1L’article 12 de la Charte abolit la conscription en 1814. L’armée de la monarchie restaurée devait donc être constituée d’engagés volontaires. Au bout de trois ans, force fut de reconnaître qu’un tel mode de recrutement avait échoué. C’est alors que le gouvernement présenta un projet dont Gouvion-Saint-Cyr, ancien maréchal d’Empire, républicain de cœur mais rallié par raison à la monarchie pourvu qu’elle fût constitutionnelle1 et, pour la seconde fois ministre de la Guerre depuis septembre 1817, fut l’architecte.

2Les monarchistes constitutionnels et, parmi eux, les doctrinaires qui influençaient le maréchal, se posèrent en fondateurs et non en rénovateurs de la loi Jourdan bien qu’ils s’en fussent inspirés sans l’avouer. Selon eux, la loi de 1818 n’est pas seulement une loi de circonstance. C’est parce que le régime politique idéal est enfin fondé que peut naître l’armée « idéale » selon l’Europe et selon la Charte. Le principe de la citoyenneté telle qu’elle a été définie depuis 1789 peut seul donner sa légitimité à cette armée nouvelle mais ils ne lui donnent en pratique qu’une application fort restreinte. Pour ces hommes, les gros bataillons et le service militaire de nombreux conscrits évoquent l’armée de l’anarchie – entendons la Révolution, bien qu’ils soient fascinés par ses victoires – et du despotisme – entendons celui de « l’Usurpateur », bien que certains, dont Gouvion, l’aient servi. Une conscription qui ne touche par tirage au sort qu’une minorité de conscrits, la longue durée du service et son corollaire, le remplacement, telle est la trilogie sur laquelle repose la loi qui va durer jusqu’en 1872.

3Mais, en véritable homme d’État, Gouvion-Saint-Cyr marque de son empreinte personnelle les deux dispositions les plus politiques et les plus controversées de la loi, l’égalité devant l’avancement, l’existence d’une réserve.

La création d’une armée idéale

Des fondateurs

4Au cours de la discussion qui se déroule à la Chambre des députés pendant dix-neuf séances, puis des dix séances à la Chambre des pairs, les contingences qui ont incité au vote d’une loi, c’est à dire le manque d’effectifs, sont vite oubliées et les orateurs se placent sur le terrain des principes, faisant du débat un grand moment politique2. Certes, quelques passes d’armes ont lieu à propos des engagements volontaires car les ultras, adversaires du projet, accusent le ministre de les avoir organisés avec la plus mauvaise volonté, sinon d’avoir « saboté » leur déroulement. D’aucuns, tels Gouvion, développent alors une véritable légende noire au sujet de ce mode de recrutement, en vertu de son principe même, bien que le texte final de la loi place les enrôlements volontaires avant « les appels obligés « pour constituer l’armée.

5En fait, ce qui importe aux partisans de la loi, c’est de faire une œuvre durable accordée aux temps nouveaux. Nous les appellerions volontiers des refondateurs tant la Révolution et l’Empire sont à l’arrière-plan de leur argumentation et tant « l’appel forcé » s’apparente à la conscription. Ils usent donc de véritables sophismes pour démontrer que le système napoléonien n’a rien à voir avec celui qu’ils prétendent inventer. Gouvion prend soin de dire dans son premier discours aux députés que le nouveau mode de recrutement remplace un code dont les rigueurs ont rendu le nom odieux3. Le doctrinaire Barante, un des proches collaborateurs du ministre en 1817-1818, président de la commission chargée de présenter le projet au Conseil d’État4 puis commissaire du roi quand la discussion s’ouvre à la Chambre des députés, conclut : « La loi de recrutement que vous ferez ne ressemblera pas plus à la conscription que la justice à l’arbitraire, qu’un gouvernement légal à la tyrannie, qu’un trône légitime à une usurpation. »5

