’une cour fermée par une grille qui prit le nom de Cour Mandar avant de devenir rue Mandar. En germinal an VI, Jacques-Jean Le Couteulx du Molay pouvait louer à un certain Antoine-Jacques Martin douze maisons « construites depuis plusieurs années » à savoir les n^os 1, 2, 3, 4, 5, 9, 11, 12, 13, 14, 15, 16 présentées comme comprenant un entresol, trois étages, avec combles, caves, deux puits communs (il existait également des boutiques au rez-de-chaussée) moyennant un loyer global annuel de 55000 lt.20.

11Lorsque des besoins d’argent se faisaient sentir, il n’hésitait pas à vendre une ou deux maisons de la Cour Mandar. C’est ainsi qu’il conclut une vente avec Henri d’Aguesseau de deux maisons n^os 11 et 12 qui lui rapporta 160000 francs et une autre avec Marie-Françoise Plumard, veuve Bellanger qui accepta de payer 71 050 francs pour une autre maison21.

12Jacques-Jean Le Couteulx était donc un homme très riche et il le demeura pendant de nombreuses années. Il fut capable lorsque sa fille Pauline-Laurette épousa un vrai noble Louis-Jules-César de Noailles de lui apporter une dot de 300000 francs, à prendre, il est vrai, sur la succession des parents de la mariée en numéraire du titre de 1790. Toutefois, Jacques-Jean s’engageait en attendant à verser un intérêt de 3 % « en valeur métallique » sur le montant de la dot22. Son patrimoine était composé pour l’essentiel de ses maisons à Paris, des domaines du Molay et de Meung (il vendit la Malmaison à Joséphine Bonaparte en 1799 pour 325 000 lt.). Il vivait le plus souvent à Meung, mais quand il revenait à Paris, son pied-à-terre se trouvait rue des Saints-Pères car il avait loué sa maison rue de Richelieu à un glacier italien, Paul Carchi pour 20000 francs par an23.

13Jacques-Jean Le Couteulx au début de l’Empire, en 1806, figurait parmi les trente plus imposés du département de la Seine et il devait payer une contribution de 10914 francs. Lorsqu’il décida de vivre le plus souvent à Meung, ne faisant plus que de brefs séjours dans la capitale, il devint le premier imposé du département du Loiret avec une contribution de 24211 francs, ce qui le rangeait parmi les cent plus imposés de la France24.

14Sans doute fort satisfait de sa fortune, il pouvait l’être également de la carrière de son fils Jacques-Félix qui avait choisi d’entrer dans la haute administration. Après être passé par l’École polytechnique, puis avoir séjourné dans une université allemande en Franconie, il fut attaché à la légation française de Suède en 1801, puis en 1803 devint auditeur au Conseil d’État25. En 1804, en présence de Cambacérès, archichancelier de l’Empire et de Lebrun architrésorier, il épousa Alexandrine Sophie Le Couteulx de la Noraye, la fille du défunt Barthélemy-Jean-Louis dont la mère lui apporta 100000 francs de dot, tandis que le marié qui héritait de la moitié de la succession de sa mère, soit 82 193 francs recevait de son père trois maisons n^os 9, 13 et 14 de la rue Mandar évaluées à 210 000 francs, ainsi qu’une rente de 6 000 lt. En 1809, âgé de 30 ans, Jacques-Félix fut nommé préfet de la Côte-d’Or en même temps qu’il devint baron de l’Empire et c’est en fonctions qu’il décéda en 181226.

15Pourtant il semble que la situation financière de Jacques-Jean Le Couteulx du Molay se soit détérioré au cours des dernières années de l’Empire. On le voit emprunter de l’argent à plusieurs reprises27. Est-ce en raison de la naissance de ces difficultés qu’il s’efforça d’obtenir de Jean-Barthélemy Le Couteulx les sommes que lui devait, d’après lui, l’ancienne société Le Couteulx et Cie, ce que son ancien associé refusa en dénonçant « les objections inconsidérées, les folles prétentions, les habitudes violentes et impérieuses » de son cousin ?28. Un procès eut lieu entre les deux hommes que Jean-Barthélemy remporta grâce à l’intervention de Pierre-Nicolas Berryer.

16Ayant perdu ses deux enfants, Jacques-Jean Le Couteulx du Molay s’éteignit en 1823 à Meung. À cette date, son patrimoine avait déjà été lourdement entamé. Il ne disposait plus du domaine du Molay ni de sa maison de la rue de Richelieu et il n’était plus propriétaire que d’une seule maison rue Mandar où habitait son agent d’affaires. Il demeurait toujours, quand il passait à Paris, rue des Saints-Pères, mais il avait dû louer une grande partie de ce logement. L’ensemble de ses biens meubles se montait à 3 764 francs auxquels il fallait ajouter des objets mobiliers d’une valeur de 150 lt., plusieurs actions de la Banque de France, 18000 francs, prix d’une maison de la rue Mandar qu’il venait de vendre. Ses petits-enfants se partagèrent sa succession qui, en dehors du domaine de Meung, était réduite à peu de choses29.

17Lorsque Laurent-Vincent et Jean-Barthélemy sortirent de prison en thermidor an II, leur société, sous la direction de Louis-Philippe-Paul Gorlay, se trouvait dans une situation désespérée. Ils décidèrent donc de la mettre en liquidation, mais ne renoncèrent pas à en fonder une autre. Laurent-Vincent n’en eut pas la possibilité puisqu’il décéda le 16 brumaire an III (6 novembre 1794), donc quelques mois après sa libération. Déjà souffrant avant son emprisonnement, les conditions de sa détention n’avaient pu que détériorer davantage son état de santé. Sa femme, Charlotte, atteinte de tuberculose, ne tarda pas à le suivre dans la tombe malgré un séjour à Dieppe au cours de l’été 1795 car elle pensait que des bains de mer qui commençaient à être pratiqués en France pourraient à elle et à ses deux enfants raffermir leur santé30. Elle mourut le 28 frimaire an IV (19 décembre 1795) laissant deux enfants mineurs qui étaient hors d’état de diriger à leur âge la firme Le Couteulx et qui, d’ailleurs, disparurent rapidement31.

18Jean-Barthélemy Le Couteulx restait donc le seul membre de la dynastie à pouvoir reprendre les rênes de la société parisienne. Dès le 25 vendémiaire an III (16 octobre 1794), il avait donné en son nom et celui de ses associés Antoine IV Le Couteulx de Verclives et de Laurent-Vincent une procuration à leur caissier Gorlay afin que celui-ci organise la liquidation de Le Couteulx et Cie. En 1795, il annonçait à la Banque Saint-Charles que sa société ne suivrait plus les affaires de banque et qu’elle ne se chargerait plus de la réception des rentes. Il entendait opérer la liquidation des anciennes sociétés Le Couteulx et Cie et désormais sa principale activité serait de diriger les établissements maritimes et manufacturiers que Le Couteulx et Cie avait fondé avant 1793 ou dans ceux dont sa société possédait des intérêts. Ses objectifs consistaient à nouer des relations avec ses correspondants français et étrangers « soit pour l’approvisionnement de nos manufactures soit pour nos entreprises maritimes ». Bref, elle devenait un holding avant la lettre. Son siège social fut transféré au 56, rue du Faubourg Saint-Honoré soit plus à l’Ouest de l’Hôtel de la place Vendôme que Charlotte, la veuve de Laurent-Vincent Le Couteulx était sur le point de vendre. Enfin, Jean-Barthélemy avait décidé de s’associer avec son caissier Gorlay à qui il donnait un intérêt dans ses affaires. L’année suivante, il changea de raison sociale. Sa firme prit le nom de Jean-Barthélemy Le Couteulx et Cie32.

19Pourtant cette nouvelle société n’abandonna pas du jour au lendemain certaines opérations bancaires en particulier celles qui avaient trait au commerce des piastres. Jean-Barthélemy Le Couteulx et Cie maintint pendant plusieurs mois ses relations avec la Banque Saint-Charles. Elle reprit contact avec elle dès le 20 août 1795, quelques semaines après la signature de la paix de Bâle en lui déclarant que la monnaie et les propriétés françaises étaient dans l’entière dépendance des événements politiques, ce qui ne devait pas encourager l’institution bancaire espagnole à reprendre ses relations avec la France33. Pourtant, elle confia à son partenaire parisien le soin de représenter le Giro real et donc de payer les membres de l’ambassade espagnole à Paris ainsi que ses pensionnaires, ce qui n’était pas aisé car elle ne pouvait utiliser que des assignats ou des mandats territoriaux à partir de 1796 alors que les Espagnols dépendant de l’ambassade exigeaient des versements en monnaie métallique, ce qui était pour la maison Le Couteulx une « impossibilité physique ». Elle réclamait donc que la Banque Saint-Charles lui expédie des piastres34. Elle obtint en partie satisfaction, puisqu’on avril 1796, elle reçut un premier envoi de 10000 piastres via Cabarrus et fils de Bayonne et la maison Récamier de Paris qu’elle vendit à raison de 5 francs l’unité. Elle en reçut d’autres en juillet 1796, en vendant 8000 lt., elle se réjouissait de savoir que la Banque Saint-Charles avait l’intention de lui en expédier 20000 autres. Toutefois, elle souhaitait que des quantités plus importantes de piastres ainsi que de l’or lui soient remises puisque le papier-monnaie français était sur le point d’être liquidé35.

