Chapitre 11. La méritocratie et le marché

1Entre la liste qui lui tient lieu de programme ministériel et le recueil ordonné et commenté de ses circulaires par François de Neufchâteau, prend place le trajet de construction de l’œuvre. Entre la confusion du pense-bête et l’ordre assigné par son auteur au recueil, entre le désordre spontané du premier et l’arrangement prémédité du second, intervient le travail réflexif par lequel l’auteur réintroduit de la continuité dans la succession des traces discrètes de son activité, du sens dans la suite chronologique de ses « actes publics », de l’intentionnalité dans la sécheresse de pièces justificatives apparemment impuissantes à en objectiver par elles-mêmes la profondeur. Le 24 fructidor an V, veille de son entrée au Directoire, le ministre adressait une dernière lettre aux commissaires du Directoire exécutif, avant, dit-il, d’abandonner « la maison de l’intérieur ». En l’an VII, soucieux de convaincre le public qu’il laisse, quoique inachevée, une maison en ordre, il s’applique à rendre visibles les principes, les finalités, l’enchaînement qui commandent la lisibilité de son entreprise. Mise en texte d’une pratique textuelle, son dispositif justificatif à tiroirs objective pour nous l’ordre intérieur de François de Neufchâteau, ordre moral et méthodique au principe de son action, ordre rationnel qui en organise les finalités. De la dispersion de ses actes publics, il fait surgir une cohérence morale qui repose sur les vertus de probité, de soumission aux lois, de souci du bien public et de responsabilité, qui légitiment ses initiatives. À l’ordre successif d’exposition, il substitue un ordre méthodique qui donne à voir la rationalité d’un véritable système de gouvernement, fondé sur la connaissance des faits et l’expertise, le dialogue permanent entretenu avec les corps administratifs et les citoyens, un constant souci de synthèse, une exigence de général appliquée à la diversité et la multiplicité des affaires particulières. À l’exposé des motifs qu’affiche chacune de ses circulaires, il ajoute celui des finalités profondes qui fondent leur unité et objectivent leur convergence : l’affermissement du régime constitutionnel et l’exaltation de l’esprit public, le relèvement de l’économie nationale, l’unité et la solidarité fraternelles de la nation. L’« œuvre » naît primitivement de cette mise en ordre, agencement signifiant qui, par le jeu des renvois et des commentaires, institue en système un ensemble de pratiques. Loin de demeurer étrangers l’un à l’autre, les différents registres des finalités, des moyens et de l’éthique de gouvernement y apparaissent, au contraire, liés. La société administrée et l’acte d’administration entretiennent une correspondance étroite : à une société débarrassée du despotisme convient un gouvernement transparent, à un peuple qui fait l’apprentissage de la liberté, une pédagogie administrative, à un territoire à peine émancipé des privilèges et des particularismes féodaux, une discipline de l’unité et une règle d’uniformité, à une économie tout juste dégagée des entraves et des abus de l’Ancien Régime, un accompagnement sur les chemins encore broussailleux de la concurrence et du risque. L’ordre de la société commande celui du gouvernement et l’analyse des conditions objectives de celui-ci sa nature et son style. C’est, décidément, à l’évidence d’un système que François de Neufchâteau nous invite à consentir, dont le bouclage est bien difficile à déjouer. Sous le coup d’une triple mise en cause : comme complice des triumvirs, comme complice des dilapidateurs et comme auteur d’actes inconstitutionnels, il rassemble les pièces de sa défense, dont l’axe court au long des notes et des commentaires. À cet ordre subjectif et idéologique, à ce travail de soi sur soi, il faut tenter de confronter l’ordre objectif de sa pratique ministérielle. L’analyse du corpus de ses « actes publics » est un premier moyen d’y parvenir, à condition de ne pas s’en tenir à leur contenu, mais de considérer les gestes et les postures qu’ils induisent. Ce chapitre s’y efforce, en tentant de mettre en évidence l’ordre de travail du ministre, qui définit une certaine figure de l’administration.

2Dans ce « monde de papier »1 qu’est un ministère, les actes du ministre sont avant tout des actes de parole : « Faire, c’est dire »2. Pour preuve, l’intitulation attribuée par François de Neufchâteau au recueil de ses circulaires, qui n’est autre que le recueil de ses actes publics : « Sa place était presque réduite à sa pensée et à sa plume. C’était là sa seule influence. »3 Si la dimension verbale de son activité nous échappe, dérobant ainsi tout espoir de mettre à jour les formes de relations instaurées par le ministre à l’intérieur du monde des bureaux, la publication, par ses soins, de Ordre de travail des bureaux du ministre de l’Intérieur introduit de façon pertinente une dimension constitutive de l’« œuvre », à laquelle il se trouve intégré : le document, qui vise à codifier précisément les attentes du ministre, propose un véritable contrat qui rend explicite les critères d’évaluation du travail des personnels. À ce titre, il peut être apprécié comme une contribution originale à la rationalisation du travail bureaucratique. Mais il a simultanément pour fonction et pour effet immédiat d’installer une posture ministérielle. L’acte, considéré en lui-même, confirme la légitimité et l’autorité de celui qui l’accomplit. En édictant son « ordre de travail », signé de son nom et rendu public par voie de presse, comme l’ensemble de ses circulaires, François de Neufchâteau manifeste sa qualité et son rang de ministre, non seulement dans la sphère du ministère, mais aussi au dehors, pour un large public. Pour sa part, le corpus des circulaires ne regarde pas le fonctionnement des bureaux centraux, mais constitue le mode de communication, en usage sous ce terme depuis le xviii^e siècle, avec l’ensemble des corps administratifs et des commissaires du pouvoir exécutif qui lui sont subordonnés. Mais, comme c’est le cas de l’« ordre de travail », la particularité des circulaires est d’accomplir ce quelles disent. En transmettant les ordres et les requêtes du ministre, elles réalisent pleinement la fonction ministérielle, qui est d’ordonner et de requérir. Et à la différence du cuisinier qui n’a pas besoin d’expliciter verbalement sa recette pour la réussir, le ministre ne peut accomplir sa tâche que par la médiation du langage : ses actes sont, au plein sens du terme, des « actes de langage »4.

3À ce titre, les circulaires nous offrent la matière privilégiée d’une approche de sa pratique, dont elles sont constitutives, et de l’écart aux normes d’une pratique, codifiées par les textes et les usages qui tendent à prévaloir depuis 1791. D’un point de vue formel, cependant, la particularité déconcertante des circulaires de François de Neufchâteau tient à ce qu’elles incorporent à un genre administratif codifié à la fois des éléments de la grande tradition rhétorique de la harangue et du sermon et des éléments de la culture aristocratique et lettrée de la conversation. « Actes de langage », ses circulaires ont vocation à faire bouger les choses. Faire bouger, au sens propre movere, « émouvoir », c’est-à-dire provoquer le déplacement des consciences et des cœurs propre à entraîner la conviction et l’action. Il y a là matière au déploiement d’un savoir-faire dont François de Neufchâteau use sans retenue, à longueur de périodes, d’interpellations et d’éloges des vertus républicaines. Mais cette éloquence, qui énonce les principes et désigne les tâches, s’accompagne dans son cas de modulations dans le registre plus intimiste de la conversation, comme si chaque circulaire, pourtant vouée en partage à plusieurs centaines de lecteurs, était adressée à chaque commissaire en particulier, à chaque membre des administrations centrales. Par l’usage d’un « je », qui ne désigne pas le ministre, mais le sujet François de Neufchâteau, par l’appel à un répertoire personnel d’anecdotes, d’expériences et de sentiments, le ministre, presque sur le ton de la confidence, individualise son propos, et se pose en égal de ses interlocuteurs quand il réaffirme par ailleurs sans équivoque les règles et les exigences de positions hiérarchiques. A l’énoncé solennel de principes moraux et politiques intangibles, trempés dans l’absolu de l’idéal républicain, il associe le naturel et la franchise d’un échange vrai et libre, propre à authentifier ses exhortations à une circulation ininterrompue des pensées et des sentiments. En abolissant les distances qu’il marque simultanément par ailleurs, François de Neufchâteau brouille pour ses contemporains comme pour nous les repères de la communication et laisse ses chances à une multiplicité de pistes interprétatives et de réceptions plurielles. Car au-delà de la sphère administrative, l’allocutaire de son discours est le public virtuel des citoyens tout entier, comme le prouve la publication systématique de ses circulaires dans la presse. Support d’énoncés prescriptifs, celles-ci sont aussi des pièces argumentatives, et des morceaux oratoires qui concourent, de façon indissociable, à la construction d’une posture publique5. Elles participent ainsi, au même titre que les pièces agronomiques ou les pièces politiques, de stratégies médiatiques de gestion de son image publique, et au réinvestissement de savoir-faire littéraires au service d’une compétition pour la gloire qui prend, à la faveur de la Révolution, des formes renouvelées et originales.

4 Par sa lettre, le décret du 10 vendémiaire an IV définit les attributions du ministre, c’est-à-dire son champ de compétences : correspondance avec les autorités administratives, maintien du régime constitutionnel, surveillance de l’exécution des lois relatives à toute une série de domaines, qui déterminent à leur tour le découpage bureaucratique en grandes divisions ministérielles. En délimitant ainsi les attributions ministérielles de façon restrictive, le Corps législatif entendait réaffirmer une conception minimaliste de la fonction, consubstantielle à l’essence du régime représentatif, qui n’admet aucun pouvoir intermédiaire entre la nation et ses représentants, entre le peuple souverain et ses élus. Dès la Constituante, notamment à la faveur du débat sur la responsabilité des ministres, s’impose l’idéal d’une administration étroitement subordonnée au législatif, vouée à exécuter mécaniquement les ordres et les lois, dont l’initiative et l’élaboration doivent, par principe, lui demeurer étrangères. Le culte de la loi souveraine, qui émerge sur la toile de fond de la critique du despotisme et de l’arbitraire ministériel, tend à cantonner durablement le rôle des ministres dans celui de simples commis et à priver l’exécutif de toute faculté d’initiative des lois et de tout pouvoir réglementaire6. Cependant, sous les termes de « correspondance », de « maintien », de « surveillance de l’exécution des lois », toute une gamme de gestes peuvent venir se loger, de nature et de nuances différentes. Considéré à partir du corpus de ses « actes publics », le rôle du ministre consiste bien en effet à veiller, par tous les moyens, à l’exécution rapide, entière, stricte et uniforme des lois et des arrêtés du Directoire. L’immense majorité des quelque deux cent vingt-cinq circulaires réunies par François de Neufchâteau n’ont d’autre objet que d’obtenir cette application rigoureuse, selon un éventail prescriptif qui va du véritable décret d’application, précisant les modalités d’exécution de la loi, jusqu’au simple rappel à l’ordre des corps administratifs ou des commissaires négligents. Le contrôle de la pyramide administrative qui assure la transmission des actes législatifs ou réglementaires, et leur mise en œuvre jusqu’aux confins du territoire et au plus profond des hameaux, requiert de sa part l’anticipation vigilante de tous les dérapages, susceptibles de déranger la « machine » administrative, dont il est particulièrement averti par son expérience de commissaire du Directoire exécutif Il détermine à son tour toute une série de gestes précis.