6Eux-mêmes se perçoivent, en effet, comme de véritables fondateurs. Il ne s’agit pas de discuter d’une loi d’administration mais d’une loi d’institution, affirme Barante qui poursuit, non sans une pointe de polémique à l’égard des ultras : « Lorsque ces lois dérivent avec évidence et nécessité de l’état actuel de la société, les opinions se séparent nettement : les unes, blessées de cet ordre actuel [...] sont tentées de le nier et en refusent les conséquences... Les autres, tâchant de reconnaître l’état de la société tel qu’il est, y cherchent leur assiette et leur repos... Elles aiment mieux préparer l’avenir et défendre la société contre ces esprits ou plutôt contre ces intérêts inquiets. »6

7Il revint à Camille Jordan, autre doctrinaire, de démontrer que seule la Restauration pouvait être le temps de l’avènement d’une armée nouvelle. « Ce n’est point en effet une de ces armées ordinaires [...] simplement belliqueuse et disciplinée, instrument aveugle de défense et d’attaque aux mains du pouvoir qui la dirige que vous avez à fonder. C’est une armée de soldats et de citoyens tout ensemble qu’anime l’esprit de nos institutions... Ce n’est pas sans doute dans l’arbitraire instabilité de notre régime ancien qu’il faudrait aller en chercher le modèle. Ce n’est pas non plus au sein de récentes révolutions, malgré tant de brillants essais d’organisation militaire, malgré tout ce que nos armées ont pu acquérir de gloire [...] qu’il pouvait leur être permis sous l’influence de gouvernements tour à tour anarchiques ou despotiques, de présenter à la France, ce grand caractère d’une force véritablement constitutionnelle et nationale. »7

8Tout se passe selon eux comme si la monarchie constitutionnelle était l’unique régime à même de dégager la « pure » conscription de la « gangue » des abus napoléoniens. Car ils finissent par avouer qu’il s’agit bien de rétablir le principe qui fondait la conscription ou plutôt de l’établir puisque il avait été dénaturé. Le maréchal lui-même, dans son discours du 26 janvier qui clôture la discussion générale, l’admet.8 Barante, retraçant l’historique du principe de citoyenneté qui légitime les appels obligés, démontre que ce principe ne peut être réalisé que dans une monarchie constitutionnelle. « Ce principe reçut d’abord son application et une application rigoureuse par une levée de 300 000 hommes puis par le départ de la réquisition, enfin, en 1798, on en dériva la loi tristement fameuse de la conscription. Cette loi était une déduction vaste et excessive du principe. »9 Imputer les dérives ultérieures de la loi à Jourdan lui-même est une manière de créer un rideau de fumée à l’usage des ultras que d’ailleurs cela ne convainc pas.

« Une armée selon l’Europe et selon la Charte »10

9Tels sont les mots de Gouvion-Saint-Cyr quand il formule le 26 janvier ses souhaits sur les caractères qu’il faut imprimer à l’armée et, le 6 mars, il précise devant les pairs : « La France, l’Europe (qui a partout adopté le système du recrutement obligé), la Charte, l’ordre intérieur, les institutions, tout nous permet et nous prescrit de considérer les appels combinés avec l’enrôlement volontaire comme le mode le plus facile, le plus efficace, le plus légitime. »11

10Pour l’instant, même si cette préoccupation apparaît ensuite, il ne s’agit pas de rassurer l’Europe, il s’agit de se réapproprier un modèle qui ne relève plus de « l’exception française ». D’autres orateurs le répètent dans des discours où perce une admiration (alors inavouable) pour l’armée des guerres de la Révolution et de l’Empire. Chabron de Solhilac proclame : « Les peuples de l’Europe pendant vingt ans se sont instruits à l’école de leurs revers et de nos victoires... Ils ont été vaincus par la conscription. Ils l’ont appelée à leurs secours et la conscription les a sauvés. Prenons bien garde aujourd’hui de rejeter légèrement [...] des institutions qui ont décidé du sort de l’Europe »12 Beugnot conclut : « Cet appel général à tous les citoyens est devenu la loi de l’Europe ; et il nous faudrait la subir quand nous ne l’aurions pas donnée. »13

