L’armée de l’Ancien Régime à la veille de la Révolution

1Le 14 juillet marque le début symbolique de la Révolution française et l’événement central de cette journée est l’assaut et la chute de la Bastille. Pendant cette lutte, les soldats de l’armée royale n’ont pas fait que défendre cette forteresse-prison sous les ordres du marquis de Launay mais ils ont aussi fourni des meneurs de l’attaque. Presque 120 soldats, y compris 64 gardes-françaises, furent plus tard reconnus « vainqueurs de la Bastille »1. Mais des soldats contribuèrent encore d’une autre façon aux événements du 14 juillet. Déjà avant cette date, les officiers qui commandaient les 23 000 hommes de troupes à Paris et dans la région parisienne doutaient de la subordination de leurs soldats. Avant, et surtout après le 14 juillet, il y eut des centaines de désertions de la part de ceux-là mêmes qui étaient censés défendre l’Ancien Régime et bon nombre de ces déserteurs de l’armée royale s’enrôlèrent dans les nouvelles compagnies soldées de la Garde nationale de Paris2. Ainsi, quand la Révolution commença vraiment, l’armée de l’Ancien Régime fut étroitement impliquée dans le processus révolutionnaire et elle devait le rester pendant tout le reste de son existence. Les partisans et les adversaires du changement étaient à ce point dévoués à leur cause que souvent la violence fut le seul moyen de trancher leurs antagonismes. Dans pareilles circonstances, la force armée joue un rôle capital.

2Qu’était l’armée royale, le dernier rempart de la monarchie à la veille du plus sérieux défi de toute son histoire ? Comment était-elle organisée ? Quelles avaient été ses expériences récentes, quels officiers et quels soldats la constituaient, quels rapports entretenaient-ils ? Et surtout, comment réagirent-ils en phase de révolution contre le régime établi ?

3Depuis sa défaite dans la guerre de Sept ans, l’armée française avait subi plusieurs réformes. Pour rendre l’armée plus efficace, certaines réformes accrurent le pouvoir de l’État et la centralisation. Les agents du roi assumèrent la responsabilité du recrutement à la place des officiers des régiments et le roi lui-même s’arrogea le droit de nommer les lieutenants-colonels et les majors parmi tous les officiers de l’armée et pas seulement parmi ceux des régiments où existaient des places vacantes. À partir de 1776, la vénalité des offices militaires fut abolie graduellement. Ainsi, pour accroître l’efficacité de l’armée, on diminua le nombre – jugé excessif – des officiers de la Ligne mais aussi de la Maison du roi. En même temps, des punitions plus dures « à la prussienne » furent introduites pour discipliner les soldats et de nouvelles écoles militaires furent établies pour instruire les futurs officiers. Après de longs débats, une tactique et une formation nouvelles furent adoptées3.

4Il est possible que ces réformes aient atteint leurs buts, car pendant la guerre de l’indépendance américaine, les armées françaises remportèrent des succès en reprenant le Sénégal et en étant victorieuses dans les îles de Saint-Vincent et de Grenade ; et le corps expéditionnaire de Rochambeau joua le rôle principal dans la victoire de Yorktown qui assura l’indépendance des États-Unis. Mais d’un autre côté, cette guerre fut assez différente des guerres européennes. Les opérations militaires furent menées avec des centaines, à la rigueur des milliers d’hommes, au lieu de dizaines voire de centaines de milliers de soldats. Ainsi pour la France, la guerre américaine fut surtout une lutte coloniale poursuivie outre-mer contre l’ennemi traditionnel depuis un siècle4.

5Pendant que ces réformes accroissaient l’autorité du gouvernement monarchique et l’efficacité de l’armée, la noblesse française affirma sa place au sein du corps des officiers. Depuis 1760, la noblesse présentée à la cour jouissait d’un monopole presque total sur les grades de colonel et de général. La noblesse de province prédominait dans les grades inférieurs, de celui de lieutenant-colonel à celui de sous-lieutenant. À la fin de l’Ancien Régime, neuf officiers de l’armée royale sur dix étaient nobles. Plus important encore peut-être est le fait que la noblesse prit des mesures qui définirent le modèle de l’officier. Pendant des générations et même des siècles, ce furent les jeunes nobles français qui fournirent ses officiers à l’armée ; la plupart ne connaissaient pas d’autre métier5. Le service militaire était une tradition profondément enracinée dans la noblesse.

