Introduction
Poètes, orateurs, historiens
p. 7-18
Texte intégral
Vous faites bien de chanter, de célébrer, de graver dans nos fastes les Corneille, les Descartes, les Talon, les Séguier, les Luxembourg, les Turenne mais si vous êtes citoyens, si vous voyez bien, n ’est-il point de place dans vos ouvrages pour les Bruni, les Grandville, les Masson, les Magon, les Montaudoin, les Le Couteulx, les Le Gendre et tant d’autres qui nous attirent les richesses de l’Univers.
Abbé Coyer. La noblesse commerçante, 1756.
1Pendant longtemps, nombreux ont été les historiens qui ont estimé que les dynasties bourgeoises capitalistes n’ont eu qu’une durée d’existence limitée. Propriétaires des moyens de production et surtout d’échange, il aurait été exceptionnel que les membres de ces dynasties se soient maintenus dans les affaires pendant plus de trois générations. Cet abandon des activités marchandes fut souvent qualifié de « trahison » ou « d’évasion » de la bourgeoisie. Une fois ayant fait fortune au cours des trois siècles de l’époque moderne, ceux qui appartenaient à la bourgeoisie capitaliste s’empressaient de la quitter en acquérant des biens fonciers, une seigneurie, une charge de judicature ou fiscale, ce qui leur permettait d’entrer progressivement dans le deuxième ordre, celui de la noblesse en abandonnant le Tiers État. Parfois, l’abandon de leur ancienne qualité était plus rapide, il leur suffisait d’acheter un office de conseiller-secrétaire du roi devenant de la sorte sur le champ ou presque, un vrai noble. Cette « trahison » était déjà dénoncée par un littérateur au XVIIIe siècle, Seras, qui se lamentait lorsqu’il voyait quitter le commerce « un négociant qui avait pu acquérir une terre, un héritage pour l’entretien de sa famille ou une petite charge qui l’anoblit »1.
2Cette « trahison » ou cette mobilité a-t-elle été générale et constante ? Pour Jean-Louis Bourgeon, la réussite individuelle demeurait une exception et l’ascension sociale qui aurait permis de quitter le monde de la marchandise était familiale et même lignagère, il fallait donc nuancer la vision d’une évasion précoce comme le démontrait l’exemple de nombreuses familles rémoises qui tout au long du xviie siècle demeuraient attachées aux négoces et s’efforçaient de pousser les fils aînés des dirigeants des sociétés de personnes à prendre la suite de leurs pères2. L’évolution de la pensée de Fernand Braudel est très significative. Il avait été un des premiers, peut-être le premier des historiens, à utiliser le terme de trahison de la bourgeoisie pour qualifier l’abandon des activités marchandes par ceux qui en étaient les plus entreprenants3. Au xvie comme au xviie siècle, la bourgeoisie, écrivait-il en 1949, ne pouvait à long terme que faire faillite et elle finissait par se trahir elle-même quoique ce fut une trahison inconsciente puisque les membres ne croyaient pas appartenir à une classe sociale. Mais, en 1979, Fernand Braudel dans Civilisation matérielle, économie et capitalisme xve-xviiie siècles, abandonnait partiellement ce qu’il avait présenté un tiers de siècle auparavant. Pour lui, si comme l’affirmait l’historien belge Henri Pirenne, les familles marchandes abandonnaient au bout de deux ou trois générations leurs métiers, désertant la bourgeoisie pour gagner la noblesse, il fallait y voir pas seulement une ambition sociale mais aussi une incapacité à s’adapter aux conditions nouvelles de l’économie. Certes, affirmait-il, des familles rouennaises comme les Planterose ou les Le Gendre avaient fait un choix volontaire d’abandon du monde des affaires mais il fallait surtout insister sur l’importance de l’effet de la conjoncture qui dans certaines conditions pouvaient mettre à mal des entreprises commerçantes et contraindre ses membres à s’en détacher.
