Un philosophe en Révolution : Dominique-Joseph Garat et le Journal de Paris
p. 89-99
Note de l’éditeur
Ce texte est une traduction (abrégée) par Pascal Dupuy (Université de Rouen) d’un article de W.J. Murray intitulé « A Philosophe in the French Revolution : Dominique-Joseph Garat and the Journal de Paris », texte publié dans History from Below. Studies in popular protest and popular ideology, F. Krantz éd., Oxford, Basil Blackwell, 1988, p. 159-185. Voir également du même auteur The Right-wing Press in the French Revolution, 1789-1792, Woodbridge, Suffolk et Dover, N.H., USA, Published by the Boydell Press for the Royal Historical Society, 1986.
Texte intégral
1Parmi les personnages obscurs qui ont traversé la scène du théâtre de la Révolution française, peu d’entre eux se sont élevés à des postes d’importance tout en restant aussi discrets que l’avocat d’origine basque, Dominique-Joseph Garat. Pourtant, il ne mérite certainement pas ni l’obscurité dans laquelle l’ont plongé les historiens, ni l’opprobre de ses contemporains. À partir de son élection, en compagnie de son frère aîné, comme député du Tiers État du bailliage de Labourd aux États Généraux et son arrivée à Versailles – son esprit pénétré des idées des philosophes et son cœur débordant d’espoir en l’avenir de l’homme – Garat ne s’éloigna que rarement de la scène politique nationale. S’il resta discret à l’Assemblée nationale, il rendit compte de ses débats de manière enflammée dans le Journal de Paris du 20 mai 1789 au 30 septembre 1791, terme de la Législative. S’il ne fut pas élu à la Convention, il remplaça tout de même, le 9 octobre 1792, Danton, comme ministre de la Justice, puis fut nommé ministre de l’Intérieur en mars 1793. Il s’y maintint jusqu’au 19 août, date à laquelle sa carrière connut une éclipse qui ne se dissipa pourtant pas immédiatement à la suite de la chute de Robespierre. Sous le Directoire, Garat siégea au Conseil des Anciens, devint sénateur et comte sous l’Empire et ne pouvant faire reconnaître ses talents sous la Restauration, décida de se retirer de la vie publique et, en 1826, retourna vivre à Ustaritz, sa ville natale, où il mourut en 1834 à l’âge de 84 ans.
2Garat vécut et survécut aux années les plus tourmentées de l’histoire de France. Sous l’Ancien Régime, il était une figure populaire de la société de salon où l’on refaisait le monde ; son optimisme semble avoir survécu aux revers de la monarchie constitutionnelle, son humanitarisme libéral bien qu’ébranlé ne céda pas sous la Terreur, tandis que ses convictions furent mises à l’épreuve de l’impérialisme de Bonaparte. Il sortit ravagé de l’Empire pour se transformer en bigot sous la Restauration et finalement tourner le dos à l’idéalisme philosophique de sa jeunesse. Cependant, à la veille de sa mort, ses mérites furent reconnus par le sixième régime sous lequel il avait vécu, la monarchie bourgeoise de Louis Philippe annulant son exclusion de l’Institut après qu’il en eut été chassé sous la Restauration.
3Ce qui fait l’intérêt de Garat c’est, paradoxalement, son caractère effacé ! Il n’a jamais eu l’impact de ses amis proches, Brissot et Condorcet, dont il partageait les idéaux, ou d’un Danton, qu’il tenait pour un « grand seigneur de la sans-culotterie » ; à l’inverse, il n’a jamais renoncé à la Révolution comme le fera un autre de ses amis, Suard, dont il écrira plus tard la biographie. Ce qui rend le personnage de Garat fascinant c’est que précisément il a traversé la Révolution et comme la très vaste majorité des Français, il y survécut. Cependant, à la différence de cette très vaste majorité, il eut pendant la Révolution un rôle prééminent et nous a laissé ses réactions aux grands événements de son temps. Son histoire commence avant la Révolution, lorsque dans les années 1780 il sortit de son anonymat provincial pour fréquenter les salons parisiens. Bien qu’il se soit souvent plaint de sa pauvreté, il s’agissait en fait d’une pauvreté de riche, en cela qu’il s’intéressait davantage à la richesse de la classe supérieure qu’à la pauvreté qui l’entourait. Une étude sur les réactions de Garat à la Révolution française met en relief à la fois ses plus grandes qualités comme ses plus grandes faiblesses : l’humaniste laïque qui essaya de garder en vie l’esprit de 1789 et le tenant d’un système économique qui contredisait cet idéal. Cet article vise à présenter cette dualité et son attitude face à la Révolution pendant les trois premières années de la Révolution à partir des colonnes du Journal de Paris dont il fut le rédacteur politique.
