Le cas de Turreau et des colonnes infernales

11 – Parmi les généraux de la Révolution, le général Turreau occupe une place singulière. Connu comme le responsable des « colonnes infernales » qui ravagèrent une partie du territoire de l’insurrection vendéenne, il est l’objet de débats historiographiques continuels et sert d’exemple dans les affrontements idéologiques qui se tiennent à propos de la Révolution. L’enjeu du débat apparaît sans fard dans certains ouvrages récents qui donnent une lecture linéaire des faits, organisent les arguments sans hésitations, et assurent pénétrer dans le secret des reins et des cœurs pour conclure que ces massacres ont été perpétrés dans le cadre d’une politique exterminatrice menée par la Révolution française, terroriste par nature. Ainsi Alain Gérard se sent-il le droit de présenter jour par jour la prise de décision par Turreau de son plan d’extermination, puis d’exposer les calculs du général pour éviter de se trouver seul responsable, en affirmant sans hésiter qu’il y eut une volonté délibérée de massacre dans un pays dont tout le monde savait la défaite des armées vendéennes1. Avec autant de certitudes, Patrice Guéniffey conclut que le plan est de la seule main de Turreau, mais que la Convention l’a laissé faire, alors que la guerre était finie et que les pratiques de dévastations ne s’imposaient plus2. Dans un cas comme dans l’autre, la validité de pareilles assertions repose sur un appareil de notes de bas de page qui rassemble, pour Alain Gérard par exemple, des citations tirées d’ouvrages généraux (Chassin), de mémorialistes (Savary) et de pièces dispersées tirées des archives du Service de l’Armée ou des archives régionales. Les ouvrages récents qui ont discuté de ces questions ne sont évoqués que lorsqu’ils permettent d’appuyer la démonstration.

2 2 – L’Histoire étant ce que font les historiens, pour reprendre la formule d’Antoine Prost3, l’examen de l’historiographie ne peut pas ne pas être immédiatement évoqué dès lors que l’on tente de comprendre un personnage ou un objet historique soumis aux controverses – et qui les a lui-même provoquées. À l’évidence, Turreau est dans ce cas, ayant eu une trajectoire marquée par des rebondissements étonnants, laissant des pans de son histoire dans l’ombre4. Dès juin 1793 il est présent en Vendée, partici-pant à différentes opérations – il est même enveloppé dans une défaite pour laquelle il rejette la responsabilité sur le général Santerre et sur Ronsin. Promu général de division, il est affecté dans les Pyrénées-Orientales, avant de revenir en Vendée commandant en chef de l’armée de l’Ouest en novembre 1793, à l’âge de 37 ans. Il est relevé de son commandement en mai 1794, avant d’être envoyé commander la place de Belle-Ile-en-Mer, puis d’être jeté en prison, le 5 octobre 1794. Il y reste jusqu’en décembre 1795, rédigeant ses Mémoires pour servir à l’histoire de la guerre de Vendée dans l’attente du jugement d’un tribunal militaire et dont il sort acquitté. Après quelques années d’inactivité, il commande à nouveau une division de l’armée de Sambre-et-Meuse, grâce à l’appui de Bonaparte, puis est envoyé dans le Valais, à la tête des troupes d’occupation avec lesquelles il obtient des succès contre les coalisés, notamment devant Suze, qu’il investit brillamment. Changeant de carrière, il devient ministre plénipotentiaire aux États-Unis, après la cession de la Louisiane, alors que le poste a connu une longue vacance de titulaire. De retour en France, en 1811, il occupe différents postes de commandement, avant d’être mis en retraite. Après s’être rallié aux Bourbons en 1814, il est sur la liste de bénéficiaires de la Croix de Saint-Louis. Pendant les Cent-Jours il publie à nouveau ses Mémoires, mais en insistant sur sa personnalité républicaine, et meurt en 1816 sans être revenu en Vendée avec le comte d’Angoulème, comme le veut une légende tenace. Son nom est gravé parmi ceux des généraux de Napoléon sur l’Arc de Triomphe en 1836.

