1La municipalité d’Etrun, dressant l’état du village en septembre 1790, déclare qu’il n’y a pas de garde nationale organisée et observe que « lorsque l’on craint d’être menacé de quelque danger, la municipalité dénomme chaque nuit une brigade de quatre hommes pour garder le lieu [...] » ; elle ajoute : « Quoique tous nos habitants soient bons citoyens, aucun d’eux ne s’est encore fait inscrire [...] ; quand on monte la garde dans la municipalité 60 personnes remplissent ce service à leur tour ; leurs armes sont des bâtons, des fourches et quelques fusils du village »1. La complexité et les équivoques du rôle des gardes nationales dans la dynamique révolutionnaire sont contenues dans ces formules : le réel engagement d’une large partie des citoyens dans cette institution s’accompagne d’une inorganisation avouée, quoique peu conforme à la loi prescrivant, notamment depuis le 12 juin 1790, l’établissement de listes de gardes ; l’invocation de la citoyenneté ne s’accompagne d’aucune référence à la clause de cette loi qui prévoit le recrutement parmi les seuls citoyens actifs ; la capacité et la volonté de défendre le territoire communal et ses habitants sont clairement affichées, mais les armes évoquent plutôt les jacqueries paysannes. Ainsi, nous situant en amont de la création d’une armée de soldats-citoyens, sur laquelle Jean-Paul Bertaud a écrit des pages maîtresses, il nous a semblé intéressant de revenir sur l’un des creusets de l’alchimie nationale, cette garde justement dite nationale, mais organisme en somme bâtard, qui n’est pas l’armée mais qui a une hiérarchie de type militaire, qui associe les fonctions de défense et de police. D’ailleurs, dans les pages de la Nouvelle Histoire militaire de la France consacrées à cette période2, Jean-Paul Bertaud souligne que certains Constituants auraient voulu accentuer la vocation d’armée de réserve de ces bataillons. Par ailleurs, des rares travaux consacrés à cette garde ont montré son rôle d’emblée paradoxal, puisqu’elle oscille entre la consolidation du nouvel ordre et l’exercice d’une poussée contestatrice3. Dans ces perspectives, il importe d’abord de mieux apprécier l’ampleur du phénomène, finalement mal établie, notamment parce que les gardes nationales sont souvent assimilées aux villes et aux gardes bourgeoises : leur extension en 1790 atteint-elle justement la dimension d’un phénomène national, donc généralisé y compris aux communes rurales ? Mais, si l’historiographie a mis l’accent sur les mobilisations les plus spectaculaires de ces « troupes », créations à l’été 1789, fédérations de la fin 1789 à la fête du 14 juillet 1790, interventions dans les troubles, nous avons choisi de ne pas y revenir dans ces quelques pages, pour nous attacher à un autre questionnement : quelle signification les citoyens accordent-ils à cette institution nouvelle que les Constituants tentent de généraliser ? N’est-elle qu’un prolongement des pratiques collectives traditionnelles, voire un instrument au service de certains corps professionnels et catégories de citoyens, ou manifeste-t-elle déjà une adhésion à une forme de service rendu à la nation nouvelle ? C’est en fait surtout le département du Pas-de-Calais qui servira de terrain à cette étude dans la mesure où les réponses données par les municipalités à l’enquête réalisée par l’administration de ce département en 1790 permettent de saisir le phénomène à la fois sur une très large échelle et en quelque sorte par le bas, en livrant la manière dont les élus locaux des villes et des villages appréhendent cette garde nationale4.

Amplitude et relativité de la formation des gardes nationales

2L’un des grands mérites du Questionnaire de 1790 sur le Pas-de-Calais s’avère la possibilité offerte d’une appréciation d’ensemble de l’implantation des gardes nationales, dans un département qui se caractérise à la fois par une forte densité urbaine, avec 23 villes de plus de 2 000 habitants – dont deux de plus de 20 000, Arras et Saint-Omer – et un semis serré de petits villages, puisqu’on compte alors 933 communes, dont plus de 600 qui rassemblent moins de 500 habitants.