4Garat, fils d’un modeste, mais respecté, docteur basque, est né à Bayonne le 8 septembre 1749. Son éducation fut, par bien des côtés, erratique. Jeune, il se promenait dans la campagne, un livre de Locke dans une poche, un livre de Virgile ou de Montesquieu dans une autre ; ces « enfants de Dieu » étaient alors les seuls avec qui il conversait à l’époque. La réalité, il la côtoya plus tard, lorsqu’il devint avocat et qu’il exerça avec son frère aîné à Bordeaux. Ses préférences se portaient vers la littérature et l’histoire, et comme des milliers de jeunes gens ambitieux, il quitta sa province pour tenter sa chance dans la capitale qu’il rejoignit en 1773 ou 1774, jeune campagnard à l’accent épais ne possédant pour tout bagage que 36 louis et une pièce inachevée. Timide, frêle, il possède toutefois suffisamment de talent pour impressionner Suard, son logeur. Grâce à ce dernier, il rencontre Panckouke et obtient de travailler pour l’Encyclopédie méthodique et le Mercure de France où il signe ses articles sous le nom de Cosseph d’Ustaritz. En 1778, il rédige l’éloge de Michel de l’Hôpital et ses éloges ultérieurs en 1779, 1781 et 1784 lui valent d’être couronné de trois premiers prix par l’Académie. À partir de 1781, il collabore au Journal de Paris et rédige des articles de philosophie, de littérature et des critiques littéraires. Sa situation financière semble, à cette époque, assurée, puisqu’il refuse deux propositions de pension. La première, dont l’abbé Raynal était le précédent bénéficiaire, s’élève à douze cents livres. Garat la refuse prétextant qu’il ne voulait pas « s’enrichir aux dépends des vivants ». La deuxième, de cent écus, offerte par le Baron de Breteuil pour ses articles dans le Mercure, fut repoussée car il n’était pas dans « un état d’humiliation et de désarroi » tel qu’il se trouvait obligé d’accepter. En 1786, il enseigne l’histoire grecque et romaine au Lycée nouvellement fondé. Le jeune basque est alors fermement établi dans la société parisienne et il y rencontre tous ceux qui comme Rousseau, Condorcet, Diderot, d’Alembert, Condillac ou Buffon, comptaient alors pour un apprenti-philosophe comme lui. Condorcet devient même un de ses plus proches amis en raison, entre autres, de leur voisinage. Parmi les autres amis de Garat, on relève les noms de Brissot pour lequel il avait une admiration sans borne, mais aussi Dupont de Nemours et Rabaut de St Étienne. Accepté dans les salons, collaborant aux plus grands journaux et attirant un public nombreux lors de ses cours au Lycée, ses ambitions et ses espoirs vont être développés par la tenue des États Généraux. Le temps de l’action remplaçait celui de la réflexion et les rêves des philosophes devenaient réalité. Garat, élu député de sa province natale, se retrouvait sur la scène nationale où, parmi 1 200 députés, il devait toutefois se battre contre l’anonymat. Davantage un homme du verbe que de l’action, écrivain plus qu’orateur, sa faible voix et son besoin de réflexion prolongée afin de présenter des arguments mesurés représentent des handicaps certains dans une arène où la violence et les vitupérations le choquent. Il se console cependant dans les colonnes du Journal de Paris qui le nomme, le 20 mai 1789, rédacteur politique ; si la voix la plus puissante de la tribune ne pouvait résonner que dans l’enceinte de l’Assemblée, la sienne pouvait atteindre la France entière. Outre la diffusion de ses propres idées, il considérait sa tâche de rédacteur comme devant transformer par la lumière de la raison la chaleur des débats de l’Assemblée.