3Mais au-delà de la conjoncture, Fernand Braudel entendait démontrer qu’on ne pouvait assimiler complètement marchand et capitaliste. Pour lui, si tout marchand était capitaliste, la réciproque n’était pas forcément vraie. Un marchand pouvait devenir banquier ou financier et donc demeurer un capitaliste sous d’autres formes pendant plusieurs générations. Et, ajoutait-il, même lorsqu’un détenteur de capitaux abandonnait le négoce pour les biens fonciers ou les offices, il lui était toujours possible (lui ou ses descendants) d’effectuer un retour vers la banque ou vers une participation dans des investissements mobiliers ou immobiliers4. Donc, selon lui, la trahison de la bourgeoisie pouvait n’être que temporaire et ses acteurs pouvaient retrouver tôt ou tard le chemin des affaires.
4Un autre historien moderniste, Robert Mandrou, partageait plusieurs des idées exprimées par Fernand Braudel. Il lui semblait inexact d’affirmer que tous les marchands devenus riches employaient leurs biens à l’achat d’offices. Il invitait ses collègues à mesurer de manière précise le nombre des marchands ainsi que leur pourcentage qui effectivement se détournaient de la « marchandise » et surtout d’apprécier dans quelle mesure la conjoncture pesait sur la détermination des hommes d’affaires à se maintenir ou non dans les activités capitalistes. Ainsi dans les années de crise, partielle ou globale, que ce soit pendant les guerres de religion du xvie siècle ou pendant les dernières décennies du règne de Louis XIV, la bourgeoisie pouvait rechercher des modes d’activité plus rentables. En revanche, pendant les années de prospérité notamment celles des années 1730-1770 elle ne pouvait que se maintenir dans la vocation en raison des profits élevés dont elle bénéficiait5.
5Mais, était-ce la conjoncture économique qui déterminait essentiellement le maintien ou l’abandon du négoce ou de la manufacture ? Ne fallait-il pas faire appel à un autre facteur, structurel celui-là ? L’appartenance à une certaine religion ne conduisait-elle pas certains bourgeois à demeurer sans interruption dans le monde des affaires alors que pour d’autres elle les amenait à s’en détacher ? C’est ce qu’affirme Pierre Deyon pour qui la mobilité des élites bourgeoises ou leur trahison auraient lieu essentiellement dans les pays catholiques méditerranéens6.
6La religion catholique serait donc une cause essentielle de la faiblesse de la bourgeoisie et du capitalisme commercial dans des pays où le protestantisme avait été subjugué ou éradiqué alors qu’au contraire dans les pays majoritairement protestants cette évasion n’aurait pas eu lieu. Cette thèse, on le sait, fut présentée par Max Weber dans son ouvrage L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme paru en 1904. Pour le sociologue allemand, la religion protestante avait favorisé le développement économique capitaliste. Le point de départ de sa démonstration provenait d’une comparaison entre deux petites régions allemandes : l’une à majorité catholique qui demeura très rurale, l’autre où les protestants étaient en nombre élevé et qui fut économiquement beaucoup plus active. En généralisant ces exemples, il affirmait que là où en Europe le protestantisme était majoritaire comme en Angleterre, dans les Provinces-Unies ou à Genève les formes les plus modernes du capitalisme étaient apparues. Il expliquait cette supériorité des pays protestants d’une part parce que pendant le Moyen-Âge et les débuts de l’époque moderne, l’Église catholique avait interdit le prêt à intérêt alors que Jean Calvin avait mis fin à cette prohibition et ensuite parce que les puritains, l’aile la plus déterminée de la religion protestante, avaient prêché le goût de l’épargne alors que les catholiques se prononçaient pour les dépenses somptuaires ce qui limitait l’augmentation éventuelle de leur capital. Mais surtout ce qui avait été déterminant, c’était l’obligation morale des protestants, énoncée par Luther et par Calvin, de s’adonner à une vocation (Beruf). Le devoir des hommes devait s’accomplir dans des activités temporelles et les individus devaient demeurer délibérément dans l’état ou la profession où Dieu les avait placés. C’est donc une notion de devoir ou de vocation qui conduisait les protestants à avoir pour objectif ultime de gagner de l’argent grâce à une grande disposition pour le rationalisme économique sans que cela ait pour but de satisfaire avant tout leurs besoins matériels7.