3Cet itinéraire n’est pas exceptionnel à l’époque, qui connut beaucoup d’autres destinées extraordinaires ; reste que le personnage apparaît complexe, cherchant à brouiller les pistes, intriguant beaucoup, dans différents milieux. La carrière de Turreau est ainsi pleine de rebondissements, donnant prise à de multiples interprétations, qui dépendent de l’appréciation des auteurs. Lui-même a manifestement cherché à brouiller les cartes, réécrivant des lettres, faisant peut-être disparaître des pièces. Ce brouillage est aujourd’hui bien connu des historiens qui se sont penchés sur ce personnage – d’où l’étonnement devant le ton aussi affirmatif des deux ouvrages cités plus haut. Faut-il souligner que l’historiographie hésite même sur son nom, car Louis-Marie Turreau qui s’intitula, à la suite de son père : « de Linières, seigneur de Garambouville et autres lieux », ne fut jamais noble, même si comme surnuméraire dans les Gardes du corps de Monseigneur le Comte d’Artois, détenteur du grade de lieutenant de cavalerie (mais seul son grade de capitaine serait attesté) il obtint la possibilité de se faire appeler « écuyer », avant d’utiliser le titre de baron octroyé plus tard par Napoléon.

43 – Les faits pour lesquels il est cité devant le tribunal de l’Histoire peuvent tenir en peu de lignes, si leur objectif n’est pas de décrire les multiples événements tragiques qui ont eu lieu dans les mois de janvier à mars 1794. Dans ce laps de temps des troupes républicaines, placées sous le commandement suprême de Turreau, parcourent surtout le sud du département du Maine-et-Loire, le nord-ouest de la Vendée, à un moindre titre l’ouest de la Loire-Atlantique et le nord des Deux-Sèvres, tuant de nombreuses personnes. Celles-ci, armées et non armées, n’appartiennent que pour une part d’entre elles aux armées catholiques et royales qui ont subi de graves revers dans les mois précédents, mais qui restent dangereuses – notamment l’armée de Charette qui est toujours opérationnelle. Il est impossible de dresser clairement les bilans chiffrés des tueries et des massacres (des affrontements brefs et brutaux sont attestés mais en nombre limité), comme de déterminer les raisons exactes des mises à mort, puisque si les combats proprement dits ont été peu nombreux, les dévastations n’ont pas été systématiques, certains villages ou bourgs étant incendiés, tandis que leurs voisins ne l’étaient pas. On sait en outre que les soldats ont parfois stationné assez longuement dans certains endroits, mettant à mort une partie de la population hors de tout critère politique, commettant parfois des actes de sadisme.

5Les difficultés surgissent alors lorsqu’il s’agit de proposer une interprétation de ces quelques mois. La question centrale : « qui porte la responsabilité de ces actes ? », entraîne une série d’interrogations :

• Est-ce la Convention qui a demandé la mort des personnes vivant dans la zone insurgée et sur ses limites ?
• La Convention a-t-elle désigné une population à « exterminer », « les Vendéens » ? Sinon a-t-elle accepté, soutenu tacitement, toléré, ou réprouvé quand elle a pu, les plans du général Turreau, commandant en chef de l’Armée de l’Ouest ?
• Celui-ci a-t-il suivi une ligne politique, a-t-il obéi aux ordres d’un groupe, ou s’est-il engagé dans cette voie par logique militaire ou par suite de divisions internes dans les groupes révolutionnaires nationaux et régionaux ?
• A-t-il donné des ordres d’extermination à ses généraux et ses soldats ? les généraux et les soldats ont-ils outrepassé – ou refusé d’appliquer – ce genre d’ordre ?
• Les troupes ne se sont-elles pas livrées d’elles-mêmes à des exactions courantes dans ce genre de conflits ?

6Arrivé là, le sens du questionnement change. Les faits posés, les questions précédentes cherchaient à résoudre logiquement les responsabilités des uns et des autres. Poser la question de la comparaison entre ces massacres et d’autres faits de même nature – d’ampleur éventuellement proche – entraîne une autre série de questions et de recherches interprétatives.

• Peut-on estimer que les troupes révolutionnaires se sont livrées ailleurs à des opérations de ce type, par exemple lorsqu’elles réduisent Lyon en 1793, qu’elles déportent les Basques du Labourd en 1794 ?
• Les soldats et les généraux responsables directs de ces faits suivent-ils des habitudes ou s’inscrivent-ils dans un horizon idéologique particulier ? Sont-ils des êtres frustres ou bien des révolutionnaires déterminés ?