20Les liens entre Jean-Barthélemy Le Couteulx et Cie et la Banque Saint-Charles prirent fin à la fin de l’année 1796 ou au début de 1797. Cela est dû à la décision des dirigeants de la banque espagnole de créer à Paris une factorerie qui la représenterait. Dès le mois de mai 1796, le directeur désigné Martinez de Hervas arriva dans la capitale française. En novembre 1796, la maison Le Couteulx lui fournit 100000 francs et elle fut ensuite invitée par la Banque Saint-Charles dans une lettre du 23 janvier 1797 à lui remettre tous les fonds qui lui appartenait, soit 373 209 francs dont il fallait ôter les sommes déjà remises à l’ambassadeur d’Espagne à Paris. Ce fut donc 330000 francs que reçut Martinez de Hervas soit 305 000 francs en espèces et 25 000 francs en actions de la Caisse des Comptes Courants dont Jean-Barthélemy Le Couteulx avait été un des premiers actionnaires36. Quelques années plus tard, la banque Saint-Charles qui avait donc coupé les ponts avec la maison Le Couteulx entama un procès contre celle-ci afin de l’obliger à lui rembourser une dette considérable contractée pendant les premières années de la Révolution.

21En raison du conflit qui opposa la France à l’Angleterre, il est vraisemblable que la firme Le Couteulx se soit détaché des « établissements maritimes ». En revanche, les entreprises industrielles ont fait l’objet de toutes ses attentions.

22Avant 1793, Le Couteulx et Cie contrôlait plus ou moins étroitement trois manufactures, la manufacture d’huile de baleine de Saint-Sever, la manufacture de tabac de Morlaix, les Fonderies de cuivre de Romilly-sur-Andelle. Il semble que la première ait disparu avant 1795 alors que pendant le Directoire et une grande partie du Consulat et de l’Empire, Jean-Barthélemy Le Couteulx ait été un des principaux animateurs des deux autres entreprises. Dans une lettre adressée à Napoléon Bonaparte le 28 ventôse an VIII (19 mars 1800), consacrée à l’examen d’un projet de l’établissement d’une régie sur le tabac, il indiquait qu’il était « intéressé dans la manufacture de Morlaix » et qu’il y avait réuni « avec succès » dans la même administration, des opérations commerciales, manufacturières et administratives, ce qui lui avait permis d’acquérir des connaissances sur cette branche37.

23N’étant pas hostile au rétablissement de la Régie qui serait à peu près semblable à ce qui existait avant la Révolution, mais il proposait que la Régie des tabacs soit confiée à une Compagnie de « citoyens instruits dans cette partie » (Jean-Barthélemy avait affirmé qu’il l’était), ce qui permettrait d’épargner au gouvernement français des avances des mises de fonds pour le paiement des tabacs existant dans toutes les manufactures de la République française. Cette proposition ne fut pas retenue et par un décret du 29 novembre 1810, la Régie de l’État fut instituée dans le cadre des Droits réunis et sans qu’une compagnie privée en soit associée. La manufacture située à Morlaix fut achetée à un certain Fairx demeurant à Paris, 14 rue Montmartre représentant plusieurs intéressés pour 288 446 francs 56 centimes par la Régie impériale38.

24Les Le Couteulx continuèrent à contrôler les Fonderies de Romilly dont le siège social avait été transféré à Paris en 1790. Parmi ses trois administrateurs, Gorlay caissier puis associé de Jean-Barthélemy Le Couteulx y demeura depuis au moins 1795 jusqu’à la fin de l’Empire. La firme devint en vertu du décret impérial du 5 août 1808 une société anonyme. Ayant un capital théorique de 1 760000 francs divisé en 55 actions de 32000 lt., mais en réalité chacune des actions avait été divisée par quatre soit 8 000 francs. En 1808, elle comprenait 28 actionnaires parisiens qui possédaient 159 coupures de 8 000 francs et sept provinciaux ou étrangers qui en détenaient 37. Le capital réellement souscrit s’élevait donc à 1 568 000 francs, ce qui en faisait néanmoins une des plus grandes sociétés françaises. La plupart des actionnaires d’avant la Révolution n’en faisaient plus partie à l’exception de leurs héritiers, du notaire Dosne qui avait enregistré le contrat de 1785 et qui avait ensuite acquis une action et des Le Couteulx. À Paris, il s’agissait de Barthélemy-Alphonse, à Rouen, c’était Louise Foache, la veuve de Barthélemy-Pierre Le Couteulx, dirigeante de la firme Le Couteulx de la ville et qui était propriétaire de cinq coupures d’un montant de 40000 francs. Parmi les autres actionnaires, on relevait une fille de d’Allarde, Roettiers, Lainé, directeur de l’entreprise à Romilly-sur-Andelle, cinq Suisses parmi lesquels des parents de banquiers tels Pierre Mallet et Françoise Pache, laquelle possédait dix coupures d’un montant total de 80000 francs. Enfin les trois administrateurs-gérants qui furent chargés de transformer l’entreprise en société anonyme étaient, à cette date, Gorlay, Malus et Anson, lequel fut remplacé par Roettiers qui avait d’ailleurs participé à la direction au début du Consulat39.

25Les Fonderies de Romilly connurent une période difficile pendant la Révolution. Michel-Louis Le Camus de Limare, le dirigeant de l’entreprise de Romilly mourut le 27 nivôse an II (16 janvier 1794) alors que la plupart des Le Couteulx étaient emprisonnés. Le 29 brumaire an III (19 novembre 1794), elle fut même mise en réquisition par l’ État parce qu’elle ne pouvait fournir tout le cuivre nécessaire pour la Marine et la fabrication de chaudières et de pièces de monnaie, faute de matières premières, minerai de cuivre et charbon, bien que l’État lui ait fourni une grande partie des cloches de cuivre et lui ait attribué du charbon en provenance de la mine de Littry qu’il avait également réquisitionné40. En l’an III, elle fut restituée à ses actionnaires mais elle était exsangue car elle ne disposait pas de fonds suffisants pour acheter du charbon, soit de Littry ou de Belgique. Elle dut obtenir des prêts. Ses actionnaires durent lui avancer 2 000 livres pour chaque action en leur possession.

26En 1800, alors qu’elle subissait une nouvelle crise, sa direction demanda 600000 francs aux actionnaires. Mais ces derniers n’étaient pas les seuls prêteurs. Le 14 ventôse an VIII (5 mars 1800) Gorlay, d’Allarde et Roettiers, les trois administrateurs empruntèrent 25 000 francs à la Caisse d’Escompte du Commerce qui lui furent remis en 50 billets de 500 francs... Jean-Alexandre Botereau, toujours lié aux Le Couteulx, leur prêta plus de 13 000 francs41.

27 Pourtant la manufacture ne sombra pas. Elle continuait à fabriquer des planches de cuivre destinées au doublage de la coque des navires, mais également des clous, des chaudières. Une partie de sa production était vendue en France mais une autre trouvait des débouchés dans plusieurs pays étrangers comme elle avait commencé à le faire en 1791. Des milliers de planches de cuivre ou des chaudières prirent la direction de l’Espagne par l’intermédiaire des négociants de Bayonne, Basterreche frères ou de Bordeaux comme Levignac. Elle fournit également plusieurs milliers de planches de cuivre à la marine de guerre de la République batave et elle en envoya aux États-Unis via le port d’Anvers. Ces trois marchés étaient, on le sait, familiers aux Le Couteulx.

28Les dernières années du Consulat et celles de l’Empire ont été plus favorables à la manufacture de Romilly, même si la paix avec l’Angleterre en 1802 l’a soumise à une forte concurrence des entreprises britanniques, mais qui ne fut pas durable. La conquête d’une partie de l’Europe par Napoléon lui permit d’obtenir du cuivre à des prix peu élevés. Son chiffre d’affaires s’accrut et sans doute ses profits, ce qui lui permit de rembourser ses créances, en 1803 ses ventes totalisèrent trois millions de francs42. En l’an XIII, elle employait soixante-neuf chefs et principaux ouvriers (le chiffre total dépassait les cent cinquante) qui travaillaient dans deux fonderies d’affinage, une fonderie à l’allemande, une fonderie au creuset, trois laminoirs simples, deux laminoirs doubles, une clouterie, une toumerie de clous ainsi que dans plusieurs martinets, une charpenterie, une laverie, une briqueterie à feu...43.

29Cette croissance est en partie liée à la protection de l’État qui considérait la production de métaux non ferreux comme indispensable au développement économique national. N’est-ce pas pour cela que Napoléon Bonaparte, encore premier consul, visita le 8 brumaire an XI la fonderie de Romilly « si nécessaire à la Marine » et fut reçu avec « honneur par les administrateurs et les actionnaires »44.

30Un des impératifs de la manufacture de Romilly-sur-Andelle était de se procurer du charbon de terre en grande quantité. C’est sans doute pour cela que Jean-Barthélemy Le Couteulx fit partie à partir de 1795 des principaux actionnaires de la Compagnie des mines d’Anzin, de Fresnes et du Vieux Condé, la plus grande compagnie charbonnière française à la fin de l’ Ancien Régime. L’exploitation des mines de charbon dans le Nord de la France était fort ancienne, mais c’est seulement en 1757 que se constitua la Société des mines d’Anzin avec un capital de 630000 livres divisés en 24 sols. Les principaux actionnaires étaient des nobles comme le prince de Cröy, le marquis de Cernay, le vicomte Desandrouin, d’origine belge. À la veille de 1789, elle était par le nombre de ses ouvriers, environ 4000, par sa production, la plus grande entreprise minière française45.