6En dépit de la prédominance de la noblesse, le corps des officiers n’était pas homogène, il existait de profondes divisions en son sein. La grande majorité des capitaines et lieutenants de divers grades dans les compagnies, étaient des nobles provinciaux disposant de peu de fortune personnelle ou familiale et qui avaient peu d’espoir d’avancement quoique quelques-uns, plus favorisés par le sort, aient pu être nommés lieutenants-colonels. Ils virent avec peine la diminution du nombre de places pour eux ou leurs fils et surtout n’admirent pas que l’avancement soit dû à l’influence ou à la richesse. Ils applaudirent au décret de Ségur parce qu’il excluait les nobles de fraîche date et les riches roturiers. Mais ils s’opposèrent toujours au monopole des grades supérieurs par l’aristocratie de la cour. Celle-ci ressentit mal la perte de ce qu’elle croyait être sa prérogative, la réduction de la Maison du roi et surtout la main-mise croissante sur l’armée d’un gouvernement royal « despotique »6.

7Un dernier groupe d’officiers reste à étudier, celui des « officiers de fortune ». Ceux-ci étaient les anciens soldats sortis du rang et promus à cause de leurs talents et après beaucoup d’années de service. Parce qu’ils étaient chargés de la discipline et et de l’instruction, ils gardaient des liens étroits avec les hommes de troupes. Leurs camarades nobles ne les regardaient jamais comme leurs égaux et, à la veille de la Révolution, l’avancement au-dessus du grade de lieutenant leur était fermé. Dans l’ensemble, un officier sur dix était officier de fortune.

8Les soldats, des rangs desquels sortaient les officiers de fortune, différaient dans presque tous les domaines des officiers nobles. Ils étaient issus à 85-90 % des classes populaires, artisans, petits boutiquiers, petits paysans et ouvriers de l’industrie et de l’agriculture. Environ 6-7 % d’entre eux provenaient de la petite bourgeoisie. La plupart étaient jeunes, entre 18 et 30 ans, et la majorité avait servi plus de 4 ans. La proportion de citadins était plus forte parmi eux que dans l’ensemble de la population. Les sous-officiers – appelés bas-officiers sous l’Ancien régime – et surtout les sergents étaient, encore plus que le reste des troupes, originaires des villes et savaient lire et écrire. La grande majorité – à peu près 90 % – étaient des sujets du roi : bon nombre de soldats, même dans les régiments étrangers, étaient natifs d’Alsace ou de Lorraine mais leur langue maternelle était l’allemand.

9La condition militaire des soldats et des officiers était très différente. Les échanges entre les deux groupes étaient restreints. Les officiers logeaient, mangeaient et voyageaient à part. À l’exception très significative des officiers de fortune, ils jouissaient de congés bien plus étendus et fréquents que les soldats. Dans la plupart des cas, c’étaient les sous-officiers qui dirigeaient l’instruction et les exercices. Les soldats n’avaient un contact direct avec les officiers que quand ceux-ci jugeaient ceux-là. La justice militaire à la fin de l’Ancien Régime était sévère et les punitions dures. De plus, certains officiers appliquèrent des peines spécialement barbares et avilissantes. Par exemple, en 1780, les officiers du régiment de Bourbonnais firent fabriquer un sabre de fer pour frapper les fesses des soldats qui s’étaient mal conduits7.

10Mais la discipline n’était qu’un élément parmi d’autres des dures conditions que les soldats de l’armée royale devaient supporter. Leurs logements étaient souvent exigus et parfois malsains. Quelquefois, la nourriture était insuffisante en quantité et en qualité. Les maladies infectieuses se répandaient très vite, telle l’épidémie qui fit mourir des dizaines de soldats du régiment de Saintonge d’août 1786 à juillet 17878. D’ailleurs, être envoyé à l’hôpital, lui-même souvent peu hygiénique, revint, pour plusieurs malades, à être condamné à mort.

11Partager ces dures conditions produisit pourtant une cohésion assez solide parmi les soldats. Souvent, pour échapper à cette vie rude, plusieurs soldats de la même compagnie désertèrent ensemble. La justice militaire elle-même renforça cette camaraderie ; les punitions les plus sévères étaient réservées aux délits commis contre les autres membres du régiment9. Cependant, la plupart des officiers étaient exclus de cette intimité.

