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La plume et le sabre

 | 
Michel Biard
, 
Annie Crépin
, 
Bernard Gainot

Troisième partie. L’Europe napoléonienne. Études sur le consulat et l’empire Textes réunis par Bernard Gainot

Napoléon dans l’histoire (1800-2000)

Représentations et causalités

Annie Jourdan

Texte intégral

1L’histoire de Napoléon est en soi une longue histoire. Le premier à en avoir brossé les lignes directrices est sans nul doute le protagoniste lui-même. Car la discipline l’a constamment passionné : de la jeunesse à la maturité, ainsi qu’en témoignent ses bibliothèques successives, ses écrits et ses lectures. Et il prétendra avoir rêvé être historien. Modèle exemplaire, référence légitimante, argument d’autorité, l’histoire devint plus tard un instrument pour accéder à l’immortalité dans les mémoires. Napoléon ne cessa donc d’en encourager l’écriture.

  • 1 Voir A. JOURDAN, Napoléon : Héros, imperator, mécène, Paris, Aubier, 1998, p. 244. Sur Lemontey, J. (...)

2L’épopée des temps modernes aurait dû le poser en Sauveur de la Révolution, en Régénérateur de la France, en Restaurateur de l’ordre et en Réconciliateur des Français. Napoléon y figurerait sous les traits du Héros ou du Grand Homme, en raison de ses exploits et de son génie. Les incitations n’eurent pas le succès escompté, et seuls quelques historiens « stipendiés »– tels Fantin-Désodoards ou Séryes – relevèrent le défi. Certes, Lacretelle écrivit durant le règne une histoire du Consulat et de l’Empire et, en 1811, Lemontey entreprit de rédiger celle de la France depuis la mort de Louis XIV. Mais, dans l’ensemble, les contemporains demeuraient rebelles. C’est ainsi que, lors des prix décennaux, la classe d’Histoire de l’Institut se refusa à couronner des ouvrages qui porteraient sur le proche passé, sous prétexte que l’on serait « placé trop près des événements pour juger des historiens qui se sont hâtés d’en publier le tableau ». Et Dupont de Nemours de conclure : « il n’y a que le temps qui fasse le marbre »1.

  • 2 B. MENAGER, Les Napoléon du peuple, Paris, Aubier, 1989. Sur la prudence qui s’impose à propos de l (...)

3À peine l’empereur est-il déchu que se déchaînent libelles et pamphlets contre sa dictature, son despotisme, ses usurpations. Cette première vague déferle de 1814 à 1821, et, à la mort de Napoléon, laisse place peu à peu à une tendance apologétique, ravivée par la publication de mémoires des contemporains. Là où les ennemis du despote amplifiaient les horreurs vécues et métamorphosaient Napoléon en monstre, Ogre ou Attila ; là où ils le rejetaient en tant qu’étranger (aventurier et Corse), les admirateurs de « l’homme le plus extraordinaire des temps modernes » empruntent eux aussi l’hyperbole (mais dans le sens inverse) pour encenser le Héros et ses exploits. Ce sera l’oeuvre tout d’abord des « missionnaires » de Sainte-Hélène, avant que ne prennent la relève les romantiques qui, à partir de 1827, délaissent la cause des Bourbons. Au lendemain de la Révolution de Juillet, soucieux de rallier l’ensemble des Français, Louis-Philippe capte au profit de la nouvelle monarchie le culte napoléonien, déjà vivace, semblerait-il, dans les campagnes, par la grâce des demi-soldes, qui n’ont plus d’autre bataille à livrer que de remémorer à longueur de journée les exploits vécus aux côtés du Héros2.

  • 3 N. PETITEAU, op. cit., p. 87-105.
  • 4 A. THIERS, Histoire de l’Empire, Lheureux & Cie, 1868, IV, p. 712.