5Parmi ceux-ci, François de Neufchâteau donne, à coup sûr, la priorité à l’acte pédagogique. Il s’agit en effet pour lui, non seulement de s’assurer que les lois sont correctement interprétées, mais également de donner à ses interlocuteurs les moyens de faire à leur tour comprendre aux acteurs des administrations subalternes l’enjeu, le bien fondé, les avantages et les modalités d’application des lois et des arrêtés qu’il leur transmet. Faciliter l’exécution des lois commande de prescrire clairement aux administrateurs la conduite qu’ils ont à tenir, les opérations concrètes qu’ils ont à mener. Décomposer le travail d’exécution en une série de tâches hiérarchisées, accompagnées de consignes précises dénuées d’ambiguïté : tel est, nous l’avons vu, le fruit de son expérience locale davantage que le résultat d’une méthode préconçue de gouvernement, tel est aussi le souci qui le conduit à fournir à ses subordonnés, le plus souvent qu’il le peut, un cadre préformé, tableau, liste d’items, propre non seulement à dresser les divers états ou bilans qu’ils sont tenus d’adresser au ministre, mais aussi d’assurer pour eux-mêmes un suivi précis des progrès accomplis dans leur arrondissement7. Toutes les dispositions législatives ou réglementaires font l’objet de cet investissement pédagogique sous lequel prend forme, par priorité, la rationalisation du travail ministériel. Cet investissement n’exclut nullement l’intervention disciplinaire, fruit d’un suivi attentif des prolongements concrets donnés localement à la profusion de ses instructions. De chacune d’elles, le ministre attend qu’on accuse réception, qu’on l’avise des moyens employés localement, à l’échelle de chaque municipalité, pour faire entrer dans les faits les dispositions qu’elles renferment. Le défaut de correspondance régulière, son imprécision ou sa confusion entraînent des admonestations sans concession, le constat d’une application imparfaite, des questions sur les obstacles rencontrés et les moyens envisagés pour les surmonter, la dénonciation de négligences par les commissaires du Directoire, de sévères rappels des fonctionnaires à leurs devoirs, assortis de la menace de blâmes publics8.

6Cet effort de maîtrise et de contrôle repose entièrement sur la capacité du ministre et de ses bureaux à obtenir la tenue d’une correspondance régulière, que François de Neufchâteau s’attache à codifier – une lettre par sujet et par destinataire, mention en haut à gauche de son objet et de la division dont il relève – et à développer, en sollicitant avis et remarques ou en incitant les administrateurs locaux à s’ouvrir librement à lui des difficultés rencontrées par eux sur le terrain. De ces échanges éclairés et de cette collaboration confiante, il attend non seulement un supplément de lumières et de raison qui doit, selon lui, inspirer l’action gouvernementale, mais aussi un surcroît d’efficacité. La réunion de l’ensemble des questions ou des objections soulevées par les administrateurs donne généralement lieu à un travail de clarification, qui passe par une typologie des problèmes, puis leur traitement dans une circulaire générale, qui distingue, classe, hiérarchise les différentes sources d’erreur ou d’entorses à la loi, et suggère les remédiations qu’il convient de leur apporter9. L’efficacité réside aussi dans l’uniformité : une seule loi pour la République, appliquée de façon identique sur l’ensemble du territoire. « Le gouvernement se trouve ainsi privé d’un des moyens les plus propres à établir l’uniformité dans le régime administratif, à éclairer sa surveillance, à procurer une prompte rectification de ce qui pourrait se publier de contraire aux lois ou de peu favorable au développement de l’esprit public », observe-t-il, en constatant le peu d’empressement des administrateurs et des commissaires à lui faire parvenir le double des arrêtés, circulaires et autres actes publics qu’ils font imprimer pour l’instruction des administrations municipales10. Enfin, cette correspondance active, qui s’ajoute aux comptes réguliers que doivent rendre périodiquement, nous l’avons vu, les administrateurs de départements comme les commissaires du gouvernement, doit contribuer à alimenter le « tableau général » que le ministre souhaite avoir constamment sous les yeux, quel que soit le domaine considéré, et dont l’analyse conditionne tout à la fois les spéculations ou les calculs du gouvernement et l’orientation de ses propres initiatives : intervention disciplinaire auprès des administrations récalcitrantes, rapport auprès du Directoire accompagné d’un projet d’arrêté, ou encore rapport assorti d’un projet de message aux Cinq-Cents, en vue de provoquer l’intervention législative. C’est l’idée exprimée dans la circulaire sur la répression de « l’abus du renversement des terres »11 qui invite les administrateurs à « réunir tous les faits qui peuvent éclairer le gouvernement, non seulement sur la nécessité d’une loi précise, mais encore sur les moyens à employer pour prévenir ces délits... Il est important que vous me fassiez parvenir, avec vos observations, l’analyse des procès-verbaux qui seront rédigés dans ces circonstances, c’est de la réunion de ces différents renseignements que le gouvernement pourra tirer des résultats propres à éclairer le Corps législatif sur cette espèce de délit, et à provoquer une loi générale pour le faire cesser et punir partout où il pourra se produire. »12 La parfaite connaissance du local, entretenue par une communication assidue, conditionne l’aptitude du ministre à s’élever au-dessus du particulier jusqu’au général, et détermine donc sa propre capacité d’initiative, au croisement de son souci d’un rigoureux respect de la loi et de ses préoccupations réformatrices.

7Cette capacité d’initiative, enracinée dans un idéal de service, prétend cependant puiser sa substance dans une circulation démocratique, par laquelle le ministre cherche à impliquer l’ensemble des citoyens à travers les corps administratifs. Ainsi, la difficile mise en place des barrières de perception de la taxe d’entretien des routes est-elle à l’origine d’une véritable mobilisation générale dans les départements, des administrateurs mais aussi des citoyens appelés à seconder ceux-ci dans la complexe opération de placement des points de perception13. « Il faut d’abord examiner les plaintes des usagers », plaide-t-il, puis rédiger une instruction à l’usage des administrés, la publier et l’afficher afin de vaincre les résistances. Pour une rationalité optimale du travail, organiser la concertation avec les ingénieurs en chef des Ponts et Chaussées, consulter les administrations des départements limitrophes afin d’harmoniser la carte des barrières. Enfin, rechercher le consensus par la nomination d’un « commissaire instruit », choisi au sein de l’administration centrale ou en dehors d’elle pour effectuer une tournée sur le terrain et reconnaître les emplacements futurs, s’entretenir avec les inspecteurs de la taxe là où elle est déjà établie. À l’investissement pédagogique, s’ajoute ici une volonté d’investissement démocratique, gage d’un surcroît d’efficacité. La soumission à la loi s’accommode de l’ouverture d’un dialogue participatif, d’une prise en compte de l’expression des intérêts et des perceptions locales, dans les limites du respect de l’intérêt général défini par la loi.

8Incontestablement, le corpus des circulaires donne à voir une méthode de gouvernement, qui s’organise selon trois axes, simultanément à l’œuvre : une pédagogie administrative, qui prévient l’intervention disciplinaire ; une correspondance active et régulière entre les bureaux centraux et les corps administratifs ou les commissaires exécutifs ; une ouverture démocratique enfin, qui se présente comme une volonté de prise en compte de l’opinion des citoyens, auxquels l’administration, par la voix du ministre, est tenue d’offrir un relais auprès de la représentation nationale. L’ordre méthodique revendiqué implique donc non seulement une circulation verticale, de haut en bas de la pyramide administrative (transmission des ordres, application des lois), mais aussi une circulation du bas vers le haut, de la périphérie vers le centre, dont la finalité affichée est double : procurer au ministre les éléments d’une maîtrise et d’une évaluation des effets réels de son investissement prescriptif ; lui procurer du même coup les instruments d’une intervention efficace auprès du Directoire exécutif et auprès du législateur. Comme le pressent Clive Church sans expliciter sa remarque : « Cette structure verticale d’organisation n’impliquait pas seulement l’observation et l’enregistrement de ce qui se passait dans tel champ d’activité déterminé, mais également d’agir sur celui-ci. »14 En intégrant a posteriori à la table de son recueil la mention des arrêtés du Directoire et celle des messages adressés par celui-ci aux Cinq-Cents « sur le rapport du ministre », François de Neufchâteau objective la consistance de cet agir, et suggère l’enchaînement dans lequel il prend corps : un enchaînement qui conduit de l’application rigoureuse des lois et du contrôle de cette application à la suggestion des remédiations exécutives ou législatives, sur la base d’une information précise, et pour ainsi dire en temps réel, de l’état « au vrai » de chaque domaine placé sous sa responsabilité. Le compte précis des dépenses des administrations, le compte de l’instruction publique, l’ensemble des divers états de situation qui concernent les poids et mesures comme l’état civil, la navigation intérieure comme le produit des récoltes, la taxe d’entretien des routes comme les plantations ou les délits champêtres concourent, chacun pour sa part, à produire cette mesure exacte de l’emprise des lois et de l’efficacité gouvernementale, à identifier les insuffisances ou les lacunes de l’une comme de l’autre, et à préparer les éléments d’un amendement législatif ou réglementaire. La fonction stricte d’exécution assignée au ministre s’efface au profit d’une fonction d’étude, de conseil et d’expertise, qui tend à faire du ministère un pôle d’initiative, et du ministre un acteur apte à peser sur les orientations du gouvernement comme sur les débats au sein des conseils.

9Pour juger du contenu et des modalités précises de cet infléchissement, il suffit en théorie de reconstituer par le menu les séquences qui, depuis la rédaction d’une circulaire donnée, déroulent la suite des gestes conduisant de celle-ci à l’initiative d’un message ou d’un arrêté, et de suivre le ministre, assisté de ses commis et de ses rédacteurs, dans leur travail d’analyse et de traitement de l’information. Sur un même dossier, les conditions sont rarement réunies15. Néanmoins, parmi les traces matérielles de ce cheminement, les rapports constituent le pivot de la chaîne, puisqu’ils nouent l’articulation entre particulier et général, information et décision. Leur conservation est aléatoire. Dans le cas où le Directoire en rejette les conclusions, tel rapport fait retour au ministère, où il a des chances d’être classé dans l’une des multiples séries qui regroupent, avec de graves lacunes, les papiers des ministères. Reste alors à le retrouver dans ce « monde de papiers », dépourvu d’index analytique. Dans l’hypothèse où le Directoire en adopte les conclusions, deux cas peuvent se présenter : assorti d’un projet d’arrêté, le rapport est déposé sur le bureau du secrétaire général et devrait se trouver annexé au recueil factice des « minutes des arrêtés ». Beaucoup, mentionnés sur les feuilles de travail, n’y figurent pas16. Accompagné d’un projet de message, tel autre rapport suivra celui-ci aux Cinq-Cents, où nous perdons sa trace au seuil d’un des nombreux comités ou de l’une des commissions ad hoc chargées de préparer le travail du conseil. Ainsi, des centaines de rapports signés de la main de François de Neufchâteau, nous ne possédons souvent que la mention17. À défaut d’un traitement systématique, deux exemples vont guider notre approche.

