Rythmes et mutations de la presse locale en Révolution
Une comparaison entre Rouen et Bordeaux
p. 49-59
Texte intégral
1Il y a, dans l’historiographie de la presse provinciale en Révolution, deux interprétations opposées. D’un côté, la faible longévité des journaux ou la nécessité de subventions locales étayent la conclusion d’une presse fragile, face à Paris qui dispense à profusion informations et journaux. De l’autre, on voit, notamment par les travaux de Jean-Paul Bertaud, que le développement de la presse révolutionnaire a été beaucoup plus important que ne le laissaient supposer les recensions anciennes, et la masse documentaire profuse semble montrer la vitalité et l’autonomie de la production provinciale. À travers l’exemple de ces deux villes comparables, Bordeaux et Rouen, nous voudrions montrer que, si elle n’a pas empêché l’essor de la presse locale, celle de Paris lui a tout de même imposé des formes rédactionnelles.
2Jusqu’en 1789, les deux villes ont un journal dont le privilège et la censure donnent la forme. Le Journal de Guyenne en septembre 1784, celui de Normandie en janvier 1785 font suite aux Annonces, Affiches et Avis divers de leur province respective. Dans les deux cas, l’imprimeur et propriétaire de la première feuille a été dépossédé de son titre, non sans protestations ni rancune. À Bordeaux, les frères Labottière annoncent dans le numéro du 30 juillet 1784 « que leur journal cesse de paraître parce qu’à la suite de certaines démarches faites à leur insu, ils viennent d’être dépouillés de leur privilège deux ans avant son expiration ». Dès 1782, l’abbé Dupont des Jumeaux, précepteur des enfants de l’Intendant de Guyenne, expose le projet d’un nouveau journal à Vergennes qui l’invite à consulter Perrot, Chézelles et Benezech, propriétaires du privilège des feuilles d’annonces de province. Au printemps suivant, l’abbé annonce le lancement du Journal de Bordeaux (sic), c’est avec MM. de Clozanges et de Gaufreteau, mais à ces deux derniers seuls qu’est accordé le privilège en 1784. La veuve Machuel, héritière des Annonces, affiches et avis divers de la Haute et Basse Normandie, est dépossédée en 1784, au profit du parisien Jean-Baptiste Milcent, rédacteur de la Gazette d’Agriculture des mêmes Perrot, Chézelles et Benezech ; à Bordeaux comme à Rouen, Vergennes, directement intéressé aux provinces maritimes, et les propriétaires parisiens sont les protagonistes les plus influents dans ces redistributions de privilèges. Petite révolution de la presse, avant celle de 1789, la transformation des journaux de province dans les années 1780 paraît avoir été encouragée, voire impulsée, par les bureaux versaillais gagnés aux idées nouvelles. Les annonces et les poésies font place à des rubriques plus variées : observations météorologiques, commerce, comptes rendus des tribunaux, travaux des Académie, Musée ou Université, programme et critique des spectacles, articles scientifiques, présentation des livres nouveaux surtout ceux de la province. Plus audacieux que La Gorce, Milcent s’expose parfois à la censure ou aux critiques de ses contemporains en parlant de l’esclavage ou de réformes sociales.
3À Bordeaux comme à Rouen, les dépossédés de 1784 chercheront à se venger dès que la liberté de la presse leur en donnera l’occasion : les frères Labottière en lançant un Journal de l’Assemblée Nationale en mai 1789, la veuve Machuel Le Nonciateur en septembre suivant.