3Une première pesée globale confirme d’abord le caractère minoritaire de la création d’une garde nationale communale : 133 localités sur 705 qui livrent le renseignement, soit 19 %, indiquent l’existence d’une telle institution en septembre 1790. Pour autant, un peu moins du cinquième de communes pourvues, ce n’est plus un phénomène marginal et nous sommes bien dans le registre d’une dynamique collective, qui ne s’élève pas au niveau de la mise en place générale et rapide caractérisant les municipalités au début de 1790, mais qui, à cette date, se révèle plus engagée que la création des sociétés politiques, encore confinée grosso modo aux chefs lieux de district5. Ce processus de diffusion est d’autant plus manifeste que les municipalités hésitent parfois à donner une réponse positive à la question de l’organisation d’une garde, mais indiquent l’existence d’une liste d’inscrits. Nous reviendrons sur cette équivoque. Avant, il importe d’examiner s’il est possible de dégager des règles dans l’implantation de ces gardes nationales.

L’extension des gardes nationales dans le Pas-de-Calais selon le Questionnaire de 17906 7

4Il est indéniable que la variable la plus influente est le nombre d’habitants des communes et le caractère urbain de celles-ci. Sur 22 localités de plus de 2 000 habitants pour lesquelles nous disposons des renseignements, 17 ont formé une garde nationale, soit plus des trois quarts. L’observation vaut d’autant plus que parmi les cinq localités de ce niveau non pourvues, quatre sont en fait des communes du Bas Pays de Béthune, très peuplées, mais qui sont en fait de gros villages sans fonctions urbaines avérées. A contrario, peu de bourgs de moins de 2 000 habitants, mais concentrant les multiples services locaux, se sont exemptés de créer une garde nationale à l’automne 17908. La ville engendre donc bien d’autant plus systématiquement la garde nationale qu’elle est grande et pourvue de fonctions de commandement reconnues. Pour autant, l’érection au statut de chef-lieu de canton ne suffit pas pour provoquer la création d’un organisme voulu par la loi : seuls 40 % de ces chefs-lieux déclarent effectivement avoir mis en place une garde nationale ; mais il est vrai que le facteur décisif du nombre d’habitants joue ici encore, puisque près de la moitié des 42 chefs-lieux sans garde comptent moins de 500 habitants, situation de petit village de nature à accentuer la faible influence d’une unité territoriale dépourvue d’administration spécifique. Reste que la garde nationale ne demeure pas ignorée des campagnes, contrairement à l’idée communément admise. Environ 15 % des villages de moins de 1 000 habitants en ont constitué une. Peut-on dessiner une géographie différentielle des implantations ? En fait, si à première vue, les différences entre districts semblent importantes, puisque la proportion de communes pourvues varie de 8,5 % dans le district de Saint-Pol à 39 % dans celui de Calais, cette variation recouvre largement une différence de structure de l’habitat, donc le critère de population précédemment invoqué ; en effet, dans le district de Saint-Pol, 131 communes sur 152 ont moins de 500 habitants (86 %), tandis que dans celui de Calais, elles ne sont que 28 sur 50 (56 %). Quand même, une organisation des gardes et une présence des armes un peu plus fréquentes autorisent à penser que le zèle mis à la création des gardes nationales est un peu plus fort dans ce district : effet du littoral et de son rôle frontière ? Le cas de Boulogne ne confirme guère et on n’observe pas de différences entre communes côtières et de l’intérieur. D’ailleurs, pour les autres districts, Saint-Omer qui jouxte Calais se révèle une zone de faiblesse, tandis que Béthune apparaît comme un secteur plus propice aux gardes nationales. Les distances à la frontière du Nord, sont dans ces cas identiques ; en revanche, nous l’avons dit, les grosses communes sont plus nombreuses dans le Béthunois. En fait, à cette date, hors de ce critère de seuil de population agglomérée, toute géographie des engagements en fonction des « pays », de la proximité des villes ou de la frontière semble peu opératoire. D’ailleurs, sur le dernier critère, une étude du district de Bergues montre que dans ce secteur à la fois littoral et bordier de la frontière flamande, le rythme de création des gardes obéit aux mêmes critères que dans des districts comme Arras ou Béthune9.