11La cohérence avec les autres institutions politiques, car la visée des orateurs est bien plus étendue que l’organisation d’un instrument de guerre, est soulignée par les partisans de la loi. Bignon dit aux députés que, pour avoir une bonne armée, il faut qu’elle soit en accord avec les lois fondamentales de l’État14. Pasquier répète aux pairs : « De toutes les combinaisons possibles d’armée, s’il en est une rassurante pour les institutions du pays [...] c’est celle qui fait sortir l’armée du sein même de la nation... Je ne fais nul doute qu’en France l’armée qui doit sortir des appels ne soit l’appui le plus certain du gouvernement monarchique. »15 Un autre doctrinaire, Royer-Collard, dit que ce sont les rapports de l’armée avec les institutions qui sont en jeu. « Vous voulez que cette armée [...] soit à la fois royale et nationale et que la patrie soit pour elle ce qu’elle est pour vous, le roi et la Charte. Il est bon que, chaque année la loi lui envoie un complément et qu’ainsi la loi lui rappelle chaque année que, sous les ordres du roi, elle a la gloire de combattre, de mourir pour un pays qui la connaît et dont les institutions la protègent. Ne craignons point de resserrer nos liens, de les multiplier jusqu’à ce que nous ne soyons qu’un : chambres, pays, armée, sous la protection du Père commun. »16

12Camille Jordan s’interroge : « ... quelle autre armée que l’armée nationale peut désormais être parmi nous l’armée royale ? »17 et de Long lui répond que le recrutement obligé est le seul moyen d’obtenir une armée vraiment française, c’est à dire royale et nationale18. En effet, ces hommes s’évertuent, contre les ultras, à montrer que les deux termes sont synonymes et intrinsèquement liés à un troisième qu’ils emploient d’abord sous forme de substantif, la citoyenneté ou le citoyen, plutôt que comme qualificatif accolé aux deux premiers et qu’ils évoquent initialement par des considérations prudentes. De tout temps, le devoir de défense a été le devoir du citoyen, ce qu’affirme encore Gouvion, le 26 janvier19.

13Mais bientôt c’est sur la citoyenneté réinventée par 1789 qu’ils se fondent en montrant qu’elle a lié irrévocablement le devoir et le droit par les appels obligés dans lesquels certains voient son essence même. Les partisans de la loi sont donc conduits à définir les critères selon lesquels la citoyenneté donne sa légitimité – et aussi son efficacité – à l’armée qu’ils appellent de leurs vœux. « Une armée n’est vraiment nationale qu’autant que tous les citoyens sans exception sont appelés au service militaire »20, affirme Bignon, et Jordan proclame : On a beaucoup parlé des devoirs qu’impose l’appel, je voudrais parler du droit dont il investit. Dans l’histoire moderne, ce n’est qu’autant qu’un tel droit de concourir au service fut attribué ou enlevé à la masse des citoyens que tous les autres droits furent perdus ou reconquis. « Mais c’est [...] l’appel obligé qui seul développe les salutaires conséquences de ce droit des armes en le reportant dans la masse d’un peuple »21.

14Le recrutement obligé devient résultat et garantie de la liberté et fruit de l’égalité civile, lesquelles sont pour ces hommes les fondements de la monarchie idéale. Beugnot dit aux députés : « Aujourd’hui, tout homme appelé sous les drapeaux doit connaître un bien public et des moralités sociales. Citoyen avant que d’avoir été soldat, il est, et il faut qu’il soit avant tout, l’homme de son pays. À ces conditions, nous aurons une armée, tout autre système ne nous donnerait que des bandes »22. Et Molé se félicite de ce qu’« ... au lieu de soldats mercenaires, elles [nos troupes] se trouvent tout à coup composées de soldats intelligents, de soldats capables de diriger au plus fort de l’action les mouvements de la colonne [...] le recrutement forcé, portant également sur toutes les classes, est une garantie nécessaire à la liberté [...] c’est aussi le seul moyen d’avoir [...] des soldats qui ne deviennent jamais les instruments du crime et de l’ambition »23.