31Au début de la Révolution, plusieurs de ses actionnaires émigrèrent et leurs biens furent confisqués par l’État, qui pendant plusieurs années « nationalisa » la Compagnie des mines d’Anzin. La Convention thermidorienne par une loi du 17 frimaire an III (7 décembre 1794) renonça à son intervention et décida de la privatiser. Elle en confia la direction à un actionnaire demeuré en France, Jean-Marie-Stanislas Desandrouin, qu’elle chargea de vendre les 14 sols séquestrés aux émigrés. Dans une lettre adressée à Napoléon I en 1805, Jean-Barthélemy Le Couteulx affirma avoir joué un rôle essentiel dans la reconstitution d’un groupe d’actionnaires :

« J’ai beaucoup contribué en l’an III à la réunion et à l’association des intéressés actuels. J’ai pu conserver ainsi par le concours puissant de divers capitalistes dont l’industrie est libérale, éclairée et active, un des plus beaux établissements qui existe en Europe pour l’exploitation du charbon de terre »46.

32Si on examine les acheteurs des sols de la compagnie proposés par Desandrouin, cette affirmation de Jean-Barthélemy ne saurait être contestée.

33En effet, le 22 messidor an III (22 juillet 1795), Desandrouin alors à Bruxelles donnait une procuration à Jacques Renard, négociant de Paris, destinée à céder les sols que lui avait remis l’État républicain à « Le Couteulx et consorts »47. 11 sols 1denier furent vendus sur les 14 sols qu’il possédait. Parmi les acquéreurs figuraient Jean-Barthélemy Le Couteulx (2 sols 3 deniers), sa cousine Charlotte Pourrat, la veuve de Laurent-Vincent (11 deniers), Pierre-Nicolas Berryer, leur avocat (6 deniers). Parmi les autres acquéreurs on trouvait des hommes d’affaires puissants comme Guillaume Sabatier (1 sol 10 deniers), Pierre Desprez (11 deniers), et surtout Claude Périer le propriétaire de la manufacture d’indiennes de Vizille et qualifié de « négociant de Grenoble » (2 sols 3 ½ deniers). L’ensemble de ces sols se montait à 2261 700 lt. qui furent payées en assignats.

34Jean-Barthélemy n’allait pas conserver la totalité de sa participation. Il céda en frimaire an XI, 3 deniers à Augustine Boisset, la mère de Charlotte Pourrat, et 3 deniers à l’ami de celle-ci, Pierre-Antoine Choderlos de Laclos, l’auteur des Liaisons dangereuses. Un autre denier fut vendu à François Thurot au prix de 8 333 francs et 6 deniers, à son associé Philippe-Louis-Paul Gorlay pour 50000 francs payés avec du numéraire. Quelques années plus tard le même Gorlay achetait un demi-denier à Jean-Barthélemy pour 16666 francs. Ainsi entre 1802 et 1807, en cinq ans, la valeur du denier avait été multiplié par quatre, ce qui témoignait de l’augmentation de la production charbonnière des mines d’Anzin et des profits que ses actionnaires en tiraient48.

35De cette progression, Jean-Barthélemy affirmait en être un des principaux responsables. Dans sa lettre à l’Empereur, il se flattait d’avoir donné à la compagnie « son travail, ses soins, ses crédits et ses avances »49.

36Cette restauration ainsi que ses bénéficiaires parurent menacés quand plusieurs anciens actionnaires qui avaient émigré et qui rentrèrent en France tentèrent de récupérer une partie de leurs avoirs. Le prince de Cröy réussit à constituer une société intitulée Lasalle et Cie dirigée par un militaire qui exigea qu’une concession pour l’exploitation d’une mine de charbon à l’intérieur du territoire où étaient exploitées les mines d’Anzin, Fresnes et Vieux-Condé leur soit accordée, ce qui selon Jean-Barthélemy Le Couteulx, aurait abouti à l’expropriation des actuels intéressés de la société. En tant qu’actionnaire, il entendait combattre cette « réunion d’émigrés rentrés » dont il dénonçait l’esprit de cupidité, de jalousie et plus particulièrement de vengeance. Il eut gain de cause à la suite d’un compromis entre les deux groupes, les émigrés recevant 3 sols50.

37Sa coopération avec les Périer qui prirent en fin de compte la direction des mines d’Anzin ne se limitait pas à cette entreprise minière. Ils s’étaient déjà liés comme actionnaires de la Banque de France. La meilleure preuve de cette entente en fut le mariage en 1809 entre Camille-Joseph Périer, le fils de Claude Périer, un des frères d’Antoine-Scipion Perier, devenu avec Casimir, le principal dirigeant de la Compagnie des mines d’Anzin51, alors auditeur du Conseil d’État et futur préfet de la Corrèze et Anne-Pélagie-Honorine Le Couteulx, une fille de Barthélemy-Jean-Louis. Dans leur corbeille de mariage, le futur marié, outre 1/10^e de la manufacture de Vizille, apportait 2 deniers ¾ de la compagnie des mines d’Anzin tandis que sa future épouse, héritière d’un quart de la succession de sa mère évaluée à 194285 francs était en possession de ¾ de denier des mines d’Anzin. C’était donc un mariage qui ne pouvait que plaire aux grands actionnaires de cette entreprise52.

38Pendant le Consulat, Jean-Barthélemy Le Couteulx et Cie s’est également engagé dans les grands travaux publics de la capitale. Au cours de l’an XI a été constituée l’entreprise des Trois Ponts qui avait pour tâche de construire trois ponts à qui on donna ultérieurement le nom de pont des Arts, d’Austerlitz et d’Iéna. L’Assemblée des actionnaires se tint pour la première fois, le 5 thermidor an IX (24 juillet 1801) au siège social de Jean-Barthélemy Le Couteulx et Cie, 56 rue du Faubourg Saint-Honoré et Gorlay déjà administrateur des Fonderies de Romilly fut élu à cette même fonction en compagnie de Chauffrey, un ancien négociant qui était en 1806, un des trente plus imposés du département de la Seine, tandis que Hugues Lagarde, ancien fabricant de savons de Marseille, devenu régent de la Banque de France était nommé censeur. Le capital de la société fut fixé à 1 700000 francs divisés en 1 700 actions de 1 000 francs alors que les dépenses de construction étaient évaluées à 1 629 032 francs53.

39Après l’annexion de la Belgique par la France et son découpage en départements, plusieurs hommes d’affaires français, notamment des fournisseurs de l’État, spéculèrent sur les biens ecclésiastiques des anciens Pays-Bas autrichiens. Parmi les grands acheteurs figure Jean-Barthélemy Le Couteulx qui, contrairement à ce que fit un Jean-Baptiste Paulée, ne les revendit pas rapidement, mais les conserva tant qu’il n’eut pas besoin de régler des dettes importantes. En l’an III et IV, il avait été remboursé d’une grande partie des fonds que l’État français avait séquestrés pendant l’an IL II les utilisa jusqu’en l’an XI pour acquérir de biens nationaux situés pour l’essentiel dans les départements belges. Il n’acheta, semble-t-il en France, le 28 thermidor an IV, que le couvent des Filles de la Croix qui était situé à Paris pour 141206 francs. Ses achats en Belgique furent considérables même s’ils n’atteignirent pas le montant investi par Jean-Baptiste Paulée, soit seize millions de francs, pour acquérir dans cinq départements belges, ceux de Sambre-et-Meuse, des Deux-Nethes, de la Lys, de l’Escaut et de la Dyle, un nombre considérable de biens nationaux. Il acheta l’abbaye de Saint-Hubert dans les Deux Nethes, la maison des Oratoriens à Malines, l’abbaye de Groeninghe à Courtrai, de nombreuses maisons conventuelles dont celle des Cordeliers à Anvers, des fermes, des terres labourables, des prés...54.

40Jean-Barthélemy Le Couteulx est donc parvenu dans les dernières années de la Révolution à rétablir sa fortune entamée pendant la Convention montagnarde. C’est ce qu’indiquait Victor Dupont de Nemours, le fils de Pierre-Samuel Dupont de Nemours, un proche de Jean-Barthélemy qui le rencontra en 1801 et qui inscrivit dans son journal que Jean-Barthélemy avait été ruiné avec toute sa famille au début de la Révolution, mais qu’il avait pu acheter avec des assignats de telles quantités d’abbayes, de couvents et d’autres domaines ecclésiastiques en Belgique qu’il estimait avoir une fortune qui, à cette date, dépassait les trois millions de francs55.

41Si Jean-Barthélemy Le Couteulx a définitivement renoncé à diriger une maison de banque familiale, il se prononce toujours pour la création d’une banque par actions liée à l’État comme il l’avait souhaité dès 1789. Il jouera un rôle de premier plan dans plusieurs tentatives visant à établir une banque de ce modèle et il sera un des principaux initiateurs de la naissance de la Banque de France.