5Finalement, à ce stade de la Révolution, ce sont plutôt les initiatives locales et les impulsions délibérées de certaines administrations ou personnages qui sont perceptibles ici ou là. Un exemple le montre clairement. Dans le canton d’Hardinghem (district de Boulogne), la municipalité du bourg chef-lieu (1 485 habitants) a pris l’initiative de former une garde cantonale : « Nous avions arrêté en avril dernier de constituer une garde nationale non directe pour Hardinghem, mais commune pour tout le canton[...]. Mais pour ne point éloigner les habitants de s’y incorporer, nous avons jugé à propos de la former sous le titre de Volontaires de la garde nationale et d’en fixer alors le nombre à 300 pour tout le canton qui est composé de 10 municipalités et de 621 citoyens actifs »10. Cinq mois plus tard, la plupart des municipalités font référence à cette initiative, évoquent la « réquisition » de la municipalité d’Hardinghem ; 7 sur 10 ont une garde organisée et 2 des 3 restantes ont établi une liste des hommes susceptibles de servir.

6Sur un mode moins structuré ou volontariste, jouent aussi les effets d’exemple et d’imitation. Ainsi, dans le district de Béthune et le canton de Beuvry, les municipalités de Haisnes, Lorgies et Violaines justifient de la même manière l’absence d’organisation : « La forme de l’organisation de la garde nationale ne peut être observée à la campagne comme dans les villes. [...] Aucun ne se refuse de monter la garde lorsqu’elle est commandée par la municipalité. [... Personne ne s’est présenté pour se faire inscrire] quoique tous citoyens courageux pour la défense de la patrie »11. Des cas de mimétisme du même genre, par groupes de villages, sont nombreux et rappellent des pratiques observées lors de la rédaction des cahiers de doléances. Ils peuvent traduire des comportements très différents, et pas forcément de faible passage à l’engagement. Au contraire, dans le canton de Cagnicourt un effet d’entraînement semble jouer et les villageois s’inscrivent massivement sur les listes sans tenir compte des restrictions légales12.

7À défaut de pouvoir développer ces analyses sur l’extension des gardes nationales, qu’on pourrait notamment élargir aux effectifs, on pressent au moins l’espèce d’oscillation des comportements entre d’une part disponibilité et réceptivité aux exigences nationales, d’autre part une certaine lenteur dans la formalisation des engagements. Mais sur ce terrain comme sur d’autres13, la greffe des institutions nouvelles est en passe de prendre à la ville comme à la campagne, même si au village la normalisation est beaucoup moins avancée. Cette situation, où tous les possibles collectifs semblent envisageables, pose donc à plein la question de la manière dont les citoyens appréhendent ces institutions.

Les significations multiples des gardes « nationales »

8Dans le contexte d’une uniformisation française progressivement renforcée et canalisée par le Législateur, la manière dont sont reçues les lois constitue un facteur non négligeable de variations dans les comportements. Exceptionnels sont les cas où l’on avoue ignorer les textes législatifs, y compris le décret de juin ; nous n’en avons relevé que deux sur 705. En revanche les manifestations de perplexité sont nombreuses.