12Par ailleurs, il existait de nombreux échanges entre les soldats et les civils. Souvent les troupes étaient logées chez la population. Dans les villes de garnison, si nombreuses au Nord et à l’Est, les militaires jouaient un rôle important dans la vie quotidienne. Quand ils n’étaient pas en service, beaucoup de soldats travaillaient à côté des ouvriers locaux pour améliorer leur solde insuffisante. Quoique les relations entre les civils et les soldats ne fussent pas toujours amicales, ces rapports firent que les uns et les autres comprirent mieux leur sort mutuel10.

13Ainsi, pendant les décennies qui précédèrent la Révolution, les réformes militaires entraînèrent l’accroissement du pouvoir royal sur l’armée et améliorèrent l’efficacité de celle-ci. En même temps, la noblesse consolidait son autorité au sein du corps des officiers. Mais, vers 1789, il y avait dans l’armée entière mécontentement et scission. La noblesse de cour en pleine réaction aristocratique s’opposa à l’autorité croissante du roi sur le métier des armes, base et justification historique des privilèges de la noblesse. Les nobles de province réclamaient le droit exclusif de devenir officiers. C’était leur profession traditionnelle et il existait peu d’autres métiers pouvant fournir des revenus qui soient aussi honorables. Aussi, acceptant mal les limites mises à l’ avancement, ils appuyaient le projet d’avancement par les talents et par le service mais exclusivement pour la noblesse. Les officiers de fortune et les sous-officiers, presque tous roturiers, géraient les affaires quotidiennes et la vie des troupes. Presque toujours ils étaient traités en inférieurs par les autres officiers et leurs espérances de promotion étaient restreintes.

14Pour les simples soldats, la condition militaire était plus rude que celle de leurs supérieurs. L’autorité des officiers sur leurs hommes était presque illimitée et les réformes militaires depuis la guerre de Sept Ans avaient introduit les punitions prussiennes pour rendre cette condition encore plus dure. Aussi les soldats formaient-ils une société soudée dont la plupart des officiers étaient exclus. Au contraire, les hommes de troupe partageaient bien des choses avec leurs homologues civils, surtout les artisans des villes dont ils étaient très proches.

15À la fin de l’Ancien Régime, beaucoup d’officiers de l’armée royale soutinrent la réforme. L’aristocratie, aussi bien militaire que civile, désirait réduire le pouvoir du roi et augmenter le sien propre. La noblesse provinciale voulait davantage d’égalité mais seulement pour elle. Les officiers (et sous-officiers) roturiers ne pouvaient que profiter d’une plus grande égalité. A chacun des trois groupes, l’année 1789 promettait le gain d’avantages considérables.

16Dès 1788, les crises politique et économique convergèrent quand la longue lutte entre les parlements et le roi arriva à son apogée et quand l’insuffisance et le prix élevé des vivres produisirent des centaines d’émeutes. Le seul moyen de rétablir l’ordre et de conserver l’autorité du roi était de faire agir l’armée de ligne. Mais quelques officiers nobles montrèrent de la sympathie pour les parlementaires nobles et de la répugnance à réprimer l’action des foules. Les soldats, déjà éloignés de leurs officiers et bien plus proches du peuple, ne furent jamais à l’aise dans un tel service. Désormais, épuisés par les marches continuelles et étant les cibles de la propagande révolutionnaire, ils devinrent de moins en moins sûrs aux yeux de leurs officiers. La discipline était en train de s’effondrer.

17Telle était l’armée de l’Ancien Régime à la veille de la Révolution. Fondement de la monarchie française depuis le XV^e siècle, l’armée en 1789 constitue le dernier rempart de la la royauté face à la révolution, mais c’est un instrument de pouvoir qui est affaibli. Les chefs sont divisés ; ils ne s’accordent que sur la nécessité des réformes et diffèrent du tout au tout sur les grandes lignes de ces réformes. De plus, les officiers ont des doutes sur la soumission de leurs hommes. Dans les régiments, les soldats eux-mêmes sont unis entre eux mais ils se méfient de leurs officiers, séparés d’eux par une distance qui est aussi bien sociale que militaire. En même temps, ils sont assez proches des gens qui composent les foules révolutionnaires. Le 14 juillet est en grande partie le résultat de ce contexte dans l’armée. Ensuite, pendant toute la période révolutionnaire, celle-ci continuera à jouer un rôle central dans les grands événements.