42Supprimées par la Convention montagnarde, les sociétés par actions furent à nouveau autorisées le 21 novembre 1795, au début du Directoire56. Quelques semaines plus tard, Jean-Barthélemy Le Couteulx en compagnie de André-Daniel Laffon-Ladébat, ancien négociant de Bordeaux établi à Paris et membre du Conseil des Anciens, de Aimé-Gabriel Fulchiron, d’origine lyonnaise et devenu banquier à Paris, et d’un dénommé Texier, lance un appel à la souscription d’un établissement intitulé Banque. Les premiers souscripteurs vont élire une commission qui se réunit le 9 nivôse an IV (30 décembre 1795) et qui décide de convoquer une assemblée générale des souscripteurs pour le 17 pluviôse an IV (6 février 1796) dans le siège de la Nouvelle Compagnie des Indes alors en liquidation. Sous la présidence de Jean-Barthélemy, un rapport est prononcé par Laffon-Ladebat qui insiste sur l’utilité des associations de banque car ce « sont les seuls moyens qui après les longues convulsions politiques, peuvent rendre au commerce, à l’industrie et aux arts, l’activité si nécessaire à la fortune publique et au bonheur particulier des citoyens »57. L’Assemblée des souscripteurs adopta le texte proposé par les dirigeants de fait qui fixait le montant de l’action à 600 francs sans que leur nombre ne soit précisé. Ces actions seraient payables en monnaie métallique ou en assignats. Il était prévu que les actionnaires de la Caisse d’Escompte pourraient échanger cinq de leurs actions contre une de la Banque. Les détenteurs de 20 actions purent élire les administrateurs et le directeur général. Ce dernier fut Laffon-Ladebat qui avait obtenu 75 voix et Fulchiron avec 64 voix, Jean-Barthélemy avec 57 voix, Augustin Monneron le futur animateur de la Caisse des Comptes Courants et Jean-Frédéric Perrégaux avec 49 voix furent élus administrateurs.

43La Banque reçut l’appui du ministre des Finances Faipoult qui s’empressa de déclarer qu’il garantissait son indépendance et se félicita de voir qu’elle influerait puissamment sur l’établissement du crédit public58. Pourtant, malgré ce soutien officiel, le nombre des souscripteurs des actions demeura insuffisant, peut-être, c’est du moins ce que déclarait Jean-Barthélemy, parce que les besoins des emprunts forcés détournaient les éventuels souscripteurs.

44Pour accélérer les achats d’actions, Jean-Barthélemy tenta d’intéresser ses compatriotes normands, les négociants, les manufacturiers et les fabricants en rédigeant un petit opuscule, destiné à leur intention, qui devait les convaincre de devenir actionnaires de la Banque59. Il s’efforçait de démontrer que les banques étaient indispensables pour relever le crédit de l’assignat. Se présentant comme « le défenseur le plus résolu de cette monnaie républicaine », il affirmait qu’en aucun cas les billets de la nouvelle banque ne nuiraient au crédit des assignats et n’aggraveraient la baisse de leur valeur. Il déclarait de plus que cette banque seconderait les banques auxiliaires qui verraient le jour dans les principales villes de la République. Enfin, la Banque constituerait un avantage considérable pour Rouen « vrai centre de l’industrie populaire de la République française » dont le commerce avant 1790 se montait annuellement à deux cent soixante-dix millions de livres, la plus grande partie en produits manufacturiers et qui exigeait au moins cent millions de billets, lettres de change et engagements en tout genre60.

45Cette Banque, parce qu’il existait une Constitution républicaine qui empêchait les empiétements des pouvoirs sur un établissement bancaire, contrairement à ce qui se passait sous la royauté absolue était donc digne de confiance, ce qui ne pouvait qu’inciter les hommes d’affaires de la Normandie à la soutenir.

46Pourtant, malgré la stature de ses administrateurs, la Banque ne vit pas le jour. En effet, ses dirigeants proposèrent au Directoire qu’en échange des billets qu’elle émettrait, il lui serait cédé 1 200 millions de biens nationaux. Elle utiliserait ses billets pour rembourser les assignats et alimenter le Trésor public. Ces propositions furent contestées par les néo-Jacobins conduits par Robert Lindet. Selon lui, la République deviendrait de la sorte assujettie à la Banque. La majorité du Conseil des Cinq-Cents fut sensible à cette argumentation et rejeta la demande de création le 3 ventôse an IV (22 février 1796) estimant que c’était toujours T État qui devait émettre du papier-monnaie et non un établissement bancaire même aussi proche du pouvoir qu’il pouvait l’être. En conséquence la Banque demeura dans les limbes61.

47 Pourtant les promoteurs de ce premier projet ne se découragèrent pas. Quelques mois plus tard, le Il messidor an IV (28 juin 1796), Augustin Monneron l’ex-administrateur de la Banque et Jean Godart signèrent un contrat donnant naissance à la Caisse des Comptes Courants62. Société au capital de cinq millions de francs divisé en mille actions de 5 000 francs, elle comptait parmi ses premiers souscripteurs, outre Augustin Monneron et Jean Godart, Fulchiron et Jean-Barthélemy Le Couteulx qui firent partie des onze premiers actionnaires qui achetèrent chacun huit actions. La Caisse des Comptes Courants voulut reprendre certaines visées de la Banque en mettant en circulation ses billets à la place des assignats et Jean-Barthélemy en aurait assumé si le projet avait abouti, la présidence63. Il n’en fut rien et c’est peut-être ce nouvel échec qui conduisit Jean-Barthélemy à abandonner cette banque publique. Il n’en devint pas un des administrateurs et il vendit cinq de ses actions en janvier 1797 au dirigeant de la factorerie parisienne de la Banque Saint-Charles, Martinez de Hervas qui fut un ardent soutien de la Caisse des Comptes Courants quand disparut Augustin Monneron en brumaire an VII (octobre-novembre 1798) laissant un trou de 2 500 000 francs64.

48Malgré ces avatars, Jean-Barthélemy Le Couteulx ne désespérait pas de voir s’établir une banque par actions dont les orientations lui conviendraient. C’est ce qui explique que les administrateurs-gérants des Fonderies de Romilly-sur-Andelle devinrent actionnaires de la Caisse d’Escompte du Commerce fondée le 4 frimaire an VI (24 novembre 1797) en achetant cinq actions hypothécaires d’un montant total de 50000 francs, ce qui leur permettait de bénéficier de l’escompte que leur accordait cette banque65.

49Une autre institution financière qui intéressa Jean-Barthélemy Le Couteulx fut celle que voulut mettre sur pied le notaire Jean-François Gabiou qui dirigeait déjà avec Ambroise Arnould, une Caisse des Rentiers, et qui voulut lui ajouter une Caisse des Propriétaires. Dans une pétition adressée au Conseil des Cinq-Cents, le 24 pluviôse an VII (12 février 1794), Gabiou présentait un plan de banque sous la raison sociale de Caisse des Propriétaires qui s’inspirait beaucoup du fonctionnement des banques existantes. Il s’agissait d’aider les propriétaires fonciers qui souffraient d’une pénurie d’argent en leur prêtant des fonds garantis sur des immeubles. Le capital projeté de la Caisse était énorme puisqu’il était fixé à 40 millions de francs divisé en trois types d’actions : numéraires, hypothécaires et de recours. Les opérations de la Caisse des propriétaires consisteraient en prêts par hypothèques sur immeubles et en escompte des traites et des billets revêtus de trois signatures. Ceux qui obtiendraient des prêts bénéficieraient de la part de la Caisse des Propriétaires d’avances pour payer leur contribution foncière66.

50Le 16 prairial an VII (4 juin 1799), la Caisse des Propriétaires tint sa première assemblée générale, laquelle fut chargée de nommer des commissaires qui devraient organiser les moyens de fonctionnement de l’établissement. Furent désignés Perrégaux, Récamier, Le Couteulx de Canteleu, Cretet, Sévène, Germain, D’Allarde, Michel, Johannot...67.

51La Caisse des Propriétaires ne vit jamais le jour. Il est vrai que la plupart des commissaires de cet établissement bancaire en devenir eurent quelques mois plus tard, après le 18 brumaire, comme souci principal de mettre sur pied la Banque de France.

52Déjà en avril 1799, Jean-Barthélemy avait fait partie d’un groupe de pétitionnaires qui proposaient au Directoire de favoriser l’établissement d’une banque « susceptible de favoriser la prospérité publique » avec un capital de vingt millions de francs dont la moitié versée par les actionnaires et l’autre moitié prêtée sans intérêt par l’État68. Mais il fallut attendre l’arrivée au pouvoir de Napoléon Bonaparte pour qu’une banque d’une telle ampleur puisse voir le jour.

53Partisan du coup d’État du 18 brumaire sans qu’on soit assuré qu’il ait participé à son financement, Jean-Barthélemy Le Couteulx fit partie d’un groupe de banquiers et de financiers intitulé les vingt négociants réunis qui se réunit le 13 frimaire an VIII (24 novembre 1799) chez Bonaparte pour mettre sur pied un emprunt de 12 millions de francs destiné au nouveau pouvoir. Puis, quelques semaines plus tard, Jean-Barthélemy Le Couteulx et Jean-Frédéric Perrégaux qui avaient entamé une collaboration depuis plusieurs années envoyait au ministre des Finances Gaudin un Projet de Statuts généraux d’une banque, le 16 nivôse an VIII (6 janvier 1800) dont les rédacteurs auraient été non seulement les deux banquiers mais également Pierre-Nicolas Berryer, l’avocat des Le Couteulx et Laffon-Ladebat69.

54Dans les Statuts adoptés par l’Assemblée générale des actionnaires, le 14 pluviôse an VIII (13 février 1800), on retrouve quelques idées chères à Jean-Barthélemy. La nation aurait éprouvé le déplacement et la dispersion des capitaux qui alimentent son commerce, l’altération du crédit public, le ralentissement de la circulation de ses richesses. Familiarisée avec les plus grands efforts dans la conquête de la liberté, la nation française ne doit pas se laisser opprimer plus longtemps par les circonstances qu’il est en son pouvoir de maîtriser, tel est le premier développement de l’introduction des Statuts de la Banque de France.