4Libelles, apologies, mémoires, culte et légende, tout cela n’est pas à proprement parler de l’Histoire, puisque trop partisan et peu soucieux de vérité. Les premiers écrits fondés sur des sources fiables voient le jour dans les années 18303. Mais c’est à Thiers qu’est due la première véritable histoire du Consulat et de l’Empire. Œuvre gigantesque rédigée entre 1845 et 1862, dans laquelle, après 1851, l’auteur se fait un malin plaisir à célébrer le premier empereur pour mieux critiquer le second, cette histoire se fonde sur une documentation ample et sérieuse, restitue par ailleurs une identité française à Napoléon et se félicite de la gloire qu’il a apportée à la France. Son erreur aurait été de ne pas savoir modérer son ambition, ce qui a mené où l’on sait : « Malheureusement pour lui et pour nous, il a perdu notre grandeur, mais il nous a laissé la gloire, qui est la grandeur morale, et ramène avec le temps la grandeur matérielle. Il était par son génie fait pour la France, comme la France était faite pour lui »4. De l’exclusion de l’Autre – de l’étranger – on glisse ainsi vers sa francisation, au nom de la grandeur et de la gloire de la France, tandis que l’interprétation de l’échec s’est déplacée vers une pathologie inhérente à la puissance.

  • 5 E. QUINET, La Révolution, Pars, Belin, 1987, p. 725 ; MICHELET, Du 18 brumaire à Waterloo, Paris, C (...)
  • 6 Cf. notre L’empire de Napoléon, Paris, 2000, p. 27-44. Le terme « racialiste » est emprunté à T. TO (...)

5Napoléon III ne parvient pas mieux que son oncle à rallier les grands écrivains de son siècle. Michelet, Quinet, Barni, Louis Blanc sont voués à l’exil. Ce qui leur permettra de régler leurs comptes avec Napoléon-le-Petit. Les uns glorifient le fondateur de la dynastie pour dévaloriser l’héritier (Thiers) ; les autres, plus nombreux, incriminent l’oncle pour discréditer le neveu. Les ouvrages qui paraissent alors sont pour la plupart polémiques et friands d’allusions « racialistes » à l’endroit de Bonaparte : tyran italien du XVe siècle, condottiere, Gibelin. Quinet en vient ainsi à imputer les velléités dictatoriales de Napoléon à « l’instinct de race ». Michelet ne dit pas autre chose, mais ajoute quelques traits surprenants au portrait : le tyran italien serait aussi et surtout un descendant des Maranes, « ces Juifs ou Sémites d’Afrique qui ont peuplé autrefois la Corse ». De là son amour de l’argent, son goût de la thésaurisation ; de là son caractère fait de « ruse doublée de force... Pour lui triompher n’est rien ; c’est attraper qui est tout »5. Les enjeux politiques qui s’investissent dans l’écriture de l’Histoire se traduisent dès lors par des arguments « racialistes », là où le début du siècle affectionnait l’ethnocentrisme. L’étranger y est disqualifié, non en tant que tel, mais en tant que d’une autre race : féroce, barbare et incompatible avec la France et ses valeurs. Cette interprétation ne tarde pas à céder la place à l’idéologie nationaliste, dont la défaite de Sedan va considérablement amplifier la voix, et l’orienter vers une direction nouvelle6.

  • 7 J. BAINVILLE, Napoléon, Paris, 1931, p. 13 et p. 16. Voir aussi VANDAL, L’Avènement de Bonaparte, P (...)