10Le premier est relatif à la conduite du dossier de l’instruction publique. Il met clairement en évidence l’articulation entre les tâches de surveillance de l’exécution des lois et la posture de conseil éclairé assumée par le ministre. Il rassemble les principaux points forts de sa démarche : finalités amélioratrices induisant la mobilisation de l’exécutif et du législatif, rassemblement systématique et exhaustif d’informations, recours à l’expertise savante qui passe par la création du Conseil d’instruction publique, et la recherche de collaborations et d’appuis hors de la sphère administrative. À son arrivée au ministère, François de Neufchâteau dispose en théorie de nombreuses sources d’informations sur l’état de l’instruction publique. Sa propre connaissance du terrain acquise dans les Vosges, d’abord, prolongée par les liens qu’il entretient avec son successeur et ami, Dieudonné, lui-même très attentif à tout ce qui touche l’instruction. Le volumineux rapport de son prédécesseur, Bénézech, ensuite, qui en dresse un tableau général, matériel et moral alarmant18. Les rapports décadaires des commissaires du Directoire enfin, censés lui procurer les matériaux d’un bilan suivi des progrès ou des reculs enregistrés dans chaque département. Dans les faits, le ministre n’est en possession que de trois comptes envoyés depuis pluviôse an V, dix depuis le début de l’année19. Dans l’obligation où il se trouve de répartir les crédits accordés par le Corps législatif pour le fonctionnement des écoles centrales et le paiement des indemnités de logement des instituteurs, il ne dispose en réalité d’aucun instrument efficace de gestion. Connaître dans le détail la situation de chaque département apparaît donc comme une priorité légitime. À cette fin, une première circulaire du mois de fructidor réclame aux administrations centrales un état nominatif précis des instituteurs et des professeurs et un compte des dépenses des écoles centrales, de façon à fournir au législateur les bases d’un règlement définitif de leur financement20. Dès cette première circulaire, le ministre différencie clairement ce compte financier d’un « compte littéraire ». Celui-ci fait à son tour l’objet d’une circulaire le 20 fructidor an V, qui exige cette fois des administrateurs un « compte précis de l’Instruction publique », destiné à dresser le bilan de l’application de la loi de brumaire an IV, et à l’aider à « tracer pour le Directoire exécutif le tableau général des lumières, l’état des connaissances et des mœurs »21. Il s’agit de produire une mesure, quantitative et qualitative, de l’efficacité du système scolaire. Sous quatre rubriques principales : écoles primaires, écoles centrales, bibliothèques et musées, pensionnats, dix à quinze questions réclament à la fois un état de l’offre d’instruction et des obstacles à son développement, et une évaluation de la qualité, pédagogique et civique, des enseignements dispensés. Le ministre s’enquiert notamment des méthodes et des supports pédagogiques, objet d’intérêt personnel au point qu’il donne, en l’an VII, une Méthode pratique de lecture à usage des maîtres du primaire22. Les réponses au compte demandé en fructidor se sont souvent confondues avec celles exigées dans un autre cadre par Letourneux, successeur de François de Neufchâteau au ministère23. Certains commissaires, comme Dieudonné, ont tout bonnement annexé leur réponse à la rubrique « instruction » de leur compte périodique24. Quelle que soit l’ampleur des lacunes, c’est néanmoins sur la foi des résultats de l’enquête que le ministre se trouve en mesure de rédiger, au mois de brumaire an VII, un volumineux rapport, dont les circonstances de rédaction et le contenu sont tout à fait éclairants sur les stratégies de gestion ministérielle de son auteur25.

11C’est primitivement à la demande de la commission d’instruction publique des Cinq-Cents que le ministre reçoit du Directoire, en fructidor an VI, la mission de lui faire connaître « l’état au vrai de l’Instruction publique et les obstacles qui en retardent les progrès »26. A la veille d’ouvrir le débat sur l’organisation des écoles spéciales qui doivent achever l’édifice scolaire prévu par la loi de brumaire an IV, la commission, entraînée par quelques députés qui en remettent en cause les fondements, désire disposer d’un bilan de l’application des dispositions relatives aux écoles primaires et aux écoles centrales27. Invité à rendre compte de cette application, le ministre, dont c’est le rôle, s’acquitte de sa tâche en une trentaine de pages, qui détaillent avec la plus grande précision possible les divers aspects de celle-ci. La proximité des thèmes et des questions abordées avec la teneur du compte de l’an V ne laisse planer aucune équivoque sur la source des informations dont il présente la synthèse. Le contenu du propos, qui fait abondamment référence aux idées et aux initiatives personnelles du ministre28, ne laisse quant à lui aucun doute sur la part prépondérante qu’il a prise à sa rédaction. L’intérêt du document provient précisément de ce qu’il ne produit pas seulement le bilan concis que le Directoire et le Conseil étaient en droit d’attendre du ministre, mais un véritable plan d’amélioration de l’instruction publique, qui touche aux fondements de la loi.

12Sur la base d’une analyse serrée des causes du médiocre développement de l’enseignement primaire, le rapport préconise en premier lieu la formation d’un corps d’instituteurs salariés par l’Etat, avec la garantie d’une retraite29. Afin d’améliorer la formation des maîtres, il recommande l’ouverture, dans chaque école centrale, de cours spéciaux destinés à consolider leurs acquis scientifiques et les instruire « de l’art et des méthodes d’enseigner », formule dont le ministre a suggéré l’expérimentation aux professeurs dans une circulaire du 17 vendémiaire an V1130. Chaque candidat au poste d’instituteur devrait ainsi, selon lui, bénéficier d’une formation d’une durée de six mois sanctionnée par un certificat d’aptitude, à la charge des communes qui désireraient les employer. Pour ce qui regarde les écoles centrales, dont l’organisation est assez avancée (quatre-vingt-sept écoles en fonctionnement), le problème majeur demeure celui d’une sous-fréquentation, imputable à deux causes : le semis trop lâche des écoles qui écarte les élèves éloignés du chef-lieu ; le hiatus existant entre le cycle élémentaire, qui s’achève autour de dix ans, et celui des écoles centrales, qui commence à douze ans et propose des enseignements hors de portée de la plupart des élèves. En conséquence, le ministre suggère l’ouverture de pensionnats dans chaque chef-lieu de départements, placés sous la surveillance des administrations centrales, et, dans chaque école, la création de deux chaires d’enseignement primaire renforcé, destinées à une initiation aux langues anciennes, aux lettres et à l’histoire. Enfin, le réaménagement du cursus devrait tendre, selon lui, à lier entre eux les enseignements de grammaire et de grammaire générale, tandis que les cours les moins fréquentés pourraient, le cas échéant, disparaître, et que la création d’écoles supplémentaires pourrait être suspendue afin de ne pas alourdir les contraintes budgétaires.

13Le plan allait donc bien au-delà des attentes du Conseil et la proposition d’amendements substantiels à la loi, exprimés comme tels, excédait amplement les attributions du ministre. Tirant sa force argumentative d’une connaissance du terrain qu’il avait lui-même réunie, et d’une série d’initiatives expérimentales qu’il avait suscitées, le ministre n’en outrepassait pas moins les limites coutumières imposées à sa fonction pour prendre ouvertement parti dans un débat que les abandons de l’an IV n’avaient pas éteint, et passer de l’application à la réforme des lois. L’accueil réservé au rapport par le Conseil fut d’ailleurs à la hauteur de l’estime dans laquelle la fonction ministérielle était tenue, puisque les députés s’empressèrent, après les rapports euphémisés de Roger-Martin et Heurtault-Lamerville, de passer à l’ordre du jour et de revenir à la question des écoles spéciales31. « L’insuffisance de la loi n’a pas permis jusqu’ici au gouvernement d’opérer le bien dans toute son étendue », affirmait le ministre, peut-être trop péremptoirement, en conclusion de son rapport. Il avait saisi en vain la perche tendue par la commission et n’avait plus qu’à s’en remettre à la bonne volonté des acteurs du système scolaire pour espérer une amélioration du rendement de celui-ci. La suite de l’histoire prouve qu’il espéra en vain.

14Presque au même moment, les démarches entreprises dans le but d’obtenir du législateur une loi déterminant la réduction du nombre des cantons éclaire une autre modalité de cette articulation spécifique de la dimension technique de la fonction ministérielle avec sa traduction politique. Celle-ci consiste à stimuler la périphérie pour impulser la rénovation au centre, par l’intermédiaire du ministère. Dès 1790, François de Neufchâteau s’était élevé contre le maintien d’un nombre, excessif selon lui, de municipalités, invoquant les difficultés de recrutement qu’il ne manquerait pas de soulever. En 1791, il avait, en qualité de maire de Vicherey, organisé un comité central des municipalités du canton, initiative saluée par Adrien Duquesnoy dans un article qui stigmatise la trop grande dispersion des pouvoirs administratifs32. En qualité de commissaire du Directoire, François de Neufchâteau ne se montre pas moins critique à l’égard du nombre trop élevé de municipalités de canton, obstacle, selon lui, à tout progrès de l’efficacité administrative, car il multiplie les correspondances, les sources de retard et d’écart, pose le problème du recrutement d’un personnel suffisamment familier du langage juridique et des questions administratives pour satisfaire aux exigences des diverses fonctions à pourvoir33. Les épurations politiques multipliées à partir de fructidor ne pouvaient qu’accentuer le problème, au point que le ministre fait de cette préoccupation l’une de ses priorités à la veille de son retour au ministère34.