4Au lendemain du 18 Fructidor, le parallèle est facile à dresser entre deux journalistes condamnés à la déportation, Magloire Robert à Rouen, Pierre Lawalle à Bordeaux, et leurs épouses respectives1. L’Observateur de l’Europe du premier connut, avec Angélique Lefèbvre, de nombreux avatars : Le Compilateur, le Bulletin, le Courier de l’Armée d’Angleterre et L’Observateur Français, puis dans une valse de titres L’Optimiste, le Journal des journaux, la Chronique française et étrangère, le Journal Politique et Le Furet (pluviôse VII) ; à cette date, on a fait taire enfin l’atelier royaliste... pour quelques semaines. Quant au Nouveau Journal des Journaux de Lawalle, il renaît, grâce à Françoise Peltier, tour à tour Frelon, Extrait des Journaux, Gazette Bordelaise, Télégraphe Bordelais, Journal de Bordeaux. Ces péripéties attestent l’existence de gros moyens financiers et de solides réseaux de complicités jusque dans les administrations. L’imprimerie du Journal de Bordeaux a sept raisons sociales différentes en une année. Quant à Jean-Louis Thomas, l’un des prête-noms de Robert, on lui connaît au moins trois ateliers et lorsqu’ils sont fermés, il a recours aux services d’autres imprimeurs. Autour des deux couples, gravitent des hommes connus pour leurs activités politiques depuis l’an III, tels M. Le Bouvier ou J.-B. Brochon, deux meneurs de la jeunesse de Rouen ou de Bordeaux. Lorsque le directoire du département de la Gironde dénonce la Gazette Bordelaise (« il y a lieu de croire que Lawalle est toujours le directeur »), il faut deux mois pour lancer une enquête, encore deux mois pour faire poser des scellés, et un nouveau journal a déjà vu le jour ! À Rouen, on ne cesse de déplorer les mystérieuses sources d’information de Thomas, averti avant tout le monde de l’interdiction de ses journaux : lorsqu’un commissaire zélé tente de saisir le matériel du Journal des Journaux, tout a déjà disparu et force est de constater que Thomas « aura sans doute été prévenu d’en-haut ».
5Ces péripéties concernent davantage l’histoire des réseaux royalistes de la France directoriale que celle du journalisme dont elles ne sont guère représentatives ; mais à deux moments (la pré-Révolution et l’an V), elles illustrent un fait : l’opinion des grandes villes est un enjeu politique majeur justifiant les pressions nationales ou les initiatives extérieures sur la presse locale. Celle-ci n’en conserve pas moins une certaine autonomie avec la création de journaux destinés à répondre aux besoins locaux, avec des rythmes de développement et des formes variables d’une ville à l’autre.
6Une prisée globale donne, pour 1789 à 1799, 22 titres rouennais et 19 bordelais, créés sous la Révolution et ayant paru plus de trois mois2 ; leur durée moyenne d’existence est de 2 ans à Rouen, 23 mois à Bordeaux. Un bilan annuel (nombre de titres existant au 31 décembre ou, à partir de 1793, à la fin de l’été) ne présente pas, sauf en l’an V, de différences significatives entre les deux villes ; tout au plus traduit-il une progression de la presse : 2 ou 3 titres en 1789, 4 ou 5 de 1796 à 1799. Celle de Rouen traverse une crise de l’été 1792 au printemps 1793, celle de Bordeaux subit le contrecoup des événements de l’été suivant. Au début de 1794, Rouen compte six titres, mais on ne voit aucun journal nouveau avant l’été dans le département du Bec d’Ambès : avec le Journal du Club National (messidor) commence une renaissance difficile de la presse, observée aussi dans d’autres régions3. Les feuilles de l’an III sont fragiles et les difficultés se prolongent en l’an IV, mais la situation à Rouen, meilleure en l’an II, le reste ensuite. La modération politique de la ville lui a fait éviter les écueils de 1792-1794, la même mesure se lit dans le bilan d’une presse où les sautes de tension sont rares de l’an II à l’an VII. Bordeaux connaît en revanche une véritable frénésie en l’an V, et au 18 Fructidor, la ville ne compte pas moins de 11 journaux.