7Dans tous les cas, il est nécessaire de s’interroger sur la place occupée dans l’historiographie et les débats politiques par les massacres commis en Vendée par rapport à la discrétion dans laquelle se trouvent les autres tueries, ce qui aboutit à une question essentielle :

• Dans quelles conditions et dans quel contexte, la question de la responsabilité de Turreau et de la Convention a-t-elle été posée de cette façon ?
• Quelles sont les sources, primaires et secondaires, qui sont mobilisables ?

8Poser cette série de questions n’entend pas diluer les « faits » dans une incertitude interprétative qui les rendrait impalpables, mais entend déployer l’éventail des questionnements dans lesquels ces faits se trouvent et doivent être compris. Car il ne peut être question de céder à un quelconque « devoir de mémoire » mal compris, et d’assujettir la démarche historique scrupuleuse et par définition à jamais insatisfaite, à l’exigence mémorielle immédiate comme à de prétendues nécessités de justice envers des « victimes ». Dit autrement, l’urgence est de reconstruire les contextes dans lesquelles toutes ces interrogations se trouvent immergées et qui leur donnent sens.

94 – De cet écheveau de questions, il est possible de s’attacher d’abord à celles qui touchent à des comparaisons pour relever l’extrême attention portée aux massacres commis en Vendée pendant cette période, tandis que des faits similaires, par leur nature, mais non par leur contexte politique spécifique, sont connus aujourd’hui et ne soulèvent pas (à tort ?) autant d’indignation au moins dans l’opinion « française ». Qui d’autre que les Basques se préoccupe encore des déportations de 1794, qui affectèrent plusieurs milliers de personnes ? Les dévastations connues en Vendée ne semblent pas éloignées de celles qui furent commises pendant la guerre d’Espagne (« la guerre d’indépendance » des Espagnols) en Aragon et dans le pays basque en 1808, comme pendant la conquête de l’Algérie dans les années 18405. Le récent biographe du maréchal Bugeaud, pourtant acquis à son personnage, signale les atrocités, viols, dévastations, destructions systématiques des habitats, mais aussi des populations, que celui-ci commet ou laisse commettre sous son autorité sur ces deux théâtres d’opération, en 1808- 1811, et en 18456. À l’époque nul n’ignorait ces faits rappelés par la presse d’opposition et Bugeaud était bien le massacreur de la rue Transnonain, et celui qui était prêt à répondre à la guerre par la guerre « à outrance »7. Face à la guérilla, lentement théorisée, la réponse des troupes réglées ne diffère guère d’une occasion à l’autre, elles essaient de contrôler le pays en édifiant des points forts ou des obstacles à la progression de leurs ennemis, ou elles répondent par la razzia et la dévastation en terrorisant les populations qui soutiennent leurs adversaires (exécution d’hommes, violences sur les femmes) – ceci se vérifiant évidemment au XX^e siècle en Amérique latine, pendant les guerres du Viet Nam et d’Algérie8. Ce qu’illustre le général Hugo à propos de la Vendée, pendant laquelle il assure un commandement, estimant qu’il n’y a pas d’autre position que de « détromper ou anéantir l’ennemi » dans ce genre de guerre9. Pour reprendre une interrogation de Maurice Agulhon, Turreau a-t-il été l’homme de son idéologie ou l’homme de son époque (la barbarie appartenant à l’histoire des mentalités et non des idées)10 ? En l’occurrence, si l’on replace les mesures adoptées dans les pratiques militaires, Turreau appartient bien à son milieu et à son époque ; reste à articuler sa position avec l’idéologie révolutionnaire. L’articulation de ces pratiques guerrières avec l’idéologie et le pouvoir révolutionnaire semble bien être le cœur du problème et entraîner la réprobation.