6Le traumatisme de la défaite et l’esprit de revanche, l’entrée dans la Troisième République et dans le parlementarisme dirigent en effet les historiens dans une autre voie. Une fois encore apparaît l’étroite corrélation qu’entretiennent avec l’historiographie l’actualité et les conceptions idéologiques et existentielles de l’auteur ; une fois encore va se modifier celle de Napoléon. Ce sera le cas chez Henri Houssaye, Arthur-Lévy et Frédéric Masson, qui restituent à l’empereur des Français une dimension exceptionnelle. Tous trois retracent les belles actions et qualités du Héros ; imputent à des tiers les erreurs commises et le désastre final ; réfutent les témoignages qui auraient l’impudence de défigurer le grand homme. Napoléon est dès lors perçu comme « le plus étonnant exemplaire d’humanité » jamais conçu de mémoire d’historien, avant de devenir le « professeur d’énergie », cher à Barrès et à Bainville. Peu importe qu’il soit Corse, sauf à célébrer l’antique race insulaire : « race obstinée, aux mœurs pures, au regard pathétique, lignée altière et sauvage » et à retrouver dans cette belle origine la pureté (et l’énergie) perdue(s) en France depuis l’entrée dans la (IIIe) République7. Ces démonstrations n’ont pas pour dessein de transformer Napoléon en dieu de la Guerre, bien au contraire. L’Empereur se serait battu pour la paix et les frontières naturelles que lui refusait l’Europe. À aucun moment, les historiens nationalistes ne remettent en cause le principe des frontières naturelles, qui serait dans l’ordre (naturel) des choses, n’en déplaise aux peuples impliqués et à leur droit à disposer d’eux-mêmes.

  • 8 Lefebvre en vient ainsi à écrire : « Napoléon a dévoilé l’unité profonde que conférèrent à son oeuv (...)

7Face à cette tradition – bonapartiste et académique – surgit peu à peu une autre tradition : universitaire. À sa tête Alphonse Aulard, qui sera un des premiers à inclure le Consulat dans son histoire politique de la Révolution française. Viendront ensuite Georges Pariset (1921) et, surtout, Georges Lefebvre (1936), à qui l’on doit la première grande synthèse scientifique sur le Premier Empire. Chez ces historiens universitaires, républicains, socialistes ou marxistes, Napoléon n’est plus l’étendard de la Gloire et de l’Honneur français, mais l’assassin de la liberté, le soutien des notables, le tyran du peuple. La dérive de l’Empire s’expliquerait par l’ambition démesurée du souverain devenu despotique : ambition elle-même issue d’un tempérament. Au vrai, le problème du tempérament est récurrent chez les historiens des diverses tendances et se maintient jusqu’à nos jours pour expliquer l’inexplicable – tout comme l’argument de « race » au XIXe siècle8.

  • 9 G. LEFEBVRE, op. cit., p. 566. A. SOBOUL, La France napoléonienne, Arthaud, 1983, p. 24 et p. 45. F (...)

8Les universitaires, néanmoins, ne se satisfont pas d’une explication en termes biologiques ou psychologiques et prennent en compte ce qui limite la liberté des acteurs. Au premier plan, dans ce contexte, vient la nécessité historique, invoquée par la plupart des historiens. C’est ainsi que Lefebvre condamne les interprétations qui mènent irrévocablement Napoléon à Moscou, à Waterloo ou à Sainte-Hélène. S’il est question d’une nécessité dans la vie du héros, ce ne peut être à ses yeux que celle de l’Histoire. L’influence de Napoléon a été considérable, mais « c’est dans la mesure où elle s’exerçait dans le sens des courants qui entraînaient la civilisation européenne ». Sur ce point, tous s’accordent. Albert Soboul, à son tour, note qu’il n’était pas « au pouvoir d’un général ambitieux, quel qu’ait été son génie, de transgresser les bornes posées par la Révolution. Napoléon peut fonder une nouvelle dynastie, créer un empire européen ; rien ne subsista de son œuvre que ce qui s’insérait dans l’héritage révolutionnaire ». Et François Furet de préciser : « Au fond, seule sa réorganisation administrative de la France est solide, c’est-à-dire inscrite dans une nécessité ; c’est la partie bourgeoise de sa vie ». À partir du moment où il se sépare de l’héritage révolutionnaire et de la tradition nationale, ce qu’il réalise est voué à disparaître9 .

  • 10 A. SOBOUL, La Révolution française, Paris, 1965, p. 108. Ces remarques sur Lefebvre et Soboul ne re (...)
  • 11 T.C. W. BLANNING, The French Revolution. Aristocrats versus Bourgeois ?, Mac Millan Press, 1987. M. (...)