7Par contraste avec l’uniformité rouennaise, la variété caractérise la presse bordelaise. Un Journal de Santé et d’Histoire Naturelle est lancé en pluviôse an V par les Sociétés Philanthropique de Santé, d’Histoire Naturelle et de Clinique, tandis que le médecin Caillau crée un Journal des Mères de Famille ; or, ces deux titres ont une assez belle longévité (presque deux ans pour le second), alors que la seule tentative comparable à Rouen, le Journal des Sciences et de Législation, lancé le 4 vendémiaire, sombre le 9 floréal suivant. L’ambition de son créateur, l’imprimeur Périaux, était de donner un organe à la Société d’Émulation de la Seine-Inférieure ; mais il publie des articles intitulés « Nouvelles » (militaires surtout), « Administration » (du département), « Législation » (extraits du Bulletin des Lois), « Corps législatifs », et somme toute le journal était peu différent des autres feuilles de la ville. Plus tôt, un Journal du Commerce, lancé à la fin de 1791 pour satisfaire aux besoins du négoce, avait végété avant sa réunion à une feuille politique : il devient, au printemps, le Journal du Commerce (15 % du texte), de Politique (plus de 80 %) et de Littérature française & anglaise (la portion congrue). D’autres feuilles thématiques de Rouen échouèrent, qu’elles soient juridiques (le Journal Général des Lois qui ne fut qu’un projet de 1791 ou un Recueil des Lois et décrets de la Convention nationale en 1795), littéraires (La Quinzaine Littéraire fin 1798) ou commerciales (les Feuille du prix ou de commerce en 1795, un Prix courant de toutes les marchandises en 1797). Un Journal de Littérature et des Théâtres donnant, en l’an V, annonces des pièces de Paris, critique des spectacles de Rouen et comptes rendus de livres nouveaux, disparut après 16 numéros, faute d’abonnés. L’échec des feuilles spécialisées fut donc une constante rouennaise et tous les journaux étaient dans l’obligation de donner des articles politiques ; bien plus : ils ne donnaient que cela. Le Nonciateur de 1789 propose une « Histoire de la Province », mais pendant ses premières semaines d’existence seulement et bientôt on n’y lit plus que les délibérations de l’Assemblée Nationale et quelques nouvelles politiques françaises et étrangères.
8Toutes les autres feuilles respectent cette primauté du politique et du national. En passant au format quotidien, le Journal de Rouen annonce un ensemble de rubriques qui fait la synthèse de l’ancien Journal de Normandie et des exigences nouvelles de l’information : séances de l’Assemblée nationale, « événements de la capitale, nouvelles politiques de l’Europe, opérations des corps administratifs du département, de la Municipalité, événements de la Province, extraits des meilleurs ouvrages dans tous les genres, morceaux choisis de poésie et de littérature, annonce du Spectacle de chaque jour » et critique théâtrale. Mais les trois premières rubriques font les trois quarts du journal, celles de Rouen sont irrégulières, les « variétés » tirées des feuilles politiques de Paris prennent la place des « morceaux choisis » de littérature et, très vite, arts, spectacles, poésie, informations commerciales, jeux, chansons, annonces, tout ce qui faisait le corps du journal avant la Révolution est réduit à moins de 10 % du texte. Le 1er prairial V, on annonce que le journal sera doublé afin d’en consacrer une moitié aux « feuilles littéraires » ; le projet n’a pas de suite et le Journal de Rouen restera essentiellement politique. L’Abeille (1790-1792) n’a en général que deux rubriques : débats de l’Assemblée nationale et, sous le titre de « variétés », des extraits de brochures contre-révolutionnaires ; le prospectus du Papillon en l’an IV « annonce qu’il parcourra avec la légèreté qui caractérise l’agrément ce que l’histoire, la poésie, la littérature, la politique, la législation, offriront de plus digne de piquer l’attention. [...] Il serait difficile de multiplier davantage les agréments, le choix et la variété des matières ». Mais les lecteurs ne trouveront dans cette feuille que les nouvelles politiques ordinaires. La Vedette ou L ’Observateur de L ’Europe (an III) innovent avec un éditorial qui, enfin, n’est plus un plagiat des feuilles de la capitale, mais donnent peu d’informations locales. Ce tout politique et presque tout national rouennais souffre peu d’exceptions. Après la disparition, au printemps de l’an V, du bihebdomadaire Journal des Sciences & Législation et de l’hebdomadaire Journal de Littérature & des Théâtres, Rouen ne compte plus que des quotidiens, six au total, tous consacrés aux nouvelles politiques, même les Affiches & annonces de Rouen en dépit de leur titre.