105 – Dans la chaîne des directives qui régit le cas vendéen, la Convention a ordonné par deux décrets des 1^er août et 1^er octobre 1793 la destruction des « brigands de la Vendée », exigeant la destruction de leurs repaires et la confiscation de leurs réserves et de leurs armes, tout en demandant de respecter les femmes, les enfants et les vieillards et même les hommes sans armes. C’est dans ce cadre que Turreau se situe, mais lui qui a participé aux offensives générales lancées par les généraux hébertistes auparavant, n’est pas pour autant l’homme d’une seule solution. Il propose d’abord, le 19 décembre, à la Convention de faire l’offre d’une amnistie aux rebelles, ce qui ne reçoit aucune réponse. Il refuse ensuite le plan de Kléber, qui veut encercler et quadriller la région par un système de points forts, et qui attend l’observation d’une stricte discipline de la part des troupes pour garder la confiance des habitants. Le 7 janvier, ensuite, Turreau cherche à recevoir des ordres clairs sur le sort des femmes et des enfants – il demande l’avis des représentants en mission Francastel, Bourbotte et Turreau (son cousin) qui ne répondent pas, tous trois se déclarant malades. Enfin dans son plan de campagne, daté du 19 janvier 1794, qui décide l’envoi de douze colonnes mobiles chargées de dévaster l’espace parcouru par les insurgés vendéens, hormis quelques villes indispensables à la marche des troupes, il ordonne à ses hommes de ne faire aucun mal aux « hommes, femmes et enfans » en qui le « sentiment civique » est reconnu, mais de passer « au fil de la baïonnette » les « brigands » et « les filles, femmes et enfans » qui auront porté les armes – « cette exécution ne pourra cependant se faire sans que le général ne l’ait préalablement ordonnée »11. L’objectif est de clore cette campagne dès le début de février.

11Or dès la fin janvier, constatant les risques de perte des approvisionnements et d’affaiblissement de ses colonnes dispersées, Turreau les remanie en huit colonnes, leur assignant alors la traque de Charette. Pendant la marche des colonnes, celles qui étaient commandées par les généraux Cordellier et Grignon se livrent à des massacres affectant indifféremment les populations rencontrées – de son côté le général Moulin fait évacuer les habitants jugés patriotes que ses troupes rencontrent12. Cette tactique échoue à son tour, les vendéens gardant l’initiative, ils réussissent à couper les marches des colonnes, et même à reprendre Cholet (où le général Moulin, le jeune, se suicide), si bien que chaque colonne mène sa propre campagne.

126 – Il est attesté que Turreau écrit par trois fois à la Convention pour lui soumettre ses plans sans recevoir de réponses. Faut-il prendre le silence comme une approbation ? D’une part, à un représentant en mission, qui réclamait des consignes, le Comité de Salut public rappelle que les représentants de la Convention sont les mieux placés pour apprécier les mesures à prendre sur place13. En outre, le représentant Sevestre rappelait lors du procès de Carrier que « nous avons tous dans nos missions suivi l’impulsion de notre caractère : la latitude de notre liberté pour faire le bonheur ou le malheur du peuple n’a point eu de limites », soulignant la part irréductible de responsabilité individuelle accordée à chaque représentant de la Révolution, disposant de tous les pouvoirs et devant respecter les Déclarations des Droits14. Même pendant la centralisation de la Terreur au printemps 1794, l’autonomie des acteurs de la Révolution est admise et assurée – ceci permettant des débordements comme ces exécutions massives qui sont commandées par la commission militaire d’Angers en janvier 1794 et qu’il est difficile d’imputer à autre chose qu’au sadisme des juges15. D’autre part, la Convention rappelle à Turreau le 6 février 1794 que l’objectif est de détruire les « brigands » et de ne pas brûler les fermes, et que les citoyens « égarés » et qui ont rendu les armes, doivent être protégés. Enfin, après un rapport défavorable de Barrère sur la conduite de la guerre en Vendée, Carnot, dans une lettre comminatoire à Turreau en date du 13 février, le somme de « réparer ses fautes », de revenir sur son système de dissémination et d’exterminer les rebelles jusqu’au dernier. Cette lettre s’accompagne de consignes données au général Dembarrère pour combiner un vaste plan avec Turreau et aux représentants Garrau et Hentz, pour veiller à éloigner de la région les habitants qui n’ont pas pris part au soulèvement16. Où sont les preuves d’un ordre d’extermination que Turreau aurait été en charge d’appliquer ? Celui-ci s’est si peu senti appuyé qu’il propose sa démission par deux fois, le 31 janvier et le 18 février17 .