15De leur côté, les conseils n’étaient pas indifférents à la question. Mais c’est principalement dans un souci d’économie des dépenses administratives que les Cinq-Cents se déterminent, à la fin de l’an V, à créer une commission chargée d’examiner la possibilité d’une réduction du nombre des cantons. Dès le 19 brumaire an VI, saisissant l’occasion, le Directoire, qui compte désormais François de Neufchâteau parmi ses membres, commande un rapport sur le sujet au ministre de l’Intérieur, Letourneux, puis prend sur lui le 6 frimaire de consulter directement les administrations centrales et de leur demander de proposer une circonscription nouvelle des cantons, dans les limites constitutionnelles qui fixent à un myriamètre la distance du point le plus éloigné du centre de la circonscription. La dissolution de la commission parlementaire le 4 pluviôse, à l’approche des élections, suspend la réflexion, qui retrouve un regain d’actualité lors de la discussion sur les dépenses de l’an V1135. Par une motion d’ordre, le député Pollart attire alors l’attention des Cinq-Cents sur l’économie que représenterait la réduction du nombre des cantons, et lance, un peu au hasard, le chiffre de 36 millions36. Il paraît assez clair que François de Neufchâteau, redevenu ministre, saisit alors l’occasion, cette fois-ci de sa propre initiative, pour sortir de ses tiroirs le résultat de la consultation engagée quelques mois auparavant et produire un rapport circonstancié qui, revêtu de l’approbation du Directoire, est transmis au conseil par un message du 21 fructidor an V137. Corrigé de sa main, ainsi que le message signé « La Révellière » qui l’accompagne, le rapport plaide en faveur d’une réduction du nombre des cantons, en des termes qui l’apparentent à une véritable consultation constitutionnelle, doublée d’une consultation technique tirant sa force persuasive des trente-quatre réponses adressées l’année précédente par les administrateurs départementaux. En premier lieu, la constitution, selon le rapport, ne fixe pas irrévocablement le nombre des cantons, argument opposé par les adversaires de la réforme, mais seulement la limite inférieure de leur circonscription. En second lieu, les administrations centrales, unanimement favorables à un redécoupage administratif, prouvent, par leurs propositions, la faisabilité du projet. La synthèse de celles-ci fait état d’une réduction possible de 805 cantons sur les 1886 qui composent le total de leurs arrondissements, soit une diminution d’un tiers, qui, appliquée à l’ensemble des départements de la République, produirait une soustraction de 1750 cantons. Soit une économie de 2450000 francs, réalisée sur les dépenses d’administration à la charge de la Trésorerie nationale. La crédibilité d’un tel chiffrage repose sur les résultats d’un travail engagé par le ministre dès son premier passage à l’intérieur, pour connaître avec précision les dépenses à la charge des communes. À cette fin, il a fait dresser par ses bureaux des états qui résument, en 49 colonnes, les divers postes de dépenses, instrument prévisionnel fiable de gestion et de maîtrise des dépenses d’administration38. À l’issue des rectifications et des coupes claires opérées sur les « dépenses inutiles » par ses services, la dépense type d’un canton rural est évaluée à 1400 francs par an, celle des grandes communes globalement à 1,3 million de francs. En ajoutant l’économie réalisée sur l’entretien des justices de paix (4250000 francs) et sur le traitement des 1750 commissaires près les administrations municipales, le ministre peut projeter une économie totale de neuf millions pour le contribuable. Économie, simplification des rouages administratifs, atténuation des difficultés de recrutement des candidats aux fonctions administratives, apportent finalement la démonstration du bien-fondé de la réforme du découpage cantonal. Le rapport du ministre ne resta pas cette fois-ci sans écho. Bara, député des Ardennes, en reprend les conclusions dans son rapport du 2 frimaire, et Delpierre, député des Vosges proche de François de Neufchâteau, intervient à son tour dans le même sens39. En vain, puisque la discussion, ajournée, ne fut jamais reprise.

16L’état de conservation des sources ne laisse que rarement l’occasion de suivre pas à pas les stratégies de gestion ministérielle des différents dossiers. Même dans le cas des deux exemples qui viennent d’être développés, nous ne saisissons pas précisément la part et la nature exactes du travail accompli par les bureaux, et le mode concret de travail impulsé par le ministre. Néanmoins, s’agissant de deux questions qui font durablement l’objet d’un fort investissement personnel, un constat apparaît clairement : l’effort du ministre se porte simultanément sur le renforcement de l’efficacité technique de son administration et sur la recherche d’une traduction en termes politiques des résultats de celle-ci. Si, par le premier trait, sa gestion ministérielle préfigure par bien des points les formes qui tendent à s’imposer à partir du Consulat (strict contrôle des bureaux, recherché par Ordre de travail des bureaux du ministre de l’intérieur, efficacité de la traduction technique des décisions politiques, mise en place de dispositifs efficaces d’information et de contrôle des administrations subalternes), elle s’en différencie cependant fondamentalement par la confusion tout à fait évidente vers laquelle elle tend, entre pouvoir administratif et pouvoir politique. En dépit du devoir de réserve affiché par le ministre dans les notes de son Recueil..., il n’en reste pas moins que sa pratique révèle de sa part une volonté d’imposer une posture ministérielle d’intercesseur politique, et que l’investissement considérable consenti par lui pour obtenir l’exécution des lois trouve sa raison ultime dans l’investissement politique qu’il déploie pour accroître le pouvoir d’influence de son ministère, au nom de la compétence et de la connaissance technique des dossiers. Si l’affaiblissement des conseils et l’ascendant pris par l’exécutif après ses victoires de fructidor et de floréal étaient de nature à favoriser l’influence croissante du pouvoir administratif, qui servait les desseins propres des directeurs dans leur rivalité avec les conseils, il est clair néanmoins que le ministère Neufchâteau associe deux particularités : l’affirmation d’une vigoureuse reprise en main des bureaux et des corps administratifs, d’une part, la revendication d’une forte visibilité ministérielle, de l’autre. L’originalité de François de Neufchâteau est d’avoir assumé comme telle et en son nom son entreprise de promotion d’un gouvernement éclairé, à contre-courant de la critique anti-bureaucratique qui dominait alors, esquissant ainsi une figure de la responsabilité ministérielle, qui anticipe les déplacements et les débats dont la fonction fera l’objet sous la monarchie constitutionnelle.

17C’est que, dans la compétition pour le pouvoir, le ministre joue aussi sa partie propre, qui se déploie sur deux fronts. À l’intérieur du système, il cherche à faire admettre une interprétation extensive de sa fonction, à l’affût du moindre grignotage susceptible d’en accroître le prestige : ainsi peut-on interpréter par exemple la démarche entreprise auprès des conseils pour obtenir d’eux le transfert à son profit de leurs compétences en matière de création de foires et marchés, « simple objet d’administration », selon lui. En réalité, l’argumentation dont il use en la circonstance revient à mettre directement en concurrence le pouvoir administratif et le pouvoir souverain des conseils : « Le gouvernement, dit-il, plus à portée de connaître les besoins et les ressources et de rapprocher la demande particulière de ce qu’exige l’intérêt général, est plus à portée d’apprécier celles qui seraient susceptibles d’être accueillies. »40 L’affirmation n’était peut-être pas sans fondement, mais on ne pouvait mieux exprimer la revendication d’une reconnaissance de la qualification des bureaux ministériels à juger de l’intérêt général mieux que ne pouvaient le faire les représentants du peuple, expression de la volonté générale. Au dehors, les stratégies publicitaires du ministre, largement relayées par les organes parmi lesquels il compte relations et alliés, Le Magasin encyclopédique, La Décade philosophique, La Clé du cabinet des souverains, contribuent à accréditer sa posture publique et à dégager les bénéfices symboliques qu’il en tire. À cette compétition pour le prestige, au service de laquelle il mobilise toutes ses ressources d’homme de lettres, ses circulaires, à l’interface de l’intérieur et de l’extérieur, participent intrinsèquement. Expression de son pouvoir coercitif et normatif, elles en produisent, pour un large public, les figures d’effectivité et de légitimité. Parmi celles-ci, celle des citoyens, interpellés au même titre que les commissaires ou les corps administratifs, doit être examinée, car elle engage le crédit qu’on peut accorder aux affirmations de l’auteur du Recueil, soucieux de nous léguer l’image d’une gestion ministérielle sensible à l’opinion et à l’initiative citoyennes, conduite sous la bannière de la transparence et de la probité. La procédure appliquée au problème des prisons et des hôpitaux offre un terrain propice à la mise à l’épreuve de cet axe de construction de l’œuvre, car elle interroge la valeur et la portée de ses appels au débat public, tels que nous les avons évoqués. Elle jette par là même quelque lumière sur les conditions dans lesquelles l’idéal de transparence et de probité assumé par le ministre a pu être mis en cause par ses contemporains eux-mêmes.