9Par contraste, Bordeaux compte à l’été 1797 quatre quotidiens4, trois feuilles paraissant tous les deux jours5, le bihebdomadaire Furet qui veut instruire les Bordelais des nouvelles commerciales et les amuser des potins de la ville, deux bulletins de sociétés savantes (cités plus haut), enfin un mensuel, L’Abeille, rempli des « mélanges » politiques et littéraires recopiés sur les feuilles parisiennes. Et nous ne relevons pas les tentatives récurrentes de feuilles en placards (en 1797, L’Avertisseur ou L’Affiche publique). Les quotidiens ont bon nombre de rubriques absentes des quotidiens rouennais ; heures de marée, cours des marchandises, entrées et sorties de navires signalent l’importance des milieux du négoce que tous cherchent à séduire ; les éphémérides historiques ou les observations météorologiques, la rubrique théâtrale (que donne souvent le seul Journal de Rouen), les poésies, les logogriphes, charades ou énigmes, reproduisent en pleine Révolution un modèle légué par le Journal de Guyenne. Celui de Commerce, de Politique et de Littérature, qui lui fait suite (1790-1797), en prolonge d’ailleurs la forme traditionnelle, à la différence de la feuille rouennaise presque homonyme de 1792. Le Courrier de la Gironde en 1792, le Mercure ou le Tableau de Bordeaux en 1797 mêlent les rubriques nouvelles (informations nationales et étrangères, corps législatif, « variétés », le tout recopié des feuilles de Paris) à des articles locaux historiques ou anecdotiques, des annonces de biens à vendre et louer, de longs morceaux des jeunes poètes de la ville et de la région, autant d’articles qui ont presque disparu de la presse rouennaise en 1790 au plus tard. En contre-exemple, L’Avertisseur, lancé au printemps de l’an V, s’engage à ne donner « ni dissertations savantes sur le meilleur des gouvernements, ni soporifiques compilations sur les rues de Bordeaux, ni vers galants pour Thémire et Glycère » ; le médecin Caillau propose ainsi une feuille de nouvelles politiques, peut-être pour financer son Journal des mères de famille ; mais le projet avorte.
10 Un Journal Amusant & Littéraire, promettant « Utilité, Gaieté, Légèreté, Nouveauté et Variété, le tout au plus grand plaisir des femmes » et paraissant plus de six mois, entre mars et octobre 1793, suspendu parce que son rédacteur est emprisonné mais relancé aussitôt après sa libération, indique, semble-t-il, l’attente du public bordelais pour une lecture d’évasion ou de distraction. Ce que l’on ne constate que tardivement à Rouen. Les Affiches et annonces de Rouen ou Journal d’Indication, de Politique, Littérature, Sciences & Arts & du Commerce offrent à partir de l’an VI la législation commerciale, des jeux, les séances des Cinq Cents, des nouvelles françaises et étrangères, les ventes publiques au Havre, les bâtiments entrés dans le port de Rouen, de la poésie, le courrier des lecteurs sur les spectacles de la ville, les « prises et nouvelles de mer », les inventions diverses de l’industrie... Fourre-tout qui paraît répondre à un besoin retrouvé des lecteurs de se distraire, confirmé par le lancement en l’an VII du Méridien qui donne des articles sur la mode ou des jeux. Le goût du public rouennais aurait-il changé avec le coup d’État de Fructidor et le discrédit des institutions ? En fait, ce ne sont là que deux exemples dans un ensemble encore très fortement politisé : réuni au Journal de Rouen à la fin de l’an VII, Le Méridien revient d’ailleurs au tout politique.