13Il pâtit manifestement des indécisions et des luttes d’influence des différentes instances parisiennes. La fin de la guerre de Vendée n’a pas cessé d’être annoncée et reportée. La Virée de Galerne avait contredit les propos triomphalistes des hébertistes qui contrôlaient l’armée de l’Ouest, l’échec de Rossignol ayant provoqué son remplacement par Turreau. Les déclarations de Westermann, la prise de Noirmoutier avaient fait croire à nouveau à la victoire, ce que les propositions de Turreau démentent à partir de la mi-janvier, avant que l’échec de son plan initial ne soit patent à la fin janvier. On comprend dès lors que le 30 janvier 1794 Carnot rappelle que l’armée de l’Ouest, sous le commandement de Turreau, doit protéger les côtes et opérer la descente projetée sur l’Angleterre, et achever enfin la guerre de Vendée. Le 6 février, le même précise à Turreau que son silence était dû à l’attente de « grands résultats pour se prononcer dans une matière sur laquelle on l’a déjà trompé tant de fois ». La Vendée a cessé d’être au cœur de la vie politique révolutionnaire, comme elle l’était au printemps 1793 et l’unanimité de la gauche révolutionnaire a éclaté sur la politique à mener dans cette guerre. Robespierre partage la position de Carnot, au moment où Jullien dénonce « le proconsulat » de Carrier à Nantes. Est-ce pour cette raison que ce dernier prend publiquement position pour la politique de Turreau à la Convention, alors qu’il est proche de Marceau et de Kléber qui se sont affrontés à Turreau18 ? En tout cas, il est impossible de trouver une unanimité de la Révolution autour des colonnes de Turreau.

14Les lettres des représentants en mission témoignent aussi de la difficulté à comprendre exactement le sens de cette guerre19. Lorsque Hentz et Garrau décrivent les opérations menées par Turreau, ils insistent sur la nécessité de l’évacuation des populations civiles patriotes, pour isoler définitivement les « brigands », à la fois peu nombreux et dangereux. L’objectif des armées est bien la destruction de Charette et de Stofflet. Ils insistent sur le fait que femmes et enfants participent à la guerre, et commettent des atrocités sur les soldats capturés. Même lorsqu’ils envisagent de remplacer la population de la Vendée (le cadre géographique n’est pas précisé), ils n’arrivent à cette proposition qu’au terme de la conduite de la guerre, qui n’a jamais comme objectif la destruction de la population en tant que telle. De son côté Ingrand, en mission à Poitiers, souligne que les populations patriotes ont été comprises dans les massacres et qu’il convient de les protéger, ce que ses deux collègues contestent.

157 – Enfin, il faut insister sur les pratiques ordinaires des soldats et des chefs placés sous le commandement de Turreau. Une partie des troupes envoyées (ou arrivées) en Vendée commet des exactions et des incendies dès mars 1793, actions qui s’aggravent après septembre, lors de la première grande campagne militaire qui voit les villages vidés de leurs habitants. La discipline n’était pas la force essentielle de cette armée. L’indiscipline – ou au moins une grande liberté d’action – fut au contraire une des caractéristiques constantes des armées engagées en Vendée, chaque général, chaque commandant de colonne interprétant librement les ordres qu’il avait reçus. Ces habitudes sont bien connues, mais leur rappel permet de comprendre les exactions commises par certaines troupes. Entre janvier et mars 1794, les exemples sont nombreux. L’un d’eux lié au « massacre des Lucs » est particulièrement révélateur. Alors que toute une littérature hagiographique insiste sur la volonté attribuée à l’armée de la Révolution de détruire la population des Lucs à la fin février 1794, le témoignage d’un pionnier accompagnant la colonne de Cordellier, décrit l’absence de coordination des troupes au point où une colonne abandonne le terrain sans tenir compte de la proximité de Charette, et où une autre s’avance imprudemment, s’affronte aux Vendéens et recule en désordre, si bien qu’elle subit le feu de l’autre partie de la colonne désorientée par son arrivée subite. La bataille contre Charette, entouré de populations sans armes, se fait dans le désordre, rendant impossible de penser que les soldats républicains commirent en une journée un massacre systématique concernant plusieurs centaines de personnes20.

