1Les recherches en histoire militaire et en histoire démographique ont suscité peu de rencontres, de croisements pour la période à la charnière des XVIII^e et XIX^e siècles1, à l’exception de la question des pertes de guerre2. Au regard de la période révolutionnaire, les études démographiques n’ont pas rencontré un grand succès malgré l’impulsion donnée par Marcel Reinhard3. Pour l’histoire militaire, l’armée de la Révolution a la chance de bénéficier des travaux réalisés, dirigés ou initiés par Jean-Paul Bertaud. Cependant, le recrutement des soldats de la « Révolution armée » reste encore mal connu pour nombre de levées et dans nombre de départements. Rien d’étonnant donc à ce que la nuptialité révolutionnaire n’ait pas vraiment donné lieu à des études complètes4 ; à ce que les recherches entreprises sur le mariage5, phénomène pourtant d’une extrême sensibilité au contexte socio-économique et socio-politique, aient des difficultés à s’affranchir de la prégnance des seules perspectives (politico-) religieuses.

2Après la présentation du cadre de l’enquête, la présente étude, prémisse d’une recherche plus vaste, se borne à évoquer l’évolution annuelle du nombre des mariages et leur répartition mensuelle lors de la période 1785-1799.

Le cadre de l’enquête

3Le refus du service militaire obligatoire était déjà manifeste sous l’Ancien Régime pour la milice6. Selon le témoignage d’Arthur Young, un des moyens pour échapper à cette contribution aurait été de convoler en justes noces : « les enrôlements de la milice, que les cahiers appellent une injustice sans exemple, étaient un autre fléau épouvantable pour la classe paysanne, et, comme les hommes mariés en étaient exemptés, cela contribuait à produire ce malfaisant peuplement, qui ne mettait guère des êtres au monde que pour les laisser mourir de faim »7. Pourtant un tel mouvement ne se laisse pas déceler en Basse-Auvergne8.

4Sous la Révolution, après le temps du volontariat (1791-1792), les recrutements massifs et obligatoires décrétés en 1793 et poursuivis en 1794 conservent l’exemption des hommes mariés9. Il en va de même avec les débuts de la conscription, bien que la loi générale du 19 fructidor an VI (5 septembre 1798) comporte un aspect rétroactif gênant : pour bénéficier de la dispense du service militaire, ne seront plus reconnus valables les liens régularisés après le 23 nivôse an VI (12 janvier 1798)10.

5Déjà, Albert Mathiez avait signalé – selon sa belle expression – la présence des « embusqués de Vénus » en l’an 1111. La plupart des auteurs mettent la forte poussée des mariages en 1793 et en 1794 au crédit des levées militaires12 ; il en serait de même pour le « pic » probable des unions en 1798 et l’instauration de la loi de conscription13. Comment savoir ce qu’il en a été dans le Puy-de-Dôme ?

6Les registres paroissiaux puis, après la loi du 20 septembre 1792, municipaux, de l’état-civil, constituent, bien entendu, la source principale et essentielle14. La spécificité de la fin de la période révolutionnaire, avec la loi du 13 thermidor an VI (31 juillet 1798), oblige à retenir un échantillon de cantons et non pas simplement de communes. Cela exige un dépouillement des actes pour un plus grand nombre de localités, mais peut permettre de prendre en compte une grande partie des échanges intercommunaux de conjoints.

7Le choix, forcément limité ici et pour le cadre si diversifié du département, s’est porté sur les cantons de Cournon et d’Ennezat, dans la plaine de Limagne, qui totalisent quelque 12 000 habitants à l’époque révolutionnaire ; sur deux cantons de montagne qui regroupent près de 14 000 personnes, Saint-Rémy-sur-Durolle et Vollore-ville ; enfin sur la ville de Thiers, important centre économique et industriel (surtout la coutellerie ou « clinquaille ») malgré une forte perte de population (au moins 15 000 habitants en 1789, pas plus de 11 000 en 1798). Évidemment cet échantillon ne saurait être entièrement représentatif de l’ensemble du département. Malgré tout, s’il ne peut indiquer toutes les nuances, il demeure suffisamment vaste et varié pour souligner des traits fondamentaux.