11Les exemples ne manquent pas à Bordeaux d’une Bohème littéraire survivant à l’Ancien Régime, à commencer par Bernadau, incomparable témoin de ce qui s’est publié à l’époque, mais écrivain médiocre, jamais pris au sérieux par ses contemporains, rédacteur des éphémères Courrier Bordelais (1789) et Nouvelles du Jour (1790), collaborant ensuite à divers titres, parfois en compagnie de Romain Duperrier, une autre figure bordelaise ; cet incorrigible poète, né en 1757, est l’auteur du Journal Amusant et Littéraire où il rappelle, le 28 juin 1793 (et l’on peut penser qu’il répond aux préoccupations immédiates de ses compatriotes), qu’il fait « chansons, vaudevilles et romances, paroles et musique ; si on veut lui donner les paroles, il se fait fort de les mettre en musique à trois jours de vue ». Au demeurant, la publication des pièces des jeunes poètes locaux est une tradition durable à Bordeaux alors qu’elle disparaît précocement à Rouen et ne renaît qu’un temps, en l’an II, avec des morceaux de circonstances, vite oubliés ensuite par leurs auteurs comme par leurs éditeurs. Le Pesqueur de Conjon, avocat sans causes, cherche obstinément à se faire une place, par son activité à la Société Littéraire de Bayeux et surtout dans sa loge maçonnique ; méprisé par l’aristocratie locale, il s’essaie à la traduction de romans anglais avant de rédiger le radical Flambeau du Républicanisme en l’an II. Comme Charles de Limoges, auteur de vers galants puis rédacteur de L’Abeille, il appartient à la Bohème littéraire locale ; mais devenus journalistes à Rouen, ils abandonnent tous deux leurs mièvres poésies et se donnent complètement, sinon sincèrement, à la politique, Limoges dans le camp contre-révolutionnaire, Le Pesqueur de Conjon en composant des pièces antireligieuses. Leur engagement répond à la demande rédactionnelle locale : la presse rouennaise donnant du politique, la Bohème littéraire sera donc chroniqueuse politique.
12 De cette comparaison, on pourrait conclure à une forte conscience politique à Rouen, à un désintérêt bordelais pour la chose publique. En somme, le poids et les formes de la presse locale s’expliqueraient par la demande : pratiques de lecture, usage de la presse, degré de politisation, etc. Or, il paraît peu vraisemblable que le besoin d’informations politiques et nationales du public bordelais ait été inférieur à celui des Rouennais, et la raison des différences observées entre les deux villes est sans doute à rechercher du côté de l’offre.
13Compte tenu du nombre de journaux dans les deux villes, l’offre de la presse locale, c’est à Rouen 3 ou 4 quotidiens jusqu’à 1793, 4 ou 5 ensuite ; un ou deux quotidiens au début de la Révolution à Bordeaux, et sous le Directoire, un journal paraissant tous les deux jours et 2 ou 3 quotidiens. Si l’on prend en compte le nombre total de demi-feuilles composées chaque mois6, Bordeaux l’emporte souvent : en germinal l’ par exemple, la ville produit 196 demi-feuilles et Rouen 175.