55Banque publique, banque par actions, elle devait commencer ses opérations le 1^er ventôse an VIII (20 février 1800)70. Son capital était, comme on le sait, fixé à trente millions de francs divisé en 30000 actions de 1 000 francs. L’Assemblée générale composée des 200 plus forts actionnaires élisait 15 régents et trois censeurs. Mais en vertu de l’article 12 des Statuts et selon l’article 25, sept régents furent désignés immédiatement par les actionnaires présents. Ce furent « Perrégaux banquier à Paris, Le Couteulx de Canteleu négociant, Mallet l’aîné banquier, De Mautort notaire, Périer négociant de Grenoble, Perrée négociant de Granville et Robillard négociant ». Perrégaux, Le Couteulx de Canteleu, Périer voire Mallet l’aîné avaient déjà participé ensemble à la fondation de plusieurs entreprises d’importance.

56Nommé régent, Jean-Barthélemy Le Couteulx devint également président de la Banque de France et membre du conseil général, lequel réunissait l’ensemble des comités formés au sein de l’établissement bancaire. Dans les premiers mois, Jean-Barthélemy joua un rôle important en tant que président de la Banque de France. C’est avec Jean-Frédéric Perrégaux et Guillaume Mallet qu’il négocia un accord avec les dirigeants de la Caisse des Comptes Courants aboutissant à la fusion entre les deux entités71. Mais, en 1801, il fut remplacé comme président par Jean-Frédéric Perrégaux et le 17 octobre 1804 il cessa d’être régent de la Banque de France. Il est possible qu’il se soit alors débarrassé d’une partie ou de la totalité de ses actions puisque le 22 octobre 1804 il donna une procuration à Pierre Vallet pour toucher tous les dividendes de ses actions et de transférer celles-ci en totalité ou en partie72.

57Comme au cours des premières années de la Révolution, Jean-Barthélemy Le Couteulx participa en meme temps qu’il se lançait dans de nombreuses opérations économiques à la vie politique. Lors des premières élections des Assemblées du Directoire en l’an IV, il fut élu en sixième position comme député des Anciens du département de la Seine (c’est Laffon-Ladebat qui arrivait en tête). On ne sait dans quel groupe il entendait prendre place, même si dans sa lettre d’acceptation envoyée au président de l’Assemblée électorale du département de la Seine, il affirmait que ses électeurs, dans tout le cours de la Révolution, avaient constamment professé l’amour de la Patrie, celui de l’humanité et le respect pour les lois et il terminait en promettant de se dévouer pour « l’affermissement de la République et de la liberté française et pour la sécurité des personnes et des propriétés »73. Il n’est pas étonnant que cet homme d’affaires ait eu pour tâche de préserver les propriétés.

58Les interventions principales de Jean-Barthélemy comme il l’avait fait au cours de la Constitution portèrent sur les problèmes économiques et financiers. Pendant les premières années du Directoire, la question fondamentale était celle du maintien ou de la suppression des assignats. Or, Jean-Barthélemy n’était pas favorable, du moins dans un premier temps, à cette deuxième solution. Il l’expliqua dans une intervention au cours d’une séance du Conseil des Anciens du 12 frimaire an IV (3 décembre 1795). Après avoir condamné le gouvernement révolutionnaire et la loi du maximum et s’être félicité du retour aux principes d’humanité et de justice, il critiquait le Conseil des Cinq-Cents qui entendait réduire le montant des assignats alors estimé à 30 milliards. En effet, selon lui, diminuer la quantité des assignats c’était conduire à une déflation néfaste à l’économie française, il donnait l’exemple suivant : en pluviôse an III (janvier-février 1795) le montant des assignats en circulation s’élevait à 6400000000 lt. et leurs rapports avec la monnaie métallique s’établissaient de 1 à 4. En conséquence, les assignats, toujours d’après Jean-Barthélemy Le Couteulx, équivalaient à cette date à 1 600000 lt. en monnaie métallique, ce qui était nettement inférieur aux 2400000000 lt de numéraire ou 2200000000 lt. du stock global des monnaies d’or et d’argent existant dans la France en 1789. Depuis pluviôse an III, sous-entendait Jean-Barthélemy, la quantité des assignats s’était considérablement accrue mais leur valeur s’était encore plus effondrée, les 30 milliards d’assignats ayant une valeur réelle de 300 millions de livres. Le papier-monnaie diminué suffisait encore moins aux transactions du gouvernement à celles entre les particuliers, du commerce de la France. Pour lui, ce n’était pas les assignats qui avaient fait disparaître les richesses circulantes ni les dépenses du gouvernement, mais c’était le système révolutionnaire, le comité de Robespierre dont il déplorait qu’il fut à l’heure actuelle si défendu, qui en étaient responsables. En conclusion, il se prononçait pour le maintien du système des assignats jusqu’à la paix et même au delà si l’on voulait absorber les biens nationaux, ce qu’il s’apprêtait à faire sans le dire74.

59Cette défense du papier-monnaie, il la maintiendra encore au début de l’année 1796 dans une conversation avec le général Bonaparte, partisan lui de sa suppression et du retour à la monnaie métallique75. Toutefois il ne s’opposa pas à l’arrêt de la fabrication des assignats, à la création des mandats territoriaux ainsi qu’à leur démonétisation.

60Pour lui, ce qui devenait désormais le plus important pour permettre à la nation de se relever et à la République de s’enrichir, c’était de faire fonctionner un système fiscal efficace. Dans une intervention devant le Conseil des Anciens le 21 pluviôse an VI (9 février 1798) et dans un ouvrage publié en l’an VII ayant pour titre « Essai sur les contributions proposées en France pour l’an VII » il exposait ses conceptions sur les impôts et la dette de l’Etat. D’après lui, il fallait mettre fin au déficit de l’État, lequel provenait de la difficulté à percevoir des impôts, mais surtout de la rareté du numéraire jointe à l’absence de tout crédit public et de l’état déplorable dans lequel se trouvait le crédit particulier. Faire renaître le crédit public, c’était son antienne, ne pouvait se faire que par la fondation d’une banque par actions. Mais il fallait également prélever de manière plus efficace les impôts qui devaient être essentiellement indirects. Il se déclarait hostile aux contributions somptuaires comme l’impôt sur le luxe ou l’imposition sur la richesse, même si certains pouvaient penser que cela permettrait « de soulager la classe ouvrière qui compose l’immense majorité du peuple »76. Il se prononçait pour des impôts portant sur des objets d’une consommation générale qui puissent suffire aux dépenses sans écraser une partie des contribuables et sans nuire à la richesse nationale. Vouloir prélever de lourds impôts sur les riches, c’était mettre en cause leurs propriétés. Or, pour Jean-Barthélemy, dès qu’un citoyen s’inquiétait des menaces portant sur les biens fonciers, les liens sociaux se relâchaient et il n’y avait plus de République. Pour conclure, il affirmait que si l’on suivait ses propositions, la confiance et le crédit réapparaîtraient ainsi que la puissance de l’État et la prospérité du peuple.

61D’autres interventions de Jean-Barthélemy portèrent sur les patentes, la loterie, la colonisation, le commerce avec l’Angleterre. Il demeurait toujours un adversaire de la première puissance économique européenne qu’il avait combattu après la signature du traité de 1786. Il dénonçait le génie malfaisant du gouvernement britannique qui attisait, selon lui, les discordes civiles en France et avait contribué à la ruine des manufactures et des cités maritimes. Cette hostilité le conduisit le 9 brumaire an V (30 octobre 1796) à adopter une résolution qui interdisait l’entrée et la vente en France de toutes les marchandises anglaises77. Et il fera partie d’une députation du commerce composée de Fulchiron aîné, Jubie, Enfantin, Saillard, Récamier, Hupais, Doyen, Decrétot, Charlemagne et Barillon qui se rendit au siège du Directoire pour appuyer devant Barras l’ouverture d’un emprunt pour faciliter une descente en Angleterre78.

62Les interventions de Jean-Barthélemy Le Couteulx n’ont pas toujours été étrangères aux grandes crises politiques que connut le Directoire. C’est ainsi que le soir du 18 fructidor an V (4 septembre 1797) quand les trois « triumvirs » Reubell, Barras et La Revellière-Lépeaux envoyèrent plusieurs pièces au Conseil des Anciens destinées à obtenir l’annulation des élections dans quarante-huit départements et la déportation de plusieurs députés, Jean-Barthélemy qui ne semble pas avoir été impliqué dans le complot royaliste affirma qu’il ne voyait rien dans les pièces produites qui puissent motiver les déportations proposées. Pour lui, on voulait s’en prendre à des opinions et non à des actions contre-révolutionnaires79.

63Son intervention se révéla inefficace, ce qui ne l’empêcha pas de revenir à la charge le 19 brumaire an VI (9 novembre 1797). Il proposait de trouver des moyens permettant d’aider les familles de certains déportés car tous n’étaient pas également coupables envers l’humanité. Il refusait que les déportés soient envoyés en Guyane où existait « une mortalité effrayante ». Il souhaitait qu’ils puissent être accueillis dans un pays plus salubre où ils pouvaient porter leur industrie et l’amour de la patrie que ne saurait abandonner un Français dans quelque pays où il se trouve. Cette dernière phrase lui valut une réplique du député des Vosges Perrin « Allons donc ! L’amour de Pichegru pour sa patrie ? ». Jean-Barthélemy ne se découragea pas et affirma qu’il n’était pas alarmé par la défaveur qu’il pouvait ressentir en défendant les familles de quelques-uns des déportés. Il termina son discours en réclamant la création d’une commission chargée de revoir la question des déportations80.