7Certes, Max Weber ne faisait pas du protestantisme le seul facteur du développement du capitalisme, il ne souhaitait pas remplacer ce qui lui semblait être une explication unilatérale matérialiste (le capitalisme étant à l’origine de la naissance du protestantisme) par une autre explication aussi unilatérale qualifiée de psychologique. Il admettait volontiers que l’ascétisme protestant avait, de son côté, été influencé par des conditions économiques. Il ne prétendait pas non plus que le capitalisme était apparu avec Luther et Calvin8. Il existait un développement capitaliste antérieur au xvie siècle et l’influence du christianisme avait pu à certains moments l’entraver, à d’autres le favoriser. Mais sur quoi il insistait, c’est qu’à partir de l’apparition du protestantisme, le rôle des catholiques dans le développement du capitalisme n’avait été en rien comparable à celui des protestants et il donnait comme exemple celui des catholiques de Hollande ou d’Angleterre qui à l’époque où ils étaient tolérés « n’offrirent point le spectacle d’un développement économique notable »9.
8Cette affirmation paraît cependant discutable. Il est certes possible qu’en Angleterre ou dans les Provinces-Unies, les catholiques ne soient pas devenus d’importants hommes d’affaires mais parmi ceux d’entre eux qui quittèrent leur pays d’origine parce qu’ils se sentaient persécutés tels les Jacobites anglais ou les Irlandais, un grand nombre s’engagèrent dans la vie négociante ou manufacturière. Pour l’essentiel, ils rejoignirent deux grands pays catholiques, la France et l’Espagne et, de Rouen à Cadix en passant par Paris, Nantes, Bordeaux ou Madrid, on vit apparaître de grands négociants ou d’importants banquiers comme les Walsh, les Sutton ou les Joyes. Les milieux d’affaires catholiques comme l’a montré L.M. Cullen ont pu affronter avec succès leurs rivaux protestants et sont souvent parvenus à contrôler dans une large mesure les relations financières existant entre la France et l’Angleterre10.
9Un autre thème a fait également l’objet de débats : c’est celui de la culture ou de l’inculture bourgeoise. Que les bourgeois aient été des hommes incultes, cela avait déjà été mis en avant dès le xviie siècle par des écrivains tels que Molière ou Furetière. L’auteur du Bourgeois gentilhomme paru en 1673 décrivait Monsieur Jourdain, cet ancien marchand ou descendant de marchand, comme un homme dont les lumières étaient petites et qui parlait à tort et à travers. Lui même déplorait que son père et sa mère ne lui eussent pas fait étudier les sciences pendant sa jeunesse. Quand à Furetière, il se gaussait dans son Roman Bourgeois des jeunes bourgeois qui malgré leur naissance et leur éducation voulaient passer « pour des gens de bel air »11. À leur suite, plusieurs historiens qui ont étudié la culture des bourgeois du xvie et du xviie siècles n’ont pas contesté le manque de culture de ceux-ci. Pour R. Gascon, les marchands du xvie siècle s’ouvraient peu au savoir comme le démontre la pauvreté de leurs bibliothèques. Peu cultivés, ils n’étaient pas non plus des mécènes. En revanche, leurs enfants ou leurs petits-enfants pénétraient dans le monde de la culture mais c’était probablement dû au fait qu’ils avaient abandonné « la marchandise »12. Affirmation partiellement contestée par A. Jouanna pour qui, si l’on s’appuyait sur le contenu des bibliothèques des marchands français à la fin du xve et au début du xvie siècle on ne pouvait leur dénier une certaine culture. Mais il est vrai que pour elle également, c’était ceux qui aspiraient à un mode de vie noble qui étaient le plus épris de culture alors que les autres se bornaient à conserver quelques ouvrages de comptabilité ou de dévotion13.
10Au cours du xviie siècle, selon R. Mousnier, rien n’avait fondamentalement changé. Les bibliothèques de ceux qui appartenaient à la strate sociale des marchands ne contenaient que fort peu d’ouvrages à l’inverse des membres de la noblesse, du clergé ou des juristes14.
11Y-a-t-il eu une modification au cours du xviiie siècle ? Louis-Sébastien Mercier, qui il est vrai n’était pas un historien, demeurait convaincu de l’inculture bourgeoise. Même un marchand devenu secrétaire du roi ne pouvait abandonner ses manières bourgeoises et malgré tous ses efforts il lui restait toujours quelque chose de Monsieur Jourdain15. Quant à E. Le Roy Ladurie, il estime que les bourgeois commerçants n’ont que peu d’intérêt pour les ouvrages des Lumières contrairement au clergé, à la noblesse éclairée et à la bourgeoisie d’Ancien Régime, c’est-à-dire celle qui vit de ses rentes16.