9Deux exemples, à ajouter à celui d’Etrun cité en introduction, illustrent l’approximation des compréhensions, le mélange de bonne volonté et de difficulté à se mettre en conformité avec les règlements, qui caractérisent les réactions à l’espèce de standardisation politico-militaire de la société civile que requiert la garde nationale. À Beuvry (district de Béthune), la municipalité observe que « la garde nationale n’a pas encore de forme régulière et d’organisation », mais que « le territoire étant fort étendu, on monte la garde chacun dans son canton quand le besoin requiert ». La municipalité joint par ailleurs une liste de 402 citoyens sans ordre particulier, ni référence explicite au cens, mais en précisant, alors que la population masculine est de 407 hommes mariés ou veufs et de 253 célibataires : « Un assez grand nombre ayant jusqu’à présent négligé de se faire inscrire, il est à présumer que [la liste] pourra être par la suite beaucoup plus étendue » ; enfin elle termine sur les armes à disposition : « Quatre mauvais fusils qui ont été fournis lorsqu’on a monté la garde à l’occasion de la maladie épizootique des bestiaux »14. On pressent ainsi une réponse qui, en toute bonne foi, ne mesure pas le décalage entre des pratiques usuelles, un peu chaotiques, et les normes de la garde nationale nouvelle manière. À Boiry – Notre-Dame, on précise plus crûment le problème posé par celles-ci : « Pour ce qui concerne la garde nationale, nous attendons des instructions pour la former, messieurs, attendu que nous n’avons pas bien interprété le décret du 18 juin dernier »15. Pour rare que soit cet aveu, il est sans doute significatif de la perplexité où ont dû se trouver de nombreux villages. Pas étonnant dans ces conditions que l’on puisse observer une grande variété de situations : modèle de Rety (district de Boulogne) où l’on établit une liste ne comportant effectivement que des citoyens actifs ; cas de Ramecourt où « Tous les citoyens en état de porter les armes composent la garde nationale » sans que l’on ait établi de liste et en indiquant simplement le nombre d’hommes de plus de dix-huit ans16 ; exemple de Saint-Martin-sur-Cojeul où « Les officiers municipaux ont averti par affiches que tous les citoyens actifs et les jeunes hommes au-dessus de 18 ans qui veuillent conserver cette qualité sont en vertu du décret du 12 juin dernier obligés de se faire inscrire sur un registre ouvert à cet effet Personne jusqu’à présent ne s’est présenté »17. Au-delà de ces cas se dessinent beaucoup d’interprétations approximatives et fluctuantes, qui se lisent d’ailleurs dans le tableau statistique récapitulatif : fréquence des gardes signalées mais présentées comme non organisées, nombre plus élevé encore de localités où sans qu’il y ait de garde constituée, on a dressé une liste des membres.

10Encore une fois donc, les comportements ne sont nullement réductibles à un mouvement uniforme, ni engagement général, ni refus massif de « l’enrégimentement »– formule employée dans la réponse de la commune de Bonningues-les-Ardres18 – mais plutôt hésitation entre des références multiples en matière d’ordre public, de défense du territoire et d’organisation collective.

11Un premier trait commun à beaucoup de comportements, notamment villageois, est d’abord l’appréhension de la garde nationale comme le prolongement des pratiques traditionnelles d’auto-défense locale. Reviennent ainsi souvent, pour dire les capacités de mobilisation, les évocations des gardes montées pour surveiller les moissons ou plus largement pour protéger les habitants de menaces plus ou moins identifiées. Ainsi à Hulluch, la municipalité précise : « Le nombre de la garde bourgeoise et volontaire est de 115 hommes lesquels ont monté la garde pour garantir cette communauté des malheurs et inconvénients qui auroient pu arriver [...] »19 : Ces évocations se réfèrent parfois à des événements plus précis, en tête desquels ceux de juillet 1789, sans qu’ils soient pour autant présentés comme exceptionnels.