64Le 30 floréal an VII (19 mai 1799), Jean-Barthélemy Le Couteulx quitta le Conseil des Anciens mais il allait retrouver rapidement une fonction publique grâce à Sieyès devenu Directeur le 27 floréal an VII (16 mai 1799). Les Le Couteulx, on le sait, étaient en rapport avec l’auteur de Qu ’est-ce que le Tiers-État depuis les débuts de la Révolution. Il semble qu’ils n’aient jamais été interrompus sauf pendant l’arrestation des membres de la dynastie. Quand Sieyès devint ambassadeur de France en Prusse en 1798, les Le Couteulx lui demandèrent quelques services. Jean-Barthélemy souhaitant que son fils aîné Barthélemy-Alphonse passe quelque temps à Berlin pour y perfectionner son éducation dans un pays étranger, pria Sieyès de se charger de lui. Il lui proposa également de protéger le fils de Jacques-Jean le Couteulx du Molay, Jacques-Félix qui allait se rendre dans une université de Franconie dépendant de la Prusse. Et il terminait sa lettre en l’assurant de son « inaltérable attachement ». Quelques semaines plus tard, après avoir reçu une réponse de Sieyès, il lui envoyait ses derniers travaux sur les finances en lui déclarant que pour lui, Sieyès était « un des hommes dont la critique, même la censure l’encourageait autant que les éloges »81.

65Aussi quand Sieyès devenu Directeur engagea la lutte contre les néo-Jacobins, il voulut s’appuyer sur Jean-Barthélemy. Le 18 fructidor an VII (4 septembre 1799), le Directoire destitua plusieurs membres de l’ Administration centrale du département de la Seine qu’il accusait de ne pas offrir une garantie suffisante au maintien de la Constitution et de l’exécution des lois. Ils furent remplacés par Sauzay, Sabatier et Le Couteulx-Canteleu qui fut nommé président de l’Administration centrale du département82. Quelques jours plus tard, le 1er brumaire an VIII (23 octobre 1799) Jean-Barthélemy, à l’occasion de l’ouverture des écoles centrales du département prononçait un discours dans le temple de l’Oratoire « ouvert à l’humidité et au froid » dans lequel il fit l’éloge des « guerriers » et l’espérance d’une paix prochaine sur « les ailes de la victoire ». Sans doute fallait-il y voir une allusion à Bonaparte83.

66Les deux hommes s’étaient rencontrés pour la première fois en janvier 1796 chez Barras. Le général Bonaparte séduisit le député du Conseil des Anciens à cause de son succès de vendémiaire et parce qu’il voyait en lui quelqu’un qui ne « favoriserait pas l’anarchie »84. Après le retour de Bonaparte d’Italie, les deux couples eurent des relations très étroites. Jean-Barthélemy avançait que ses réflexions sur les relations commerciales entre l’Europe et l’Inde avant la découverte du Cap de Bonne-Espérance et les avantages qu’on pourrait obtenir de l’occupation de l’Égypte influencèrent Bonaparte qui décida d’organiser son expédition en Égypte. Par ailleurs, il est difficile de savoir si Jean-Barthélemy Le Couteulx lui avança de l’argent mais ce fut lui qui servit d’intermédiaire entre Jacques-Jean Le Couteulx et Joséphine Bonaparte lorsque celle-ci décida d’acheter le domaine de la Malmaison85.

67 Après le retour d’Égypte de Bonaparte, Jean-Barthélemy prit rapidement contact avec lui. Le 8 brumaire, il fut convoqué par Napoléon Bonaparte qui l’interrogea sur la situation politique et économique de la France ainsi que sur l’état de l’opinion publique. De cet entretien, Jean-Barthélemy fut convaincu que le général entendait mettre fin au régime du Directoire et imposer une nouvelle Constitution avec un exécutif composé de deux consuls. Il fut chargé d’aller en informer Sieyès. Toutefois, d’après son récit, il ne reçut ce jour-là aucune précision sur le coup d’État envisagé par Bonaparte. C’est seulement à la veille du 18 brumaire qu’invité chez Cambacérès, ministre de la Justice et actionnaire de la Compagnie des mines d’Anzin qu’on lui apprit, en présence de Bonaparte et de Sieyès que le coup d’État aurait lieu le lendemain86. Il est donc possible que bien que très proche de Bonaparte et de Sieyès, il n’ait pas financé leur entreprise.

68Le 18 brumaire, Jean-Barthélemy Le Couteulx gagna le siège de l’Administration centrale du département de la Seine où un comité s’était formé animé par Talleyrand et par Réal, un ancien jacobin devenu commissaire du Directoire auprès de l’Administration Centrale du département. Sieyès et Bonaparte les rejoignirent dans la matinée et Jean-Barthélemy rassura ce dernier qui craignait un mouvement populaire parisien contre lui. Pour le président de l’Administration centrale, l’essentiel après la prise du pouvoir par Bonaparte, serait de trouver un moyen pour moins répéter les élections. C’est à cet instant que le vainqueur d’Arcole lui proposa de devenir ministre des Finances du gouvernement qu’il entendait mettre en place « car l’Europe financière et commerçante » serait rassurée de voir cet homme d’affaires qui avait été en liaison avec un très grand nombre de négociants et de banquiers européens. Enfin, avant le départ de Bonaparte pour Saint-Cloud, Jean-Barthélemy lui proposa de disposer de sa maison d’Auteuil, ce que ne refusa pas le futur premier Consul qui ajouta qu’il aurait peut-être besoin d’y « passer une bonne nuit »87.

69La victoire de Bonaparte même si Sieyès ne parvint pas à faire imposer ses conceptions sur les institutions du nouveau régime permit à Jean-Barthélemy d’accéder au sommet de la hiérarchie napoléonienne. Nommé sénateur ainsi que Perrégaux le 24 décembre 1799, il obtint en 1804 la sénatorerie de Lyon. En 1808, il devint comte de Fresnelle du nom d’une « ferme », situé près des Andelys qu’il avait acheté en 1802 aux héritiers Maupeou pour la somme de 115 000 francs88. Il eut le privilège d’être nommé commandant de la Légion d’honneur en 1804 après avoir approuvé la décision de Napoléon Bonaparte de devenir Empereur. Jusqu’à la fin du régime napoléonien il ne s’en sépara pas. Encore en septembre 1813, alors que la France menaçait d’être envahie, il accepta d’être nommé commissaire extraordinaire de la 22^e circonscription militaire, celle de Tours. Enfin, le 2 avril 1814, on le chargea de faire escorter le convoi qui conduisait l’impératrice Marie-Louise et le roi de Rome à Blois89.

70Ses fils connurent également une forte montée sociale. Barthélemy-Alphonse comme beaucoup d’enfants de bourgeois ralliés à Bonaparte fut nommé auditeur du Conseil d’État tandis que son frère Charles-Emmanuel entama une brillante carrière militaire, ce que n’avait jamais effectué un Le Couteulx pendant l’Ancien Régime. Aide de camp du maréchal Lannes, il se mit ensuite au service du maréchal Berthier, prince de Neufchâtel, devint colonel du 6^e régiment de la garde et fut gravement blessé. D’autres membres de la famille Le Couteulx connurent également une forte promotion sociale. Jacques-Félix, conseiller d’État devint en 1809 préfet de la Côte-d’Or, plusieurs filles épousèrent des hauts fonctionnaires. Olympe-Madeleine, une fille de Barthélemy-Jean-Louis se maria avec Jacques Mercier qui devint maire d’Alençon et Anne-Pélagie, sa sœur, épousa Camille-Joseph Périer, auditeur au Conseil d’État puis préfet de la Corrèze, puis de la Meuse.

71Napoléon Bonaparte et Jean-Barthélemy Le Couteulx continuèrent d’entretenir d’excellentes relations pendant le Consulat et les premières années de l’Empire. Le régent de la Banque de France écrivait des lettres au Premier Consul sur des thèmes économiques et financiers comme l’institution d’un nouveau système fiscal, les rapports économiques à édifier entre la France et l’Angleterre après les préliminaires de paix conclus entre les deux pays en 1801. Il s’y opposait à Roederer, partisan du libre échange, notamment en ce qui concernait le charbon britannique beaucoup moins coûteux que celui produit en France. L’actionnaire de la Compagnie des mines d’Anzin s’y opposa fermement en déclarant au premier Consul, que grâce à l’annexion de la Belgique, la France disposait de quantités suffisantes de houille. La France, disait-il, sortait de la guerre sans capitaux. Or, ils pourraient se former grâce aux productions du sol et il concluait en rappelant que le traité Methuen conclu entre l’Angleterre et le Portugal avait eu pour conséquence l’effondrement des manufactures de drap portugais90. Le plus souvent, il terminait sa correspondance en insistant sur la profonde reconnaissance qu’il conservait pour les bienfaits dont il était honoré par Sa Majesté et il implorait sa bonté pour lui donner satisfaction quand il présentait une requête à l’ Empereur91.

72Les dernières années de l’Empire et les premières de la Restauration seront marquées par des difficultés financières frappant Jean-Barthélemy Le Couteulx même si le passage d’un régime à l’autre ne mit pas en cause sa notabilité politique. Après l’arrivée sur le trône de Louis XVIII, il devint pair de France et comme il ne se rallia pas à l’Empereur lors des Cent-Jours, on lui attribua en 1817, l’année précédant son décès, le titre de pair héréditaire. Mais sa fortune avait considérablement diminué. Cela était dû pour l’essentiel au procès que mena contre lui la Banque Saint-Charles qui l’accusait de lui devoir des sommes considérables et qu’il devait indemniser tandis que la disparition de sa maison de commerce ne lui permettait plus de disposer de fonds qui auraient pu maintenir la valeur de son patrimoine.

