L’anti-bellicisme de Billaud-Varenne (octobre 1791 – janvier 1792) : défiance et paix armée

« Veut-on éternellement enchaîner les hommes par des mots ? [...] Ce qu’on appelle pouvoir exécutif, loin d’avoir un effet conforme à sa dénomination et à son objet, est au contraire suspensif, paralysant, mortel »1.

1« Ce fut au sein de la gauche même que la guerre trouva son adversaire le plus résolu et le seul qui s’obstina [...]. Pendant quelque temps, Danton, Camille Desmoulins, certains journaux le soutinrent ; ils se turent peu à peu, tandis que Robespierre persista jusqu’au bout »2. Cette affirmation de Georges Lefebvre peut-elle être acceptée sans nuances ? Si, avec la plupart des historiens, on admet que « la guerre est née d’une manœuvre de politique intérieure où s’est constitué progressivement, autour des premiers leaders de l’Assemblée législative, le groupe girondin »3, on ne peut dater des débats sur la guerre la naissance du groupe montagnard, dont on sait, par ailleurs, l’hétérogénéité4. Un exemple l’illustre, d’autant plus éclairant qu’il met en scène des protagonistes dont les positions sont proches par la suite, de 1793 à l’an III, Rühl et Albitte. Alors que le premier brandit à la Législative, le 27 novembre 1791, la menace d’une intervention française, non seulement contre les électeurs rhénans, mais aussi contre l’empereur, le second se montre, le lendemain, plus prudent aux Jacobins et prône la « méfiance ». Le lendemain, c’est-à-dire le 28 novembre, jour où Robespierre, de retour à Paris, déclare devant la même société : « l’assemblée nationale et le pouvoir exécutif doivent agir avec les ennemis extérieurs, comme un peuple libre avec des despotes [...]. Il faut tracer autour de Léopold le cercle que Popilius traça autour de Mitridate »5. Intervention diversement jugée : belliciste pour Michelet et Soboul, « équivoque » pour Jaurès, elle est révélatrice d’une « défiance contre ceux qui voulaient faire déclarer la guerre non pas à l’empereur [...], mais à de petits princes allemands sans pouvoir réel » pour Mathiez, qui conclut : « Robespierre flaira du premier coup une intrigue »6. Walter, peu enclin à l’hagiographie, évoque, lui, un « revirement » anti-belliciste de Robespierre qu’il attribue au discours de Billaud du 5 décembre 1791 et dont l’Incorruptible « sut tirer profit »7.

2Il ne s’agit évidemment pas de dresser ici un palmarès, de décerner à tel ou tel un brevet de perspicacité. Mais, sans nier la profonde portée des interventions de Robespierre (une douzaine, de décembre 1791 à février 1792), il nous paraît non dénué d’intérêt de suivre l’itinéraire argumentatif singulier d’un autre adversaire de la guerre, Billaud-Varenne. Ce dernier, d’ailleurs, ne dit-il pas, le 29 janvier 1792 : « Nos adversaires ont affecté de ne voir que Robespierre sur la scène. Mais les Danton, les Antoine, les Camille des Moulins, les Doppet, les Machenaud, les Santerre, les Panis, et tant d’autres membres de cette société, qui, sans monter à la tribune, ont manifesté le même sentiment par des approbations assez énergiquement prononcées, sont donc autant de zéros pour ces messieurs ? [...] Pour quel motif a-t-on cherché à paroître isoler ainsi M. Robespierre ? N’est-ce pas vraisemblablement pour affoiblir [...] l’exubérance de vigueur qui dérive d’un faisceau d’opinions ? »8

3 Les positions d’énonciation de Robespierre et de Billaud ne sont toutefois pas identiques, malgré l’unité de lieu, les Jacobins. Le premier jouit alors du prestige de l’ancien Constituant démocrate, le second n’est encore que l’« auteur de plusieurs ouvrages politiques », mais il est connu du mouvement démocratique parisien depuis la crise de l’été 1791. Dès 1789, il a dénoncé la « fausse marche de l’Assemblée nationale », le veto et la loi martiale. En 1790, après « l’affaire de Nancy », il se livre à un violent réquisitoire contre le pouvoir exécutif et évoque, déjà, le spectre et les dangers de la guerre9. Quatre discours imprimés de Billaud constituent notre corpus : échelonnés du 16 octobre 1791 au 29 janvier 1792, ils présentent l’intérêt de couvrir l’essentiel du débat sur la guerre aux Jacobins, du problème de l’émigration qui met la politique belliciste « à l’ordre du jour », aux lendemains du décret du 25 janvier qui « ressemblait vraiment à une déclaration de guerre » (Jaurès)10. Ainsi se construisent et se dévoilent une pensée et un projet cohérents, liant étroitement démocratie politique, défiance vis-à-vis de l’exécutif et « paix armée », « force défensive, force affirmative de la liberté »11. Cette contribution s’inscrit dans le chemin tracé par Florence Gauthier et creusé – sur le sujet ici abordé – par Marc Belissa : comme eux, nous tentons de prendre au sérieux les textes révolutionnaires, ce qu’ils disent et les principes qu’ils énoncent12.

