1Les recherches de Jean-Paul Bertaud ont beaucoup contribué à notre compréhension du rôle de la presse dans les années 1790. Beaucoup moins connue, l’histoire de la presse et de son rôle dans les crises révolutionnaires du dix-neuvième siècle attend son historien. Même les manuels d’histoire ne retiennent d’habitude que la protestation des journalistes libéraux contre les ordonnances de juillet et l’arrivée du rédacteur du National, Adolphe Thiers, au ministère. Comme en 1789, cependant, la presse a joué un rôle essentiel dans le déroulement des événements avant, pendant et après la crise de juillet 1830. L’histoire d’un grand journal de province, le Précurseur de Lyon, démontre combien l’étude de la presse peut contribuer à une meilleure compréhension d’une épisode dont l’importance pour l’évolution de la société française au dix-neuvième siècle reste sous-estimée.

2Pendant ses huit ans d’existence, le Précurseur fut le journal le plus important publié en dehors de Paris. Dès son début en 1826, il fut la voix des libéraux de la deuxième ville de France et exerça une influence qui s’étendit à toute sa région. Un premier effort pour créer un journal sous ce titre en 1821-1822 avait échoué, et l’opposition au ministère Villèle a été ainsi privée d’un organe efficace pour répondre à la Gazette universelle, organe des Ultras locaux1. Se présentant en 1826 comme les continuateurs du titre suspendu en 1822 afin d’éluder la législation qui interdisait la création de journaux nouveaux, les libéraux lyonnais ont eu un meilleur succès. Le premier numéro de ce deuxième Précurseur parut le 27 août 1826. Après plusieurs défaites judiciaires, les autorités locales se résignèrent à son existence, tout en continuant de le harceler devant les tribunaux jusqu’aux derniers jours de la Restauration2. Les libéraux de Lyon avaient établi leur droit à une représentation journalistique ; le régime de la Restauration fut obligé de tolérer un conflit des opinions qui allait tourner à son désavantage.

3Le prospectus du journal ne laissait aucune doute sur ses principes. « Hommes de 89, nous croyons avoir des droits et des devoirs naturels [et] imprescriptibles, et nous croyons que les lois, que les institutions civiles ne doivent être établies que pour en garantir le légitime exercice », lisait-on dans ce manifeste. Le journal déclarait sans ambages son hostilité à « un roi qui voudrait être absolu ; des ministres qui n’auraient qu’une responsabilité illusoire ; des élections qui ne seraient pas libres ; une aristocratie d’orgueil et de prétentions ; une magistrature qui manquerait d’indépendance ; un clergé chrétien qui ne serait ni tolérant, ni libéral ». Le Précurseur se proclamait en même temps la voix d’une opinion lyonnaise particulière, enregistrée par « un thermomètre qui ne se trompe pas : c’est son industrie, c’est son commerce ». D’après la rhétorique de son prospectus, l’opinion publique de Lyon était même plus respectable que celle de Paris, sujette à « la mode, l’intrigue, les places, la servitude », tandis qu’à Lyon régnait « la probité, l’intelligence, l’activité, l’ordre et l’économie... »3. Ces mots rencontraient un véritable écho dans le public : en novembre 1829, un rapport du ministre de l’Intérieur se plaignait du succès « du Précurseur, qui fait tant de ravages à Lyon, dans le Midi, dans le Dauphiné, le Beaujolais, la Dombes, la Bresse, etc. »4. Le chiffre assez bas de mille souscripteurs dont fait état l’un des rédacteurs dans ses Mémoires ne reflète pas toute l’étendue de son audience. Beaucoup d’exemplaires ont été lus dans les cafés, les cabinets de lecture et les cercles qui se multipliaient à Lyon à cette époque5. Dès l’établissement, en 1827, de l’association Aide-toi, le ciel t’aidera, le journal fonctionnait comme son porte-voix. Son succès fut dû en partie à ses racines solides dans la bourgeoisie libérale de la ville. Parmi ses actionnaires à la fin de 1828 on trouve l’état-major de l’opposition : les médecins Prunelle et Terme, tous les deux futurs maires de la ville, les députés Couderc et Fulchiron, l’ingénieur Jules Séguin, etc.6.