5Garat faisait partie de cette douzaine de politiciens qui utilisaient la presse comme un tremplin politique. À la différence de la plupart d’entre eux, il n’avait pas eu à fonder son propre journal, mais simplement à renouveler sa vieille association avec le plus ancien quotidien français, un journal qui, en France en 1789, était auprès du public cultivé universellement connu et reconnu. Si le Journal ne devait jamais véritablement perdre son caractère littéraire avec 89, il fut, lui aussi, emporté par les événements politiques qui allaient bientôt envahir la totalité des quatre pages quotidiennes, les autres informations étant reléguées dans des suppléments spéciaux. Les comptes-rendus des séances de l’Assemblée formaient l’essentiel du contenu du journal qui arriva à maintenir sa popularité passée malgré une concurrence accrue depuis le 14 juillet. Avant cette date, le Journal représentait l’arbitre du bon goût et présentait les positions des tenants d’un progrès social ordonné, traitant de sujets d’ordre moral et soutenant la protection du beau sexe.
6 Le Journal tenait également l’esclavage pour une « institution déplorable », mais qui se devait d’être tolérée jusqu’à ce qu’elle fût progressivement atténuée, puis complètement abolie. Lorsqu’il rendit compte du livre de John Howard, The State of Prisons, Hospitals and Asylums, le journal célébra avec emphase la noble tâche de l’auteur uniquement motivée par un sentiment de pitié envers les prisonniers et par un admirable amour de l’humanité ! Mais il voyait le progrès de l’humanité également dans les sciences physiques fréquemment célébrées dans le Journal. Le ton d’ensemble était optimiste, un optimisme courant pour l’époque qui voyait dans la science la clé de la connaissance et du bonheur.
7Le Journal portait la marque des couches moyennes et, plus particulièrement, subissait l’influence des philosophes. Ainsi, les personnes âgées, les chômeurs et les femmes enceintes étaient traitées avec beaucoup de compassion dans une chronique régulière, intitulée « Bienfaisance », qui donnait également quelques méthodes et suggestions afin de soulager leur pénible état. Des appels à donation apparaissent régulièrement dans les colonnes du Journal et sont fréquemment acquittés, illustrant de la part du quotidien et de ses lecteurs une véritable compassion pour les défavorisés. À l’inverse, on ne relève aucun écho des émeutes Réveillon. Cette absence ne provient pas d’une censure politique mais d’une volonté délibérée de passer sous silence les soulèvements populaires. Toutefois, cette attitude des propriétaires du journal n’allait pas être partagée par leur nouveau rédacteur, ce qui d’ailleurs allait provoquer des dissensions lors des derniers mois de l’Assemblée nationale constituante.
8Mais, nous n’y sommes pas encore. En 1789, l’optimisme des philosophes se mêlait encore à l’optimisme politique produit par la tenue des États Généraux. Le Journal s’affiche plutôt en faveur des revendications de la bourgeoisie mais plus implicitement qu’explicitement. Ainsi lors des élections des députés, il souligne toujours ce qui faisait l’intérêt des trois ordres de se rencontrer et des ordres privilégiés de se rapprocher du Tiers. Les propriétaires du journal, comme une vaste proportion de Français – malgré les Cahiers – étaient farouchement en faveur d’une constitution qui abolirait les trois ordres. Ainsi, dans un compte-rendu d’un livre critique sur la manière dont les intérêts du peuple avaient été foulés aux pieds par les deux premiers ordres lors de la réunion des États Généraux à Blois en 1588, il exprimait l’espoir que cet exemple du passé servirait de leçon pour l’avenir.
9Toutefois, il y avait une large différence entre militer pour la création d’une Assemblée nationale et applaudir à sa réalisation grâce à une révolution populaire. Si les propriétaires du quotidien avaient une attitude réservée sur cette question, ce n’était pas le cas de Garat. Cependant, son influence sur la ligne politique du Journal était encore en 1789 insignifiante. Le 19 mai, le quotidien avait obtenu la permission, avec d’autres journaux « autorisés », d’imprimer les séances des débats des États Généraux, mais s’imposa une autocensure dès le 28 mai. Toutefois, le Journal accueillit les décisions royales du 17 juillet avec beaucoup d’enthousiasme et Garat se laissa même aller à un ton enflammé dans son compte-rendu de la séance du 4 août. Il fait ensuite part de ses réflexions circonspectes à propos de la création d’une Chambre Haute qui bientôt font place à des critiques acides sur le veto du roi, qui, selon lui, ne devrait pouvoir utiliser que le « pouvoir de la raison » face à la volonté du peuple. Garat s’inquiète également d’une magistrature trop courte qui pouvait mettre en avant des hommes de talent médiocre au dépends de bonnes lois. À l’inverse, il ne pouvait pas s’empêcher de penser que si les sessions parlementaires étaient trop longues, un « esprit aristocratique » pouvait s’y développer, car un long pouvoir corrompt toujours de manière plus ou moins forte ceux qui l’exercent.