12Pourtant, selon Robert Mandrou, il semble bien que la bourgeoisie française dans toutes ses composantes ait connu une progression culturelle au cours des deux derniers siècles de l’Ancien Régime. Elle serait due à sa montée en puissance économique et sociale ce qui l’aurait conduit à conquérir une autonomie culturelle qui l’éloignait de la culture nobiliaire17. L’analyse de leurs bibliothèques montre, c’est le cas en particulier des négociants de Paris ou de Rouen, qu’ils disposent désormais d’un grand nombre d’ouvrages et qu’ils privilégient une certaine catégorie de livres, en premier lieu ceux qui leur permettent de gérer le plus efficacement leurs affaires et ensuite des livres de divertissement ou de voyages ce qui, dans ce dernier cas, leur permettraient de mêler « l’utile à l’agréable »18.
13La culture de la bourgeoisie s’est donc très probablement enrichie dans la France du xviiie mais elle s’est également laïcisée. Après les succès de la Réforme catholique au lendemain des guerres de religion qui ont touché tous les groupes sociaux, on assiste au cours du siècle des Lumières à une baisse plus ou moins profonde du sentiment religieux même si cela n’affecte pas de la même manière tous les Français. En particulier, les négociants sans devenir athées prennent quelque distance par rapport à la religion d’État comme l’indique la façon dont ils rédigent leurs testaments. Si cette tendance touche une partie non négligeable de certaines provinces françaises comme la Provence où les négociants et les marchands en sont les initiateurs ou à Paris, on peut se demander si cela est valable pour l’ensemble du royaume19.
14Entre la culture et l’idéologie, il existe des passerelles. Quel peut être le contenu de l’idéologie bourgeoise, avant tout celle des négociants, qui d’après Michel Vovelle en seraient les pionniers ? Il touche essentiellement au xviie et au xviiie siècles les questions économiques. Lorsque Colbert, dans le cadre de son système mercantiliste s’efforce de créer des compagnies de commerce disposant d’une série de monopoles, un très grand nombre de marchands notamment ceux des ports s’y montrent hostiles et très peu d’entre eux acceptent de s’y impliquer en devenant actionnaires de la Compagnie des Indes Orientales, la plus importante de celles qui voient le jour au cours de la période colbertiste. Il en ira de même au xviiie siècle. Le système Law qui s’appuie également sur une série de monopoles en inquiète un grand nombre qui sont attirés par les théories du libéralisme économique présentées par Boisguilbert ou par Vincent de Goumay mais avec un certain nombre de précautions. Partisans de la liberté de circulation des produits agricoles dans le Royaume, favorables à la suppression des douanes intérieures, méfiants devant le système des corporations, les négociants et les manufacturiers de la métropole demeurent attachés à l’exclusif colonial et une grande majorité d’entre eux affirment leur hostilité au libre échange extérieur20.
15La bourgeoisie capitaliste de l’Ancien Régime a-t-elle développé une pensée politique originale qui aurait pris pour cible l’absolutisme monarchique ? Cela ne semble pas être le cas. Certes, des philosophes des Lumières comme Voltaire ou Montesquieu ont fait l’éloge du système politique britannique fondé sur la séparation des pouvoirs et en conséquence d’une monarchie tempérée mais aucun historien n’a pu déceler, avant l’ultime décennie qui précéda la Révolution française, un mouvement de la bourgeoisie hostile à l’absolutisme et encore moins au despotisme éclairé d’autant plus que sous le règne de Louis XV comme sous celui de Louis XVI des réformes ont été engagées dont un certain nombre ont connu un relatif succès ce qui ne pouvait que satisfaire les hommes d’affaire du régime. Peut-être est-il possible que la Révolution américaine, comme semble l’indiquer Condorcet, ait eu des conséquences sur l’idéologie politique bourgeoise mais cela est donc survenu très tardivement21.