4La version lyonnaise des Trois Glorieuses fut essentiellement une confrontation entre le régime de la Restauration et le Précurseur, dont le bureau était devenu le siège du comité provisoire qui négociait la transition vers le nouveau gouvernement. Les deux autres journaux politiques publiés à Lyon à ce moment se soumettaient à la nouvelle censure imposée par les ordonnances de juillet7. Dès l’arrivée des premières rumeurs à Lyon et avant d’avoir eu connaissance de la protestation des journalistes parisiens, Jérôme Morin, rédacteur du Précurseur, défiait les autorités et appelait à la résistance. Quand la police occupa son imprimerie, Morin trouva une solution de remplacement et le journal réussit à paraître le 31 juillet, bien que dans un format réduit. Sous le titre « Victoire ! Modération ! Paix et Liberté ! », le numéro des 2-3 août annonçait le triomphe du mouvement parisien et s’efforçait de stabiliser la situation à Lyon. L’histoire des hauts faits de Morin et de son journal devint le mythe fondateur du nouveau régime local, raconté dans le journal même et répété dans des pamphlets, avant d’être inscrit dans le récit qui allait devenir jusqu’au vingtième siècle la version définitive de l’événement, L’Histoire des insurrections de Lyon de J.-B. Monfalcon.

5Avec l’installation du nouveau régime à Paris, le Précurseur paraissait représenter une opinion publique lyonnaise consensuelle. Le journal légitimiste cessa sa publication pendant plusieurs mois, et le Journal du commerce, tri-hebdomadaire de peu d’importance, dut faire amende honorable pour sa complaisance envers les autorités en juillet. Le Précurseur profita alors de sa situation en agrandissant son format et en ajoutant pour la première fois un feuilleton ; il devint ainsi l’un des premiers journaux de province à se mettre au niveau des grands journaux parisiens. Mais ce moment d’identification entre le journal, l’opinion publique et le gouvernement ne dura pas longtemps. En juin 1831, le rédacteur Morin annonçait dans ses propres pages un conflit entre les représentants locaux de ce qu’on appelait à Paris les partis de mouvement et de la résistance, et dont l’enjeu était précisément le contrôle du journal. « Pour savoir ces tiraillements que nous avons dû rencontrer, il faut avoir été à la tête d’une entreprise de publication périodique, depuis le mois de juillet, et avoir supporté ces luttes intérieures et extérieures, dans lesquelles d’anciennes amitiés pèsent avec leurs influences contradictoires sur un pauvre journaliste qui ne peut, pour ainsi dire, que rester en équilibre entre ces forces.... ». Épuisé, Morin quitta la rédaction, et les deux factions qui partageaient l’assemblée des actionnaires portèrent leur querelle devant le tribunal de commerce8. En même temps, le Précurseur devait faire face à une concurrence renouvelée qui mit fin à son monopole sur la représentation de l’opinion publique. Le turbulent Théodore Pitrat, ci-devant directeur de plusieurs feuilles de droite pendant la Restauration, rentrait en scène en mai 1831, renouvelant les polémiques des années 1820. Plus inquiétant pour le Précurseur fut la parution de rivaux à gauche : La Glaneuse, bihebdomadaire satirique, et La Sentinelle nationale, quotidien de tendance républicaine. Le Précurseur pouvait-il garder sa position de héraut du progrès, ou allait-il être obligé de se reconnaître comme défenseur du statu quo ?

6Tandis que les actionnaires du Précurseur débattaient du choix d’un nouveau rédacteur, une crise sociale éclata, qui allait culminer dans l’insurrection ouvrière du 21 novembre 1831. L’incohérence des articles publiés dans le journal révélait l’impasse dans laquelle il se trouvait. Plusieurs contributeurs reconnaissaient dans les revendications ouvrières pour une réglementation du prix de leurs travaux les principes universels que le journal avait toujours défendus, « le côté d’humanité, de justice, de véritable libéralisme... », mais d’autres condamnaient toute intervention de l’État dans l’économie comme « ni légale, ni raisonnable »9. Déchiré par cette guerre civile qui se déroulait dans son propre bureau, le Précurseur se trouvait en même temps obligé de réagir à un nouveau défi à sa position de seul véritable organe de l’opinion publique lyonnaise. Le 30 octobre 1831, trois semaines avant l’insurrection, parut le premier numéro d’un périodique d’un genre nouveau : l’Écho de la fabrique, hebdomadaire qui se présentait comme la voix des ouvriers. Alors que le Précurseur essayait toujours de définir une politique qui refléterait les intérêts de l’ensemble de la société, l’Écho prenait pour principe l’incompatibilité des intérêts des ouvriers et des négociants ; sa parution mit fin à l’espérance qu’un seul journal puisse prétendre être la porte-parole de toute la communauté lyonnaise.

