Chapitre 9. Connaître l’intérieur (I) : l’ordre des lois
p. 257-287
Texte intégral
1Recueillir, rassembler, localiser, telle fut bien l’une des préoccupations dominantes du ministre, portée pourrait-on dire jusqu’à l’obsession. Des livres, des œuvres d’art, des charrues, des archives, des textes, des objets, des procédés, des minéraux, des plans, des manuscrits, des cartes ou des informations... À des fins d’archivage ou de démonstration pédagogique, à des fins de publication – intégrale ou abrégée –, d’édification ou même de républicanisation, le ministre se montra un centralisateur boulimique, tout aussi empressé cependant à restituer la matière intacte ou digérée de cette accumulation sans limite. À l’érudit ramasseur de citations et d’adages, au collectionneur de livres et de périodiques, à l’agronome rassembleur de variétés et de semences, le ministère a offert un observatoire panoptique et une logistique à sa mesure. Mais à l’autodidacte en quête de méthode et d’ordre raisonné, quels schémas cognitifs pouvaient-ils servir de cadre à la collecte et à la mise en ordre des données ? Pour l’administrateur lettré, quels modèles pouvaient-ils en orienter l’usage ? Des finalités aux modalités du recueil et à son emploi, c’est la question que nous devons maintenant envisager, en commençant par ce que François de Neufchâteau plaçait lui-même en tête de ses priorités ministérielles : la description des départements, ou, dans les termes qui nous sont aujourd’hui familiers, la « statistique régionale ».
2Dans son étude parue en 1976, Jean-Claude Perrot a clairement établi l’origine, reconstitué les étapes et dégagé les fondements épistémologiques de l’entreprise de saisie du territoire dont la production s’échelonne de la fin du Directoire à l’Empire, l’« âge d’or de la statistique régionale »1. Tournant le dos aux acquis et aux ressources de l’arithmétique politique reposant sur la collecte périodique de données numériques homogènes (prix, population, production, balance du commerce...), cette entreprise se rattache sans équivoque à une autre tradition, plus ancienne et plus littéraire aussi, celle des tableaux synthétiques dont les Mémoires des Intendants semblent offrir l’exemple archétypal. Enrichie tout au long du xviiie siècle des apports convergents des médecins, des voyageurs, des naturalistes, des économistes ou des agronomes, cette approche synchronique et narrative paraît bien l’avoir emporté à la veille de la Révolution comme moyen de connaissance du territoire, de ses ressources et de sa population. Malgré le brillant plaidoyer de Condorcet dans l’Encyclopédie méthodique et la tentative ambitieuse de Lavoisier, le projet d’un calcul rigoureux de la richesse territoriale et de sa représentation dans un cadre comptable, fondé à la fois sur l’abstraction des réalités observables et sur la collecte et le traitement de données numériques, ne s’impose pas comme voie de connaissance privilégiée du territoire et des forces de la nation2. Certes, la République avait besoin de chiffres, comme le prouve la fièvre investigatrice qui saisit les comités révolutionnaires. Mais la succession d’enquêtes sectorielles hétérogènes produit des matériaux difficilement agrégeables et totalisables et n’était pas de nature à faire progresser le savoir statistique vers ce que nous appellerions la pesée, même approximative, du produit intérieur. Peut-être, à la nation démocratique imbue de sa victoire sur le secret des affaires de l’Etat, fallait-il un projet de connaissance qui pût devenir l’affaire de tous, ce qui n’était assurément pas le cas d’une entreprise aussi sophistiquée que celle d’un calcul de la richesse territoriale.
3La contribution décisive de François de Neufchâteau à l’œuvre de description de la France fait sans nul doute de lui une figure de proue de la statistique descriptive, à mi-chemin des initiatives princières de l’Ancien Régime, qu’il assume d’ailleurs sans états d’âme, et de la grande aventure in folio du Consulat. C’est pourtant au carrefour de ces deux traditions, celle de l’arithmétique politique et celle de la statistique descriptive, qu’il situe lui-même sa propre démarche et ses propres interrogations. Une page de note, classée à la suite de son impromptu ministériel, l’atteste sans détour3 :
« Quels sont les sujets sur lesquels on doit le plus écrire ? »
4La réponse, en forme de nouvelle question, revient d’abord à l’agronome :
« Quel est le mérite des éléments de Fabroni ?