Le compromis

Égalité devant l’appel, inégalité du service

15C’est en termes parfois lyriques que ces hommes invoquent l’égalité, origine et conséquence de la composition de cette armée qui rassemble sous les drapeaux des hommes qui veulent en faire une profession mais aussi une foule d’autres que leurs inclinations en eussent éloignés, selon les mots de Jordan : « ... Mélange heureux, éminemment nécessaire, car ce sont ces derniers surtout qui, sortis du sein de leurs familles [...] toujours prêts à y rentrer, conserveront dans l’armée toute entière un esprit plus moral, plus social, qui l’ identifiera sans cesse avec la portion désarmée et industrieuse du peuple, qui lui en fera respecter les intérêts et les droits. »24 Molé confirme : « Le recrutement par appels, confondant dans les mêmes rangs les diverses nuances de civilisation, de talents, d’énergie, d’amour-propre, de faiblesse même dont se composent les sociétés, en forme un ensemble précieux d’honneur et d’esprit public, ainsi de la fusion des métaux rares avec les métaux les plus précieux résulte cet amalgame connu sous le nom d’airain de Corinthe dont l’Antiquité a tant montré la perfection »25.

16Mais de quelle égalité s’agit-il ? Dans les arguments de certains, tel Macdonald, rapporteur à la chambre des pairs, ou Dessoles, membre de la commission de cette même chambre, apparaît une conception bien restrictive de la citoyenneté, partant de l’égalité civile, fondée exclusivement sur l’attachement au sol et à la qualité de propriétaire.

17Là n’est pas l’essentiel cependant. Même s’il donne une acception particulière au mot égalité, la phrase du baron de Brigode est cependant révélatrice. Dans la société actuelle, dit-il, les inégalités sociales sont loin d’être détruites mais aux inégalités des masses se substituent celles des individus26. Elle a valeur de constat. La loi de 1818 ne crée pas le service personnel obligatoire et l’égalité des citoyens existe devant l’appel, non sous les drapeaux, encore moins devant la durée du service. Le tirage au sort, dans ces conditions, joue un rôle fondamental. Royer-Collard le reconnaît sans ambages. « C’est donc le sort, ministre de l’Égalité, qui présidera au recrutement »27. Aux pairs, La Vauguyon l’affirme de nouveau. « Tous les Français sont égaux devant la loi, quels que soient leurs rangs et leurs titres, mais il faut distinguer cette égalité de la funeste égalité révolutionnaire. Le symbole de la seconde est le niveau, celui de la première, selon la Charte, la balance »28.

18On peut observer qu’au même moment, l’égalité devant la loi n’a pas conduit pour autant au suffrage universel. En fait, ce qui peut apparaître à travers la loi de 1818 comme le triomphe du soldat-citoyen et la défaite du citoyen-soldat29, tient à des raisons profondes qui vont déterminer les grands traits du système de 1818.

Le danger des gros bataillons

19Le souvenir des abus de la conscription impériale est encore très présent et Gouvion-Saint-Cyr est obligé de l’exorciser dans son discours du 26 janvier. Le plus grave était que tout conscrit était considéré comme un soldat en puissance et que certaines levées rétroactives finirent par toucher la classe toute entière (ce qui est d’ailleurs une vision excessive de la situation même si les bons numéros ne pouvaient se considérer comme définitivement libérés). Les défenseurs du projet l’affirment clairement : la Charte a aboli la conscription car elle n’a pas souhaité que tous les citoyens fussent soldats comme auparavant et Barante précise que la Charte a voulu que tous les jeunes gens se présentent au sort sans nul privilège mais qu’après cette première obéissance tous ne fussent pas conscrits pour un temps indéterminé30.