9Le problème, c’est qu’au nom de la nécessité historique est également expliquée la marche tragique de la Révolution, qui devait déboucher via la dictature sur la montée en puissance de la bourgeoisie et la lutte des classes. Ce qui arriva devait nécessairement arriver, parce que cela allait dans le sens de l’histoire. Fatalisme qui a pour grave inconvénient de singulièrement simplifier la démarche interprétative et de banaliser le coup d’Etat du 18 brumaire. À suivre Georges Lefebvre ou Albert Soboul, « une nécessité interne condamnait la France à la dictature, collective ou personnelle, et au renforcement de l’exécutif ». Le coup d’État bonapartiste était indispensable pour mener à terme « la consolidation sociale bourgeoise »10. Lire la Révolution à l’aune de la lutte des classes est pour le moins anachronique. Car, si lutte de classes il y a, elle s’amorce durant les révolutions du XIXe siècle, dans les années 1830-1848. Ce qui importe en 1789-1815, c’est l’émancipation du Tiers-État et l’anéantissement complet de la société d’ordres, ce qui déjà n’est pas une mince affaire. D’autres diront que le combat qui s’amorce en 1789 se fait contre l’absolutisme monarchique et qu’il rallie plus qu’il ne divise les trois ordres en question (Blanning) ou bien ils y décèleront une lutte en faveur de l’avènement d’une société d’individus contre la société des corps (Furet) ; de « la souveraineté collective contre l’hétéronomie incarnée dans le roi sacré » (Gauchet)11. Quoi qu’il en soit, 1789 est une première étape, indispensable, avant que puissent advenir une autre lutte et une autre émancipation. Or, cette étape se réalise pleinement sous le Premier Empire. Le code civil accomplit en partie les idéaux de 1789 et notamment ceux des notables.

  • 12 A. SOBOUL, La France napoléonienne, op. cit., p. 23 ; F. FURET, op. cit., I, p. 387-389 ; J. BAINVI (...)

10L’explication en termes de nécessité n’est pas l’apanage des historiens marxistes. Elle est encore invoquée par les historiens bonapartistes, qui empruntent leur rhétorique au Héros. Car, ici, il s’agit d’une nécessité circonstantielle : la dictature était indispensable pour mettre fin à l’anarchie et au désordre qui régnaient en France ; seul un homme fort pouvait y remédier : Bonaparte arrive au bon moment, quand s’essouffle la Révolution ; il se donne pour le Sauveur et instaure une dictature de Salut public au profit des notables, qui s’en félicitent. Sur l’impossibilité d’une république « libérale », nombreux se retrouvent du reste, qu’ils soient bonapartistes, révisionnistes ou marxistes, mais pour en tirer d’autres conclusions12 : parce que la France préférait l’autorité (Bainville/Tulard) ; qu’elle était « à bout de course » (Furet) ; qu’elle était menacée par la guerre (Soboul).

  • 13 J.-P. BERTAUD, Bonaparte prend le pouvoir, éd. Complexe, 1987, p. 57-75. Ou du même auteur, Le Cons (...)
  • 14 Ph. BOURDIN, B. GAINOT éd., La République directoriale, Clermont-Ferrand/Paris, 1998, 2 vol. M. CRO (...)

11Il revient à Jean-Paul Bertaud de révoquer en doute ces interprétations. Bertaud conteste tout d’abord l’échec du Directoire. Il constate le redressement qui s’opère dans l’année 1799 et insiste sur les réalisations accomplies ou sur le point de l’être13. Une interprétation que partagent désormais nombre d’historiens tant français qu’anglo-saxons et que corroborent les études en cours14. L’image négative du Directoire, ils l’attribuent à la savante campagne conçue au lendemain du 18 brumaire par Bonaparte et ses acolytes, en vue de légitimer l’usurpation. On pourrait aller plus loin et suggérer que le gouvernement acquiert une détestable réputation, justement parce que régnaient sous le Directoire une certaine liberté et une véritable République représentative. Car l’image négative du Directoire date de l’époque même : elle est due aux législateurs, aux journalistes, aux pamphlétaires et à tous ceux qui pensent, parlent et écrivent. Ce qui témoigne par contrecoup de la liberté dont jouissaient alors les Français – puisqu’après le 18 brumaire, seule une voix put librement s’exprimer : celle de Napoléon Bonaparte.