Que manque-t-il à ces éléments ? »
5La suite, enchaînée de façon abrupte, a le souffle un peu plus puissant :
« Qu’est-ce que l’arithmétique politique ?
Quels sont ses premiers auteurs ? (Petty, Davenant, Vauban, Moheau, Young)
Quels rapports a la statistique avec l’arithmétique politique ?
Quels rapports l’agriculture avec l’une et l’autre ?
Quel essai se propose-t-on ici de donner pour exemple ? »
6La réponse tient en trois alinéas laconiques, mais suggestifs :
« Des villes et des campagnes
Consommations de Paris
Combien Paris pourrait-il rendre à l’agriculture ? »
7Le propos montre qu’à l’évidence, statistique et arithmétique politique sont deux choses bien distinctes dans l’esprit du futur ministre. Le terme de « statistique » est d’un emploi courant, mais récent au moment où nous le rencontrons sous sa plume4. Au xviiie siècle celle-ci ne désigne pas obligatoirement un appareil de données chiffrées, de quantification soumise au calcul, mais tout essai de description méthodique, qualitative comme quantitative, ayant pour objet la présentation du tableau des ressources de l’Etat. De fait, dans ses circulaires, François de Neufchâteau lui préfère les termes plus largement entendus de « description », ou de « tableau », ou celui, plus spécifique à la sphère administrative, de « compte ». Les termes ne sont pas pour lui tout à fait synonymes. La statistique trouvera précisément son emploi au croisement de ces différents vocables, qui répondent de pratiques nuancées. Cependant, un autre pôle, visiblement moins assuré, vient bousculer la tranquille certitude du savoir statistique. Quelque chose existe, un corpus balisé par des noms, ceux-là mêmes cités par Condorcet dans son article de l’Encyclopédie méthodique, qui croise dans l’esprit de notre administrateur le projet dont il fait une de ses priorités et vient troubler la promesse d’une entreprise accumulative. L’arithmétique politique, cette « science du comptage des richesses et de la population », selon la définition de Condorcet, peut-elle en effet demeurer étrangère à l’idée d’un tableau, dont l’ambition est de procurer aux administrateurs et aux hommes d’Etat « les bases qui doivent perfectionner l’économie politique » ?
8Statistique, agriculture, arithmétique politique : trois domaines de réflexion et de connaissance dont François de Neufchâteau soupçonne qu’ils ne sont pas sans lien. Trois manières d’appréhender la richesse nationale dont il aspire à élucider les relations réciproques. La réponse qu’il entrevoit et dont nous examinerons les tenants et les aboutissants, celle des consommations, prouve à tout le moins que de cet embranchement provisoirement marginalisé qu’est l’arithmétique politique, François de Neufchâteau a été suffisamment informé pour aspirer à travailler dans la lignée de l’héritage de Lavoisier et de sa contribution sur les consommations de Paris. En réalité, deux pôles d’interrogation organisent sa réflexion. Loin de renier le projet de description de la France, tout indique au contraire qu’il en a suivi attentivement la progression et les résultats après sa sortie du ministère. Cependant, conjointement, il poursuivait pour son compte une patiente enquête sur les consommations urbaines. Il faut donc interroger le statut de ces deux démarches, les finalités qui les guident, les socles théoriques ou les représentations spontanées qui les orientent, les modalités qui les encadrent et par lesquelles se disent ce qui est important d’observer, d’enregistrer, de compter ou de décrire. Rassembler, trier, disposer, agencer : toutes ces opérations sont à l’œuvre dans chacune des deux entreprises, celle de la statistique descriptive et celle de l’arithmétique politique. Mais si l’une « se satisfait d’être une somme », catalogue ordonné et véritable miroir de la nation produit par l’assemblage de fragments départementaux, la seconde est construction savante, qui assume la saisie du réel par la médiation de l’abstraction et du calcul, c’est-à-dire la construction de concepts et l’établissement de relations d’équivalence5. Deux modèles de compréhension et de pratique sont en présence, dont on sent bien que tout, dans l’horizon intellectuel de François de Neufchâteau, le portait spontanément à se reconnaître de préférence dans le premier. Statistique ? Arithmétique politique ? Pour mieux comprendre sa perplexité, il faut essayer de retrouver, à travers ses pratiques concrètes, le contenu que François de Neufchâteau donnait à ces notions.