10Les journées d’octobre marquèrent un tournant dans le déroulement de la Révolution et obligèrent les propriétaires du Journal à s’expliquer sur leur politique de « prudente modération », censée éviter, selon eux, les erreurs de jugements et les discours partisans enflammés. La presse radicale ne fut certainement pas convaincue par ces explications et continua d’attaquer le journal qu’elle tenait comme un exemple de la presse corrompue d’Ancien Régime. Elle lui reprochait de parler de liberté sur le ton de la servitude et d’avoir abandonné son soutien à l’ancienne aristocratie pour mieux servir la nouvelle en voie de formation. C’est sous la pression de telles attaques que Garat se décida enfin à réagir. Le 5 novembre, après avoir défendu l’Assemblée contre ceux qui l’attaquaient, il proclama que son génie n’allait pas seulement se répandre sur le territoire français mais allait faire le tour de l’Europe. Moins d’une semaine plus tard, il réfuta l’idée d’une conspiration d’aristocrates en train d’essayer de diviser l’Assemblée et les ministres et ajouta que les relations entre l’Assemblée, les ministres et le roi n’avaient jamais été aussi bonnes, aussi harmonieuses, et qu’elles étaient guidées, et le seraient toujours, par le même esprit et le même élan. En défendant la Révolution et l’Assemblée contre leurs critiques, Garat attaquait leurs opposants et rappelait à ses lecteurs que l’Assemblée se penchait sur des questions primordiales qui se devaient d’être traitées avec la plus grande prudence. Selon lui, la Révolution, qui venait d’accomplir en un temps record un travail exceptionnel, était presque achevée et pour chaque clameur de l’ancienne aristocratie contre la Révolution, s’élevaient vingt voix en sa faveur. Si les propriétaires du Journal étaient certainement moins enthousiastes que Garat sur les progrès de la Révolution, ils se devaient toutefois de reconnaître que ce dernier maintenait avec constance la popularité du journal. En outre, Garat conservait sa ligne éditoriale, largement inspirée par les convictions et les idéaux pré-révolutionnaires des philosophes des Lumières et par sa foi indestructible en la raison. La Raison allait devenir la panacée qui résoudrait tous les problèmes : l’esclavage, les guerres, les préjugés et l’intolérance. Le droit divin de la monarchie serait remplacé par le droit divin de la pensée ; la raison combinée à la liberté réformerait le droit pénal ; elles mettraient également un terme aux rivalités des nations et en brisant les chaînes de la servitude réuniraient tous les peuples en une seule et nouvelle confédération. Garat dénonçait l’esclavage, les préjugés et le fanatisme, prêchait pour la tolérance religieuse et s’emportait contre les arguments et les tentatives de l’abbé Maury d’empêcher les juifs et les acteurs d’obtenir leurs droits civiques.
11Toutefois, Garat ne se laissait pas emporter par le flot de sa propre rhétorique et restait vigilant sur un certain nombre de principes. Ainsi face aux décrets d’octobre 89, qui imposaient un droit de vote restreint entre citoyens actifs et passifs, il opposa les armes de la raison, de l’humanisme, des droits naturels de l’homme considérant que ces décrets déshonoraient la constitution du peuple qui faisait de la liberté un droit universel. Après s’être indigné qu’on ait pu empêcher Charles de Lameth de s’exprimer contre ces décrets, il déclara qu’il était impossible de concevoir comme les lois d’une nation un décret qui en excluait 9 citoyens sur 10. Il s’excusa pour sa franchise mais ajouta que tant que les notables seraient juges et parties, les constitutions et les lois seraient à considérer comme des despotes. Cependant, Garat se trouvait pris dans un dilemme. La Raison impliquait qu’il n’existât aucune différence légale entre pauvres et riches et pourtant, l’Assemblée renforçait ce principe. Partagé entre le droit de la raison et celui de la propriété, Garat se trouvait désemparé sans aucune solution à proposer.