18Selon Jacques-Guy Petit, « tout au long du Directoire, le chassé-croisé entre l’exécutif, l’administratif et le législatif se poursuit, chacun demandant aux autres de faire le nécessaire pour les prisons, chacun manifestant l’incapacité de s’attaquer concrètement aux abus les plus criants ». Cependant, il lui apparaît que la situation financière des établissements de détention s’améliora, notamment « par l’arrivée au ministère d’un homme compétent et efficace, François de Neufchâteau »41. Du côté de la compétence, on peut en effet rappeler l’intérêt porté par le magistrat à la question pénale, dont témoigne la publication, en annexe de son Mémoire sur la disette de numéraire à Saint-Domingue, de ses considérations sur les avantages de la substitution de peines de travaux forcés à la peine capitale. Par ailleurs, en qualité de commissaire du Directoire, il avait été concrètement confronté à l’ampleur de la détresse financière à laquelle se résumait brutalement, tant la question de la survie des hôpitaux que celle du devenir des établissements de détention. Au demeurant, François de Neufchâteau n’était ni le premier, ni le seul à se pencher sur le sort effroyable des prisonniers. Dès le mois de pluviôse an IV, le Directoire adressait un message aux Cinq-Cents sur le rapport de son prédécesseur, Bénézech, et du sein même des Cinq-Cents, les rapports de Pasroret et de Delaporte avaient dressé le bilan précis de la situation désespérée des établissements pénitentiaires et suggéré des solutions, parmi lesquelles la mise au travail des détenus42. Il est peu douteux que le ministre ait pris connaissance de ces documents, alors que lui-même n’avait cessé de réclamer des secours et des mesures d’urgence pour son département des Vosges. À défaut d’une véritable compétence, François de Neufchâteau avait acquis une connaissance de terrain et portait certainement sur le dossier le regard d’un homme informé. Dans les deux mois de son premier ministère, il ne consacre pas moins de deux rapports à la situation des prisons et des hôpitaux, suivis d’un message au conseil des Cinq-Cents, pour tenter de sensibiliser les députés à l’urgence de mesures propres à sortir les uns et les autres de leur asphyxie financière43. Le 10 fructidor an V, une circulaire enjoint aux administrations centrales de produire un compte précis des dépenses des prisons engagées pour l’an V et de lui faire part de leurs observations pour l’an VI, afin d’appuyer son plaidoyer auprès du législateur. Son obstination et sa gestion rigoureuse du dossier ont certainement leur part dans la décision des conseils de débloquer quatre millions en faveur des prisons au titre de l’an V et d’accorder à cette ligne budgétaire une assez large enveloppe au titre de l’an VI. Néanmoins, la décision la plus remarquable apparaît sans conteste celle de « mise en entreprise » des dépôts de mendicité, arrêtée par le Directoire, sur rapport de François de Neufchâteau, quelques semaines après sa réinstallation au ministère. Elle revient à confier l’entretien des détenus à un entrepreneur privé, qui obtient en contrepartie le droit de les faire travailler en retenant à son profit la moitié du produit de leur travail44. La décision s’inscrit dans un courant de réflexion, porté à l’Intérieur du ministère par Adrien Duquesnoy, chargé de la traduction des Mémoires sur les établissements d’humanité, dont certains inspirent la circulaire de François de Neufchâteau, et surtout par Leclerc de Montlinot, lauréat de l’académie de Soissons en 1777 pour son mémoire sur les moyens de détruire la mendicité dans la ville et auteur, en l’an V, de plusieurs articles sur l’intérêt des peines de « transportation » et de la mise au travail des condamnés45. « Seul moyen d’aller sans argent », selon l’aveu du ministre, la décision de privatiser la gestion des dépôts apparaît bien comme l’aboutissement d’un travail de cabinet, dont les modalités doivent plus à des considérations pragmatiques et à la réflexion d’un petit groupe d’experts, qu’au large débat dont le ministre affichait la volonté. Plus troublante cependant apparaît la précipitation avec laquelle le ministre concrétise la décision arrêtée par le Directoire, court-circuitant toute chance de faire aboutir la « discussion éclairée » à laquelle il conviait ses subordonnés par une circulaire du 5 fructidor an VI, comme celle de provoquer une large concurrence d’entrepreneurs. Dès le 16 vendémiaire an VII, moins de cinquante jours après la publication du cahier des charges à usage des soumissionnaires, celui-ci signe en effet devant notaire, au nom de la République, un traité qui cède à un entrepreneur unique, pour toute l’étendue du territoire, l’entreprise des dépôts pour neuf ans, à charge pour lui de pourvoir à la nourriture et l’entretien des reclus, qu’il peut soumettre en contrepartie à des travaux « utiles et productifs »46. Quelques mois plus tard, des accusations portées par le citoyen Miquel, médecin à Nancy, dénoncent aux Cinq-Cents les irrégularités du traité d’adjudication conclu, selon lui, avec deux commis du ministère de l’intérieur, les citoyens Lacombe et Montlinot, mettant en cause l’absence de transparence de la procédure d’adjudication et le non-recours au « mode du rabais »47. En l’absence des pièces produites à charge et du rapport justificatif remis par François de Neufchâteau au Directoire exécutif, qui le fait suivre aux Cinq-Cents à l’intention de la commission créée pour atteindre les dilapidateurs, il est bien difficile de faire toute la lumière sur cette ténébreuse mise en cause, qui porte pourtant gravement atteinte à l’image de soi que le ministre cherchait à imposer auprès du public48. Quel qu’en soit le fondement invérifiable, elle témoigne en elle-même des doutes émis par les contemporains sur l’authenticité de la transparence érigée en modèle de gouvernement par François de Neufchâteau.

19Et ce d’autant plus que le traitement du problème des hospices, en perdition financière depuis la nationalisation des biens de fondation, obéit au même scénario et débouche sur une issue identique. Comme dans le cas des prisons, la détermination de François de Neufchâteau à sensibiliser l’exécutif, et, par son intermédiaire, le législatif, à la détresse des hôpitaux, est indubitable, et l’on a déjà évoqué son zèle pour accélérer l’application de la loi sur le rétablissement des octrois49. Mais son intervention la plus décisive est bien celle qui aboutit, par arrêté du Directoire du 19 frimaire an VII, pris sur le rapport circonstancié du ministre, à privatiser la fourniture des hospices civils de Paris, à charge pour les entrepreneurs d’y établir des ateliers de travail pour les valides et les enfants assistés50. Là encore, ce mariage entre utilitarisme et philanthropie échappe à toute forme de débat public et tourne le dos, par voie administrative, à la gestion bénévole des établissements d’assistance par les commissions des hospices civils, instituées en brumaire an V. Il implique encore une fois un proche du ministre, Adrien Duquesnoy, adjudicataire avec un dénommé Veytard des fournitures pour les établissements des enfants et orphelins de la patrie51. Ce n’est donc pas sans raisons légitimes que les députés cherchent quelques mois plus tard à obtenir des éclaircissements sur la gestion des hôpitaux parisiens, laissant entendre, comme dans le cas des prisons, que le choix des soumissionnaires avait pu donner lieu à des opérations frauduleuses, notamment au profit de la compagnie Houard, déjà bénéficiaire d’un marché public pour la fourniture de farines aux hospices parisiens le 29 fructidor an V152. La violente polémique qui oppose les parties concernées au printemps de l’an VII, agents de l’« administration paternelle » d’un côté, entrepreneurs de l’autre, à coup de rapports et de contre-rapports de gestion, ne permet pas de décider clairement lequel des deux systèmes offre le meilleur service au moindre coût, et si la fourniture des hospices fut ou non l’occasion de fructueux profits pour ceux qui s’en étaient assuré le monopole53. En la circonstance, la défense de François de Neufchâteau, dont nous ne saisissons pas il est vrai tous les éléments, apparaît cependant bien faible, notamment par l’aveu de clauses secrètes annexées au traité du 29 fructidor, dont il ne rend publics que quelques articles, évidemment à son avantage54. Le jugement suivant, proféré par Antoine Deguerre, pourtant proche de François de Neufchâteau, ne plaide pas pour une exonération des charges sans supplément d’information : « Il est flatteur pour François d’emporter dans sa retraite l’estime publique. Cependant, je t’avouerai que je ne suis pas absolument tranquille sur son compte ; je ne puis me persuader qu’il ait trempé dans aucune conspiration, ni qu’il soit complice des dilapidateurs effrénés qui convoitent la fortune de l’État, mais son avarice, son égoïsme me donnent lieu de craindre qu’il ne se soit permis d’attraper quelques pots de vin sur les marchés qui lui étaient confiés. »55 C’est ce que nous sommes bien incapables de prouver ou d’infirmer. Néanmoins, si l’état de la documentation ne permet pas de mettre les protestations de probité du ministre en contradiction flagrante avec la réalité de sa gestion, il n’en reste pas moins que sur ces dossiers sensibles, on ne peut manquer de constater que sa pratique déroge passablement aux principes de publicité et de transparence qu’il prétend promouvoir, et combien son souci du débat pouvait se révéler fragile devant la poursuite d’une efficacité immédiate.

20Force est de constater que l’« œuvre » du ministre ne présente ni la cohérence, ni la transparence dont la parent les commentaires de son auteur. Entre l’ordre rhétorique des circulaires et l’ordre de travail du ministre, on mesure une distance qui n’est pas seulement imputable aux carences de l’appareil administratif ou aux lacunes de la documentation, mais au décalage entre l’idéal normatif qui irrigue son discours et les nécessités immédiates d’une pratique gestionnaire. Dans l’impossibilité où nous sommes, bien souvent, de suivre à leur terme les démarches engagées par cette activité d’énonciation polysémique, il est bien difficile d’identifier l’ordre profond qui organise, indépendamment de ce qu’en dit le locuteur, sa logique de gouvernement. Entre l’ordre libéral et l’ordre centralisateur et hiérarchique simultanément donnés à voir dans le Recueil, entre l’ordre rationnel revendiqué et les discontinuités de la pratique, l’œuvre apparaît comme une construction complexe, qui est aussi construction de soi, bien digne de figurer parmi les « dépôts littéraires ».

21Cette difficulté est particulièrement sensible si l’on se tourne vers ce que le décret du 16 vendémiaire an IV désigne comme « la surveillance de l’exécution des lois relatives à l’agriculture, le commerce, les arts et manufactures », considéré par le ministre comme « la principale affaire de l’État ». Les historiens ont pourtant identifié sans réticence dans ce champ d’activité un ordre libéral, au principe d’une entreprise de reconstruction économique que les espoirs de paix, comme les opérations d’assainissement financier, semblaient devoir mettre à l’ordre du jour. Après avoir fait le succès de l’un de ses opuscules, « les améliorations dont la paix doit être l’époque » installent en effet la posture du ministre dès sa première circulaire en direction de l’industrie, et demeurent, après la reprise des hostilités et moyennant quelques aménagements rhétoriques, une introduction commode à l’exposé de décisions ou d’intentions dont l’évolution politique, financière et militaire rendait de plus en plus incertaine leur actualité. Fondée sur une répugnance à intervenir directement dans le jeu économique, la philosophie libérale du ministre s’exprimerait sous la figure de l’« encouragement », déclinée selon toute une gamme de gestes propres à instruire, faire connaître et stimuler productions et innovations, alternative à la formule de l’Ancien Régime caractérisée, d’un côté, par l’attribution de gratifications, de monopoles et de privilèges, de l’autre par un fort investissement réglementaire. Mais, là encore, l’engagement individuel ne peut être détaché du contexte et des pulsions qui le portent et l’informent. Les encouragements à l’agriculture, au commerce et aux arts, sont une figure obligée du discours sous le régime directorial qui se pose comme l’antithèse de celui de l’an II, dénoncé comme attentatoire aux libertés individuelles et au droit de propriété, et comme responsable de l’anéantissement de tout esprit d’entreprise. Comme tel, le discours de l’encouragement obéit à un certain nombre de codes de communication, conformes aux normes du consensus constitutionnel. Présenté comme un dû aux victimes du régime terroriste et comme indispensable au relèvement de l’économie nationale, l’encouragement à l’activité productive apparaît forcément subordonné au strict respect du droit de propriété, dont découle la liberté de produire et de commercer. Admise en tant que facteur d’impulsion à l’initiative privée, l’intervention gouvernementale ne saurait plus s’afficher sous les traits d’une quelconque prétention directive ou réglementaire.