7Le 18 novembre 1831, le Précurseur annonçait enfin la résolution de la lutte au sein de sa rédaction qui avait duré depuis le mois de juin : le journal avait engagé Anselme Petetin, un « jeune vétéran » de la presse parisienne, le premier écrivain lyonnais désigné dans les documents officiels comme « journaliste » et non sous l’étiquette plus vague d’« homme de lettres »10. Petetin allait diriger le Précurseur jusqu’à la défaite de l’insurrection républicaine d’avril 1834. Ses pires ennemis furent obligés de reconnaître son « talent incontestable »11. La « Profession de foi » par laquelle Petetin se présentait au public lyonnais reconnaissait que « la division s’est mise dans tous les rangs, les haines ont fermenté, les ambitions se sont aigries ; et dans un pays où tous n’avaient qu’un cœur et qu’un bras, il est un an à peine, nous voyons aujourd’hui les éléments de dix guerres civiles ». Petetin essayait de se placer entre les deux extrêmes, critiquant la presse radicale qui se sert « contre le trône populaire des armes qu’ils employaient naguère contre une légitimité arrogante... », mais annonçant en même temps que « ce n’est pas la liberté qui nous manque aujourd’hui [...] c’est l’égalité[...] c’est une saine organisation de l’industrie et du commerce[...] ». Le côté utopique de cet effort pour trouver un juste milieu entre toutes les tendances de mouvement et de résistance, entre la bourgeoisie lyonnaise et la population ouvrière, se révéla trois jours plus tard, quand une colonne de canuts descendit du faubourg de la Croix Rousse, portant une bannière avec la devise « Vivre en travaillant ou mourir en combattant », ouvrant ainsi l’ère des conflits sociaux urbains modernes12.

8Petetin, qui venait tout juste d’arriver à Lyon et qui n’avait joué aucun rôle dans les événements qui avaient précédé l’explosion du 21 novembre, faisait des efforts vaillants pour apaiser le conflit. Dans le premier numéro du Précurseur qui parlait des combats, il expliquait que les ouvriers « s’étaient rendus maîtres absolus de la Croix-Rousse... » et qu’ils tenaient en otages le préfet et le commandant de la garde nationale. Mais Petetin continuait : « quelle que soit donc notre conviction sur la légitimité des réclamations des ouvriers, et notre profonde sympathie pour leurs misères, tout ce que nous pouvons et devons dire aujourd’hui, c’est qu’il est impossible de tolérer dans un pays civilisé les plaintes années, les pétitions de la révolte... ». Dans un numéro spécial en forme d’affiche, signé de son nom, il parlait plus franchement encore aux ouvriers : « Nous comprenions tout ce qu’il y avait de poignant dans ces cris qui demandaient la mort, ou un juste salaire. Mais ce salaire ne peut s’obtenir que par l’ordre et par la liberté pour tous. Sans l’ordre, sans la liberté, sans le respect des propriétés, il n’y a plus d’industrie, plus de travail : c’est-à-dire qu’il y a anarchie, ruine, misère, mort des nations... ». Alors que la Glaneuse, journal républicain, s’impliquait dans une tentative de proclamation du gouvernement provisoire, que le journal légitimiste exagérait la violence afin de discréditer le régime orléaniste, et que le journal ouvrier célébrait les hauts faits des canuts, le Précurseur essayait de minimiser la signification de l’événement extraordinaire qui venait de se produire sous ses yeux. Quatre jours après le début de la crise, il annonçait qu’« à voir l’ordre qui règne dans notre cité, un étranger ne pourrait se persuader que nous sommes au lendemain d’une guerre civile... ». Et deux jours plus tard : « Tout le monde abandonne les préjugés de sa position et l’égoïsme de ses intérêts... ». Le journal marquait sa position avant tout en refusant d’entrer dans un débat sur la responsabilité du premier coup de fusil du 21 novembre : « Sous quelque forme que se présente cette question sinistre, nous la repousserons toujours, et heureux de notre propre ignorance, nous ne voudrons pas voir dans aucun de nos concitoyens des hommes qui ont préparé le meurtre... »13.