8Pour les cinq cantons étudiés (la commune de Thiers forme le canton urbain de Thiers-intérieur lors de la réorganisation territoriale conçue en l’an III), les actes de mariage ont été dépouillés de 1785 à 1799 afin de connaître la situation lors des dernières années de l’Ancien Régime et pouvoir apprécier l’évolution et les modifications de la période révolutionnaire. Le nombre d’actes de mariages dépouillés est de 1 923 pour les deux cantons de montagne, de 1 651 pour l’échantillon de la plaine et de 1 518 à Thiers ; soit au total un peu plus de 5 000 actes dont il faut apprécier, tout d’abord, l’évolution annuelle des enregistrements.

Le mouvement annuel des mariages

9De 1785 à 1799, l’évolution du nombre des mariages dans le Puy-de-Dôme apparaît, à travers l’échantillon retenu (tableau 1), assez conforme à la tendance générale, telle qu’elle se dégage de la grande enquête de l’ I.N.E.D.15.

10Les dernières années de l’Ancien Régime et, surtout, les premières de la période révolutionnaire sont marquées par une nette baisse de la pratique du mariage. Ce mouvement s’annonce tôt, brutalement, et durable en plaine (à l’exception de l’année 1789, principalement en raison des résultats enregistrés dans le seul canton de Cournon). Pour l’échantillon de la montagne, cette baisse s’affirme un peu plus tardivement et de manière moins prononcée, du moins jusqu’en 1789. Quant à la ville de Thiers, c’est également l’année 1789 qui indique l’effondrement du nombre des unions.

11Les premières années après la Révolution de 1789 marquent généralement, jusqu’en 1792, les niveaux les plus bas pour l’ensemble de la période étudiée (sauf à Thiers en 1791). L’année 1793 enregistre, elle, une très forte hausse du nombre des mariages, surtout en comparaison avec les résultats précédents. Mais partout l’indice pour cette année dépasse celui de 1785 et, par rapport à 1792, il représente un doublement en plaine, un triplement en montagne et une augmentation de moitié pour Thiers.

12Par la suite, le mouvement des indices annuels s’avère sensiblement identique pour la ville et sa montagne environnante : décroissance (modérée à Thiers) jusqu’en 1795 puis reprise (faible en montagne) avant que l’indice n’atteigne ses niveaux les plus élevés en 1798-1799. En plaine, le nombre des mariages continue d’augmenter en 1794 avant de diminuer quasiment de moitié l’année suivante ; la reprise s’amorce dès 1796 et l’indice se maintient, de 1797 à 1799, à un niveau proche de celui de 1785.

13Entre 1785 et 1799, pour la ville de Thiers et sa montagne, l’indice annuel des mariages atteint ses valeurs les plus élevées en 1793 et en 1798- 1799, au moment des grands recrutements militaires de la période. Corrélation étroite entre deux phénomènes ou simple rattrapage du déficit qui précède ces dates ? La question doit être posée car l’intensité de la course au mariage apparaît soit décalée chronologiquement, soit bien moins nette et importante pour l’échantillon des cantons de plaine. À ce titre, l’étude de la répartition mensuelle des unions est susceptible d’apporter des éléments de réponse.

La répartition mensuelle des mariages

14La répartition mensuelle des mariages (tableau 2) permet de vérifier le bon respect, à peine moins rigoureux à Thiers, des prescriptions religieuses du Carême (très approximativement mars) et de l’Avent (essentiellement décembre) de 1785 à 1792. Janvier et davantage février constituent les temps forts de la célébration des unions.

15La situation se modifie grandement en 1793. Au début du printemps, en avril pour la plaine et pour la montagne, en avril et mai à Thiers, l’indice mensuel est très élevé, bien au-delà des normes de la période précédente. Il est difficile de ne pas mettre cette flambée des « épousailles » en liaison avec la levée des 300 000 hommes (décret du 24 février 1793) ; cette corrélation est également constatée ailleurs, par exemple à Bayonne16.