16Un des grands débats au sein de la communauté historienne au cours des dernières décennies a porté sur le rôle de la bourgeoisie au cours de la Révolution française. Pour Ernest Labrousse, Albert Soboul et Claude Mazauric, la bourgeoisie capitaliste aurait joué le rôle moteur dans les événements de 1789 afin de détruire le système féodal et de le remplacer par le mode de production capitaliste de sorte qu’elle serait devenue une classe dominante et dirigeante tant sur le plan politique que sur le plan social. Cette interprétation a été remise en question au cours des années 1960 notamment par des historiens anglo-saxons comme A. Cobban ou G. Taylor. Pour A. Cobban appuyé par E. Le Roy Ladurie, on ne pouvait admettre que « les marchands prospères, les financiers et les fabricants inspirèrent et conduisirent la Révolution ». Selon lui, les dirigeants de la Révolution furent des officiers, des hommes de loi et d’autres membres de professions libérales qui avaient été victimes d’une baisse de leurs revenus au cours du Siècle des Lumières. En conséquence, la Révolution française fut plus une révolution anticapitaliste qu’un mouvement enclenché au profit des forces montantes du capitalisme « non pas pour mais contre le capitalisme »22.
17De son côté, George Taylor entendait démontrer que la richesse d’une fraction de la société française ne pouvait pas être interprétée comme provenant du capitalisme d’autant plus que la noblesse à partir des années 1770 s’était engagée dans les grandes compagnies de commerce et les entreprises industrielles modernes. Beaucoup plus dynamique que la bourgeoisie, la noblesse était le groupe dominant qui possédait les moyens de production nouveaux.
18En conséquence, la Révolution de 1789 était essentiellement un mouvement politique qui n’avait pas pour objectif de modifier les structures économique et sociales de la France d’Ancien Régime mais de mettre un terme à l’absolutisme. Aussi y eut-il alliance entre une fraction éclairée de la noblesse et la haute bourgeoisie constituant ensemble une élite partageant les mêmes objectifs politiques, idéologiques voire économiques contre un pouvoir monarchique considérablement affaibli par la crise financière née de la participation française à la guerre d’indépendance américaine. Pourtant cette unité de l’élite ou des élites ne fut que temporaire sans doute parce qu’il existait entre elles un facteur de division insurmontable, le privilège. Cela devait conduire non à la victoire des élites, non à celle de la bourgeoisie capitaliste mais à celles des couches possédantes terriennes et conservatrices, grandes ou petites23.
19Mais peut-on affirmer qu’aucun grand négociant, aucun grand banquier ou manufacturier n’a participé au mouvement révolutionnaire ? Certainement pas. Il est vrai que dans la première Assemblée Constituante et dans celles qui lui succédèrent ils étaient moins nombreux que les membres des professions libérales, notamment les avocats. Mais en a-t-il été autrement dans la France de la seconde moitié du xixe siècle et de celle du xxe siècle ? Cela signifieraitil que le pouvoir de pression politique d’un grand banquier ou d’un grand industriel est inférieur à celui d’un avocat de province, d’un huissier ou d’un professeur ?
20Alfred Cobban mettait en garde ceux qui postulaient l’existence d’un groupe social ou d’une classe sociale importants et cohérents à partir de la mise à jour « d’une demi-douzaine de cas solutionnés à dessein »24. Pourtant il n’est pas inutile comme l’indiquait Ernest Labrousse qui tout en insistant sur les recherches de composition sociale ou de biographie sociale des classes, de s’appuyer aussi sur des études traditionnelles ou nouvelles portant sur des biographies individuelles ou sur des dynasties. Les trajectoires individuelles ou familiales de membres appartenant à une classe sociale ne peuvent être considérées comme inutiles. D’où cette étude sur les Le Couteulx.