12Au début de l’année 1790, les aristocrates allaient s’en prendre au Journal de Paris ce qui devait provoquer une défense inattendue du journal par les radicaux. Desmoulins accueillit en Garat un véritable démocrate au même titre que Carra et Marat. Cette association était évidemment trop tentante pour les satiristes qui inventèrent pour l’occasion quelques néologismes en l’honneur du « beau triumlatronat », comme le verbe « caramaragaratiser » ou le nom « carramaragarage » qui se rapportaient tous à quelques atrocités révolutionnaires ! Toutefois, ce fut sa défense franche d’une insurrection paysanne dans le Limousin qui permit à Garat d’être définitivement associé aux radicaux. Cette question de la violence populaire ainsi que le double jeu de Louis XVI à la suite de Varennes allaient bientôt entraîner activement la bourgeoisie dans une défense de la Révolution. Ces deux points allaient également mettre en relief les divergences politiques existantes entre Garat et les propriétaires du Journal, même si elles ne devaient véritablement éclater au grand jour qu’à la suite du massacre du Champ de Mars.
13Si Garat allait bientôt se révéler un républicain convaincu, ses premières prises de position cachent difficilement ses convictions ultérieures. Ainsi en juin 1790, il déclara que les rois étaient coupables de nombreux crimes, entre autres celui de consigner les peuples dans l’ignorance mais surtout de provoquer les guerres. Les guerres, ajoutait-il, n’étaient qu’un simple jeu pour les monarques et dans ce jeu les peuples ne représentaient que de simples pions sacrifiés au nom de quelques caprices personnels. Lorsque le peuple serait au pouvoir, les guerres disparaîtraient car, à la différence des négociations entre rois, celles entre les peuples aboutiraient inévitablement à la paix. Son reproche principal envers les monarques tenait en leur vie de cour artificielle. Selon Garat, ils étaient promis à la tentation et le plus souvent abusés par des courtisans malicieux. Par chance, la France tenait en la personne de Louis XVI un souverain adepte de la liberté, un roi exceptionnel qui soutenait ardemment la Révolution. Garat ne ratait aucune occasion de présenter le monarque comme un ami de la Révolution et refusait qu’on puisse l’associer à la contre-révolution. Toutefois, à la suite de Varennes il tint un discours ambivalent qui condamnait la fuite royale tout en prenant la proclamation royale comme une preuve supplémentaire du divorce existant entre les rois et la réalité. Dans ce texte resté célèbre, Louis XVI se plaignait de ses conditions de vie. Garat rappelait que, pourtant, il vivait dans des appartements dans lesquels on avait accumulé pendant des siècles des richesses considérables afin de satisfaire le goût de la grandeur et du confort de ses ancêtres. Le roi se plaignait encore du manque de moyens qui lui avaient été accordés tout en oubliant de préciser, rappelait Garat, que les vingt-cinq millions de la liste civile représentaient une somme plus importante que celles dont un certain nombre de nations européennes disposaient pour leur pays. S’il est vrai, renchérissait Garat, que le monarque ne jouait plus au sein du gouvernement qu’un rôle politique mineur, il ne s’agissait pas là d’un manque de respect envers lui et il était injuste et calomnieux de présenter « les pères de la liberté » comme des pourfendeurs du trône et de l’autel. Et si le roi avait été horrifié des excès commis au nom de la Révolution, eh bien !, ajoutait-il, tous les bons citoyens l’avaient été de même. Louis XVI se devait de comprendre avant tout que tout ceci provenait de la transition entre despotisme et liberté.
14Dans ses écrits théoriques, Garat avait le plus souvent célébré Montesquieu et critiqué Rousseau, mais devant son refus de donner au roi, comme chef de l’exécutif, un pouvoir réel, Garat ne reconnaissait que du bout des lèvres la séparation des pouvoirs et en fait se rapprochait de Rousseau et de son concept d’un exécutif faible. À la suite de Varennes, il affirma que le roi ne devait pas obtenir de la Constitution un pouvoir particulier. En cas de conflit entre le peuple et le roi, les intérêts du peuple se devaient de passer avant ceux du roi. En bref, il était du ressort du peuple de nommer ceux qui exécuteraient les lois, comme il était de leur ressort de nommer ceux qui les faisaient. Sous une langue plus modérée, Garat signifiait que le droit de veto, même suspensif, pouvait être perçu comme un amendement au principe de la raison et marquerait un avantage accordé au monarque.