4Le Discours sur les émigrations (16 octobre 1791) a une tonalité bien différente de celui que prononce Brissot à la Législative le 20 octobre et que Jaurès a longuement analysé13. Il n’y est guère question des « puissances étrangères » que Billaud balaie d’un revers de main : « le dépit de voir leur morgue humiliée [il s’agit des émigrés « riches », des « grands », des « prêtres »], leur a inspiré le projet d’aller implorer le secours des puissances de l’Europe, pour tâcher de replonger dans l’esclavage une nation dont la liberté naissante doit effaroucher tous les despotes. Mais c’est Tarquin et ses courtisans qui vont traîner les restes d’une frêle grandeur dans une cour étrangère [...] »14. Si « une révolution qui fait rentrer dans la fange le pouvoir des despotes, l’orgueil des grands et la superstition des prêtres, ne peut finir que par une catastrophe terrible », et si les émigrés cherchent à « renverser notre constitution », ils sont moins dangereux hors des frontières qu’à l’intérieur : il vaut « mieux avoir de front ces traîtres à la patrie, que si, placés à la tête de votre propre armée, ils conduisaient à la boucherie nos généreux défenseurs »15. C’est, en revanche, le pouvoir exécutif qu’il faut redouter, car la nation est dans « l’apathie », « la tiédeur », « l’insouciance » ; le joug n’est pas brisé et « le patriotisme le plus pur est déjà un crime poursuivi avec plus de rigueur que sous l’ancien régime »16. En effet, même si le roi n’est pas nommé, les ministres sont dénoncés : Montmorin, d’abord, pour avoir incité les émigrés à rentrer en avril 1791, le ministre de la guerre, ensuite, pour avoir négligé de « garnir les frontières d’hommes et de munitions de guerre », vexé « les troupes de ligne » et fatigué « les volontaires nationaux ». Coupable aussi est la « précédente législature », égarée par un « comité militaire gangrené ». Il ne s’agit donc pas de prendre une loi pour arrêter les émigrations, mais des mesures conformes au « salut du peuple », des mesures « sages et sévères » : s’assurer du « véritable état des frontières », surveiller « la conduite du ministère » et punir les agents de l’exécutif « en cas de délit », autoriser l’armée à « nommer elle-même » aux postes d’officiers vacants. Billaud, enfin, pour compenser la perte du numéraire, propose d’imposer un excédent de contribution (la moitié ou les deux-tiers des revenus) sur les propriétés des « émigrés et des émigrans » et même, après un « terme fixé », de confisquer leurs biens au profit de la Nation. Contrat social en mains, il rappelle que, s’il est « licite à tout citoyen de déserter ses foyers », il existe une exception lorsque la patrie est « en danger »17. Et, paraphrasant une fois encore librement Montesquieu, il déclare : « Une révolution est manquée, lorsqu’une nation frappe ses tyrans, et que, dans le même temps, ses législateurs ménagent la tyrannie »18. Ainsi, la Révolution n’est pas terminée, elle est menacée de l’intérieur et si l’on veut « amener un dénouement décisif », il faut « que la pointe des bayonnettes soit appliquée sur toutes les poitrines » : défiance et paix armée sont déjà, quinze jours après l’ouverture de la Législative, au cœur du discours politique de Billaud-Varenne.