9Cet effort pour se tenir en dehors du conflit et pour prêcher à tous les vertus de l’oubli et de la conciliation n’avait aucune chance de réussir. L’Écho de la fabrique se plaignait du refus de son rival de blâmer la troupe pour ce que le journal ouvrier voyait comme une agression contre la population. De son côté, le gouvernement signalait la restauration de l’ordre en accusant le Précurseur d’avoir « excité la révolte, d’avoir approuvé l’émeute et légitimé d’avance tous les attentats à la propriété », assertion si exagérée que la persécution fut vite abandonnée. Le Précurseur voyait dans cette menace de procès une manœuvre du maire Prunelle, chef de la faction des actionnaires qui avait essayé d’imposer une ligne plus conservatrice au journal avant l’insurrection14. Avec l’accord du nouveau préfet, Gasparin, homme à poigne envoyé pour assurer l’ordre à Lyon, ce groupe fit un dernier effort pour mettre la main sur la rédaction15. Frustrés dans leur projet, ils choisirent une autre stratégie : ils établirent un nouveau journal, le Courrier de Lyon, qui se prétendait le vrai héritier des principes libéraux du Précurseur d’avant 1830. D’après Petetin, ses rivaux avaient volé la liste des abonnés du Précurseur et essayaient de convaincre le public que l’ancien titre allait faire faillite16.

10Face à ce nouveau concurrent qui s’identifiait pleinement avec le régime orléaniste, le Précurseur ne pouvait plus maintenir son délicat équilibre entre le gouvernement et l’opposition. D’ailleurs, les autorités restaient fermement convaincues de sa mauvaise foi et cherchaient l’occasion de régler leurs comptes avec Petetin, qui se trouvait inculpé au début de juin 1832 pour avoir « excité à la haine et au mépris du gouvernement du roi... ». Quelques jours après, le journal réagit à la répression de la manifestation à Paris qui avait suivi l’enterrement du général Lamarque avec une déclaration ouverte d’hostilité au régime. En plus de ses articles de plus en plus violents, le Précurseur prit l’initiative de créer une association de soutien, l’ Association lyonnaise pour la liberté de la presse, dont les membres versaient des contributions pour le paiement des amendes qui n’étaient que trop prévisibles. Cette initiative lyonnaise précédait de quelques mois l’établissement d’une association nationale du même genre17.

11Le Précurseur continuait à évoluer idéologiquement à gauche, mais en se démarquant de la Glaneuse, qui avait survécu à la répression qui avait suivi l’insurrection de novembre 1831 et qui devenait l’organe officieux de la Société des droits de l’Homme à Lyon. Le Précurseur blâmait les convictions de cette association sur le point sensible de la liberté de la presse comme dangereusement molles18. Par contre, il polémiquait avec le National de Paris au sujet du suffrage : Armand Carrel soutenait qu’il fallait donner des garanties aux propriétaires dans une future constitution républicaine, tandis que Petetin prônait le suffrage masculin universel, sans restrictions, au nom du principe que « c’est donc l’homme et non pas la chose qu’il faut représenter ». Dans une lettre privée, Carrel écrivit à Petetin : « Vous êtes en face du seul noyau de démocratie organisée qui soit en France[...] Ce n’est qu’à Lyon qu’on peut écrire ce que vous écrivez avec l’espoir d’être compris par les masses »19 .

12Jusqu’au moment de la deuxième insurrection d’avril 1834, le Précurseur resta au centre de la vie politique lyonnaise. Les procès à répétition intentés à son égard par les autorités orléanistes fatiguaient Petetin, qui essayait vainement de se décharger de sa responsabilité légale pour le contenu du journal20, mais il jouait à merveille son rôle public de martyr dévoué pour la cause de la liberté de la presse. La venue à Lyon de l’avocat-député célèbre Odilon Barrot pour l’un de ces procès fut l’occasion d’un grand banquet public où ce dernier salua les mérites d’un « journal grave que la profondeur, l’énergie et le talent de sa rédaction ont placé à la tête des journaux de province et à côté des meilleures feuilles de Paris », consacrant ainsi l’importance du Précurseur et de son rédacteur21. Au milieu d’un champ journalistique local de plus en plus complexe – les années 1832 et 1833 voient l’apparition de plusieurs titres nouveaux – le Précurseur continuait à se présenter comme la voix de la raison, le héraut du progrès et l’ennemi de l’extrémisme. Petetin se voyait obligé de mener une politique de défense tous azimuts : contre l’ennemi héréditaire, les « carlistes », contre les républicains de gauche et leur feuille La Glaneuse, contre les tendances malthusiennes qui s’exprimaient de temps à autre dans L’Écho de la fabrique – les deux journaux conduisaient un débat étendu sur les mérites de l’introduction des machines dans les fabriques, approuvé par Petetin comme élément du progrès social, refusé par les porte-paroles des ouvriers comme menace pour l’emploi – et surtout contre le Courrier de Lyon, le frère ennemi qui prétendait représenter la vraie tradition du Précurseur d’avant 1830.