16Les opérations de désignation du contingent se déroulent en mars, période de carême. L’absence quasi totale de mariages au cours de ce mois ne correspond pas, sauf sans doute pour le canton de Vollore-ville17, à une observance particulièrement stricte cette année-là de la foi catholique. Elle résulte plutôt des dispositions contenues dans la loi de recrutement et de celles prises par les autorités locales. Ainsi à Thiers, au début du mois de mars, le conseil général de la commune arrête que « ... tous les mariages sont suspendus dès ce jour jusqu’au moment où le canton aura rempli son contingent, à la seule exception de ceux des citoyens qui ne seraient pas dans le cas de la loi... »18. De toutes façons, se marier à ce moment aurait été trop tardif puisque ceux qui étaient entrés dans l’état conjugal après la promulgation de la loi ne pouvaient pas bénéficier de l’exemption.

17La forte poussée des mariages en avril (et mai pour Thiers) ne précède pas ni n’accompagne les opérations de désignation du contingent mais leur succède (du moins, c’est ce que peuvent croire les jeunes conjoints), à un moment socio-économique peu favorable car la crise des subsistances atteint son paroxysme dans le Puy-de-Dôme19. Ainsi donc, il ne s’agit pas d’échapper légalement par ce biais à la levée en cours, puisque cela est chose impossible si l’on a été désigné (à moins d’acheter un remplaçant, de bénéficier d’une réforme ou d’une exemption). Le phénomène traduit plus certainement une réaction pour se prémunir contre d’autres recrutements, éventualité très probable puisque la France se retrouve en guerre contre l’Europe entière ou presque. Ce calcul s’avère inopérant à très court terme.

18En effet, les désignations d’hommes effectuées au cours du mois de mars apparaissent rapidement insuffisantes pour satisfaire à la levée des 300 000 hommes. Nombre de « volontaires », surtout tirés au sort ou, plus rarement, élus par leurs concitoyens, ne possèdent pas les aptitudes physiques nécessaires et il faut organiser une seconde fois, à partir de fin avril, les opérations du recrutement pour combler le déficit du contingent réclamé20. Cette situation oblige les hommes qui ont récemment convolé à se présenter de nouveau car leur union n’est pas antérieure au décret du 24 février21. Cela provoque souvent le mécontentement, d’autant plus que les opérations de complément du contingent s’étirent sur toute la fin de l’année 1793 voire encore en 1794. Durant l’été 1793, la municipalité de Thiers explique et justifie les causes de son retard pour satisfaire totalement à l’exigence de la levée des 300 000 hommes. Elle rappelle notamment que nombre de célibataires se sont mariés : « Nous savons bien que ces derniers ne sont pas dispensés de partir mais, entourés de leurs femmes, les plaintes se multiplient » ; et de se demander si c’est « l’instant de rassembler les citoyens (...), de faire éclater les mécontentemens factices ou vrais »22.

19Par contre, les jeunes mariés du printemps 1793 échappent à la kyrielle des levées du reste de l’année23. Celles-ci sont en grande partie satisfaites en 1794 (même et surtout la levée en masse décrétée le 23 août 1793) et la course au mariage reprend, durable à Thiers et dans la montagne environnante mais de façon plus discontinue en plaine, de l’automne 1793 au printemps 1794. Cette période est nettement délimitée par les événements militaires.

20Le 2 septembre 1793, Couthon décrète la levée en masse du Puy-de-Dôme contre Lyon : au cours de ce mois, aucun mariage n’a lieu dans les deux cantons de plaine et à Thiers ; cependant, la montagne se montre davantage réfractaire à l’exigence militaire du Conventionnel en mission et conserve d’ailleurs un indice mensuel proche de la norme usuelle. La seconde course au mariage de l’année semble débuter en montagne thiernoise avec la reddition de l’ancienne capitale des Gaules (début octobre, le 9), mais attend le retour des jeunes gens du corps expéditionnaire (durant la seconde quinzaine du mois) à Thiers et en plaine. Cette nette poussée des mariages prend fin avec le mois d’avril 1794 et le départ (tardif) des requis de la levée en masse nationale ; même si elle semble connaître un bref regain en mai dans les campagnes (peut-être une ultime réaction de ceux qui viennent d’échapper au dernier grand recrutement avant la conscription).