  • 15 J.-P. BERTAUD, Bonaparte prend le pouvoir, op. cit., p. 164-198.
  • 16 A. SOBOUL, op. cit., p. 45 ; F. FURET, op. cit., p. 383. Seuls L. BERGERON et J-P. BERTAUD reconnai (...)

12Mais, si la faillite du Directoire est toute relative, on peut contester la nécessité de la dictature consulaire, voire l’enthousiasme avec lequel elle aurait été accueillie par les Français15. Du coup, il importe aussi de reconsidérer les intentions des brumairiens et leurs réactions à la captation du pouvoir par un jeune général – captation non envisagée a priori. C’était à Sieyès qu’aurait dû revenir la direction du gouvernement, à la tête d’une Constitution modérée et élitiste, mais représentative et républicaine. Car, le coup d’État du 18 brumaire est né de la conviction que devait être modifiée la Constitution, renforcé le pouvoir exécutif et introduit un tiers pouvoir, qui veillerait à la constitutionnalité des lois. Il n’était nullement question d’instaurer une dictature. Et l’on peut se retrouver avec Jean-Paul Bertaud pour qualifier la journée de « manœuvre parlementaire qui tourne mal ». De fait, et contrairement à ce qui a souvent été dit, le 18 brumaire se distingue des autres coups d’État du Directoire, en ce qu’il visait non point à invalider les élections et à modifier la majorité parlementaire, mais à imposer une révision constitutionnelle16. Il s’en distingue également par ses conséquences, puisque Bonaparte parvient à saisir les rênes de l’État, au détriment du « Grand Prêtre », Sieyès, et transforme du tout au tout le projet initial. En ce sens, le 18 brumaire opère une véritable césure et installe un pouvoir inédit autant qu’inattendu.

  • 17 J-O. BOUDON, Le Consulat et l’Empire, Montchrestien, 1997, p. 147.
  • 18 Le pourcentage de militaires parmi les préfets oscille autour de 10 % seulement (Cf. E. A. WHITCOMB (...)

13Sur la nature de ce pouvoir, l’unanimité est loin de régner parmi les historiens. Les uns parlent de dictature militaire (Lefebvre, Godechot et Bertaud) ; les autres de dictature de salut public (Tulard) ou de dictature de temps de guerre (Boudon)17 ; d’autres encore de dictature de l’État (Furet) ou de dictature des notables (Lefebvre), ou bien de « pouvoir personnel plébiscitaire » (Bergeron). Mais chez tous, cette dictature, quelle qu’elle soit, se marierait avec un despotisme éclairé. L’accent posé sur la nature du pouvoir bonapartiste incite à s’interroger sur les enjeux sous-jacents. Les tenants de la dictature militaire motivent leur interprétation par la primauté conférée à l’honneur, la discipline scolaire, les places et les privilèges accordés aux militaires. Ce ne saurait être une dictature de Salut public, ainsi que le voudrait Jean Tulard, puisque Napoléon ne conserva que le legs raisonnable de la Révolution et refusa constamment de se donner pour un « Jacobin botté ». Au vrai, si le Consulat dans ses débuts emprunte quelques mesures inspirées du Salut public, il se présente plutôt comme un régime civil, régi par des lois inspirées de la Révolution ; les militaires, qui passent après les grands dignitaires et hauts fonctionnaires de l’État, n’y sont que des marionnettes dont le magicien suprême tire les ficelles. Entre autres donc par le biais de donations, de privilèges, de places – à moins que ce ne soient des sanctions : exil, disgrâce, etc. D’autre part, l’on sait combien Napoléon craint ces rivaux en puissance, qu’il lui faut pourtant ménager puisqu’il a besoin de leur soutien et de leurs victoires18.