12Plus largement cette inscription courante dans la durée révèle les rapports établis entre les appartenances anciennes et les institutions nouvelles. D’abord, au village, les gardes nationales plus ou moins mises en place, sont présentées comme les prolongements « normaux » de la communauté. Des formules comme celle utilisée à La Herlière sont à la fois courantes et significatives : « Elle [la garde nationale] a seulement été mise sur pied en vertu d’une délibération de la communauté et elle n’en fait la garde que momentanément et dans les circonstances pressantes »20. Les liens entre corps anciens et organisation nouvelle s’avèrent évidemment beaucoup moins sensibles dans les villes ; la seule référence explicite se trouve à Saint-Omer où il précisé que « Depuis la suppression des confréries armées, celles de Saint-Sébastien et de Saint-Georges, qui faisoient le service de grenadiers et de chasseurs ont été fondues dans la garde nationale »21 ; cet exemple suggère qu’il y a probablement là des filiations et des réseaux, notamment dans l’exercice des commandements, à étudier. En tout cas, même dans les villages, la démarche communautaire invoquée n’est nullement perçue et présentée comme contradictoire avec l’engagement national, mais bien plutôt comme son légitime accompagnement. Ainsi dans le cas d’Hulluch cité plus haut, l’évocation des objectifs de protection de la communauté s’achève sur l’attention au « maintien de la constitution du royaume ».

13D’ailleurs et plus généralement, la garde nationale est le plus souvent regardée comme l’aboutissement d’une sorte de démarche fusionnelle d’une part entre les habitants, d’autre part entre ceux-ci et la nation nouvelle. À cet égard, on connaît le rôle des fédérations, mais ce qui frappe, à l’étude de documents qui permettent de « descendre » jusqu’aux comportements locaux, ce sont les signes nombreux de pénétration de cette conviction nationale au niveau des villes et des villages. Faute de pouvoir multiplier les exemples qui sont innombrables, j’en verrai trois indices. Le premier, nous éloigne de notre enquête et nous conduit dans le Nord, à Linselles grâce au témoignage privé livré par une lettre d’Angélique Lepoutre à son mari, paysan et député à la Constituante ; elle raconte les manifestations locales organisées à l’occasion de la Fête parisienne du 14 juillet 1790 : « [Après la messe] A midi précise, la garde nationale a prêté serment devant la municipalité d’être fidèle à la Constitution de tout leur pouvoir. [....] A une heure, la petite garde est venue me faire honneur avec leurs tambours et drapeaux et suivie d’une petit troupe de garçons de 7 à 8 ans. Ils ont bu à la santé de la nation. Je leur ai donné un écu pour eux. J’oubli de vous marquer qu’ils ont bu à la santé du maire, qui représente la Roy et la Nation et à leur auguste député, ont-ils dit [...] ». Puis vient la garde elle-même qui va entraîner la femme du député et sa famille dans un défilé : « Avant le café, on a bu plusieurs fois avec les principaux de la garde, à votre santé, par des cris répétés de « Vive la Nation ». Ils ne pouvaient pas tous être dans la salle, ils étaient au moins quarante, mais je peux vous dire que je n’ai jamais vu une pareille union, ni gaieté ; les personnes de 70 à 80 ans n’avaient jamais vu ça [...] »22. Même si on pressent qu’ici l’existence d’une personnalité locale a galvanisé les enthousiasmes, le témoignage donne quand même la mesure du rôle qu’on pu jouer les gardes communales dans la célébration nationale.

14D’ailleurs, c’est un deuxième indice moins spécifique, de fréquentes déclarations de zèle patriotique accompagnent les réponses au questionnaire de 1790 ; je n’en cite qu’une parmi les plus significatives, celle de Bléquin dans le district de Saint-Omer : « Pas d’organisation de la garde nationale mais autant de bon patriotes pour défendre la constitution qu’il y a de personnes capable de porter les armes »23. Il va de soi que dans ce type de proclamation, il faut faire la part des formules de convenance, voire des précautions pour se prémunir d’éventuels reproches sur l’application insuffisante de la loi. Pour autant, la fréquence et les termes constituent des indices d’une conviction au moins partielle.