21Ces derniers ne sont pas totalement inconnus des historiens. On sait que la maison de banque Le Couteulx et Cie de Paris était, au début des années 1770, une des trois plus grandes firmes parisiennes en compagnie de Tourton et Baur et de Thellusson Necker et Cie25. C’était surtout la plus ancienne banque parisienne puisqu’elle avait été fondée en 1671 alors que la plupart des autres établissements financiers actifs à la veille de la Révolution n’étaient apparus que dans les dernières années du règne de Louis XIV ou pendant la Régence de Philippe d’Orléans. En 1789, Lecouteulx et Cie formait un triangle commercial avec un premier sommet parisien, un second, le plus ancien puisqu’il datait du xvie siècle, rouennais et un troisième apparu dans les années 1720 à Cadix, le port andalou qui s’était vu attribuer quelques décennies plus tôt la tête de pont du commerce hispano-américain. On connaissait également le rôle non négligeable joué par un des membres de la dynastie à savoir Jean-Barthélemy Le Couteulx de Canteleu pendant la Révolution et l’Empire et même la Restauration. Élu député du Tiers État aux États Généraux par les électeurs du bailliage de Rouen, membre de la Commission des Finances de l’Assemblée Nationale Constituante, il allait peser sur la politique financière de la France jusqu’en 1791, sans toutefois parvenir à imposer ses vues. On sait également qu’à partir de la journée du 10 août 1792 et de la déchéance du roi il allait tenter, en liaison avec un diplomate espagnol, Ocariz, de sauver, sans y parvenir, la vie de Louis XV126. Comme de nombreux banquiers et financiers, Jean-Barthélemy Le Couteulx fut emprisonné avec plusieurs membres de sa famille pendant la Terreur, mais contrairement à beaucoup d’autres, il échappa à la guillotine et sera libéré après le 9 thermidor. L’ancien député de la Constituante rejouera un rôle politique pendant le Directoire où il sera membre du Conseil des Anciens, le Consulat et l’Empire où Napoléon Bonaparte en fera un sénateur, la Restauration où il deviendra un des membres de la Chambre des Pairs. Ces activités politiques ne l’empêcheront pas, jusqu’aux premières années de l’Empire, de poursuivre des activités économiques même si elles étaient différentes de celles qu’il avait exercées avant la Révolution.
22Ce qui aux yeux de nombreux historiens constituait la singularité de la dynastie Le Couteulx, c’était leur catholicisme alors que la majorité de leurs collègues banquiers, au xviiie siècle, étaient des calvinistes souvent originaires de Suisse. Cette appartenance à la religion catholique aurait eu pour conséquence selon H. Lüthy d’orienter leurs opérations économiques avec des pays catholiques avant tout l’Espagne et aussi de s’adonner au commerce des piastres, de se mettre au service de la monarchie et du régime féodal et donc en résumé « d’être plus proches de la Finance que de la Banque au sens ordinaire »27. Opinion que ne partage pas totalement Charles Carrière, l’historien des négociants marseillais au xviiie siècle qui s’appuyant sur la correspondance entretenue entre les Le Couteulx et la grande maison phocéenne Roux frères affirme que pendant la plus grande partie du xviiie siècle ces banquiers parisiens se seraient bien gardés de coopérer avec le gouvernement de façon à mettre à l’écart « l’argent politique ». Ce ne serait que sous le ministère Necker que la maison Le Couteulx, rompant avec ses anciennes traditions aurait viré vers la finance grâce à ses liens économiques étroits avec l’Espagne en important de grandes quantités de piastres qui lui étaient fournies par la Banque de Saint-Charles. Les Le Couteulx auraient alors fait partie de ce qu’on appelait la banque agréée et dont Samuel Bernard avait été sous Louis XIV le plus illustre représentant28.
23On doit cependant s’interroger sur l’existence d’une vraie opposition existant entre banque protestante et banque catholique ainsi que sur l’exactitude du virage vers la finance qui aurait été le propre des Le Couteulx seconde manière. Mais il s’agit d’une question parmi beaucoup d’autres. On ignorait en effet quel avait été l’itinéraire des Le Couteulx avant qu’ils ne deviennent banquiers à Paris. Or, ils s’étaient adonnés à des activités marchandes depuis la fin du xve siècle ou le début du xvie siècle, ce qui signifie que cette dynastie marchande puis marchande et bancaire avait maintenu ses activités à la veille de la Révolution pendant deux siècles et demi au minimum dépassant largement le cadre des trois générations. Il est donc nécessaire de mettre au jour les origines de la famille Le Couteulx, de retracer, autant qu’il est possible, ses activités à Rouen, le premier port et le premier centre manufacturier français au xvie siècle, de préciser les conditions de son établissement à Paris qui s’est réalisé à la fin du règne de Henri IV, de tenter d’élucider le contexte dans lesquels des marchands se transforment en banquiers dans une France de Louis XIV soumise à de graves difficultés économiques. Il faudra également tenter de retracer les conditions de la création de leur quasi-filiale à Cadix qui devint progressivement une des plus grandes sociétés de commerce du grand port andalou. On pourra également essayer de préciser la progression de leurs richesses tout au cours de l’Ancien Régime avec ses conséquences sur leurs modes de consommation, leurs achats de biens fonciers ou d’offices anoblissants ou non. Leur mobilité sociale ascendante, au bout du compte, les a fait entrer dans la noblesse mais cela ne les a pas conduits, comme beaucoup d’autres au xviiie siècle à abandonner leurs activités économiques.