20Dès qu’il avait présenté le projet aux députés, le ministre avait reconnu qu’il ne s’agissait pas d’armer ni de rendre « mobile » la population31. Les orateurs qui défendent le système sont aussi conscients des périls qu’entraînerait pour l’économie et la société une conscription étendue au grand nombre. Dupont dit aux députés que le recrutement doit ménager la population et le Trésor public et laisser le plus grand nombre de bras possible à l’agriculture32. Le comte Ricard est encore plus incisif devant les pairs : cette force salutaire n’est point dans l’entretien d’une armée monstrueuse qui ruine l’État et fait du gouvernement social un gouvernement militaire33.

21Cette dernière phrase est révélatrice. En effet, que le service militaire accompli par tous soit repoussé par les auteurs de la loi de 1818, parce qu’il est confondu avec les gros bataillons d’une armée conquérante, tient à des causes plus importantes que la hantise de la guerre permanente et le désir de rassurer l’Europe. Bondy, pourtant favorable au projet, regrette que « ... depuis longtemps, malgré les progrès de la civilisation, les gouvernements européens maintiennent sur pied de nombreuses armées [...] et dans notre vieille Europe, si éclairée, si polie, tout est soldat comme dans l’Europe encore barbare. »34 Ce terme de barbarie revient dans les arguments de Duvergier de Hauranne, lui aussi partisan de la loi35. Gouvion-Saint-Cyr le répète : « L’ extension des appels [...] est le plus favorable aux abus et vous avez vu jusqu’où on peut les porter quand la nation est distribuée en classes militaires et l’État transformé en un camp où les citoyens ne sont plus que des soldats. »36

22Des « incorporations exubérantes » aboutiraient à mettre en danger la monarchie équilibrée, souhaitée par ces hommes. Duvergier de Hauranne reprend : « Le problème de la liberté publique, à côté d’une armée permanente, est un des problèmes les plus difficiles à résoudre. L’habitude de la subordination, une obéissance passive [...] sont autant de causes qui contribuent à porter les regards des guerriers presque exclusivement vers le pouvoir dont émanent les ordres auxquels ils obéissent »37. Et Cornet proclame que « l’armée ne doit être ni un instrument du pouvoir arbitraire ni accessible aux entreprises de la démocratie »38. À ce double péril mais aussi à celui d’une monarchie autoritaire s’appuyant sur les troupes, il faut opposer des contrepoids.

Les antidotes : longue durée et contingent réduit.

23Aussi peut-on considérer que la question posée à plusieurs reprises par le maréchal et les thuriféraires de la loi a été d’avance résolue par eux. Dès le 29 novembre, le ministre dit qu’il ne reste qu’à opter entre le nombre ou le choix des hommes, l’étendue des appels ou la durée plus longue du service. On a vu plus haut vers quoi il inclinait pour préserver les intérêts de la société et l’équilibre des institutions. Devant les pairs, Pasquier déclare qu’il y a deux manières de former une armée, on peut demander les hommes qu’on lève pour un moindre temps mais alors il faut demander un plus grand nombre d’hommes ; on peut exiger un plus long service et ordonner des levées moins considérables. « Je n’hésite pas à dire qu’elle[la société] est intéressée à ce que le service fût prolongé plutôt que de voir l’appel s’étendre sur un très grand nombre d’hommes. »39

24Par ailleurs, un contingent réduit est plus facilement contrôlable. Mais la rançon du système est une certaine professionnalisation. Niée par certains, tels Dupont, persuadé qu’après six ans de service, le soldat peut suivre la profession à laquelle il était destiné, elle est acceptée par d’autres dont Gouvion. « La durée plus grande du service [...] appelle un moindre nombre de citoyens. Elle les y voue sans doute pour un plus long temps et les rend moins propres aux autres professions mais elle donne des soldats plus expérimentés. Le contingent moindre [...] diminue les chances des appels et rend les remplacements plus faciles et moins onéreux [...] la durée du service en fait naître le goût ou rend moins pénibles les devoirs qu’il convertit en habitudes. »40

25Tout est dit. Aussi est-ce à bon droit que le baron Pasquier répond à l’objection des ultras qui reprochaient à la loi d’introduire « une égalité outrée » : « Mais où est-elle cette égalité exagérée ? »41 La trilogie fondatrice du système militaire des monarchies censitaires qui sera aussi celle du Second Empire est en place : petit nombre de conscrits, longue durée, remplacement.