73Le litige entre la Banque Saint-Charles et Le Couteulx et Cie remontait à 1790. Cette année-là l’établissement bancaire de Madrid qui avait acheté des effets publics français (emprunt de 1783, actions de la nouvelle Compagnie des Indes) les revendit à un groupe financier composé à Paris de Jean-Baptiste Magon de la Balue et de Le Couteulx et Cie à et Madrid de Rossi Gosse et Cie, F.M. de Aguirre et Cie et Augustin Queneau, le représentant de Le Couteulx et Cie, pour un montant de 7 400 000 lt., soit 29 500 000 r. von. Les acheteurs estimaient que la valeur de ces fonds allait remonter et ils s’engagèrent à les payer par tiers en dix-huit mois, mais à cause de la baisse du change, ils furent victimes de grosses pertes92. En conséquence, Augustin Queneau réclama une prorogation d’une année pour le paiement de la deuxième tranche, ce qui lui fut accordé. Mais la baisse de la livre, la guerre, l’arrestation en Espagne d’Augustin Queneau, celles en France de Magon La Balue et de Le Couteulx, la faillite des maisons de commerce madrilènes arrêtèrent les remboursements. En 1795, pour la Banque Saint-Charles il ne demeurait qu’une maison solvable, celle de Le Couteulx. Après quelques mois de coopération, elle déclencha une procédure contre elle devant les tribunaux français. Jean-Barthélemy s’efforça dans un premier temps de démontrer que les deux millions de livres qu’Ocariz lui avait réclamés pour sauver la vie de Louis XVI représentaient une dette qui lui était due par la Banque Saint-Charles. Toutefois, il fut rapidement contraint d’avouer que les fonds qu’il déclarait avoir engagés à la Caisse d’Escompte pour l’objet qu’on lui demandait n’avaient pas été employés et qu’ils avaient fini par rentrer dans ses mains93. Bien que défendu par Berryer, il dut se résoudre à signer un compromis en 1809 avec la Banque Saint-Charles. Il lui était d’ailleurs difficile de résister davantage puisque l’année précédente, Joseph Bonaparte était devenu roi d’Espagne avec François Cabarrus comme ministre des Finances. Ce dernier voulait prendre sa revanche sur les Le Couteulx, qui d’après lui, s’étaient emparés après son arrestation en 1790 à Madrid, des fonds qu’il détenait en France.

74 La transaction fut réalisée entre Charles-Joseph Baguenault de Baguenault et Cie et Pierre Junca, représentant Jean-Pierre Basterreche de Bayonne, les deux commissionnaires de la Banque Saint-Charles d’une part, et Jean-Barthélemy Le Coutculx et Augustin Queneau, revenu d’Espagne depuis plusieurs années, de l’autre. La Banque qui réclamait à l’origine 6941 679 francs acceptait de recevoir de Jean-Barthélemy 2 125000 francs en réalité 2061 248 francs, compte tenu d’un escompte de 63 751 francs. Jean-Barthélemy ne disposait pas de fonds suffisants et fut donc obligé d’en emprunter. Il s’était adressé à Jacques-Louis Pourtalès, négociant à Neufchâtel, le dirigeant d’une des plus grandes sociétés européennes à laquelle Le Couteulx et Cie avait déjà fait appel en 1790 qui lui prêta 1 100000 francs, à Ambroise-Louis Jouanne, un agent de change de qui il reçut 350000 francs. Un autre agent de change, Pierre-Joseph Ferraud avança 100000 francs, le banquier parisien Louis Doumerc 150000 francs et Ferdinand Collineau, propriétaire à Paris 100000 francs94.

75Les commissionnaires de la Banque Saint-Charles décidèrent en contrepartie de lever les oppositions sur les propriétés de Jean-Barthélemy Le Couteulx qu’ils avaient établis dans les bureaux d’hypothèses des départements du Calvados, de l’Eure, de la Manche, de l’Orne, de la Seine, de la Seine-Inférieure, de la Dylc, de l’Escaut, de Jemmapes, des Deux-Nèthes, de l’Ourthe, de la Sambre-ct-Meuse où étaient situés les domaines de Jean-Barthélemy. Mais ce dernier, pour garantir les emprunts qu’il avait contractés et qu’il devait rembourser le 5 décembre 1811 à Pourtalès et avant la fin de 1810 à ses autres créanciers hypothéquait un certain nombre de biens en garantie comme une maison à Paris avec jardin, une maison à Auteuil, un parc à Versailles, le château de Neuilly dans le Calvados, celui de Catillon ainsi qu’une ferme dans le pays de Bray et la plus grande partie de ses propriétés dans les départements belges95.

76Sans doute aurait-il pu rembourser sa dette sans de trop grandes difficultés s’il avait disposé d’une maison de commerce solide. Or ce n’était plus le cas. En 1808, Jean-Barthélemy Le Couteulx et Cie avait été dissoute, sans doute parce qu’il ne s’entendait plus avec Gorlay. Il s’engagea alors dans une nouvelle société intitulée Fauveau Le Couteulx et Cie. Elle comprenait deux associés-gérants, Alexandre-François Fauveau et Laurent-Barthélemy Le Couteulx, un fils de Barthélemy-Jean-Louis. Laurent-Barthélemy, encore mineur, avait été autorisé par un conseil de famille « à embrasser la carrière du commerce et de la banque et à se livrer à toutes les opérations de cette profession ». En conséquence, il signait le 1^er septembre 1808 en compagnie d’Alexandre-François Fauveau, de Jean-Barthélemy Le Couteulx, agissant pour son fds Barthélemy-Alphonse, conseiller d’État et le fds de Jacques-Jean Le Couteulx, Jacques-Félix, également conseiller d’État, un contrat de société en vertu duquel jusqu’au 20 mars 1810, Fauveau serait le seul associé-gérant mais qu’à partir de cette date et jusqu’à l’expiration des six années, Laurent-Barthélemy aurait également la gestion de la société. Chacun des deux apportait 150000 francs dont une moitié serait versée au mois de septembre prochain et l’autre moitié six mois plus tard. Quant à Jean-Barthélemy, au nom de Barthélemy-Alphonse et Jacques-Félix, il s’engageait à prendre un intérêt commanditaire à partir du 22 mars 1810 d’un montant de 100000 francs pour chacun des deux. En suite de quoi, les deux associés s’installèrent au 30 de la rue d’Hauteville96.

77Il s’agissait d’une maison de banque et de commerce fort modeste. Son capital qui devait atteindre 500000 francs en 1810 était bien inférieur à celui des différentes sociétés Le Couteulx et Cie du xviii^e siècle. Il l’était également à ceux de plusieurs maisons qui se constituèrent à la même époque comme Perrégaux Laffite et Cie (2 200 000 francs) ou Boucherot et Cie (1 100000 francs)97. Les activités commerciales n’étaient pas d’une très grande ampleur comme le montre la valeur de ses stocks de marchandises évalués lors de la crise de 1810. Ils atteignaient 280000 francs alors que ceux de Delessert et Cie se montaient à 1 500000 francs.

78Peut-être cependant aurait-elle pu connaître une véritable progression si Barthélemy-Laurent n’était pas mort prématurément. Tombé malade, il était parti en Provence pour rétablir sa santé mais il mourut à Hyères le 19 mars 1811. À cette date, ses héritiers estimaient peut-être avec exagération que son actif dans sa société s’élevait à 300000 francs. La mort de Laurent-Barthélemy conduisit en 1813 Barthélemy-Alphonse, son cousin était mort en 1812, à retirer sa participation et la société fut dissoute en novembre 181398. La dernière maison portant le nom de Le Couteulx dans la capitale disparut deux siècles environ après que la première y ait vu le jour.

79Cette disparition ne pouvait qu’affaiblir Jean-Barthélemy Le Couteulx qui n’était pas parvenu à rembourser ses créanciers à la date prévue. Il fut contraint de vendre la plupart de ses propriétés en Belgique, celle de Catillon dans le pays de Bray obtenue par Gorlay à qui il devait plusieurs centaines de milliers de francs. Pour éviter que son château de Farceaux fût confisqué, il l’avait vendu à son second fils Charles-Emmanuel, colonel d’un régiment de la garde royale.

80Lorsqu’il mourut en 1818, il ne possédait plus que deux maisons à Auteuil, quatre domaines en Belgique. Mais il devait encore 312052 francs à Pourtalès alors qu’il lui avait cédé les profits escomptés de Fauveau Le Couteulx et Cie et 200 000 francs à Philippe-Paul-Louis Gorlay99.

81Pourtant, il existait encore à cette date une société de commerce portant le nom de Le Couteulx, il est vrai dirigée par la veuve de Barthélemy-Pierre Le Couteulx lequel avait épousé Louise Foache en 1791 qui appartenait à une grande famille commerçante au Havre. Barthélemy-Pierre avait pris la suite de son père Antoine IV Le Couteulx de Verclives qui était fort âgé, il était né en 1722, dans les premières années de la Révolution. Rouen traversa une crise économique profonde en raison de la guerre contre l’Angleterre qui ne s’interrompit que momentanément entre la fin de l’année 1801 et mai 1803. Elle réduisait les activités portuaires des ports de la Haute-Normandie même si quelques navires neutres pouvaient gagner les ports de la Basse-Seine.