15Toujours au lendemain de la fuite et de l’arrestation du roi à Varennes, les députés les plus conservateurs essayèrent par tous les moyens d’étouffer les vapeurs du radicalisme montant. Garat n’en faisait pas partie. Au contraire, il continuait sa défense de la souveraineté générale contre les empiétements de la puissance royale. À l’inverse de Barnave, Garat souligna que le roi n’avait de choix que de reconnaître ou de bloquer la volonté générale en exerçant son droit de veto et que, sur les affaires étrangères, ses décisions deviendraient la volonté de la nation seulement à condition qu’elles soient ratifiées par l’ensemble des représentants de la nation. Garat se méfiait du terme « représentant » comme pouvant glisser vers le despotisme ; si le roi pouvait représenter une partie de la volonté générale, pourquoi pas son ensemble ? C’est sur un raisonnement identique qu’il s’appuya afin de s’opposer aux propositions qui voulaient faire du roi et de la famille royale une classe particulière de citoyens. Pour lui, raison et débat, opposés à privilège et autorité, étaient les seuls et véritables souverains. Le « droit naturel » du peuple, en remplaçant le « droit divin » royal, avait restauré un droit antérieur à tous les autres.
16Lorsque le roi ratifia la Constitution, Garat, une fois de plus, se dit « profondément ému » de la décision royale qu’il tenait comme la preuve d’une adhésion véritable du monarque. De même, à la suite du discours de Louis XVI devant la bientôt défunte Assemblée constituante, Garat termina son article dans le Journal de Paris par ce qui pouvait passer comme un défi ou une menace envers les autres monarques : « Rois, lisez ces lignes et essayez de trouver quoi que ce soit au sein de votre puissance absolue digne de ces pensées, de ces sentiments et de ces émotions ».
17Pourtant en raison de sa profonde confiance dans le peuple, bien plus que dans le roi, Garat devait excuser les violences des insurrections populaires au fur et à mesure qu’elles éclataient. Cette défense n’était pas sans ambivalence, puisqu’elle pouvait aussi dans le même article être associée à une condamnation d’une justice populaire dangereuse que l’on se devait de réprimer. Toutefois, la plus grande déception de Garat tenait dans ce que le principe qu’il prenait comme essentiel au bonheur du peuple, la libre circulation des grains, soit le principe que le peuple semblait le moins embrasser. Mais il n’y avait aucune réaction égoïste dans cette défense du libéralisme qu’il louait d’ailleurs pour ses vertus ; ainsi il ne vivait pas dans la peur, comme d’autres conservateurs bourgeois, d’une attaque contre la propriété. D’autant qu’il ne considérait pas le droit à la propriété comme un « droit naturel » de l’homme tel que l’avait défini la Déclaration, dans la mesure où des millions d’hommes ne possédaient pas un centimètre carré de terre. Toutefois, selon lui, ce qui était indéniable, c’est que dans chaque société où l’on avait établi le droit de propriété, « il était devenu un droit sacré et imprescriptible ».
18Malgré ses convictions absolues en faveur du droit à la propriété privée, Garat envisageait toutefois l’extrême richesse comme un handicap majeur à l’établissement d’une société saine. Cependant, les impôts et autres taxes sur les produits de luxe tels que l’on les envisageait ne retenaient pas son adhésion, car, selon lui, si le luxe devait être banni, c’était en changeant les idées et les habitudes du peuple et non pas par le biais d’un système fiscal coercitif. Grâce aux effets de la philosophie des Lumières, le peuple ne rechercherait plus le luxe, les idées saines et un esprit droit devenant les véritables trésors de la société. Ceci n’impliquait cependant pas que l’État n’intervienne pas en certaines occasions en faveur des défavorisés. En particulier, il ressentait comme nécessaire l’intervention de l’État dans les relations entre l’individu et la loi. Il prônait l’abolition de la peine de mort, la constitution de jurys et le principe qui veut que tout homme soit innocent jusqu’à ce qu’on ait prouvé sa culpabilité. Ses vues accompagnées de bien d’autres opinions tout aussi généreuses se trouvaient en plein accord avec les principes défendus dans le Journal de Paris avant la chute de la Bastille. Dans l’ensemble toutefois, Garat n’envisageait pas l’intervention de l’État comme fréquemment nécessaire dans une société libre. Cette réaction provenait peut être du fait que l’on était dans un pays qui venait à peine de se libérer des contraintes d’un pouvoir absolutiste et de ses réglementations ruineuses. En outre, Garat tenait la liberté et l’égalité comme complémentaires. Avec la liberté, l’égalité suivrait naturellement, car comme l’homme était naturellement bon ou du moins perfectible, il ne tirerait pas avantage du faible. Ses motifs seraient dirigés par la coopération et non pas par la compétition, ce qui amènerait une égalité raisonnable. Toutefois, le fait que cette liberté allait devenir une liberté oppressive et qu’en l’absence de contrôle de l’État, elle donnerait lieu à d’importantes inégalités, n’était pas encore visible dans cette France préindustrielle.