5Après le veto royal opposé au décret du 9 novembre, l’Assemblée a, le 29 novembre, avec la motion Daverhoult et le discours d’Isnard, fait entrer la guerre dans le débat politique. Marat ou les Révolutions de Paris s’en émeuvent19. C’est dans ce contexte que Billaud intervient longuement sur « les circonstances » le 5 décembre 179120. Le constat introductif est amer et met directement le roi en accusation. Le « cabinet des Tuileries » a accumulé les forfaits depuis juillet 1789, il a attisé des « conspirations infernales » (Nancy, Nîmes, Vannes, Avignon, le Champ-de-Mars), favorisé l’agiotage, créé une « misère excessive ». La Révolution, promise par la « déclaration des droits du citoyen », loin d’être achevée, est trahie et « menacée de toutes parts ». Suit un long parallèle avec le « règne du roi Jean », les États généraux de 1355 et l’échec de la révolte de 1358. La pesante démonstration historique (du Mably banalisé) ouvre sur l’essentiel, la dénonciation des « caméléons de cour », des faux patriotes qui, aveuglés par la prise de la Bastille, évoquent l’insurrection populaire : « conseil perfide », dit Billaud, car « quand il n’existe plus d’ensemble dans une nation, l’insurrection devient, comme l’a dit Jean-Jacques, le prétexte dont les potentats ne manquent jamais de se servir pour commencer à terrasser leurs peuples, et pour les faire rentrer dans la fange d’une servile obéissance »21. Réponse à l’exaltation d’Isnard, de Carra ? Sans suivre l’interprétation de Walter, notons que Robespierre reprend le même argument, le 18 décembre, face à l’imprudent « le peuple est là » de Brissot : « Vous ne pouvez ignorer que l’insurrection que vous désignez ici, est un remède rare, incertain, extrême », « un droit terrible »22. Puis vient le réquisitoire contre Louis XVI, les ministres (en particulier Duportail), qui se conclut par une sévère mise en garde adressée à l’Assemblée nationale. Les ministres ? Ils doivent rendre des comptes réguliers au pouvoir législatif, car le ministre de la Guerre, « après tant de millions dépensés », est « convaincu de négligence, ou plutôt de trahison évidente » pour avoir dégarni de soldats les places fortes frontalières, laissé sans habits et sans armes les gardes nationales, livré les commandements aux « généraux les plus perfides »23. Coupable aussi le ministre de l’Intérieur : « Pourquoi à l’entrée de l’hyver, cette police si rigoureuse, et dont le seul objet apparent, étoit de laisser absolument sans ressources une multitude de misérables citoyens. Pourquoi ce manque d’approvisionnement ou plutôt cet amas de farines gâtées [...] vendues aujourd’hui au poids de l’or ? » (et Billaud justifie les premiers troubles de subsistances). Mais coupable surtout leur « maître », le roi. L’orateur pose la question constitutionnelle du veto : ce « premier acte de liberté de la part d’un roi, devient aussi à notre égard l’intention la mieux marquée d’anéantir celle que nous avons conquise ». Louis XVI, « un despote » qui se croit « un dieu sur la terre », est le protecteur des « coupables », ses « serviteurs fidèles », car « l’armée noire » est dirigée par « ses plus proches parens », « son ancienne maison militaire », « suivie de sa chancellerie ». La trahison royale semble plus éclatante encore « que le voyage avorté de Varennes ». Aussi l’Assemblée doit-elle se référer à la constitution et signifier au roi « qu’une invasion des ennemis d’ Outre-Rhin, ou que la continuité de leur rassemblement après le délai qu’elle aura fixé », entraînent « ipso facto qu’il [est] destitué de la couronne étant censé l’ avoir abdiquée »24. Il n’est pas question des « puissances », mais de la surveillance (par « les citoyens de toutes les classes ») et de la punition des ennemis intérieurs. Pour assurer la « paix armée », il faut prendre des mesures démocratiques : élection des officiers par les soldats, modification des lois fiscales, approvisionnement de la classe indigente. Nulle référence ici aux « lauriers de la victoire », mais rappel que « la déclaration des droits forme l’essence de [la] constitution » et qu’elle « n’est pas insuffisante pour procurer le bonheur public »25. Billaud développe donc, l’un des premiers, bien des thèmes de l’anti-bellicisme patriote.

6Les deux discours des 19 décembre 1791 et 29 janvier 1792 sont mieux connus. Inscrits dans le débat officiellement ouvert aux Jacobins sur la guerre, publiés en brochures, ils reprennent les arguments déjà rodés et se nourrissent des envolées bellicistes. Ils n’ont pas la fulgurance des propos de Robespierre, sont moins centrés sur le droit des gens, mais essentiellement fondés sur la vigilance révolutionnaire et le rejet de l’union des pouvoirs et de la confiance.