22Dès l’an IV, les grandes lignes du discours constitutionnel de l’encouragement sont tracées, notamment par la voix d’Eschassériaux, répondant aux Cinq-Cents à Coupé de l’Oise, rapporteur au nom d’une commission chargée d’examiner, à la requête du Directoire exécutif, lui-même assailli d’appels au secours de la part des manufacturiers, les moyens de relever le commerce et l’industrie56. « Le premier encouragement que le gouvernement doit donner à l’industrie et au commerce, c’est de leur restituer les moyens et les principes qui les activent et les fécondent : c’est la voix puissante de la liberté et la protection des lois qui les ressusciteront des ruines et des débris d’une révolution de cinq années », énonce-t-il. Au-delà de ces vérités de principe, il reste à définir un programme, qui combine la reconnaissance de la légitimité de l’intérêt et du profit individuel, et le souci de l’intérêt de l’État, dispensateur des encouragements. L’idée qu’on se fait de celui-ci, autant que les contraintes financières, commande des choix, dont les orientations, approuvées par la représentation nationale, annoncent celles que François de Neufchâteau tentera de faire prévaloir, ainsi que les tensions qui les traversent. Il n’est donc pas superflu d’en résumer les grandes lignes, qui déterminent clairement ce qu’il convient d’encourager, ainsi que les modalités d’encouragement. Parmi les bénéficiaires potentiels, il s’agit résolument de privilégier, d’une part, « les manufacturiers et négociants qui exportent le produit de leurs manufactures fabriqué avec les matières et productions du sol », et, de l’autre, les auteurs d’inventions ou de perfectionnements propres à améliorer la qualité et la productivité des manufactures. Aux premiers, doivent être accordées des primes et des avances, par l’intermédiaire d’une caisse de prêts à intérêt bonifié. Aux seconds, sont dévolus les honneurs de la République, par le biais de proclamations officielles ou de la publication d’un recueil annuel des inventions, mais aussi une aide à la commercialisation de leurs machines ou de leurs procédés, déposés au Conservatoire des arts et métiers : « Le Directoire exécutif est autorisé à faire fabriquer et répandre, au profit de l’inventeur, une quantité donnée de son modèle ou de son invention. » Quelques alinéas, inscrits dans les tendances lourdes de la période, méritent d’être signalés : la formation d’un tableau des « exploitations et fabriques » de chaque département, suivi d’un rapport annuel sur l’état de l’industrie, afin de mesurer les progrès accomplis ; la mise à disposition des industriels « de toutes les personnes, hommes, femmes, enfants, selon leur choix et leurs talents, qui sont dans les hospices ou dépôts de la République ». Mais il importe surtout, pour le présent propos, de prendre acte des arbitrages qui se dessinent dès l’été de l’an IV, en faveur d’industries exportatrices, source de rentrée de numéraire, au détriment du relèvement de l’ensemble du potentiel manufacturier57. Le 3 messidor, le conseil vote, sur une dernière intervention d’Eschassériaux, un crédit de quatre millions dont l’emploi est fixé par avance : un million est destiné à alimenter une caisse de prêt pour les fabricants lyonnais, et trois millions consacrés à soutenir les autres industries de luxe, par le biais de commandes publiques58. En pluviôse an VI, le Directoire exécutif, dont François de Neufchâteau est alors membre, demande, par un message aux Cinq-Cents, une rallonge budgétaire de deux millions « pour les manufactures de Lyon et les principales communes de la République, dans un état de stagnation affligeant »59. C’est à la lumière de ce cadre, fixé dès la première année du régime constitutionnel, qu’il faut envisager la politique d’encouragement menée par le ministre.

23Diffuser, faire connaître et instruire, telle semble bien être en effet l’inspiration qui résume l’essentiel de l’« œuvre » accomplie en direction de l’agriculture. Des grands desseins qui lui tiennent à cœur, et au sujet desquels François de Neufchâteau aspire à saisir ou influencer le législateur (communaux, remembrement, code forestier...), aucun ne donne lieu, en dépit des effets d’annonce, à une démarche concrète propre à accélérer leur mise à l’ordre du jour. À défaut de grandes réformes de structures, l’« amélioration agricole » est évidemment le terrain sur lequel on attend le ministre agronome. Il offre en réalité peu d’initiatives en exemple, qui témoignent au demeurant d’un inégal engagement de l’Etat et dont on dégage difficilement un modèle unique de l’encouragement. D’un côté, l’incitation aux plantations, urgente pour freiner les effets de la déforestation massive dont il a mesuré de près les effets et la portée dans les Vosges, passe par la mobilisation des administrations départementales et des propriétaires, auxquels sont communiqués, par voie de presse et d’affichage, un programme et une instruction sur les semis et les pépinières60. Le programme d’encouragements purement symboliques s’inscrit dans un modèle méritocratique directement inspiré des pratiques académiques, se bornant à prévoir la distribution de médailles et la proclamation solennelle, lors de la fête de l’agriculture, des propriétaires dont les réalisations seront jugées dignes d’être présentées à l’estime publique. Le souci de récompenser l’individu méritant l’emporte sur la réflexion touchant les moyens concrets de mise en oeuvre d’un plan de reboisement, l’argumentation économique s’efface au profit de l’appel aux vertus morales et civiques. D’un autre côté, l’action en direction des propriétaires de troupeau en vue de l’amélioration des laines, objectif recherché vainement depuis Colbert, engage une stratégie et des moyens autrement plus conséquents61. C’est toute l’histoire de la mission Gilbert, que l’on ne peut retracer dans le détail, mais dont il suffit de rappeler qu’elle a pour but de tirer parti, dans les faits, des clauses secrètes du traité d’alliance conclu en thermidor an III avec l’Espagne, aux termes desquelles le gouvernement français est autorisé à retirer de la péninsule mille brebis et mille béliers de race pure pendant cinq années consécutives. Sur le rapport de François de Neufchâteau, remis en fructidor an VI, le Directoire arrête un crédit de 50000 francs pour l’importation de mille brebis et deux cents béliers, pour lesquels une souscription est ouverte auprès des propriétaires au prix de 50 francs par tête62. Le citoyen Gilbert, membre de l’Institut et directeur adjoint de l’école d’Alfort, désigné pour cette mission, est en outre chargé de rechercher dans les Pyrénées-Orientales un local pour y établir une bergerie nationale, sur le modèle de celle de Rambouillet, où les propriétaires du Midi pourront acquérir les bêtes de race pure63. Le volet méritocratique n’est certes pas absent de cette grande opération de promotion des mérinos : le programme de la fête de l’agriculture qui doit être célébrée le 10 messidor an VII prévoit la réunion, à Paris, d’échantillons de laines venues de tous les départements, et leur examen par les membres de la Société d’agriculture de la Seine, fraîchement instituée. La plus belle toison sera portée en triomphe à la fête, l’agriculteur qui l’aura fournie solennellement proclamé et récompensé par une médaille d’or64. Cependant, dans la circonstance, l’engagement financier du gouvernement, qui prévoit au surplus la distribution des bêtes de race aux propriétaires méritants, va au-delà de la reconnaissance symbolique de la vertu civique et du mérite. Il fait preuve d’un véritable souci, qui n’est certes pas nouveau, d’accompagner les exhortations au progrès par des mesures concrètes qui en favorisent la diffusion.

24Mais l’exemple est unique. Et, contre toute attente, on cherche vainement une quelconque initiative en faveur du développement des prairies artificielles, de la pomme de terre, des clôtures, ou de l’amélioration de l’outillage. Pour les historiens, le ministre s’en remet de toute évidence à cet égard au soin et au zèle des sociétés d’agriculture, dont il passe pour avoir suscité la reconstitution, sans d’ailleurs l’avoir lui-même jamais revendiquée. C’est que, là aussi, son rôle est à la fois moins pionnier et plus effacé que ne le laisse entendre, en termes d’ailleurs assez vagues, la littérature65. Amorcée dès 1795, la renaissance des sociétés, qui s’appuie sur des initiatives locales, rencontre le soutien du pouvoir bien avant l’arrivée de François de Neufchâteau, en la personne de Bénézech au ministère et de La Révellière-Lépeaux au Directoire, l’un et l’autre anciens correspondants de la Société d’agriculture de Paris66. A son arrivée au ministère, François de Neufchâteau emboîte le pas, avec l’appui de l’équipe constituée par son prédécesseur lors de l’installation de la section agriculture du Bureau consultatif de commerce, composée d’anciens membres de la Société d’agriculture de Paris, fondateurs de la nouvelle société du département de la Seine : les citoyens Cels, Cretté de Paluel, Gilbert, Huzard, Parmentier, Tessier, Thouin, Vilmorin67. Quoi qu’il en soit, l’action ministérielle en faveur de l’agriculture nouvelle est somme toute mince, si bien que le bilan du ministre agronome se résume en fait pour l’essentiel à des actions circonstancielles, destinées à répondre dans l’urgence aux conséquences des catastrophes climatiques ou sanitaires, par voie d’instructions ou de brochures rédigées par les membres de son conseil consultatif68.

25De cet ensemble de velléités inabouties et d’initiatives dispersées, est-il vraiment possible de dégager une « politique », et plus précisément encore, une politique tendant à « inciter les agriculteurs à renouer avec la tradition physiocratique », dont nous avons vu combien celle-ci demeurait étrangère à l’univers intellectuel de François de Neufchâteau ? En réalité, tout semble indiquer qu’en matière agricole, les faibles moyens constitutionnels et financiers accordés au ministre l’ont empêché de développer une stratégie d’aides susceptible de peser beaucoup plus directement sur les orientations productives, sinon sur les structures de la production elle-même. Le rapport présenté au Directoire exécutif le 29 floréal an VII, contenant l’aperçu prévisionnel des dépenses de l’an VIII, ne laisse à cet égard aucun doute. La part consacrée aux encouragements à l’agriculture et à l’industrie, non négligeable dans le budget de la quatrième Division, mais évidemment dérisoire au regard du budget global du ministère, est manifestement très en deçà de ce que le ministre estimerait nécessaire pour en espérer une certaine efficacité69 : « Le ministre a reconnu que l’agriculture et les manufactures ont besoin d’être encouragées ; mais forcé de combattre ses inclinations, il a maintes fois substitué les éloges aux récompenses. »70 Une note interne conservée dans ses papiers personnels montre d’ailleurs qu’il a sur ce point fourbi les armes qui lui auraient permis, en des circonstances financières plus favorables, d’arracher des concessions substantielles au Corps législatif : celle-ci fait état d’une comparaison, à l’avantage accablant du gouvernement anglais, entre les sommes accordées à celui-ci par le Parlement (9291392 francs), et celles qui sont chichement mesurées au ministre français : 700000 francs pour l’an VIII. « Ce tableau comparatif nous a paru utile... Il peut servir de réponse aux objections que l’on pourrait vouloir opposer aux demandes modérées du ministre pour un objet auquel la nation anglaise attache une si grande importance, et pour lequel elle fait habituellement de si grands sacrifices. »71 Parer au plus pressé, tâcher de promouvoir par l’éloquence quelques mesures urgentes, pour le reste, préparer les matériaux d’une véritable politique, rationnellement ciblée sur les secteurs d’intérêt national : tout cela ne traduit pas une philosophie libérale, mais prépare les matériaux d’un programme d’interventions, aux contours encore mal définis, dont nous saisissons toutefois très bien les prémisses méthodologiques, inspirés d’un côté par la valorisation académique de l’exemple, à statut expérimental, de l’autre par la conviction d’une nécessaire prise en charge de l’intérêt général par l’Etat. C’est ce qu’on observe clairement dans le cas des plantations, dont le développement passe simultanément pour le ministre par une valorisation des initiatives individuelles et une défiance à l’égard des propriétaires :

« L’ignorance, la négligence, l’imprudence de la part des propriétaires, doivent être l’objet d’une attention sérieuse de la part des législateurs et du gouvernement. J’ai lieu d’espérer que bientôt nos représentants vont enfin s’occuper des forêts. Je suis sûr qu’ils verront en grand le système des bois en France, et qu’ils sauront déterminer, d’une manière fixe, la proportion à laquelle les forêts et plantations doivent être portées pour que les bois soient en rapport avec le reste des produits de la totalité du sol. La science de ces rapports est une des grandes données de l’économie politique. L’homme d’État doit calculer combien tant de champs en culture exigent de prairies ; combien il devrait y avoir de têtes de bétail pour chaque hectare de terrain, et combien de grands végétaux, arbres fruitiers et forestiers, on doit avoir pour un domaine dans la proportion des avantages qu’ils procurent et de l’espace qu’ils exigent. »72

26Le caractère normatif du propos, qui considère ces « avantages » du point de vue de l’État, laisse peu d’espace au calcul d’intérêt individuel, et ne laisse aucun doute sur la légitimité de l’intervention de la puissance publique, selon un dosage de contrainte et d’incitation, pour promouvoir un équilibre dont la définition apparaît comme un monopole d’Etat. Nous savons qu’en 1815, le président de la Société d’agriculture attend encore qu’un tel programme d’intervention soit hissé au rang des priorités politiques.