15Elle est doublée d’un autre trait fondamental qui mériterait à lui seul une étude à part entière : dans l’approximation manifeste du respect de la loi restreignant l’affiliation aux citoyens actifs, les listes de gardes comportant des indications socio-professionnelles suggèrent une large ouverture sociale dans la plupart des villages ; les listes y intègrent de nombreux journaliers, travailleurs du textile, artisans du bâtiment à côté des fermiers ou laboureurs et des artisans de service. Bornons-nous à l’exemple assez modal de Bief-villers24 : pour 52 gardes, on y relève 6 fermiers, 4 ménagers, 10 journaliers, 3 domestiques, , 2 bergers, 8 maçons ou couvreurs, 5 cordonniers, 7 mulquiniers, tisserands ou tailleurs, 1 cabaretier, 1 chirurgien et 1 clerc. Les situations des villes sont plus difficiles à résumer : indiscutablement, grande et moyenne bourgeoise d’une part, monde de l’échoppe et de la boutique d’autre part se côtoient, mais faute d’indication explicite sur les statuts professionnels et citoyens, il est difficile de mesurer la présence des dépendants du petit peuple ; tout juste peut-on observer une tendance à un éventail socio-professionnel plus large à Arras ou Béthune par exemple, tandis que Boulogne ou Calais semblent plus restrictives avec, en particulier, l’absence des travailleurs de la mer et une référence explicite aux seuls citoyens actifs. Ces variantes dans une tendance générale où se profile une conception plus communautaire que sociale et bourgeoise des gardes nationales peuvent être pris comme les signes annonciateurs d’une interprétation beaucoup plus conflictuelle du phénomène des gardes nationales.

Gardes nationales et contradictions révolutionnaires

16En liaison directe avec les suggestions sociales que nous venons d’esquisser, l’obligation imposée par le décret du 12 juin d’être citoyen actif pour demeurer garde national et réciproquement, ne peut manquer de soulever des difficultés que laissent pressentir certaines réponses. Guines propose l’une des plus explicites : « [...] Cette garde nationale comprend beaucoup de citoyens non actifs » ; en présentant une liste de 474 noms, alors que la commune ne compte que 219 citoyens actifs pour 476 hommes mariés ou veufs et 275 célibataires de plus de dix-huit ans, la municipalité commente. « [...] On observe que tous ceux qui ont souscrit ne sont pas citoyens actifs, qu’il n’a pas été possible de refuser la souscription d’une foule de citoyens non actifs qui se sont présentés sans s’exposer à des troubles et même à une insurrection de la part de ces citoyens qui sont ici en grand nombre »25. Cette pression pour que la garde nationale demeure ouverte à tous les habitants, on la ressent plus ou moins explicitement dans de nombreuses communes, y compris villageoises. Ainsi à Noyelles-sous-Bellonne, le procès-verbal de formation de la garde, rédigé par la municipalité, le 11 juillet 1790, précise : « 11 n’est pas conforme au décret, attendu que les jeunes gens ont forcé M.M. les officiers municipaux de les former et de les aller présenter à Arras, pourquoi on a dépensé pour les y conduire 311.10s. à la charge de la communauté » ; la liste jointe comporte neuf citoyens non actifs qui de toute évidence refusent la passivité26. Ainsi hors même de situations de conflits ouverts ou de troubles frumentaires, la garde nationale est bien devenue un enjeu politique et social qui pose à vif la question de l’acceptation par les citoyens de la restriction censitaire des capacités politiques.