  • 19 Pour les marxistes comme pour les bonapartistes, il y a continuité, mais les premiers y perçoivent (...)
  • 20 L. BERGERON, op. cit., p. 18-20. On pourrait aussi lire le régime comme un mariage subtil d’autorit (...)

14Dictature, certes ; despotisme également. La nature précise de ce pouvoir importe sans doute moins que ses effets, sauf à vouloir y discerner le lien qui relie Révolution et Empire : qualifier le Consulat de dictature militaire implique une rupture réelle entre les deux séquences et récuse en somme la nécessité d’une dictature absolue, qui aurait un motif personnel et constituerait une régression par rapport à la Révolution ; qualifier à l’inverse le régime de dictature de Salut public revient à souligner la continuité entre Révolution et Consulat, à imputer aux circonstances tragiques la dictature et à absoudre Napoléon, qui devait la mettre en œuvre, sous peine de ne pouvoir réaliser son grand et beau dessein19. Enfin, insister sur le despotisme éclairé de 1799-1814 relativise la nouveauté des réalisations consulaires. Napoléon poursuivrait la tâche de rationalisation que n’avait su achever l’Ancien Régime, tout en conservant les acquis raisonnables de la Révolution. C’est là aussi l’interprétation de Louis Bergeron, qui n’oublie pas de souligner (à juste titre) le caractère policier du régime, avant de conclure sur la nouveauté du type de pouvoir introduit par Bonaparte : un alliage de démocratie (passive) et d’autorité20.

  • 21 METTERNICH. Mémoires et correspondance, Plon, 1880, II, p. 189.

15S’il paraît difficile d’assimiler le Consulat et l’Empire à un régime strictement militaire, il est utile de suivre Jean-Paul Bertaud, quand il note l’influence diffuse des généraux et de leurs clientèles, trop peu souvent prise en compte et qui pourtant a joué un rôle non négligeable dans la politique de Napoléon. Dans les années 1808, Metternich signale ainsi à son gouvernement l’existence de deux partis : l’Empereur et tous les militaires qui veulent et recherchent la guerre, dans l’espoir d’accroître leurs élévation et richesse ; et la grande masse de la nation (Talleyrand, Fouché et tous ceux ayant une fortune à conserver) qui souhaite la paix. Réévaluer ces influences permettrait peut-être d’en finir avec la rhétorique de la nécessité pour ce qui est de la guerre, elle aussi, souvent interprétée en ces termes21.

  • 22 Voir entre autres, J. MORI, Britain in the age of the French Revolution, Longman, 2000. M. DUFFY, P (...)
  • 23 METTERNICH, op. cit., II, p. 274 (lettre de Romanzow à Metternich de février 1809). J-P. BERTAUD, o (...)

16Inévitable la guerre, parce que l’Europe n’accepterait ni les frontières naturelles de la France, ni la République et ses principes subversifs ? Que la Prusse et l’Espagne concluent la paix avec la France née de la Révolution en 1795 ; que Pitt ait plusieurs fois envisagé une pacification générale et n’ait jamais souhaité un retour des Bourbons ; que l’Europe ait été divisée par des rivalités infinies, tout cela est passé sous silence !22 La guerre pour beaucoup d’historiens français est imputée à l’Europe des rois, du moins jusqu’à la campagne d’Espagne. Ce que suggère Jean-Paul Bertaud, qui, lui-même, constate que les causes en sont plurielles, c’est que des facteurs seconds poussaient Napoléon à poursuivre une politique belliqueuse : les généraux et les diplomates, avides d’arborer au plus vite de beaux titres ou de belles couronnes, tandis que la paix posait le problème (politique et économique) du retour en France de centaines de milliers de militaires. Enfin, la guerre avait pour autre avantage de remplir les coffres de l’État. Et les mauvaises langues de suggérer que, parfois, l’Empereur partait en campagne pour cette seule raison23. Au vrai, les intérêts en jeu étaient multiples : ceux des fournisseurs différaient de ceux des financiers et des banquiers ; ceux des militaires n’avaient rien à voir avec ceux des négociants ; quant au peuple des villes et des campagnes, il n’était guère épris de la conscription et rêvait plus de prospérité que de gloire.