L’empreinte personnelle de Gouvion-Saint-Cyr

L’égalité devant l’avancement

26C’est à propos des éléments les plus controversés du projet – les titres IV et VI – que Gouvion intervient personnellement par des discours au cours desquels il livre de véritables batailles oratoires avec une passion inattendue chez cet intellectuel austère. Discours qu’il ne rédigea pas toujours lui-même mais dont il choisit, entre les versions qu’on lui proposait, celle qui traduisait le plus fidèlement sa pensée.

27Le titre VI concernait les règles d’avancement. Gouvion-Saint-Cyr aurait préféré que l’avancement se fît par élection42. Il s’en tint à des dispositions qui, bien qu’acceptées par le conseil des ministres, divisèrent la commission : pour devenir officier, il faudrait avoir servi deux ans comme sous-officier ou sortir d’une école militaire ; pour les grades inférieurs, l’ancienneté serait la règle ; pour les grades supérieurs, une partie serait réservée à l’ancienneté, le reste au choix du roi mais ce choix lui-même serait soumis à la loi. Le titre VI ne pouvait manquer d’apparaître litigieux à deux points de vue à l’arrière plan desquels se profilaient deux conceptions différentes de la monarchie. Le premier enjeu était l’extension de l’égalité civile – confirmée par la Charte – à l’organisation militaire de la France. Les ultras, désireux de faire de l’armée l’ultime lieu où seraient sauvegardées les prérogatives de la noblesse, attaquèrent violemment le projet. Une autre question, liée à la première, était celle de la prérogative royale. Certains partisans du projet eux-mêmes préféraient que le choix du roi se fasse par ordonnances, ce qui lui donnerait une latitude plus grande que s’il était au préalable défini par la loi.

28Quand il présente son projet aux députés, le ministre ne craint pas d’affirmer : « Quant au mode d’avancement, Sa Majesté veut que ce choix soit soumis à des règles qui empêchent que sa religion puisse être surprise et que la faveur ou le crédit ne détruisent l’émulation. Le roi veut que ces règles aient la fixité des lois, que le soldat mesure d’un coup d’œil la carrière qu’il doit parcourir et puisse arriver à tous les grades et à tous les emplois sans autres limites que scs talents et ses services. »43 C’était beaucoup s’avancer quant aux intentions du roi qui écrivit à Decazes qu’il aurait fallu régler l’avancement par ordonnances44. Mais l’intervention personnelle du Comte d’Artois, porte-parole des adversaires du titre, qui prit la forme d’une lettre publique au monarque, eut un effet contraire sur ce dernier.

29Le maréchal laissa d’abord les doctrinaires, ses « lieutenants », défendre la version initiale du titre VI. Bondy, montrant combien les deux aspects étaient connexes, proclama : « Cette fixation des règles d’avancement, sans laquelle l’égale admission de tous à tous les emplois ne serait qu’une vaine proclamation, ne peut résulter que d’une disposition législative... On affecte de craindre que l’égale admission de tous aux emplois ne fasse parvenir aux grades supérieurs des hommes qu’une éducation perfectionnée n’y aurait pas préparés. Si l’on osait dire toute sa pensée, on avouerait qu’on ne repousse le mode d’avancement à l’ancienneté que pour réserver les honneurs et les avantages du commandement à une classe dont on veut supposer l’éducation plus distinguée. »45 Bignon renchérit : une armée nationale l’est à deux conditions, le fait que tous les citoyens soient appelés au service militaire, l’admissibilité effective à tous les grades sans autre distinction que celle des talents et des services, conditions qui sont un des besoins et un des produits du siècle. Au demeurant, en partageant son pouvoir avec la loi, la monarchie s’affermit au lieu de s’affaiblir46. Royer-Collard va même plus loin. « Non seulement le roi ne disparaît pas dans le titre de l’avancement mais il y éclate [...] de son caractère le plus respectable, celui de défenseur des droits en péril et de protecteur de (’Égalité... L’Égalité à son tour organisera dans l’armée l’esprit civil qui doit y tempérer constamment l’esprit militaire »47