27La politique industrielle du ministre affiche-t-elle une plus grande lisibilité ? C’est en tout cas certainement ce à quoi s’attache celui-ci dans sa circulaire du 9 fructidor an V, par laquelle il énonce à la fois les principes rationnels de son action à venir, qu’il subordonne à la connaissance de l’état précis de l’équipement manufacturier et des productions de chaque département, et un véritable programme de relèvement de l’industrie nationale. « Le peuple qui possède la main d’œuvre au meilleur marché, celui dont les négociants peuvent se contenter du profit le plus modéré, doit faire le plus grand commerce. Mais il est exposé à perdre bientôt ce commerce s’il ne fait pas absolument tout celui qu’il peut entreprendre. »73 Découlant de ce postulat primitif puisé sans embarras dans l’Encyclopédie74, et du constat des perspectives florissantes promises par les différents traités d’alliance avec les ennemis d’hier, les encouragements à l’initiative privée, c’est-à-dire à l’investissement et à l’innovation, apparaissent comme le pivot de l’action ministérielle. Sous quelle forme ? « En consacrant quelque part du revenu public à faciliter la reproduction du travail annuel », ce qui n’exclut, en toute rigueur, ni les primes à la production, ni les subventions, ou en accordant aux entreprises qui en sont dignes « la préférence pour les marchés publics ». Dans tous les cas, il s’agit, selon le ministre, de récompenser « les tentatives fructueuses » et « les succès obtenus dans la perfection de toute nature de fabrication ». Aide-toi et le gouvernement t’aidera. Le respect et l’encouragement de l’esprit d’entreprise, le souci du progrès technique – sensible notamment dans le questionnaire d’enquête qui comporte un item sur l’utilisation de machines – apparaissent bien au fondement de cette politique annoncée de redressement industriel.

28Considérons les suites concrètes de cette prometteuse entrée en matière. Du côté de l’arme financière, il est certain que la modestie des crédits alloués aux « encouragements à l’industrie » (200000 francs pour l’an VII) limitait les marges de manœuvre et commandait des choix. De l’imagination aussi, et l’on sait qu’en la matière le ministre poussa les choses assez loin, en appuyant non seulement les demandes d’attribution de locaux confisqués comme bien nationaux, mais aussi celles d’utilisation de main d’œuvre enfantine par les industriels75. En continuité avec les pratiques observées pendant le ministère Bénézech, les bureaux de la quatrième division répugnent sous le ministère Neufchâteau à tout secours aux entreprises défaillantes, et privilégient le soutien aux tentatives novatrices et aux entreprises performantes. Denis Woronoff l’a constaté pour le secteur sidérurgique, et, dans les autres branches d’activité, les entrepreneurs se heurtent à la même règle de conduite76. Même les entreprises nationales font l’objet de cette sélection, qui pousse à la liquidation des horlogeries de Versailles et de Grenoble, manifestement incapables de faire face, à la différence de celle de Besançon, à la concurrence genevoise après la réunion du Léman à la République77. On relève plusieurs témoignages de l’attention personnelle portée par François de Neufchâteau à la question de la novation. Par son intermédiaire, Liévin Bauwens, industriel gantois, obtient l’appui du gouvernement à son voyage d’espionnage industriel en Angleterre78. Grâce à lui, l’Institut est doté de crédits spéciaux pour récompenser les inventions qui lui sont soumises. En l’an VI, chargé justement de rapporter auprès du Directoire les conclusions de l’examen de toiles peintes confié à une commission de savants, qui conclut à l’excellence du produit, inférieur seulement aux productions anglaises par un léger défaut d’apprêt imputable à la supériorité du procédé de lissage appliqué outre-Manche grâce à l’usage de cylindres de papier, le ministre manifeste son désir de voir propager l’emploi de ces machines : « Il serait digne d’un gouvernement ami des arts d’en faire distribuer, à titre d’encouragement, dans les fabriques où l’industrie active et intelligente des entrepreneurs ne manque plus que de ces moyens pour atteindre à une grande perfection... Le ministre a déjà chargé l’administration du Conservatoire des Arts et Métiers de réunir à l’intéressante collection de ce dépôt les outils et les moyens de construction nécessaires à l’exécution la plus soignée des cylindres dont il s’agit... que le gouvernement pourra distribuer ensuite aux manufacturiers qui, par leurs travaux et leurs efforts soutenus pour les progrès de l’industrie nationale, auront paru mériter cette distinction. »79 Dans le même esprit, l’un des alinéas des notes rédigées à la veille de sa rentrée au ministère témoigne de son intention de se faire présenter et de revoir par lui-même la liste des brevets accordés depuis la loi du 25 mai 1791. Et en vendémiaire an VII, c’est sur son initiative qu’un message du Directoire réclame aux Cinq-Cents l’autorisation de faire publier par ses soins les procédés qui arrivent au terme de la durée de protection accordée par la loi, afin d’en faciliter la diffusion80. Un peu plus tard, le ministre va même jusqu’à interroger le Conseil des mines sur la possibilité « d’imposer » aux maîtres de forges les « bons principes relatifs au traitement des minières »81.

29Cependant, l’initiative retenue généralement comme la plus originale et la plus significative de sa volonté d’encourager l’esprit d’entreprise et la diffusion de procédés et d’outils nouveaux est certainement celle d’adjoindre aux célébrations de la fête du premier vendémiaire an VII, anniversaire de la fondation de la République, une exposition des produits de l’industrie82. L’évolution du projet n’est pas sans intérêt pour notre propos. Dans une veine très encyclopédiste, la circulaire du 9 fructidor an VI énonce l’objectif assigné à la manifestation : honorer les arts utiles à l’égal des beaux-arts, exprimer aux artisans de la prospérité de la République une reconnaissance équivalente à l’hommage dû à ceux qui assurent sa défense par les armes83. En désignant leurs produits à la reconnaissance de la nation et en procédant à la désignation de ceux d’entre eux « qui auront mérité d’être offerts à l’estime publique », il s’agit d’honorer les artistes, de sanctionner leur mérite, et de réhabiliter symboliquement les arts mécaniques, flétris sous l’Ancien Régime, mais libérés par l’œuvre régénératrice de la Révolution : « Les artistes auront enfin l’occasion de se faire connaître, et l’homme de mérite ne courra plus le risque de mourir ignoré après quarante ans de travaux. »84 Point de rencontre de l’industrie « partielle » des départements, l’exposition doit servir de surcroît à insuffler une émulation bienfaisante parmi les fabricants, qui y trouveront le moyen de s’éclairer mutuellement de leurs lumières : à la culture corporatiste du secret, elle oppose un idéal de transparence, d’éducation mutuelle et de solidarité patriotique, qui est le propre d’une République. L’industrie nationale n’est donc autre chose que la réunion, en un point central, de toutes les industries particulières disséminées sur le territoire de la République. Or, cet ordre méritocratique, qui valorise le patriotisme de l’entrepreneur et la contribution des arts utiles à la grandeur nationale, dans toute leur diversité et leur inventivité régionale, contraste avec ce que donne à voir le projet d’organisation ébauché par le ministre dès vendémiaire an VII, dans la foulée de la première exposition, en vue de sa réédition en l’an V11185.

30Il ne s’agit plus cette fois-ci d’accueillir indifféremment l’ensemble des fabricants et d’offrir un hommage public à la diversité des fruits de leur créativité, mais d’opérer une sélection préalable parmi les candidats, qui accordera désormais « une préférence marquée aux genres d’industrie qui rivaliseront avec les branches les plus fécondes de l’industrie anglaise ». La compétition finale récompensera quant à elle « celui des manufacturiers qui, à raison de la perfection de sa fabrication et de l’étendue de son commerce, aura été jugé avoir porté le coup le plus funeste à l’industrie anglaise ». Conçue à l’origine pour célébrer les arts utiles et les honorer à l’égal des arts martiaux ou des beaux-arts, l’institution se mue en instrument de la guerre commerciale contre l’Angleterre. L’ordre méritocratique le cède à l’ordre hégémonique de la compétition internationale. Dès fructidor an VI, une circulaire du ministre, destinée à sensibiliser les négociants et les manufacturiers, par l’intermédiaire des administrations centrales, aux perspectives ouvertes par l’évolution de la conjoncture diplomatique en Espagne, donne le ton, en les incitant à occuper commercialement le terrain déblayé diplomatiquement, afin de supplanter les fournitures anglaises partout où elles l’emportaient jusque-là : « Le plus grand encouragement que puisse recevoir notre industrie est la facilité d’introduire ses produits en Espagne. » Déjà, il ne s’agit plus seulement d’éveiller l’attention du commerce et de l’industrie, mais « de diriger leur activité »86. Ce que s’applique à faire l’énumération précise des produits et des types de fabrications qui semblent particulièrement propres à atteindre cet objectif. Le ressort de l’émulation n’est plus la liberté, conquise sur les privilèges et les monopoles corporatistes, mais la rivalité nationale. Ainsi, entre valeurs méritocratiques et valeurs nationales, entre convictions libérales et ambition hégémonique, entre valorisation universelle des ressources de la République et survalorisation des pôles les plus efficaces dans la lutte contre l’Angleterre, l’ordre mouvant affiché par les actes publics du ministre perd quelque peu sa lisibilité, en tension entre des déterminations qui ne requièrent ni les mêmes types d’interventions, ni les mêmes choix, ni les mêmes priorités. Quelques années après sa sortie du ministère, le sénateur comte devait en administrer la preuve dans une Lettre au citoyen Herwyn, portant l’offensive contre le développement des filatures mécanisées de coton dans les départements réunis, au nom de la défense des fibres indigènes et du travail rural à domicile. Mécanisation contre filature au rouet, travail concentré contre dispersion rurale, coton contre lin et chanvre, la contradiction entre la logique d’exploitation systématique des ressources pour la satisfaction des besoins du plus grand nombre et l’ambition de supplanter l’Angleterre sur son propre terrain éclate au point de l’amener à prendre en quelque sorte le contre-pied de la position qui l’avait conduit à soutenir l’expédition de Liévin Bauwens en Angleterre, d’où celui-ci avait rapporté plusieurs mules jennys87.