17Toutefois, il importe de noter que dans le même temps, certaines déclarations s’ajoutent à l’absence de formations des gardes en de nombreux villages pour révéler des inclinations manifestes à refuser les contraintes liées à « l’enrégimentement » dans les gardes nationales ou à l’associer à certaines conditions. Certains cas déjà cités, faisant référence à la perplexité quant aux implications de l’engagement peuvent être ici rappelés27. Il faut y ajouter quatre types d’arguments avancés pour justifier l’absence de garde. Le premier consiste à invoquer l’impossibilité pour les campagnes d’appliquer des dispositions propres aux villes28. Le deuxième argument, le plus courant, met en avant les exigences du travail en général, de l’agriculture ou des moissons en particulier ; ainsi à Campagne (district de Calais, canton de Guines) : « La plupart des habitants, bûcherons et laboureurs, sont trop occupés de leurs travaux pour pouvoir se tirer aux exercices militaires »29. La réponse a beau se poursuivre en affirmant que les habitants « sont prêts de donner des preuves de leur zèle pour la défense de la patrie », on sent se profiler les motivations qui susciteront une hostilité croissante aux levées d’hommes en 1793. Ailleurs, c’est la pauvreté qui est prise comme justificatif. Quant à Nortkerque, on y formule l’argument le plus franchement intéressé : « La garde nationale comprenoit tous les habitants, mais aujourd’hui le zèle du service est fort ralenti par satiété et le défaut de solde, ainsi notre garde peut être regardé comme nulle »30.

18Finalement au-delà de son aspect anecdotique, un indice résume assez bien les potentialités contradictoires que les citoyens investissent dans la garde nationale, c’est l’état déclaré des armes. Seules 37 municipalités déclarent en disposer, mais nombreuses sont celles qui associent l’utilité de l’organisation d’une garde locale à cette possession des armes. Celle de Saulty, dans le district de Saint-Pol, est très claire : « [...] Aucun individu ne s’est encore présenté à effet de se faire inscrire pour le service quoique leur dévouement pour la constitution est une preuve manifeste de leur civisme et offrent de faire éclater leur courage dans tous les tems. Le premier mobile qui a retardé cette organisation a été 1° le défaut d’armes 2° celui d’un homme capable de les mettre au fait du maniement desdites armes »31. Évidemment, l’argument peut déboucher par la suite sur deux types de comportements à première vue opposés : soit il est un alibi de mauvaise foi et il annonce le refus de l’enrôlement, soit il laisse présager une réelle disponibilité à l’engagement militaire et armé quand viendra le temps de la guerre. En fait, il est probable que les deux potentialités ont largement coexisté dans beaucoup de communes françaises, voire chez de nombreux citoyens.

19Cette projection vers les suites guerrières de la Révolution nous conduit à conclure brièvement sur deux remarques. Par son ampleur et ses enjeux, la garde nationale constitue certainement l’une des clefs de lecture efficace des engagements collectifs des Français, bien au-delà des seuls exemples urbains souvent valorisés. Au nord, elle révèle en 1790, une mobilisation et une disponibilité citoyennes qui sans être générales entraînent une fraction des citadins et des villageois bien plus que marginale et ponctuelle. En même temps, ces gardes communales paraissent tout à la fois nationales, communautaires, surtout au village, et légalement réservées sinon aux bourgeois en tout cas aux Français assez économiquement indépendants pour être citoyens actifs. En fait, les situations d’après le décret de juin 1790 révèlent que le compromis entre ces trois caractéristiques risque de s’avérer rapidement soit conflictuel, soit incompatible avec la loi. Ainsi quand la dynamique révolutionnaire et la guerre requerront des implications des gardes nationales de plus en plus décisives, verra-t-on les engagements citoyens déboucher sur des attitudes souvent contradictoires : enthousiasme pour l’armée nationale et acceptation de la défense à condition qu’elle se cantonne à celle du territoire communal, investissement massif des gardes nationales urbaines par les sans-culottes et reflux de l’engagement dans la plupart des gardes villageoises, etc. En tout cas, à la manière dont Jean-Paul Bertaud a ouvert la voie des études sur les liens entre la nation et l’armée, c’est sans doute une façon d’approfondir notre connaissance de la Révolution et des pratiques de citoyenneté que de multiplier les recherches sur les gardes nationales.