82Cela n’empêcha pas Barthélemy-Pierre de contracter, le 1^er vendémiaire an XII (24 septembre 1803) une société de commerce pour une durée de six années avec Jean-Charles Etard l’aîné, un ancien commis. Il bénéficia quelque temps plus tard d’un prêt que lui accorda son père d’un montant de 96680 francs qui provenait d’une somme que lui avait délivrée Jean-Barthélemy le 13 nivôse an XIII (3 janvier 1805) en solde de tout compte de ses actifs dans Le Couteulx et Cie qu’il avait accepté d’abandonner100. De plus, Antoine IV loua à son fils le siège social des différentes sociétés Le Couteulx rue aux Ours pour 1 600 francs par an101.

83La société animée par ces deux associés n’eut qu’une brève existence puisque Barthélemy-Pierre mourut à Paris en 1805 « dans la maison des bains de Tivoli rue Saint-Lazare à huit heures du matin »102 alors âgé de trente sept ans.

84Son inventaire après décès ne donne que des indications partielles sur ses opérations commerciales. Dans sa maison de la rue aux Ours, il existait un comptoir, quatre pupitres et plusieurs armoires où étaient rangés ses papiers commerciaux, son livre-journal, de nombreux billets et obligations et dans un coffre-fort une somme de 3 613 francs composée de napoléons de 40, 20 et 5 francs, des louis d’or, des écus de trois livres, des pièces de un et deux francs, de la monnaie blanche et un bon de vingt francs de la Banque de Rouen. Dans ses trois magasins on releva 500 kg de plomb laminé et plusieurs rouleaux du même plomb laminé provenant des Fonderies de Romilly dont Barthélémy-Pierre était actionnaire. En effet, il était propriétaire d’une action de 32000 francs qui avait appartenu autrefois à Jacques-Jean Le Couteulx du Molay.

85Dans ses deux autres magasins loués à la municipalité de Rouen situés entre la Haute et la Basse Tour, le notaire inscrivit sur l’inventaire les marchandises qui s’y trouvaient, surtout des matières colorantes : six barriques de quercitron, un colorant jaune tiré d’une écorce de chêne d’Amérique du Nord, deux cent dix-sept balles d’alizarie qui donnait une couleur rouge d’excellente qualité extraite des racines de la garance, de la garance commune et vingt barils de gomme arabique, tous ces produits étant destinés à l’industrie textile de la Haute-Normandie.

86Barthélémy-Pierre ne s’est pas limité aux affaires du négoce. Comme son ex-beau-frère et oncle, Jean-Barthélemy, qui avait épousé en premières noces sa demi-sœur Anne Le Couteulx, il participa à la fondation d’une banque publique, la Banque de Rouen, qui vit le jour en l’an VI.

87Une première tentative de création d’une banque de ce style avait eu lieu en germinal an IV (mars-avril 1796). Un prospectus publié à cette date annonçait la naissance d’une Caisse d’Escompte patriotique exerçant ses opérations dans la Seine-Inférieure et les départements limitrophes. Pour les auteurs du prospectus, cette fondation était nécessaire puisque le retrait de l’assignat aboutissait à un manque de numéraire et qu’une Caisse d’Escompte pourrait pallier cette disparition en émettant des billets de banque. Son capital serait composé d’actions de 600 francs payés avec du numéraire. Elle accepterait des dépôts en monnaie métallique en les échangeant contre des billets et avec un intérêt de 2 %. Elle escompterait tous les papiers de commerce payables à Rouen moyennant un escompte de 4 % pour ceux qui accepteraient à être réglés en billets de banque et de 5 % pour les autres. Elle serait dirigée par huit administrateurs au service exclusif des commerçants et des manufacturiers103.

88Cette première tentative échoua. Il fallut attendre l’an VI pour voir un nouveau projet enfin aboutir. Ce fut la société libre du commerce de Rouen forte d’une soixantaine de négociants et de manufacturiers qui entendait concourir aux progrès du commerce et de l’industrie de Rouen qui le proposa. Elle commençait par déplorer la crise dont souffrait Rouen qui, depuis la Révolution, avait vu ses ateliers devenir « languissants » tantôt à cause de « la surabondance du signe représentatif » tantôt en raison de sa disparition « subite et brutale ». Comment, après la disparition de l’assignat alors que le numéraire « était chassé hors de France, enseveli par la méfiance et disparu de la circulation » pouvait-on rétablir le crédit ?104. À l’instar de l’Angleterre où dans les villes manufacturières telles que Leeds, Sheffield, Bristol, etc. existaient des banques locales, il fallait en créer une à Rouen qui en disposant de fonds importants rétablirait la confiance. Ce serait une banque en commandite par actions, chacune d’entre elles valant 1 000 francs. Elle comprendrait douze administrateurs dont trois assureraient la gestion quotidienne. La banque escompterait les lettres de change ou les billets de commerce munis de deux signatures à raison de 1 % d’intérêt par mois. Elle pourrait ouvrir des comptes-courants, émettre des billets de banque de 100 à 1 000 francs. Elle s’interdirait de faire le commerce des marchandises et de pratiquer les assurances maritimes. Dès que 300 actions auraient été souscrites, il serait procédé à l’élection des 12 administrateurs et la société libre de commerce annonçait que le livre des souscripteurs était déposé chez Lachenez-Heude, rue Herbière, un négociant présent à Rouen depuis au moins 1764105.

89En réalité, on n’attendit pas que les 300 actions fussent placées pour tenir l’Assemblée générale constitutive le 29 pluviôse an VII (17 février 1798). A cette date, seules 141 actions avaient été souscrites.

90Les actionnaires n’étaient pas seulement des Rouennais mais également des Havrais, des Dieppois, de Bolbecais et même des Parisiens. La plupart d’entre eux étaient déjà actifs avant la Révolution comme Bégouen-Demeaux, Adeline, de Fontenay, Garvey, Lezurier, Midy Roffack, Quesnel frères et Le Couteulx. Les principaux actionnaires avaient acquis une vingtaine d’actions comme Bégouen-Demeaux (21) ou Thezard et Cie (20). Mais Barthélemy-Pierre Le Couteulx, comme De Fontenay, s’était contenté d’en posséder une seule. Cela ne l’empêcha pas d’être élu administrateur de la Banque de Rouen. Les administrateurs décidèrent le 1er floréal an VI (20 avril 1798) que la Banque commencerait ses opérations le 5 floréal, qu’elle émettrait des billets de 100, 250, 500 et 1 000 francs, que l’escompte serait fixée à 1 % par mois avec un supplément de ½ % pour les effets de Paris.

91La banque de Rouen parvint à se développer grâce notamment à l’importance des dépôts qui lui furent remis et elle parvint à distribuer des dividendes égaux ou supérieurs à 10 % pendant que la valeur des actions atteignit 1 080 francs en l’an X106. On ignore quel rôle joua Barthélemy-Pierre dans la progression de la banque ni s’il demeura administrateur jusqu’à sa mort. Mais en 1811 quand la banque disparut et fut remplacée par une succursale de la Banque de France, parmi les administrateurs, on retrouvait Etard l’aîné, son associé devenu celui de son épouse, qui avait pris sa suite107.

92Ne se cantonnant pas dans le monde des affaires, Barthélemy-Pierre, comme Jean-Barthélemy eut également des activités politiques. Le 5 messidor an III (23 juin 1795), un représentant en mission de la Convention dans le département de la Seine-Inférieure, Casenave, décida de réorganiser totalement le conseil général de la Commune de Rouen. Il désigna un nouveau maire, de nouveaux officiers municipaux et des notables parmi lesquels plusieurs négociants comme Pouchet, Félix, Ribard et Le Couteulx fils108. Plus tard, il fut président du collège électoral de l’arrondissement de Rouen et membre du conseil général de la Seine-Inférieure. Sous le Consulat, il fut désigné par le préfet de la Seine-Inférieure pour faire partie de la Chambre de commerce du département. Le préfet ne semblait pas voir en lui un négociant de grande valeur, contrairement à Pierre-Nicolas de Fontenay qualifié « d’homme intelligent et instruit » ou de Bégouen-Demeaux jugé « négociant très éclairé ». Il se contentait de rappeler que Barthélemy-Pierre était le seul qui demeurait de l’ancienne maison Le Couteulx109.

93Après la mort de son mari, sa veuve reprit la direction de la maison de commerce qui fut dénommée Veuve Barthélemy-Pierre Le Couteulx et Cie toujours en association avec Etard l’aîné dont elle se sépara en 1813110. Elle continua seule à diriger sa maison de commerce. Le retour de la paix lui permit de relancer ses opérations commerciales. Elle arma plusieurs navires dont l’un intitulé le Canteleu d’un tonnage de 222 tonneaux et doublé de cuivre, lequel provenait sans doute des Fonderies de Romilly dont elle était toujours actionnaire, et qui assurait la liaison entre la France et les Etats-Unis. Mais elle semble avoir fait preuve d’une trop grande hardiesse et elle fit faillite en 1824111. La dernière société portant la raison Le Couteulx disparut donc sous la Restauration. Toutefois, plusieurs membres de la dynastie continuèrent à vouloir être des gens d’affaires. Dans les années 1840, Ernest Le Couteulx, le fils de Barthélemy-Pierre et de Louise Foache fut administrateur-gérant des Fonderies de Romilly et à la veille de la guerre de 1914 un descendant de Jacques-Jean Le Couteulx du Molay, le baron Le Couteulx du Molay, son ascendant ayant été fait baron en 1815, était administrateur d’une entreprise sidérurgique, les Aciéries de France, à Isbergues et de la société minière Vimy-Fresnoy dans le Pas-de-Calais112. Ainsi, malgré un certain nombre de déboires, la dynastie Le Couteulx, pendant près de quatre siècles, était demeurée dans l’univers de l’économie.