Périodicité | Titres | ½ feuilles/mois | Titres | ½ feuilles/mois |
Quotidiens | Journal de Bordeaux | 8 p. in-8° : 30 | Journal de R. | 4 p. in-4° : 30 |
Journal Commerce | 8 p. in-4° : 60 | Aff. & ann. De R. | 8 p. in-8° : 30 | |
Nouveau J al des f x | 4 p. in-4° : 30 | Vedette | 8 p. in-8° : 30 | |
L ’Observateur | 4 p. in-4° : 30 | |||
Voyageur Polit. | 4 p. in-4° : 30 | |||
Réveille-Matin7 | 4 p.in-8° : 11 | |||
Tous les 2 jours | Mercure d. Gironde | 16 p. in-8° : 30 | ||
Journal maritime | 4 p. in-4° : 15 | |||
Bihebdo. | Le Furet bordelais | 8 p. in-8° : 8 | J alSc. & Législat. | 8 p. in-8° : 8 |
Hebdo. | J al Litt. & Théât. | 12 p. in-8° : 6 | ||
Bimensuel | Journal de Santé | 30-60p. in-8° : 16 | ||
Mensuel | J al Mères de Famille | 30-40p. in-8° : 4 | ||
L ’Abeille | 36p. in-12° : 3 | |||
Total | 9 titres | 196 1/2 f°. | 8 titres | 175 1/2 f°. |
14 La différence est peut-être liée à l’activité portuaire : en ajoutant à la production rouennaise celle du Havre8, l’écart devient négligeable entre les deux estuaires (202 demi-feuilles pour celui de la Seine contre 196 en Gironde). Mais ce qui frappe surtout, c’est le poids du quotidien en Normandie : 92 % des demi-feuilles produites (à Rouen, 87 % avec Le Havre, soit 7 titres sur 10) contre 61 % à Bordeaux (3 titres sur 9).
15Les tirages étant, à quelques exceptions près, inconnus, il est difficile de lire dans ce constat (importance du quotidien politique à Rouen, diversité du contenu et de la périodicité à Bordeaux), des pratiques de lecture différentes d’une ville à l’autre. Il nous semble toutefois que l’on peut y voir un rapport différent à la presse locale et deux formes d’adaptation au marché : l’offre ne s’ajusterait pas au lectorat potentiel (comparable dans les deux villes) mais aux conditions imposées par la concurrence parisienne. Et ceci dès avant 1789 : la comparaison des journaux de Guyenne et de Normandie, feuilles assez semblables comme on l’a vu plus haut, fait tout de même apparaître une différence notable ; le premier était quotidien dès 1784, alors que le second ne le devient qu’en octobre 1790. À l’exception du Nonciateur, la presse rouennaise est d’ailleurs tardivement quotidienne (deuxième moitié de 1790), alors que cette périodicité la caractérise ensuite, jusqu’à la fin de la Révolution.
16Dans les conditions d’avant 1789, un marché local relativement étroit (un public de négociants, ecclésiastiques, bourgeois à talents ou hobereaux), la prohibition des questions politiques et un fort ancrage provincial (le journal fait écho aux sociétés littéraires et savantes locales, donne lettres et pièces fugitives des abonnés, valorise l’histoire locale, etc.), la distance à Paris désavantageait Rouen, trop proche, pour tout autre type de nouvelles. La capitale offrait 6 hebdomadaires de sciences et littérature, 4 de musique, etc.9, et il était très difficile au Journal de Normandie de rivaliser dans la rubrique des arts et belles lettres, face à la vie culturelle parisienne voisine et beaucoup plus brillante. Plus éloigné de la capitale, le Journal de Bordeaux avait au contraire une bonne marge de manœuvre.
17Mais lorsque la Révolution place l’information politique nationale (et souvent parisienne) en tête des préoccupations, la captation des nouvelles est plus facile à Rouen qu’à Bordeaux, où les journaux parisiens ont un succès immédiat ; on sait que La Sentinelle de Louvet était affichée en ville et Le Furet Bordelais constatait dans son prospectus de nivôse V : « De toutes les feuilles qui s’impriment [ici], pas une jusqu’à présent n’a été créée, colportée, ni vendue. Cependant on voit tous les jours dans cette ville celles de Paris se distribuer à la main et courir les rues tandis que celles de Bordeaux restent entre les mains d’une partie de ses habitants ». Cette situation, Jean-Baptiste Milcent l’avait décrite à Rouen, mais en 1789 ou 1790, et il n’en est plus question ensuite. « Il est impossible, écrit-il le 1er janvier 1790, de soutenir la concurrence des Journaux de la capitale. En effet, ils se distribuent ici chaque matin et se répandent avec profusion [...] en sorte que la curiosité publique est satisfaite une heure ou deux après l’arrivée du courrier. Or comme ce n’est qu’à ce moment que nous aurions pu composer notre journal, le temps de le rédiger, de l’imprimer et de le distribuer ne lui aurait pas permis de paraître avant trois ou quatre heures de l’après midi ou le lendemain matin ». Et pourtant la rapidité des journaux rouennais « à donner les séances avant les Feuilles de Paris » fut ensuite un argument de vente répété par tous : le Journal de Rouen « devancera d’un jour entier, les Journaux de Paris, dans toutes les villes de la Province, et notamment dans celles de Caen, du Havre, de Dieppe, de Louviers, d’Elbeuf » (12 octobre 1790), la Chronique Nationale et Étrangère publie « constamment les séances un jour avant les papiers publics de la capitale » (31 mars 1791), comme La Vedette ou Le Méridien après Thermidor ; « C’est moi qui le premier apporte les nouvelles », proclame L’Observateur de l’Europe, alors que le Courrier du Calvados du 16 août 1792 avoue : « Quoique nos concitoyens soient instruits par les journaux de la capitale des événements des 9 et 10 de ce mois à Paris, nous devons nous y arrêter ».