9Le corpus des textes qui jalonnent l’entreprise descriptive de François de Neufchâteau est bien connu, de la première circulaire, sectorielle, sur l’état des manufactures jusqu’à celle du 26 germinal an VII prescrivant la rédaction de descriptions abrégées des départements, son « testament ministériel en matière de statistique », selon Jean-Claude Perrot6. La focale du biographe permet cependant de lui apporter quelques retouches. En premier lieu, les Demandes à faire à chaque département, opuscule anonyme publié en l’an VI par l’imprimerie de Prault, qui passe généralement pour être de lui, ne sont pas son œuvre. Outre que sa position (rappelons qu’il est tour à tour directeur et ministre au cours de l’année) et ses mœurs éditoriales l’auraient à coup sûr porté à recourir pour l’impression aux services de l’imprimerie nationale, et non à ceux d’un imprimeur privé qui n’appartient pas à son cercle familier, une objection majeure s’y oppose : l’auteur, se dévoilant à demi, tire argument, à la rubrique « Prisons », de l’expérience qu’il a acquise « lorsqu’[il] était administrateur des hôpitaux de Paris » et glisse une allusion, un peu plus loin, à la rubrique « Mines », « au genre d’industrie auquel [il] se livre ». Au surplus, on aura compris qu’il n’est guère dans les habitudes de François de Neufchâteau de se dissimuler derrière l’anonymat, et si le texte, dont on ne trouve ni trace ni mention dans ses papiers lui était redevable en quoi que ce fût, il n’eût pas manqué de l’intégrer à la table chronologique de ses « actes publics », au même titre que les arrêtés ou les messages pris sur son initiative, ou encore les articles de journaux dont il enrichit le péritexte de son recueil. François de Neufchâteau croisera pourtant ce texte par un détour inattendu que nous évoquons plus bas. Mais il n’appartient pas en tant que tel au corpus de ses œuvres.
10D’un autre côté, le programme des Annuaires des départements, qui ne reçoivent pas encore l’épithète de « statistiques » lorsque François de Neufchâteau en prescrit la rédaction le 20 floréal an VII, ne s’intègre que très marginalement au projet statistique, mais appartient en revanche de plein droit à la série de ses initiatives en direction d’une éducation populaire. Il suffit de se reporter aux notes manuscrites de François de Neufchâteau pour prendre la mesure de toutes les idées qui lui traversent l’esprit à cet égard, depuis ses projets de livres élémentaires jusqu’à ceux de classiques à usage du peuple. L’entreprise des Annuaires s’inscrit à coup sûr dans la lignée de l’« almanach à bon prix » dont il jette à la hâte les premiers éléments : un calendrier, une notice sur les poids et mesures7. Il s’explique d’ailleurs clairement sur ses intentions dans sa circulaire ministérielle, en déclarant être à la recherche d’une formule éditoriale qui, « sans entrer directement dans l’éducation, ne laisserait pas de répandre dans la grande masse du peuple des principes républicains et des connaissances utiles... Parmi les livres que je veux désigner ici, poursuit-il, les Almanachs ou les Annuaires tiennent le premier rang. »8 Lui-même consommateur d’almanachs ruraux et de livres de savoir pratique, François de Neufchâteau ne partage pas le rejet catégorique des élites de son temps à l’égard d’un genre réputé populaire, dont il pense au contraire qu’il peut être réinvesti au service des Lumières, en profitant de sa large diffusion pour mettre principes et connaissances fondamentales à la portée des classes peu aisées, notamment rurales. C’est encore, en 1805, le sens de sa proposition à la Société d’agriculture d’un prix pour la rédaction du meilleur almanach du cultivateur. Les annuaires départementaux, dont la confection est confiée aux professeurs des écoles centrales, chacun selon sa spécialité, répondent, dans l’intention du ministre, à un objectif de vulgarisation ou plutôt d’élémentarisation des rudiments scientifiques et moraux, qui forment à ses yeux le bagage initial indispensable à tout citoyen, et la base d’un approfondissement ultérieur :
« Vous ne regarderez pas comme une tâche indigne de vous, et dénuée de tout intérêt, la rédaction d’un Annuaire consacré à votre département, et destiné à faire connaître tout ce qui doit contribuer aux progrès de la morale publique, les témoignages de dévouement à la patrie, les traits de courage, de bienfaisance, tout ce qui intéresse le perfectionnement de l’agriculture et des arts, les inventions relatives à toutes les branches de l’économie sociale ; enfin, les idées claires et précises sur les éléments des sciences physiques, considérées dans leurs applications aux besoins de la société. Vous ne manquerez pas d’insérer chaque année dans ce livre des tableaux contenant les résultats les plus importants des observations météorologiques, des produits de la culture et de l’industrie, et de la population. »9
11La nomenclature de l’annuaire témoigne de cette stratégie qui revient à tirer parti du support universel et d’usage courant qu’est l’almanach, pour y « insinuer à la dérobée une foule d’idées saines et de notions exactes »10. À cette fin, on y trouvera réunis :
« 1. L’annuaire, tel qu’il apparaît dans l’Annuaire de l’an VII, dont les matériaux se trouvent dans la Connaissance des temps publiée par le bureau des Longitudes, assorti de “quelques notions très simples et très courtes sur le système monde”.