24Il faudra également revenir sur l’engagement de la dynastie Le Couteulx dans le mouvement révolutionnaire, de façon déterminée, du moins dans les premières années, sur sa volonté de ne jamais émigrer et de ne pas s’allier aux forces contre-révolutionnaires même lorsqu’elle était victime de la poussée jacobine, ses liens avec le Directoire et encore davantage avec Napoléon Bonaparte le prouvant abondamment.
25L’avocat de la dynastie Le Couteulx au moment de la Révolution, Pierre-Nicolas Berryer écrit dans ses Souvenirs qu’il a pu apercevoir dans le cabinet de la maison de banque, située depuis 1790 place Vendôme, une collection des grands-livres de la firme tenus depuis cent cinquante ans (peut-être est-ce un peu exagéré) clôturés par des résumés d’inventaires29. Si ces grands-livres avaient été conservés, on aurait pu réaliser une histoire totale de la firme Le Couteulx, décrire l’ensemble de ses activités tant à l’intérieur du royaume qu’à l’extérieur, calculer le montant de ses fonds propres, ses chiffres d’affaires et ses profits. Malheureusement, ils ont disparu sans doute après la liquidation au début du xixe siècle de Lecouteulx et Cie de sorte qu’on ne peut, faute de documents chiffrés, que réaliser une histoire qualitative de la société. Pour y parvenir, on dispose des archives familiales permettant d’établir une généalogie précise de la dynastie et surtout des archives notariales de Rouen, de Paris et de Cadix. Ces dernières contiennent des contrats de mariage, des inventaires après décès et des partages de succession qui sont, il est vrai, beaucoup plus nombreux dans les archives parisiennes que dans celles de Rouen ou de Cadix. Mais les Archives Nationales contiennent également un nombre non négligeable de documents économiques qui permettent, dans une certaine mesure, de mettre à jour les opérations économiques des différentes sociétés Le Couteulx pendant l’Ancien Régime et les débuts de l’époque contemporaine.
26À partir de cette documentation qui se révèle considérable, il est possible d’établir une histoire, il est vrai parfois imprécise, de la dynastie Le Couteulx. Dans une première partie, on retracera ses origines et ses premiers pas en Haute-Normandie au xvie siècle et dans les premières décennies au xviie siècle. Ensuite, on étudiera leur établissement à Paris organisé dès le début du xviie siècle et la naissance d’une seconde branche en rapports étroits avec la première. Comment ont-elles pu affronter sans être balayées contrairement à beaucoup d’autres les difficultés économiques qui ont secoué la France de Louis XIV ? C’est sans doute le résultat de leurs liens économiques avec des firmes étrangères anglaises, hollandaises, portugaises et espagnoles.
27Tous les Le Couteulx ne sont pas devenus négociants ou banquiers. Certains d’entre eux se sont orientés vers des professions juridiques ou ecclésiastiques alors que d’autres sont demeurés marchands-drapiers et dans le Paris du xviiie siècle ont fait partie de la catégorie la plus dynamique de cette branche de commerce tout en n’ayant guère de liens avec la maison de banque parisienne. Ils étaient, il est vrai, beaucoup moins fortunés que leurs parents banquiers ou négociants qui se sont enrichis de façon régulière pendant tout l’Ancien Régime avec une fortune qui dépassait, pour certains, le million de livres tournois, dans les dernières décennies du xviiie siècle. Dans une seconde partie, on visera à détailler l’utilisation de leur fortune, leur culture, leur rapport avec l’anoblissement. Enfin, une dernière partie sera consacrée à leur rôle politique pendant l’Ancien Régime puis pendant la Révolution et l’Empire, ce qui les conduira à abandonner les activités bancaires en s’investissant cependant dans le monde industriel. Les maisons des Le Couteulx disparaissent au cours des premières années du xixe siècle mais ils continueront encore longtemps à participer à la vie économique française.