19Si Garat n’envisageait pas l’intervention de l’État dans les affaires économiques, il pensait en revanche que tous les Français, sans exception de fortune, avaient le droit de participer au gouvernement ; sa réaction aux motions d’octobre 1790, proposant l’établissement de collèges électoraux composés d’actifs et de passifs et basés sur les revenus, avaient d’ailleurs provoqué ses premières critiques de l’Assemblée nationale. Im devait conserver cette opinion, bien qu’ « en gémissant », il accepta une solution de compromis entre ses convictions et la réalité. D’ailleurs, si certains voyaient dans le droit de vote, un devoir citoyen et non pas un droit naturel, Garat, quant à lui, prétendait que le droit de vote devait être donné à tous et non pas interdit par la loi. Pour l’instant, affirmait-il sur un ton optimiste, dans la mesure où l’exclusion était basée uniquement sur la richesse et non pas sur une appartenance de classe, il était raisonnable d’imaginer qu’avec la croissance économique, tous, un jour prochain, obtiendraient le droit de voter.
20Si son optimisme philosophique était continuellement voilé par le doute, il ne laisse ce sentiment apparaître qu’à d’assez rares occasions dans ses articles du Journal de Paris. Deux événements, cependant, le verront s’indigner et s’éloigner d’ailleurs des opinions de la presse radicale : la répression de Bouillé contre l’insurrection de la garnison de Nancy tout d’abord, et le massacre du Champ de Mars ensuite.
21À l’opposé, ses critiques contre le roi et ses éternelles revendications en faveur d’une souveraineté populaire à la suite des crises de juin et juillet 1791 n’amélioraient en rien ses relations avec les propriétaires du Journal. Les 20 et 21 septembre 1791, ces derniers firent passer deux articles qui, en attaquant fermement la Révolution et son lot d’insurrections, de violences et « d’agitations cruelles », allaient finalement provoquer son départ. Il put cependant désigner son successeur et choisit Condorcet qui à partir du 23 octobre reprit et diffusa en termes encore plus crus les opinions de Garat ! Cette attitude conduisit les propriétaires du Journal à se séparer également du philosophe après seulement deux semaines. Il fut remplacé par un journaliste expérimenté, Regnault de Saint-Jean-d’Angély. Toutefois, la réaction en marche était encore plus visible dans les pages du supplément dans lequel un groupe d’écrivains anti-jacobins menés par André Chénier s’opposait à Brissot et à ses associés dans une campagne soutenue malgré leurs démentis par les propriétaires. Le Journal de Paris allait souffrir, comme d’autres journaux feuillants, des changements consécutifs au 10 août, peut-être d’ailleurs davantage que les autres, puisque les patriotes saccagèrent ses bureaux et brisèrent ses presses le 11 et 12 août 1792. Garat, quant à lui, après un bref passage en Angleterre et un retour indigné par la manière dont on y déformait la Révolution, s’afficha dans des dîners « brissotins » pendant lesquels, prétendit-il plus tard, il poussa ceux qui évoquaient la République d’en parler un peu moins mais d’agir un peu plus en faveur de son instauration.