16L’exemple est suffisamment connu pour qu’il ait une portée générale montrant l’incapacité de Turreau à contrôler ses hommes – ce qu’il avoue lui-même en justifiant l’une de ses démissions. Cette autonomie est d’autant plus grande que l’unité entre eux n’exista jamais, que la rivalité entre les différentes orientations politiques des différents corps conduisit même certains commandants à la guillotine – risque, qu’il ne convient pas de minimiser, et qui joue un rôle considérable dans les stratégies suivies par les chefs et dans la teneur de leurs discours. Ce fut le cas de Desmarre, qui essaya de faire pardonner ses échecs en invoquant l’enfant Bara, ou du célèbre Westermann, clamant qu’il avait exterminé les Vendéens, femmes et enfants compris, lors de la bataille de Savenay, pour faire oublier ses amitiés politiques et ses échecs militaires. Les lettres des représentants en mission révèlent caricaturalement leurs propres rivalités (Hentz et Garrau d’un côté et Ingrand de l’autre), comme celles qui existent entre les généraux Turreau et Westermann, Turreau et Duquesnoy21. Cette situation explique la démesure des propos insistant sur la destruction des opposants, qui n’est pas un trait personnel, mais qui relève d’une attitude collective plus générale, liée autant au sentiment de participer à des événements exceptionnels, qu’à la nécessité d’affirmer son ancrage révolutionnaire. Ainsi le modeste commandant des Volontaires de Charente-Maritime ne craint pas de tenir le discours suivant dès le 7 mai 1793 : « les enfants de la Charente ont appris les malheurs de la Vendée et des Deux-Sèvres, ... ils vous déclarent qu’ils n’attendent que vos ordres pour exterminer ces brigands qui déchirent le sein de la mère patrie »22.

17Cet horizon explique la logique du général Duquesnoy, opposant déclaré à Turreau, qui applique une politique systématique de terre brûlée pour disqualifier les ordres de ce dernier et pour être envoyé dans les armées à l’œuvre au nord de la Loire ! Ce fut le cas aussi du représentant Ingrand, qui conteste les ordres de Turreau, les estimant inadaptés dans le département des Deux-Sèvres, dont il a la charge. L’éclatement des instances politiques et militaires est donc considérable. Dans l’hiver 1793-1794, sur le terrain comme à la Convention, les groupes se déchirent et tentent de contrôler la machine de l’État, bien plus qu’ils ne l’incarnent. Il est impossible de vouloir définir une politique d’État, au moment où la prise du pouvoir par Robespierre est précisément en cours dans un contexte politique bien connu23. Les concepts politiques ne rendent pas compte de l’engagement des protagonistes, qui portent de lourdes responsabilités.

18 8 – Reste alors à comprendre comment l’historiographie s’est consti-tuée autour du cas de Turreau pour en faire l’émanation du pouvoir exterminateur. Un des moyens est simplement d’oublier une partie de cette documentation pourtant connue et pour l’essentiel largement publiée. Il suffit par exemple pour un ouvrage de ne citer que le début de la réponse de la Convention à Turreau le 6 février pour conclure qu’il s’agit d’une approbation sans réserve des plans du général24. De la même façon les historiens « blancs » négligent en général (sauf Gabory) le rapport de Barère qui, exprimant des réserves sur les ordres de Turreau, détruit l’unité dogmatique que l’on veut y trouver, ou bien le présentent comme une palinodie, montrant bien la duplicité de la Convention25 : argumentation qu’il n’est pas possible de réfuter, puisque ne se situant pas dans l’ordre de l’énoncé des faits, mais dans celui de la dénonciation a priori. Dans un autre registre, la dénonciation de la duplicité de la Révolution – et des historiens qui sont estimés être ses défenseurs – passe par la recherche des « vrais » documents, par la démonstration que des « faux » ont été commis et que des citations ont été trafiquées, le tout prouvant qu’il n’est pas possible de croire en la véracité des textes signés par les protagonistes de 1794, à commencer par Turreau lui-même, et donc que le « crime » était organisé si bien qu’il devait être tu, ainsi que l’affirme au long de trois chapitres Alain Gérard.