13Dans les coulisses de la vie politique, le rédacteur Petetin accusait beaucoup les coups de ce conflit où il se sentait seul contre tous. La vie du journaliste le plus en vue dans Lyon n’était décidément pas facile. La police l’accusait d’être l’un des meneurs locaux de la Charbonnerie22, et le préfet Gasparin cherchait toutes les occasions pour le tracasser. Dans le comité de rédaction du Précurseur, il devait faire face à une minorité hostile qui contrôlait en même temps le Courrier de Lyon et essayait de saboter son rival. Étranger à Lyon, Petetin n’était pas aimé, même par ceux qui partageaient ses vues politiques. Jules Favre, l’une des vedettes du parti républicain à Lyon, écrivit à Armand Carrel au sujet des « tracasseries dont il a été l’objet. Je crois vous avoir dit[...] que ces tracasseries avaient eu surtout pour cause son ignorance et son mépris de nos susceptibilités lyonnaises, son caractère tranchant et irritable »23. Dans un mémoire qu’il écrivit pendant son arrestation à la suite de l’insurrection d’avril 1834, Petetin avouait : « je ne puis donner[...] aucune idée de l’isolement dans lequel je vivais à Lyon »24.

14Malgré les difficultés de son rédacteur, le Précurseur restait le pivot du système journalistique à Lyon, le journal contre lequel tous les autres se définissaient. Depuis sa conversion au républicanisme en 1832, le journal essayait de faire plus directement appel aux masses populaires, sollicitées aussi par l’ Écho de la fabrique et, depuis novembre 1833, par un deuxième journal, l’Écho des travailleurs, ainsi que par la Glaneuse. Mais du fait de son prix d’abonnement élevé, 72 francs par an à Lyon, et de son ton, le Précurseur restait un journal « bourgeois », trop cher et trop difficile à lire pour les lecteurs populaires. En janvier 1834, à la suite d’initiatives similaires à Paris, le Précurseur lança une édition populaire, vendue un sou le numéro par des crieurs de rue, sous le titre du Précurseur du peuple. « La révolution de juillet n’a été faite que pour sauver les journaux de la censure de Charles X. Or, les journaux, à cause de leur prix, forment la presse des gens riches, la presse des bourgeois ; elle fut donc sauvée par le peuple : est-ce qu’il ne sera pas permis au peuple d’avoir à présent sa presse à lui, et faudra-t-il qu’il l’achète à coups de fusils ? » demande-t-il dans l’un de ses numéros25. Les autorités locales, qui avaient toléré le Précurseur et même les deux journaux ouvriers, réagirent violemment à cette initiative. « Ce ne sont pas là de simples délits de presse ; ce sont des collisions, des combats dans les rues que l’on provoque et réclame ; c’est en un mot une RÉVOLUTION nouvelle qu’on demande ; le mot n’est même pas dissimulé ! » écrivit Prunelle, maire de Lyon26. À la Chambre des Députés, il demandait une législation nouvelle qui interdirait d’étendre à un public populaire l’audience de la presse. Ainsi mettait-il en marche une suite d’événements qui allait déclencher la deuxième insurrection à Lyon le 9 avril 1834.