22Son soutien du 10 août était finalement dans la lignée des opinions qu’il soutenait dans les colonnes du Journal de Paris. Il avait clairement démontré qu’il préférait la volonté générale, interprétée au sens large du terme, aux prérogatives royales comme il n’avait jamais véritablement condamné la violence populaire lorsque celle-ci était dirigée vers des buts politiques qui lui convenaient. Si sa sympathie était tournée vers le camp girondin, dans lequel il comptait de nombreux amis, il voyait dans le camp jacobin, malgré quelques figures qu’il haïssait, des hommes animés d’un esprit et d’une force indispensables pour s’opposer aux attaques des ennemis de la Révolution. Ainsi, il ne condamna jamais les massacres de Septembre et en tant que ministre de l’Intérieur il présida même à l’expulsion des Girondins le 2 juin 1793. Cet événement lui causa énormément de peine, mais il n’entreprit rien afin de sauver ses amis. Durant cette crise la sauvegarde de la République comptait davantage que ses simples émotions et sentiments. C’est finalement l’instauration du Maximum qui força Garat de se retirer de la vie politique. On a vu qu’il n’était pas opposé aux interventions du peuple – d’ailleurs, s’il déplorait les violences populaires, il ne les condamna jamais de manière discriminatoire – mais il ne pouvait supporter le fait que les Français puissent refuser d’apprécier les vertus du libéralisme et de la liberté d’entreprise.
23Garat a été considéré comme un « jacobin malgré lui », observation qui lui rend assez justice. S’il ne possédait pas le besoin insatiable de popularité d’un Brissot ou la force de caractère d’un Condorcet, il survécut à ses deux amis et servit la Révolution comme d’autres milliers de Français anonymes. Mais sous la Terreur, cette innocence l’a peut-être sauvé des suspicions. À l’Assemblée nationale, Garat vota comme Robespierre sur chaque question et après la chute de ce dernier il reconnut ses talents même s’il les dilua dans une critique convenue et obligatoire. En fait, si l’on s’attache à la carrière de Garat, on comprend mieux pourquoi il fut longtemps considéré comme une girouette. Toutefois sous le Directoire, il était apprécié comme un « idéologue » et lorsqu’il servit Napoléon il se laissa aller à quelques critiques dirigées contre le régime. La Restauration lui permit d’avoir l’honneur de ne pas servir la nouvelle monarchie, puisqu’elle lui fit clairement comprendre qu’elle n’avait pas besoin de ses services. Enfin, ce n’est que lorsqu’il atteignit un âge avancé qu’il se tourna vers un catholicisme pratiquant.
24Malgré les accusations de faiblesse et de lâcheté portées contre lui, qui étaient probablement une facette de son caractère, Garat représente davantage l’éternel commis de l’État, dévoué aux régimes qu’il sert. Il pouvait se targuer d’avoir souhaité la République, ici encore dans un sens large, tel que l’envisageaient les philosophes des Lumières. À la suite de la chute de Robespierre, peut-être même juste avant celle-ci, le mouvement populaire s’essouffla et le triomphe de la bourgeoisie était en marche. Ceux qui se lamentaient de l’échec de la Révolution et de l’espoir qu’avait pu susciter 1789, n’avaient alors le choix qu’entre l’exil ou la retraite. Ceux qui avaient conservé leur foi en un système démocratique branlant favorisèrent l’établissement du régime de Napoléon. Enfin, ceux qui choisirent le complot révolutionnaire finirent comme Babeuf. Après 1794, la Révolution n’accorda plus de place aux leaders populaires et le mouvement populaire lui-même allait s’éteindre pendant toute une génération. D’une certaine manière, le destin d’un philosophe en révolution ne pouvait que ressembler à celui de Garat, ou encore à ceux d’un Condorcet ou d’un Robespierre.
Auteur
La Trobe University (Australie)
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Les Jacobins de l’Ouest
Sociabilité révolutionnaire et formes de politisation dans le Maine et la Basse-Normandie (1789-1799)
Christine Peyrard
1996
Une société provinciale face à son devenir : le Vendômois aux xviiie et xixe siècles
Jean Vassort
1996
Aux marges du royaume
Violence, justice et société en Picardie sous François Ier
Isabelle Paresys
1998
Pays ou circonscriptions
Les collectivités territoriales de la France du Sud-Ouest sous l’Ancien Régime
Anne Zink
2000
La permanence de l’extraordinaire
Fiscalité, pouvoirs et monde social en Allemagne aux xviie- xviiie siècles
Rachel Renault
2017
Un désordre européen
La compétition internationale autour des « affaires de Provence » (1580-1598)
Fabrice Micallef
2014
Entre croisades et révolutions
Princes, noblesses et nations au centre de l’Europe (xvie-xviiie siècles)
Claude Michaud
2010