18La Révolution bouleverse donc le rythme de travail des journalistes et des imprimeurs. À Rouen, l’adaptation à la conjoncture commerciale nouvelle, c’est-à-dire la survie face à l’écrasante production parisienne, n’est possible qu’à la condition de travailler au quotidien. Il faut se procurer au plus vite la matière (ce que la distance rend possible), compiler plus souvent que rédiger, composer, imprimer et distribuer. Une formule originale fut celle du Thélégraphe (an VI), dirigé et rédigé à Paris mais imprimé à Rouen pour le marché normand. L’exemple illustre le succès technique de l’imprimerie rouennaise mais aussi la suprématie du politique et du national : les seules locales du Thélégraphe sont des insertions (irrégulières) d’avis officiels et le programme du théâtre (en deux lignes). Si les quotidiens ont pu se maintenir, les journaux spécialisés, à périodicité plus longue, peu pressés par l’événement, étaient condamnés en revanche à échouer : le facteur temps comptant moins, la capitale inondait le marché local. Peut-être aussi, l’approvisionnement régulier des librairies, assuré par la proximité de Paris, dispensait-il le public de feuilles de compilation juridiques, littéraires ou scientifiques. Entre Paris et Rouen, tout était une question de distance et de rythmes...
19Entre Rouen et Bordeaux, la Révolution inversait la donne : Bordeaux ne put suivre la cadence nouvelle imposée à la presse. Le Journal de l’Assemblée Nationale, lancé en mai 1789, paraissait trois ou quatre fois par semaine, au rythme du courrier de Paris ; le Bulletin de Bordeaux promit en mars 1790 de résumer quatre fois la semaine, « tous les papiers nouvelles de la capitale ». Exceptée L’Abeille rouennaise (lancée avant la mutation de la presse locale, elle conserva son nom jusqu’en 1792), les titres rouennais ne traduisent pas le travail de compilation auquel était réduite la presse de Bordeaux, avec L’Esprit des Journaux (1790), Le Creuset Littéraire et Politique, Le Pis-Aller des Journaux (1791), De tout un peu (1792), Le Glaneur Républicain (1793) ou L’Écho des Journaux (1795). Ces feuilles eurent cependant une courte existence : la solution bordelaise passait par d’autres formules. Certes la politique prit une place importante dans les journaux, mais ce n’était rien comparé au tout politique rouennais et, par nécessité commerciale, la presse resta assez proche de sa forme d’avant 1789. Le facteur temps jouant contre la presse quotidienne et politique, il ne restait que deux types d’activités, inégalement rentables : la production d’une feuille spécialisée compensant le moindre flux d’ouvrages de la capitale (comparé à Rouen), par exemple des journaux faits pour des femmes, voire par des femmes10 ; ou le débit par la librairie des feuilles parisiennes. Il s’agissait d’occuper les créneaux laissés libres ou délaissés par la presse parisienne, et à ce jeu, la librairie s’en tira mieux que l’imprimerie.