Notes de bas de page
1 Seras, Le commerce ennobli, Bruxelles, 1756, p. 30.
2 J.L. Bourgeon, Les Colbert avant Colbert, Paris, 1973, p. 14.
3 F. Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, 1949, t. II, p. 68.
4 F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme xve-xviiie siècles, Paris, 1979, t. II, pp. 574-576.
5 R. Mandrou, La France du xviie-xviiie siècles, Paris, 5e édition, 1993, pp. 107-108.
6 P. Deyon, « Le rôle animateur des marchands » dans Histoire économique et sociale du monde (P. Deyon, J. Jacquart dir.), t. II, Les hésitations de la croissance, Paris, 1977, p. 262.
7 Max Weber, L’éthiqueprotestante et l’esprit du capitalisme, Paris, 1964, p. 50.
8 M. Weber, op. cit., p. 226.
9 M. Weber, op. cit., p. 35.
10 L.M. Cullen, « Lüthy’s La Banque protestante. À reassessment », Bulletin du Centre d’histoire des espaces atlantiques, 1990, n° 5, pp. 228-263.
11 A. Furetière, Le roman bourgeois, Paris, 1666, p. 34.
12 R. Gascon, « La France du mouvement : les commerces et les villes » dans (F. Braudel, E. Labrousse, dirs.) Histoire économique et sociale de la France, t. I, Paris, 1977, p. 313.
13 A. Jouanna, « Des ‘gros et gras’ aux gens d’honneur » dans Histoire des élites en France du xvie au xxe siècle (dir. G. Chaussinand-Nogaret), Paris, 1994, pp. 108-109.
14 R. Mousnier, Paris, capitale au temps de Richelieu et de Marazin, Paris, 1978, p. 184.
15 L.S. Mercier, Tableau de Paris, Paris, 1994, t. II, p. 230.
16 E. Le Roy Ladurie, Préface de R. Darnton, L’aventure de l’Encyclopédie, Paris, 2e édition, 1992, pp. 12-13.
17 R. Mandrou, op. cit., p. 180.
18 D. Roche, Les républicains des Lettres, Paris, 1988, p. 287.
19 M. Vovelle, Piété baroque et déchristianisation en Provence au xviiie siècle, Paris, 1978.
20 P. Léon, « Les nouvelles élites » dans Histoire économique et sociale de la France (F. Braudel et E. Labrousse dir.), Paris, t. II, 1970, pp. 647-648.
21 Condorcet (Marie Jean Antoine de Caritat) marquis de, « De l’influence de la Révolution de l’Amérique sur l’Europe », Collection des principaux économistes (E. Daire éd.), Paris, 1847, t. XIV, pp. 544-561.
22 A. Cobban, Le sens de la Révolution française, Paris, 1984, p. 177.
23 A. Cobban, op. cit., p. 174.
24 A. Cobban, op. cit., p. 82.
25 M. Lüthy, La banque protestante en France, Paris, 1959, t. II, p. 142.
26 G. Daridan, MM. Le Couteulx et Cie, banquiers à Paris, Paris, 1994, pp. 211-222.
27 H. Lüthy, op. cit., t. II, p. 775.
28 Ch. Carrière, Banque et capitalisme commercial. La lettre de change au xviiie siècle, Marseille, 1976, pp. 149-150.
29 P.N. Berryer, Souvenirs, Paris, 1839, t. II, p. 321.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les Jacobins de l’Ouest
Sociabilité révolutionnaire et formes de politisation dans le Maine et la Basse-Normandie (1789-1799)
Christine Peyrard
1996
Une société provinciale face à son devenir : le Vendômois aux xviiie et xixe siècles
Jean Vassort
1996
Aux marges du royaume
Violence, justice et société en Picardie sous François Ier
Isabelle Paresys
1998
Pays ou circonscriptions
Les collectivités territoriales de la France du Sud-Ouest sous l’Ancien Régime
Anne Zink
2000
La permanence de l’extraordinaire
Fiscalité, pouvoirs et monde social en Allemagne aux xviie- xviiie siècles
Rachel Renault
2017
Un désordre européen
La compétition internationale autour des « affaires de Provence » (1580-1598)
Fabrice Micallef
2014
Entre croisades et révolutions
Princes, noblesses et nations au centre de l’Europe (xvie-xviiie siècles)
Claude Michaud
2010