7Le premier s’articule autour de deux axes : la dénonciation réitérée du pouvoir exécutif et le caractère anti-constitutionnel des propositions faites par le roi et Narbonne le 14 décembre. Par là-même, Billaud combat également et les arguments minstériels et ceux des « hommes, se disant patriotes » qui embouchent la « trompette martiale » et « veulent nous inspirer une confiance sans bornes »26. Il reprend cet axiome des Lumières : « Une vérité, démontrée par l’histoire de tous les peuples, dit-il, atteste que la guerre, qui rend forcément le gouvernement absolu, fut toujours la route qui conduisit naturellement au despotisme »27. Mais, énoncé tardivement, le topos s’insère dans l’exposé ironique des « chefs-d’œuvres d’admiration » suscités par Louis XVI depuis le « commencement de la Révolution » : attitude équivoque en juillet 1790 suivie par l’égorgement des « patriotes » à Nancy, loi martiale déployée pour faciliter « une promenade à Saint-Cloud », fuite de juin 1791, vetos enfin. Or c’est ce roi, moteur de la contre-révolution, centre de ralliement des officiers félons, qui est le chef suprême des armées. Comment donc lui accorder la « confiance », alors même que les moyens défensifs ont été négligés, voire sabotés ? Narbonne trompe l’Assemblée et l’opinion (comme, avant lui, La Tour du Pin et Duportail), ce qu’illustre la nomination (inconstitutionnelle) de La Fayette28. La charge contre le « Washington français » est forte et longue : cousin et complice de Bouillé dans la « conspiration de Nancy », il a protégé les « chevaliers du poignard », « commandé le massacre du peuple, pour faciliter l’évasion du roi » (avril 1791) et s’est souillé « du sang de ses concitoyens rédigeant une pétition au Champ-de-Mars, sous l’égide de la loi »29. La menace de dictature militaire n’est pas un mythe, elle ne contredit pas l’abus intrinsèque de l’exécutif royal.

8Autre réflexion de Billaud : l’ultimatum de Louis XVI à l’électeur de Trêves est anti-constitutionnel, car il est « une déclaration bien positive de guerre ouverte pour le 15 janvier prochain », sans « proposition formelle » préalable à la Législative30. De plus, si cette « proposition formelle » devait intervenir, elle serait, elle aussi, anti-constitutionnelle, car la Nation a renoncé à « toute guerre offensive ». La politique du roi est donc de conduire à une « confédération des tyrans contre les peuples », de souder les cours européennes en une « coalition », une « ligue formidable », fatale à la Révolution. On pourrait, dit l’auteur, admettre l’idée d’une guerre défensive, à condition d’appliquer le décret sur les émigrés, sans se préoccuper du veto. « Si donc la conduite de Louis XVI l’a déjà mis hors de la constitution », il faut, conclut Billaud, ne pas oublier « le premier de nos sermens », « celui de plutôt mourir, que de laisser altérer en rien la sublime déclaration des droits de l’homme, sans laquelle il n’y auroit plus ni révolution, ni constitution »31. Quant aux « endormeurs », partisans de la guerre, Billaud rejette tous leurs arguments. L’honneur national ? Un piège tendu par Narbonne et les Tuileries (la référence à Louis XIV dans le discours du ministre en témoigne). Dévoiler la conduite du roi ? Si sa trahison favorise la défaite, la victoire de ses frères « le placerait au-dessus des loix, et le soustrairoit à toute vengeance ». « Le peuple est là » ? « Il étoit aussi au Champ-de-Mars, quand on l’a égorgé comme un vil troupeau ». « Purger le corps de la nation » ? « Quelle purification que celle qui ne doit exposer au carnage que les plus ardens défenseurs de la patrie ! ». « Faire valoir les manufactures nationales » ? « Quels principes ! » : c’est appeler le « plus terrible des fléaux » pour servir le luxe. « Relever le crédit public » ? Déclarer la guerre sans précaution, c’est faire perdre aux assignats 80 % de leur valeur32. Pas plus que Robespierre, Billaud n’est « pacifiste »– il évoque d’entrée « la nécessité cruelle d’une guerre inévitable »– mais il prône la vigilance, la défensive, la paix armée : « la disposition combative, qui n’est pas encore la guerre, peut et doit empêcher d’autant mieux la guerre, en rétablissant la prépondérance décisive des raisons pratiques sur les raisons contraires et ainsi assurer la paix »33.