31Plus immédiatement, la promotion des productions nationales et la défense de la qualité des fabrications, considérées par certains, manufacturiers ou politiques, comme le seul argument susceptible d’assurer le maintien ou la conquête de nouvelles positions sur les marchés extérieurs, pouvaient conduire à réclamer l’institution d’une garantie publique, sous la forme d’une marque, apposée sur les produits conformes à certaines normes de fabrication. C’était ressusciter un débat vieux de cinquante ans, sur lequel Philippe Minard a fait récemment toute la lumière et revenir sur la législation de septembre 1791, qui avait aboli toute forme de réglementation et de contrôle de la production88. Ce que font effectivement les députés des Cinq-Cents le 9 germinal an VI, en adoptant, sur le rapport de Delaporte, une résolution qui prévoit l’abrogation de la loi du 27 septembre 1791, le rétablissement des bureaux de visite partout où les administrations centrales de département le jugeront utile, et le droit, pour le Directoire exécutif, d’édicter des règlements de police qui seront affichés dans toutes les manufactures. Au surplus, le texte établit la perception d’un droit de marque, et s’en remet aux administrations centrales pour la surveillance des bureaux et la nomination des préposés89. L’issue du projet, débattu aux Anciens le 11 fructidor et repoussé le 3^e jour complémentaire de l’an VI, au nom de la liberté illimitée de commerce et de fabrication, défendue en particulier par le député Lebrun, nous importe moins ici que le rôle joué en coulisse par le ministère de l’Intérieur et par le directeur François de Neufchâteau, plus particulièrement chargé de superviser ce département au sein du collectif directorial90. En effet, dès le 13 pluviôse, le Bureau consultatif de commerce avait été saisi d’un rapport du citoyen Huet, ancien inspecteur des manufactures employé au ministère, qui proposait précisément le rétablissement des marques, relayant les réclamations de certains milieux manufacturiers, en particulier ceux de Lyon et de Montauban, qui protestaient avec vigueur contre l’essor des contrefaçons qu’ils rendaient responsables de l’effondrement de leur crédit sur les marchés extérieurs. Sur la foi de la réponse adressée le 26 pluviôse par les membres salariés du bureau, les citoyens Abeille, Alard, Lansel et Vallée, Philippe Minard conclut peut-être un peu vite à leur opposition, sinon de principe, du moins de circonstance91. Si Paul Louis Abeille, artisan de la mise en œuvre du « régime intermédiaire » de Necker en 1779, appartient incontestablement à l’aile libérale de l’Inspection à la fin de l’Ancien Régime, Alard, pour sa part, ne cachait pas à la même époque son désarroi et son attachement au régime réglementaire, dénonçant depuis Sedan « l’anarchie » qui règne dans les milieux du commerce92. Très probablement, les caciques de l’administration du commerce sont-ils plus divisés que ne le laisse transparaître leur réfutation des arguments de leur correspondant et ancien collègue93. Comment comprendre, dans le cas contraire, la lettre adressée au début de ventôse par le ministre de l’intérieur, Letourneux, à Delaporte, pour appuyer, notamment par la communication du rapport Huet, le projet de résolution que celui-ci s’efforce de faire prévaloir aux Cinq-Cents, sauf à considérer que le ministre aurait délibérément pris en sous-main le parti d’aller à l’encontre de l’avis de son bureau consultatif ?94 Quoi qu’il en soit, il paraît impensable qu’une telle intervention auprès du législateur, d’une portée aussi grande à l’égard des principes du régime constitutionnel, ait été décidée sans l’assentiment du Directoire, c’est-à-dire, en l’occurrence, de François de Neufchâteau. Par la réintroduction de la marque des étoffes et des règlements de fabrication, il s’agissait ni plus ni moins remettre en cause la liberté du manufacturier « de travailler comme il veut et ce qu’il veut, et disposer à son gré du produit de son travail », selon la formule de Chaptal inspirée par Jean-Baptiste Say95. L’épisode interroge pour le moins le credo libéral du ministre, que les historiens ont peut-être justement trop jugé en référence à la figure de son illustre successeur au ministère, dont il anticipe à certains égards l’œuvre de redressement consulaire.

32Cependant, l’enjeu majeur n’est pas ici la qualification d’une politique, dont l’attribut de « libérale » dépend de la définition qu’on s’en donne, rarement explicitée par ceux qui en usent, jamais revendiquée en tant que telle par les acteurs eux-mêmes. De la condamnation des entraves à la liberté d’entreprendre – privilèges corporatistes, règlements de fabrication ou contrôle du commerce des grains, par exemple – base du consensus constitutionnel, à la croyance dans la neutralisation réciproque des intérêts privés et les bienfaits de l’individualisme possessif, toute une gamme de positions ou de représentations trouvent à se loger, dont on saisit les nuances à l’occasion de chaque débat particulier, jamais mené dans l’abstrait, mais toujours sous la contrainte de choix et d’interpellations politiques. En l’occurrence, il nous importe davantage de repérer, au-delà d’une rhétorique argumentative ad hoc., en quels termes et au moyen de quels outils conceptuels François de Neufchâteau a posé et traité les questions de politique économique, qui rendent possible l’expression d’une pluralité de discours concurrents. Dans cette quête, l’argumentation biographique, dans sa dimension rétrospective, nous est de peu de secours. « Mon beau-père était un homme du xviii^e siècle : il ne connaissait pas l’industrie », écrit en 1862 Hippolyte Bonnelier, fils de la troisième épouse de François de Neufchâteau. Quel que soit le sens qu’ait voulu donner à son affirmation ce contemporain de l’avènement des chemins de fer et de l’usine, le propos reflète bien quelque chose de la formation initiale de celui-ci. Jusqu’à son commissariat dans les Vosges, où lui reviennent brutalement les plaintes des entrepreneurs sinistrés, le magistrat, qui en aurait toutefois eu l’occasion, ne semble guère intéressé par les questions de développement industriel. En qualité de lieutenant civil et criminel du bailliage de Mirecourt, il est pourtant responsable de la police en direction des arts et métiers, et son brevet le gratifie même du titre de « commissaire au Conseil pour l’exécution des règlements concernant le commerce des dentelles ». François de Neufchâteau n’était pas homme à prendre les titres à la légère. Néanmoins, les traces de cette première expérience sont plutôt pauvres, et son premier souci semble avoir été alors avant tout de faire valoir ses prérogatives juridictionnelles face à la prétention de la municipalité de Mirecourt de rendre des règlements de police en direction des corporations, qu’il annule avec application et force argumentation juridique96. Il faut reconnaître qu’investi de sa charge en 1776, il n’arrive pas précisément au meilleur moment, et doit d’abord se sortir de l’embrouillamini juridique où le plonge l’arrêt de février. Il s’interroge sur les suites à donner aux procédures intentées contre des corporations qui, supprimées, ne peuvent comparaître ès qualités97. Après le rétablissement des jurandes et communautés, conformément à leur nouveau statut simplifié, le lieutenant civil s’emploie à enregistrer les déclarations d’artisans et commerçants, la nomination des syndics, ou encore les demandes, des vingt-trois luthiers de la ville par exemple, de former une communauté à part, statuant par provision98. Dans un contexte d’intense débat sur les meilleures formes d’organisation juridique du travail et ses implications pour le développement industriel, le magistrat ne semble guère interpellé et ne laisse en tout cas aucun indice d’une quelconque réflexion qui sorte du cadre étroit du rapport purement administratif et juridique qu’il entretient avec les communautés d’arts et métiers.

33À cet homme peu familier de l’industrie et peu rompu aux controverses nouées dans les années cinquante du siècle, il est donc certain que le personnel expérimenté de la quatrième division et celui du Bureau consultatif du commerce ont apporté un soutien essentiel. On peut douter par exemple que le canevas de l’enquête lancée le 9 fructidor an V soit sorti tout prêt du portefeuille du ministre, installé depuis un mois dans ses fonctions, et on peut supposer avec vraisemblance que Paul-Louis Abeille, auteur lui-même en 1770 d’un plan de recueil statistique, a contribué à la mise au point du questionnaire99. Au demeurant, les deux hommes se rencontraient assurément dans leur parti pris développementiste, leur conception volontariste de la politique économique et leur commune confiance dans les vertus de la connaissance statistique. Néanmoins, on le sent bien, ce n’est certainement pas dans la théorie ou dans une réflexion mûrie par l’expérience qu’il faut rechercher les fondements d’une prétendue philosophie libérale de François de Neufchâteau à cet égard, mais plutôt dans la manière dont il appréhende au coup par coup la gestion d’un secteur qu’il embrasse pour la première fois à l’échelle du territoire tout entier. La chronologie reprend ici ses droits et il faut tenter de suivre le ministre dans son parcours, pour essayer de saisir, au fil de ses deux ministères et de son directoriat, les termes et les outils de pensée au moyen desquels il formalise les problèmes auxquels il se trouve confronté. Et pour cela, se tourner vers ce que François de Neufchâteau désigne lui-même comme la « part secrète » de son activité. « On ne présente ici que les actes qui ont été rendus publics en leur temps, confesse-t-il en introduction au recueil de ceux-ci. On sent que les détails infinis du ministère imposent une masse bien plus considérable de travaux journaliers et secrets. Il en est de l’administration comme de l’architecture : ce qui paraît de l’édifice n’est qu’une très faible part de sa construction. »100 En s’exprimant ainsi, François de Neufchâteau ne pense pas seulement à la part routinière de l’activité bureaucratique, qui échappe nécessairement à la visibilité et n’affleure que sous la forme aboutie de décisions législatives ou réglementaires, mais aussi, de façon plus intéressante et problématique, à la part du travail gouvernemental dont la nature et l’efficacité commandent qu’elle demeure protégée du regard public. « La comptabilité et les autres objets qui doivent demeurer secrets seront traités verbalement entre le ministre et les chefs », fait-il savoir dans l’Ordre de travail des bureaux du ministre de l’intérieur, avant d’enchaîner sur un véritable éloge du secret : « Tous les employés des bureaux doivent savoir que leur état a pour vertu la plus grande discrétion : un gouvernement régulier ne permet pas que l’on divulgue ses plans et ses mesures. »101 Discours pour le moins équivoque, qui tranche avec l’idéal de transparence affiché par l’auteur du Recueil, et avec les pratiques de large publicité des actes gouvernementaux dont il use tout au long de ses deux ministères. À ce discours, le chapitre suivant tente de donner un contenu concret.