20Car la prospérité de la presse rouennaise se lit aussi dans l’existence d’un atelier d’imprimerie propre à chaque journal, condition probablement exigé par le rythme quotidien. À Bordeaux, le moindre développement de cette périodicité a pour conséquence les difficultés de l’imprimerie. Après la perte de la clientèle du Parlement, les frères Labottière lancèrent en mai 1789 un Journal de l’Assemblée Nationale qui devint Journal de Bordeaux un an plus tard. Malgré sa longévité, il ne fit pas leur fortune : en décembre 1791, ils s’associent au libraire Pinard ; fin 1794, ils vendent une partie du matériel d’impression à Casenave et Yeury, puis leur journal en 1795. La veuve Noé s’associe à eux pendant quelques mois pour produire le Journal de Bordeaux, puis elle imprime le Mercure de la Gironde, guère plus rentable : à sa mort, son fils cède tout à Bergeret et Denugon (juillet 1797) ; l’atelier et le journal disparaissent peu après et Bergeret ne conserve que son fond de librairie. D’autres cas montrent également que le lancement d’un journal bordelais fut souvent l’initiative d’un libraire, qui finit par revenir à son activité première, plus lucrative ; à Rouen au contraire, les deux activités, production d’un journal et vente de livres, se séparèrent nettement dès 1790-179111.
21La presse rouennaise tenta donc de rivaliser avec celle de la capitale, la presse bordelaise ne fit que combler les espaces rédactionnels délaissés. Ce faisant, elle ne réussit pas à créer des entreprises solides et autonomes (dotées de leur propre atelier), à l’exception très marginale de celles des réseaux royalistes. La distance et le rythme nouveau de l’information, essentiellement politique et nationale, furent des contraintes fortes pesant sur le développement de la presse locale.
Notes de bas de page
1 H. GOUGH, The newspaper Press in the French Revolution, Londres, 1988, p. 145-148.
2 Six à Rouen et 18 à Bordeaux ont eu une vie plus courte, mais la différence ici tient sans doute aux sources : il manque à la première ville, le témoignage d’un contemporain comme Bernadau, attentif à relever tous les prospectus, projets et annonces de journaux, pas toujours suivis d’effets.
3 É. WAUTERS, « La presse départementale en l’an III », dans Le tournant de l’an III. réaction et Terreur blanche dans la France révolutionnaire (Actes du Congrès National des Sociétés historiques et archéologiques, 1995 : Aix), M. VOVELLE dir., Paris. CTHS, 1997, p. 247-263.
4 Journal de Bordeaux, Journal de Commerce de Dorthe, Tableau de Bordeaux, Nouveau Journal des Journaux.
5 Mercure de la Gironde, Feuille Politique, Journal maritime.
6 Par exemple 30 demi-feuilles pour un quotidien de 4 pages in-4°, ou 16 pour bimensuel de 64 pages in-8°, etc. ; nous prenons la demi-feuille pour unité car elle est le format le plus courant des journaux de l’époque.
7 Paraît 5 ou 6 fois par semaine. Il y a 23 numéros par mois.
8 Le Courrier Maritime du Havre trihebdomadaire de 4 pages in-8° (soit 12 ½-f° par mois) et Port du Havre, quotidien de 4 pages in-8° (soit 15 1/2-fo).
9 P. RÉTAT, Les journaux de 1789 – Bibliographie critique, CNRS, 1988.
10 Ce qu’on ne vit jamais à Rouen. Il est vrai qu’il y avait à Bordeaux une Société des Amies de la Constitution en 1791 et que son exemple fut suivi par d’autres sociétés féminines, alors que les Rouennaises se contentèrent, au mieux, d’être présentes dans quelques clubs locaux.
11 Plus rarement (c’est le cas du Journal de Rouen), la librairie est une activité annexe du journal.
Auteur
-
Éric Wauters
Université du Havre
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