  • 24 FURET, op. cit., p. 458. Voir aussi G. LEFEBVRE, op. cit., p. 565. Et notre L’Empire de Napoléon, o (...)

17Napoléon était-il donc « condamné non seulement à ne pas faire la paix mais à ne jamais perdre une bataille importante » ? Pour Furet, la guerre était inévitable tant que ne serait pas restaurée la monarchie des Bourbons et détrôné le « Robespierre à cheval ». Prendre en compte ces seules constantes, ainsi que le font bien des historiens, innocente implicitement Napoléon, qui n’aurait fait que défendre les intérêts de la Révolution – qui coïncideraient avec les siens. Dans ce cas, la politique impériale de 1806- 1812 n’est plus guère compréhensible. Force est donc de revenir sur la volonté de puissance, sur l’ambition du grand homme, comme nous y invite Jean-Paul Bertaud, sans oublier les rêves napoléoniens en faveur d’une Europe francisée et confédérée. Alors seulement se posera la question de savoir si l’hypothèse d’une « dictature de temps de guerre » ne doit pas être renversée : fallait-il la dictature à cause de la guerre, ou bien la guerre pour asseoir la dictature et raffermir le prestige de Napoléon ? Cette nécessité en était une, peut-être, mais seulement pour l’empereur, avide de dissimuler dans les drapeaux de la victoire les usurpations successives et l’illégitimité de sa dynastie24.

18Ce qui précède démontre en filigrane combien les perceptions historiographiques trahissent les convictions politiques et existentielles de l’auteur, mais encore et tout autant les avancées scientifiques et philosophiques. Le déclin du marxisme (et du bonapartisme) devrait faire reculer l’interprétation en termes de nécessité(s) et accoucher d’une histoire qui rendra leur liberté (et leurs responsabilités) aux acteurs, leur indétermination aux événements, sa part à l’impondérable, sans que soit pour autant niée l’existence de contraintes conscientes ou inconscientes, qui limitent la pensée et l’action des individus. Reste enfin à se défaire des interprétations essentialistes – de type : ethnique, psychanalytique, biologique ou génétique. De cette histoire, émancipée du carcan déterministe, Jean-Paul Bertaud pourrait bien figurer comme un des pionniers pour ce qui est du Consulat et de l’Empire.

Notes

1 Voir A. JOURDAN, Napoléon : Héros, imperator, mécène, Paris, Aubier, 1998, p. 244. Sur Lemontey, J. GODECHOT, L’Europe et l ’Amérique à l’époque napoléonienne, Paris, PUF, 1967, p. 265.

2 B. MENAGER, Les Napoléon du peuple, Paris, Aubier, 1989. Sur la prudence qui s’impose à propos de l’ampleur de la légende, voir N. PETITEAU, Napoléon. De la mythologie à l’histoire, Paris, Seuil, 1999, p. 37.

3 N. PETITEAU, op. cit., p. 87-105.

4 A. THIERS, Histoire de l’Empire, Lheureux & Cie, 1868, IV, p. 712.

5 E. QUINET, La Révolution, Pars, Belin, 1987, p. 725 ; MICHELET, Du 18 brumaire à Waterloo, Paris, Calmann-Lévy, s.d., p. 340 ; sur Barni et Mignet, voir P. GEYL, For and Against, Cape, 1964, p. 70-74.

6 Cf. notre L’empire de Napoléon, Paris, 2000, p. 27-44. Le terme « racialiste » est emprunté à T. TODOROV, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Paris, 1989.

7 J. BAINVILLE, Napoléon, Paris, 1931, p. 13 et p. 16. Voir aussi VANDAL, L’Avènement de Bonaparte, Paris, Plon, 1902, 2 vol. (I p. 75 et p. 114), où l’auteur proclame : « Ce régime des impuissants et des bavards révoltait leur tempérament de mâles (des généraux) ; leur cœur se soulevait à la fin de dégoût contre le désordre et la fétidité révolutionnaire » (sic).