21En 1795-1797, le souffle de la guerre s’apaise quelque peu et la population sort du tourbillon des recrutements puisqu’aucune nouvelle levée n’est demandée. La nuptialité retrouve des rythmes mensuels plus conformes à ceux observés en 1785-1792. On peut toutefois remarquer partout, mais davantage à Thiers, un respect moins strict des contraintes canoniques, notamment lors de l’Avent. Puis survient le choc conscriptionnel.

22Pour 1798 et 1799, en plus de l’obligation d’enregistrer les unions le décadi à partir de vendémiaire an VII, la répartition mensuelle des mariages apparaît bel et bien perturbée par la reprise du recrutement en faveur de l’armée. En 1798, une première poussée des cérémonies nuptiales est enregistrée à la fin de l’été et au début de l’automne, période pour laquelle la valeur des indices mensuels est habituellement faible. Ce mouvement dure trois mois (d’août à novembre) pour Thiers et sa montagne, encore une fois à l’unisson, mais se limite essentiellement à septembre pour l’échantillon de la plaine. Ce dernier mois correspond à l’annonce de la loi générale de conscription du 19 fructidor an VI (5 septembre 1798) et à sa première mise en application pour les jeunes gens de la première classe par la loi du 3 vendémiaire an VII (24 septembre 1798).

23Cependant, la législation ne reconnaît pas comme exempts les conscrits mariés après le 12 janvier 1798. En effet, prévaut la crainte que la longueur des discussions sur les différents projets et contre-projets, depuis janvier 1798, n’ait conduit à une course anticipée au mariage24. Cela n’a pas vraiment été le cas pour les cantons étudiés ; sauf à partir d’août (mais pas en plaine), au moment du débat final et alors que se profile l’imminence d’un conflit accentué.

24Pourtant la hausse de la nuptialité continue à accompagner les temps forts des débuts de la conscription. Ainsi, au moment des départs étalés des contingents de la première classe, quand l’indice mensuel atteint des valeurs élevées en décembre 1798 (mais de façon moins intense en montagne) et surtout en janvier 1799. Pour ce dernier mois, l’indice représente très largement le maximum annuel alors qu’habituellement celui-ci se repère en février. Également, la loi du 28 germinal an VIII/17 avril 1799, qui réclame la levée des conscrits des deuxième et troisième classes, correspond à une hausse sensible des mariages lors du mois de sa promulgation. Par contre, la « levée en masse » de l’an VII (loi du 10 messidor/28 juin 1799) ne provoque pas de réactions car elle s’adresse aux trois classes précédemment convoquées et aux très peu nombreux conscrits des quatrième et cinquième classes25.

25On peut se demander pourquoi les débuts de la conscription suscitent tant d’unions sur les registres de l’état-civil alors que les conscrits mariés depuis 1798 ne peuvent arguer de leur état matrimonial pour obtenir l’exemption. Ces mariages concernent-ils prioritairement les classes d’âge soumises au recrutement ? Si tel est le cas, ces jeunes gens qui convolent ont-ils bien compris la spécificité de la loi générale de conscription de l’an VII ? Car leur mariage est trop tardif pour bénéficier d’une exemption, même pour les levées des années à venir. Ou bien escomptent-ils, comme a pu le montrer Gustave Vallée pour le département de la Charente26, obtenir une dispense devant des conseils de « révision »27 apitoyés par leur situation matrimoniale ? Seule la poursuite de la recherche permettra de le déterminer.

26Ce n’est pourtant pas le seul aspect qui fait défaut pour une étude plus complète du sujet. Outre la nécessaire extension spatiale et chronologique, la question des appariements demeure cruciale, tant pour mesurer les écarts d’âge entre conjoints28 que pour apprécier l’impact (éventuel) des recrutements sur l’endogamie et l’homogamie. Malgré toutes ces lacunes, les résultats présentés ici mettent en évidence l’importance du facteur militaire sur la nuptialité révolutionnaire dans le Puy-de-Dôme, en attendant de plus amples développements les nécessaires confirmations et/ou nuances correctives.

Tableau 1. Évolution annuelle des mariages (base 100 en 1785)

Tableau 2. Répartition mensuelle des mariages