15L’initiative du Précurseur et de son rival républicain, la Glaneuse, qui avait suivi son exemple, de donner ainsi une expression concrète de leur dévouement à la cause du peuple amena donc une catastrophe qui non seulement mit fin à cette expérience de presse populaire mais qui ouvrit une nouvelle ère de répression qui allait coûter la vie à la plupart des journaux créés à Lyon depuis 1830. Petetin et le Précurseur n’avaient cependant nullement essayé de provoquer le soulèvement d’avril. En février, pendant la grève générale, Petetin avait appelé à la conciliation : « Ce qui importe, c’est que la ville soit préservée de scènes de carnage à jamais déplorables ; c’est que les ouvriers et les fabricants renouent des rapports qui ne peuvent rester interrompus qu’au détriment des unes et des autres ». Le journal avait, il est vrai, dénoncé la loi contre les associations comme une provocation, une « violation des lois de l’équité et de la civilisation[...] On ne dompte pas avec les votes de 300 bourgeois effrayés un instinct de sociabilité... ». Face à la montée des tensions dans Lyon qui avait suivi la campagne policière contre les crieurs des journaux populaires et la grève générale de février 1834, le Précurseur avait cependant appelé, comme d’habitude, au calme et à la négociation. La veille des combats, il écrivit : « Il est impossible que les ouvriers veuillent ajouter un tort plus grave au tort de quelques-uns de leurs camarades qui ont attenté à la personne d’un témoin judiciaire... »27. C’était plutôt son confrère orléaniste, le Courrier de Lyon, qui poussait à une confrontation violente. Il avait écrit, dès le mois de février, qu’« une insurrection réelle serait un mal mille fois moindre que cette attente continuelle d’une insurrection, on saurait à quoi s’en tenir, et du moins on en verrait bientôt la fin »28.

16Dans un rapport sur le rôle de la presse dans l’insurrection d’avril, le préfet Gasparin dénonçait comme d’habitude le Précurseur, qui, d’après lui, « n’a cessé d’attiser ici le feu de la guerre civile, mais avec une prudence, une circonspection qui le rendait très difficile à attaquer devant les jurés... », mais il admettait que le Courrier de Lyon portait aussi une lourde responsabilité : « Il a le défaut de porter habituellement de paroles irritantes dans les discussions et d’empêcher le rapprochement des classes... »29. Jean-Baptiste Monfalcon, rédacteur du Courrier jusqu’au mois de mars 1834, admettait dans les bulletins qu’il envoyait au journal parisien Le Temps pendant l’insurrection que « tout porte à croire que les hommes du Précurseur ont vu avec peine cette insurrection qui les compromet[...] ils représentent la république à principes, la démocratie intelligente, celle que l’anarchie a toujours si facilement débordée... »30. Il y avait en effet une alliance tacite entre l’autorité et ce journal qui se présentait avant tout comme la voix de la raison et l’ennemi de toute violence.

17Le Précurseur survécut pendant quelques mois malgré la répression qui s’abattit sur la presse lyonnaise après l’insurrection d’avril 1834, mais ce catastrophe signalait la fin de ses espoirs de voir triompher ses principes. En 1834, à la différence de ce qui s’était passé en 1831, les combats se déroulèrent au centre de la ville, empêchant ainsi la parution des journaux, dont les imprimeries se trouvaient toutes bloquées. Ni le Précurseur, ni les autres feuilles locales n’ont pu essayer, comme en 1831, d’infléchir le cours des événements pendant cette « semaine sanglante » qui coûta la vie à au moins trois cents habitants et soldats31. Les autorités, à la recherche de boucs émissaires, emprisonnèrent non seulement les journalistes républicains, mais aussi les rédacteurs légitimistes, accusés sans la moindre preuve d’avoir incité à la révolte. Le Précurseur réussit néanmoins à reparaître dès le 15 avril. Le préfet Gasparin se montrait peu optimiste sur la possibilité de le faire taire par des moyens légaux. « Ce journal a toujours assez de partisans pour la faire subventionner ici... » écrivit-il au ministre Thiers un mois après l’insurrection32. Petetin continua à fournir des articles pendant les quelques semaines qu’il passa en prison, et même après son évasion vers la Suisse, au début de juillet 1834, tandis que d’autres journalistes le remplaçaient à la rédaction à Lyon sans changer la ligne politique du journal. Quand le gouvernement orléaniste interdit toute commémoration de l’anniversaire de la révolution de juillet, le Précurseur répliqua : « Le juste milieu ne célébrera pas juillet, parce que sa puissance si souvent affermie tremble cependant devant des émotions populaires ; parce qu’il sait que partout où la majorité des citoyens peut manifester son opinion directement et sans entraves, il ne doit recueillir que des malédictions et des cris de haine »33.