9Le Second discours sur la guerre, déjà évoqué, se situe après « le coup de théâtre de l’accolade » du 20 janvier34, l’ultimatum à l’empereur et le discours de Robespierre du 25 janvier 1792. Billaud n’intervient plus, ensuite, sur le problème de la guerre, mais dénonce, le 22 février, les manœuvres du comité de correspondance des Jacobins qu’il a découvertes en enquêtant sur l’affaire de la société de Strasbourg. Ce dernier discours reprend, sur le fond, nombre de considérations déjà présentées. Mais, au sein d’une « assemblée de frères, qui ne discutent que pour s’instruire », la rupture avec les Brissotins est consommée : les ci-devant « frères » sont les dupes / complices de Louis XVI. L’orateur aborde, enfin, la question de la guerre libératrice : « Les rois sont mûrs, s’écrie-t-on ! Eh bien ! laissez-les donc tomber d’eux-mêmes »35. Il souligne d’ailleurs la contradiction entre cette politique et la proposition de « prévenir la ligue des tyrans ». Insistant sur le fait qu’il est trompeur de dire que le Brabant, le pays de Liège et Vienne « n’attendent que notre armée pour se réunir à elle » (« en ce cas, messieurs, ces peuples, quoique gémissant encore au sein de l’esclavage, sont bien plus avancés que nous en politique »), il rappelle que la France a « pour toujours » renoncé aux conquêtes. Quant au traité de 1756, « pacte illégal et onéreux », il a été déchiré par la constitution36. Et il reprend le thème de la lutte prioritaire contre les manœuvres de l’exécutif et de la contre-révolution : que la France, que Paris s’arment (« que chacun ait chez soi sa pique de sept pieds »), « puisque c’est ici que la révolution s’est opérée, c’est par conséquent dans l’intérieur et à Paris qu’on médite de frapper des grands coups »37. Rappelant encore le massacre du Champ-de-Mars et ses conséquences funestes (la « léthargie » du peuple pendant plus de trois mois), il prêche à nouveau la défiance et souligne le double jeu mené par les Législateurs jacobins-brissotins : « Vous mêmes êtes les premiers à prétendre que les seuls [...] qui pourroient assurer le salut de la patrie, sont hors de ce que vous nommez la constitution » [les citoyens passifs]. Or, « ne m’a-t-on pas fait élaguer de mon précédent discours les mesures que j’avois indiquées, sous prétexte qu’elles étoient inconstitutionnelles ? »38. Les Brissotins sont donc devenus les défenseurs de l’ordre, les censeurs de la liberté.

10Billaud-Varenne est donc, en 1791, un adversaire précoce et opiniâtre de la guerre. Ses propos recoupent tous les thèmes du discours patriote anti-belliciste, mais sa défiance vis-à-vis du pouvoir exécutif est particulièrement récurrente. Républicain, il l’est, comme Lavicomterie, lui aussi futur député de Paris à la Convention, qu’il compare à Tacite dans L’Acéphocratie et qu’il rejoint dans l’analyse constitutionnelle du droit de guerre et de paix39. Mais il y a république et république et, dès 1791, celle de Billaud n’est pas celle de Brissot : la fin de la monarchie ne passe certainement pas par l’épreuve de la guerre et Marc Belissa a raison de souligner qu’il « faut faire un sort au mythe du « complot républicain »» dans la stratégie belliciste40. Le « pouvoir sans tête » s’accommode mal du « fléau terrible des combats ». Billaud ne varie pas sur ce point. Écoutons-le, rapporteur du comité de Salut public, le 1^er floréal an II (20 avril 1794), « sur la guerre et les moyens de la soutenir »41. Retraçant l’histoire de la République, il évoque « le fléau d’une guerre sanglante et simultanée avec les puissances de l’Europe et avec nous-mêmes », mais, ajoute-t-il, « la guerre qui semblait devoir consommer notre ruine, est pourtant ce qui nous a sauvés ». Apologie de la guerre révolutionnaire ? Indécent hommage posthume à Brissot ou à Cloots ? Outre l’évidence (rappelée par M. Belissa) qu’une fois la guerre déclarée, « il reste à la faire », soulignons que les principes et le projet divergent notablement de ceux mis en avant par les bellicistes de 1791-1792. Après avoir longuement mis en garde contre « l’influence militaire et l’ambition d’un chef entreprenant », dénoncé la « stratocratie », plus funeste encore que la « théocratie », Billaud affirme : « nous marchons non pour conquérir, mais pour vaincre, non pour nous laisser entraîner par l’ivresse des triomphes, mais pour cesser de frapper à l’instant où la mort d’un soldat ennemi serait inutile à la liberté. L’expérience des siècles nous a suffisamment prouvé qu’un peuple guerrier apprête pour lui-même le joug qu’il impose aux autres nations. [...] Nous [...] ne voulons fixer la victoire que pour assurer la république »42. Vaincre ou mourir, pour « sceller à jamais les droits de l’humanité » : le propos, à cette date, peut sembler non dénué d’ambiguïté. Mais il traduit surtout la crise politique du moment et les divisions au sein du comité de Salut public (Carnot contre Saint-Just). Ce n’est plus à Brissot que répond Billaud-Varenne, mais c’est toujours aux zélateurs de la Grande Nation.