19Il convient aussi de revenir aux années du Consulat et de l’Empire, quand les premiers historiens commencent à créer les premières lignes interprétatives26. En 1805, F. Babié et L. Beaumont rédigent, par exemple, des notices sur les généraux de la Révolution en encensant Turreau, qui s’est distingué en évitant les erreurs de ses prédécesseurs, qui a combiné un plan qui a été victorieux, mais qui fut ensuite décrié. Alphonse de Beauchamp écrit à peu près la même chose en 1806, en reconnaissant toutefois que Turreau a prêté la main au plan de fer et de feu de la Convention contre la Vendée, mais en le présentant comme un exécuteur scrupuleux, avant que la réédition de son ouvrage n’accorde une plus grande responsabilité à Turreau sans pourtant l’accabler. Il a fallu attendre les années 1820 pour que le général, mort en 1816, devienne l’un des acteurs essentiels de la guerre et des massacres de 1794, et que l’histoire des colonnes infernales ne devienne un des thèmes à la mode de la littérature historique favorable à la Vendée ; Turreau et la Révolution dans son ensemble étant accusés des exactions. De leur côté, les historiens « bleus » accusèrent Turreau pour décharger la Révolution de toute responsabilité. Le tout acheva de transformer Turreau en symbole du Mal, l’apogée se situant au moment du bi-centenaire de la Révolution. Il avait fallu une trentaine d’années, dans le cours du XIX^ème siècle, pour que le rôle de Turreau soit à peu près compris. Ensuite le dévoilement du rôle de Turreau, certainement significatif de la démarche historienne après le XIX^ème siècle27, entraîne la création d’un cadre d’interprétation qui pose l’historien en juge critique, devant répondre à la question : « faut-il ou non condamner Turreau ? ».

209 – Cette forme de question n’est pas réservée à Turreau ; les historiens s’inscrivirent dans des débats « binaires », pour ou contre la Révolution, pour ou contre « Danton et les révolutionnaires humains ». Les actes de Turreau ne peuvent être interprétés que comme des éléments d’une démonstration à portée générale : la reconnaissance de l’écrasement de la Vendée pour Beauchamp28, la victoire remportée par la religion sur la Révolution pour l’abbé Deniau29, l’établissement d’une vérité scientifique apprenant aux peuples les moyens de ne plus être victimes des affolements sanguinaires pour Chassin30, l’espoir d’une réconciliation nationale pour Gabory31. Chaque contexte a induit une approche qui a donné sens à ces travaux, quelle validité leur accorder ? Quel régime de vérité revendiquer aujourd’hui ?

21Écrirais-je à nouveau comme en 1994, que Turreau pouvait être compris comme un « criminel de guerre », mais qu’il ne convenait pas de lui reprocher d’avoir participé à des crimes contre l’humanité32 ? Les contextes des débats historiques se modifient rapidement, entraînant des modifications des cadres conceptuels. Les dénonciations de la Révolution comprise comme matrice du totalitarisme et le choc des nouvelles venant des Balkans dressaient alors le fonds de toute réflexion sur la marche de la guerre de Vendée. Six ans plus tard, l’incapacité des Occidentaux à faire face aux violences en Serbie, les amalgames renforcés entre les condamnations des « totalitarismes », la faiblesse avérée des injonctions aux « Droits de l’Homme » comme au « devoir de mémoire » incapables de proposer des lignes politiques cohérentes, enfin les confessions des généraux français avouant avoir pratiqué la torture en Algérie, amènent à renforcer l’accusation de « criminel de guerre » dans ce que cela peut viser des gradés couvrant de leur autorité, que ce soit par doctrine, par incapacité, ou pour toute autre raison, des exactions commises au nom d’ordres donnés et mal cadrés. L’exemple de l’Algérie incite à insister sur les responsabilités personnelles des gradés et des politiques, plus qu’à chercher à appréhender ce qui pourrait être un système33. Aussi la dénonciation du totalitarisme, ou de la bio-politique (au sens donné par M. Foucault) ne paraît pas avoir d’application à propos du commandement de Turreau, médiocre acteur dans un régime où l’État n’est pas dans les mains toutes puissantes de l’exécutif. Reste que ce détour historiographique aura rappelé les exigences de l’Histoire scientifique même si la recherche et l’examen des sources ne se font qu’au travers des interrogations suscitées par chaque époque et chaque communauté scientifique.