18Malgré sa fermeté rhétorique, le Précurseur avait de plus en plus de difficulté à se défendre des poursuites judiciaires intentées à son égard. Le 5 septembre 1834, en dépit des efforts assidus de Jules Favre, la cour d’assises frappait le journal d’une amende de 4 000 francs34. Peu après, les gérants du Précurseur décidaient d’imiter la manœuvre inventée par les journalistes du National à Paris au début de 1834, et de changer le titre de leur journal afin de déjouer les poursuites légales en arguant que l’entreprise inculpée n’existait plus35. Le 20 novembre 1834, les abonnés du Précurseur apprenaient dans le premier numéro du Censeur que « le Précurseur a cessé de paraître. Après avoir courageusement lutté contre les attaques acharnées du parquet et les dissensions intestines qui ont rendu sa marche si difficile, il a dû céder à la nécessité. Mais les idées dont il était l’organe sont trop vivaces pour s’éteindre avec lui... ». Ces idées furent toujours, d’après ce prospectus, de « réaliser autant que possible le dogme de l’égalité humaine ; attaquer les privilèges rétrogrades, défendre courageusement les libertés menacées, diriger la constitution vers un état tel que le gouvernement soit pour le pays, et non le pays pour le gouvernement... ». Cette transformation du Précurseur libérait enfin les journalistes républicains de l’opposition interne dans leur comité d’actionnaires. Les autorités locales ne furent pas dupes ; le 24 décembre 1834, un « article du journal le Censeur nouvellement établi à Lyon pour remplacer le Précurseur... » donnait lieu à une amende de 1 200 francs et une condamnation à deux mois de prison pour Paul-Émile Prud’hon et Pierre Victor Penicaud, deux membres de la rédaction36. Cependant, même sous la nouvelle loi de presse décrétée en septembre 1835, le Censeur réussissait à tenir tête aux autorités et au Courrier de Lyon. Comme l’avait prévu en mai 1834 le préfet Gasparin, le courant d’idées représenté par le Précurseur et son successeur avait trop de racines dans l’opinion lyonnaise pour être facilement extirpé. Se réclamant toujours des principes de 1789 et de 1830, les hommes du Censeur prirent leur revanche sur le régime orléaniste en février 1848, quand le préfet abandonna la ville et quand le comité de rédaction du journal fut reconnu comme gouvernement provisoire.

19Pendant ses huit années d’existence, le Précurseur aura donc joué un rôle majeur dans la politique lyonnaise. Face à des événements plus dramatiques que ceux de la capitale, marqués surtout par les deux insurrections de novembre 1831 et d’avril 1834, et obligé de se situer au sein d’un champ journalistique aux caractéristiques uniques – surtout à cause de l’existence d’une presse « ouvriériste » qui n’avait pas d’équivalent ailleurs – le Précurseur fut obligé d’être bien plus qu’une simple copie de la presse parisienne d’opposition. Deux rédacteurs de vrai talent – Jérôme Morin et Anselme Petetin – ont élevé le Précurseur au niveau des meilleurs périodiques parisiens. Les tributs que des hommes comme Odilon Barrot, Garnier-Pagès et Armand Carrel payèrent au journal en public et en privé ne furent pas des exercices de forme. Symbole en 1830 de la résistance au coup d’État absolutiste et du triomphe des idées libérales, le journal devint à partir de l’été 1831 la vitrine où se montrèrent les divisions dans ce courant, engendrées par la confrontation avec un « problème social » plus aigu à Lyon que nulle part ailleurs en France. Entre un journal « bourgeois »– le Courrier de Lyon – né de la scission dans son propre comité d’actionnaires, et les journaux qui se posaient comme la voix d’une classe ouvrière autonome, le Précurseur a cherché une voie étroite qui aurait permis l’intégration des masses dans la communauté politique par des voies légales, sans violence. Comme nous l’avons montré, dans les conditions des années révolutionnaires de 1830 à 1834, ce journal d’opposition a parfois mieux servi la cause de l’ordre que son rival orléaniste, le Courrier, dont la rhétorique surchauffée contribua sans doute à l’explosion d’avril 1834. L’histoire du Précurseur montre donc la complexité du phénomène de l’opinion « bourgeoise » sous la « monarchie bourgeoise » de juillet. Elle suggère ainsi l’importance de l’étude de la presse de province pour l’histoire de la culture politique française du dix-neuvième siècle.