30Puis le ministre résume ces arguments dans son discours du 26 janvier : « Quand la Charte a consacré celui [le droit] qu’ont tous les Français de parvenir également à tous les emplois civils et militaires, elle n’a pas entendu sans doute que ce fût là un principe vain, une promesse stérile... L’autorité s’affaiblit [...] devant l’arbitraire qu’elle essaye de retenir, elle se fortifie au contraire de tout ce qu’elle reçoit de la loi. Par où donc le roi aura-t-il l’armée la plus forte, la plus énergique et en même temps plus dévouée et la plus sûre ? Sera-ce dans l’arbitraire mobile ou par la fixation légale des bases de l’avancement ? »48

31Devant les pairs, Gouvion développe plus longuement sa pensée qui semble être une illustration de la conception « rien que l’égalité civile mais toute l’égalité civile ». En imposant à l’armée seule tout le soin de la défense nationale, ne contracte-t-on pas envers elle de grandes obligations ? Il faut donc des lois justes qui donnent sens au titre VI qu’il défend en confirmant la perspective d’une certaine professionnalisation. « ... il n’en est pas de la carrière militaire comme de toutes les autres. Ailleurs, nul n’est contraint d’entrer, nul n’embrasse un état que de son choix et celui qui l’a choisi est toujours libre d’en sortir. La profession des armes, au contraire, est imposée par la patrie [...] et l’autorité royale [...] n’est-elle pas intéressée à leur [les appelés] offrir dans la loi même un gage certain de la justice qu’elle leur promet ?... La première, la plus belle prérogative du roi, c’est le droit d’inviter les chambres à se réunir à lui pour convertir en lois permanentes scs bienfaisantes pensées... Je crois en avoir assez dit pour démontrer que l’intention du titre VI dans le projet de loi est aussi constitutionnelle qu’utile »49. À l’issue du débat à la Chambre des pairs, Gouvion revient dans un discours du 6 mars sur la constitutionnalité du titre VI en dépeignant l’arbitraire sous de sombres couleurs, arbitraire dont les officiers ont connu récemment les funestes effets sous un conquérant ambitieux50.

La réserve des légionnaires-vétérans

32Si le titre IV prescrit un grand devoir, le titre VI reconnaît de grands droits, conclut le maréchal. En effet, le titre IV sur la réserve focalisa lui aussi les passions et donna à Gouvion l’occasion de donner sa pleine mesure d’homme d’État. Il se montra précurseur, non par la solution préconisée – qui fut rapidement vidée de son sens – mais parce qu’il posait un problème qui devait être soulevé jusqu’ en 1872 et même au-delà.

33L’organisation d’une réserve était en cohérence avec sa conception d’une armée défensive dont le contingent serait faible. Il le dit dès le 29 novembre, l’institution de la réserve peut seule permettre de restreindre les appels et libérer définitivement ceux qui tirent un bon numéro51. « ... Les mêmes causes qui nous défendent ou nous dispensent d’entretenir une armée active considérable nous prescrivent en même temps d’organiser une armée de réserve forte et assurée »52, répète-t-il aux pairs.

34La hantise des levées extraordinaires de Napoléon appelant rétroactivement des hommes qui pouvaient se croire libérés explique l’insistance des partisans de la loi sur ce point. Si la formation des légionnaires-vétérans était rejetée, prévoit Bondy, il faudrait multiplier les appels jusqu’à épuisement des classes, ce qui serait rétablir la conscription abolie par la Charte ou violer le principe de la libération définitive de chaque classe après le tirage au sort53. Il est préférable, dit d’emblée le maréchal, d’avoir des vétérans qui présentent l’avantage d’être instruits plutôt que des masses levées à la hâte, sans instruction comme sans discipline qui embarrassent plutôt qu’elles ne servent et qui épuisent les ressources de l’État qu’elles ne peuvent défendre. Pasquier insiste : « La réserve telle qu’elle vous est présentée doit être acceptée parce qu’... au moment présent, toute autre serait impossible ou nulle. La réserve que nous demandons est effective ; qui pourrait nier la supériorité des vétérans sur de jeunes appelés ? »54