8 Lefebvre en vient ainsi à écrire : « Napoléon a dévoilé l’unité profonde que conférèrent à son oeuvre l’énergie du tempérament et la volonté de puissance qui en est l’expression psychologique... », Napoléon, Paris, 1936, p. 420.

9 G. LEFEBVRE, op. cit., p. 566. A. SOBOUL, La France napoléonienne, Arthaud, 1983, p. 24 et p. 45. F. FURET, La Révolution, Paris, 1988, I, p. 458.

10 A. SOBOUL, La Révolution française, Paris, 1965, p. 108. Ces remarques sur Lefebvre et Soboul ne remettent pas en cause leurs qualités d’historien.

11 T.C. W. BLANNING, The French Revolution. Aristocrats versus Bourgeois ?, Mac Millan Press, 1987. M. GAUCHET, « Changement de paradigme en sciences sociales », Le Débat, 50 (1998), p. 165-170.

12 A. SOBOUL, La France napoléonienne, op. cit., p. 23 ; F. FURET, op. cit., I, p. 387-389 ; J. BAINVILLE, op. cit., p. 158 ; J. TULARD, Napoléon ou le mythe du Sauveur, Paris, 1987, p. 29, 36, 303 et 409.

13 J.-P. BERTAUD, Bonaparte prend le pouvoir, éd. Complexe, 1987, p. 57-75. Ou du même auteur, Le Consulat et l’Empire, Paris, 1989, p. 14-15 ; p. 17-18.

14 Ph. BOURDIN, B. GAINOT éd., La République directoriale, Clermont-Ferrand/Paris, 1998, 2 vol. M. CROOK, Napoleon comes to power : Democracy and Dictatorship in Revolutionary France, University of Wales Press, 1998.

15 J.-P. BERTAUD, Bonaparte prend le pouvoir, op. cit., p. 164-198.

16 A. SOBOUL, op. cit., p. 45 ; F. FURET, op. cit., p. 383. Seuls L. BERGERON et J-P. BERTAUD reconnaissent la spécificité du 18 brumaire. L’épisode napoléonien. Aspects intérieurs, Paris, 1972, p. 11.

17 J-O. BOUDON, Le Consulat et l’Empire, Montchrestien, 1997, p. 147.

18 Le pourcentage de militaires parmi les préfets oscille autour de 10 % seulement (Cf. E. A. WHITCOMB, « Napoleon’s prefects », American Historical Review, 1974, p. 1089- 1118). Il est vrai que la légion d’honneur et la noblesse d’Empire les privilégient – sans pour autant leur donner un véritable pouvoir. Dans le protocole, enfin, les maréchaux passent après les dignitaires, les cardinaux et les ministres (Le Moniteur, n 305, juillet 1804).

19 Pour les marxistes comme pour les bonapartistes, il y a continuité, mais les premiers y perçoivent soit une dictature personnelle, qui va dans le sens de la bourgeoisie, soit une dictature des notables ; pour les autres, à l’inverse. Napoléon parachève la Révolution – et la sauve.

20 L. BERGERON, op. cit., p. 18-20. On pourrait aussi lire le régime comme un mariage subtil d’autorité civile et d’esprit militaire, ainsi que nous y incite Napoléon lui-même. VILLEMAIN, Napoléon et l’Europe, Paris, 1947, p. 70.

21 METTERNICH. Mémoires et correspondance, Plon, 1880, II, p. 189.

22 Voir entre autres, J. MORI, Britain in the age of the French Revolution, Longman, 2000. M. DUFFY, Pitt the Younger, Longman, 2000.

23 METTERNICH, op. cit., II, p. 274 (lettre de Romanzow à Metternich de février 1809). J-P. BERTAUD, op. cit., p. 41-42.

24 FURET, op. cit., p. 458. Voir aussi G. LEFEBVRE, op. cit., p. 565. Et notre L’Empire de Napoléon, op. cit., p. 74-75, p. 125-132 et p. 146.

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