35Les légionnaires-vétérans seraient remplacés au bout de six ans par les mauvais numéros de la levée qui suivrait la loi. C’était éluder le problème de l’instruction militaire des bon numéros. En fait, pour Gouvion, la composition de la réserve en 1818 répondait avant tout à un dessein politique sur lequel ses adversaires, qui l’accusaient de vouloir créer grâce à la réserve le pivot d’une conspiration anti-monarchique, ne se trompèrent point. Ce dessein de réconciliation et d’intégration, dans la nouvelle armée, d’anciens soldats et sous-officiers de Napoléon, le ministre le développa le 26 janvier, dans un discours préparé par Guizot mais qu’il prononça avec une conviction telle qu’il devint le sommet du débat et suscita des réactions passionnées chez ses auditeurs. « Il s’agit de savoir s’il existe parmi nous deux armées, deux nations dont l’une sera frappée d’anathème et regardée comme incapable de servir le roi et la France [...] il s’agit de savoir si nous appellerons encore à la défense de la patrie les soldats qui ont fait sa gloire ou si nous les déclarerons à jamais dangereux pour son repos. Ce dernier arrêt serait rigoureux et injuste car ces soldats étaient admirables aux jours du combat [...] et, quand ils ont quitté leurs drapeaux, ils avaient encore à offrir d’immenses trésors de force et de bravoure. Faut-il que la France renonce à le leur demander ? Faut-il que, dans ses adversités, elle cesse de s’enorgueillir de ces hommes que l’Europe n’a pas cessé d’admirer ? Non... notre salut ne réside point dans l’oubli de tant de services, dans la méfiance de tant de courage, dans l’abandon d’un boulevard si sûr [...] le roi [...] ne veut pas qu’il existe en France une seule force nationale qui ne lui appartienne, un seul sentiment généreux dont il ne fasse la conquête [...] ainsi nous aurons une véritable armée de réserve dont les souvenirs animeront l’armée nouvelle que nous travaillons à former »55.

36Le 9 février, le maréchal s’attache à montrer que les vétérans sont complètement inoffensifs pour les libertés publiques puisqu’un amendement prévoit qu’ils ne seront utilisés qu’en temps de guerre et que, même dans ce cas, seule une loi pourra les faire marcher hors de leur division militaire et, le 6 mars, il redit que la réserve est l’institution la plus rassurante pour l’indépendance nationale et, en même temps, la moins menaçante pour le repos des peuples56.

37En filigrane des propos de Gouvion et des défenseurs du projet, il est un thème qui peut donner quelque consistance aux accusations des ultras, celui du lien intrinsèque qu’entretient la réserve avec la citoyenneté. Ce thème était appelé à faire fortune. Au cours du XIX^e siècle, les déçus du système crurent que la réserve – si elle existait véritablement – deviendrait, plus que l’active, la pure figure de l’armée citoyenne57. La réserve n’exista jamais que sur le papier, en effet, car Gouvion, dès le 9 février, dut accepter que, par l’amendement mentionné plus haut, les compagnies de vétérans ne soient pas organisées immédiatement tant qu’on était en temps de paix.

38Pour que la loi fût adoptée par une majorité de pairs, le roi usa d’un stratagème pour éloigner de la Chambre, le jour du vote, les pairs les plus hostiles58 mais les ultras se rallièrent à la loi à partir de 1824. En fait, dès son discours du 6 mars 1818, le maréchal ne s’y trompait pas. « C’est un spectacle unique de l’histoire du monde que celui d’un gouvernement national et libre, discutant son système et sa force militaire en présence des armées de l’Europe résidant sur son territoire »59 , dit-il en jugeant que l’importance de la loi était immense pour le présent et pour l’avenir.