2. Un précis de géographie du globe terrestre contenant le nom des Etats, le nom des départements de la France, la division des départements en cantons, avec la nature du sol et le genre de culture auquel il est spécialement consacré.
3. L’exposition de la hiérarchie des autorités constituées.
4. Les exemples remarquables d’humanité, de courage et de républicanisme.
5. Les établissements d’instruction avec l’indication des citoyens qui se sont distingués par un prix ou une invention.
6. L’état sommaire de l’agriculture, de l’industrie et du commerce, avec l’indication des principaux marchés et foires.
7. Le tableau des observations météorologiques.
8. L’état des ressources animales, végétales, minérales découvertes dans le département.
9. Un tableau de population.
10. Une notice concernant les nouvelles mesures accompagnées de tables de conversion. »
12Ainsi profilés, les annuaires départementaux ne sont pas en première intention le support d’une production statistique originale, dont les professeurs des écoles centrales n’auraient, du propre aveu du ministre, ni les moyens, ni le temps, mais un outil de vulgarisation des connaissances élémentaires, qui assimile (articles 2 et 6) les principaux résultats d’une entreprise de connaissance dont l’épicentre se situe en dehors d’eux. Même si la pratique, en particulier le progressif amalgame des différentes circulaires ministérielles par les secrétaires de préfecture qui se réapproprient le programme initial sous le Consulat, détourne celui-ci vers une formule qui en fait une variante des monographies départementales, il importe de bien voir que la confection des annuaires n’a pas à l’origine dans l’esprit de François de Neufchâteau pour objet de faire progresser le savoir statistique, mais de diffuser les bases d’une nouvelle éducation citoyenne. En ce sens, ils n’intéressent pas la réflexion épistémologique et historique sur la genèse et la forme de son projet de description de la France, mais, en aval, celle sur l’usage et la vulgarisation d’un corps de connaissances que celui-ci vise à constituer.
13À l’inverse, plusieurs textes doivent être intégrés au corpus, à commencer par le prospectus d’une Description des Vosges que François de Neufchâteau fait paraître dès 1790. Pour une meilleure compréhension des modèles à l’œuvre dans la genèse de son projet statistique, on gagne aussi à réinsérer ses principales circulaires dans les chaînes de textes qui, répondant à des objectifs ou des pratiques bien individualisées, forment série. On peut alors identifier plusieurs familles de textes obéissant à des desseins et des logiques propres, que l’auteur lui-même a eu tendance à estomper en cherchant à asseoir a posteriori sa propre stature de précurseur. Il est bien sûr légitime de rapprocher entre elles l’ensemble des circulaires qui ont invité à l’enquête départementale, en lui offrant un cadre systématique. François de Neufchâteau donne l’exemple en l’an X, en introduisant ainsi son commentaire de l’Annuaire statistique du Bas-Rhin :
« Un de mes plus ardents désirs lorsque j’étais au ministère a été d’amasser les matériaux qui pouvaient préparer la statistique de la France. J’avais dans cette vue adopté différents moyens : le 27 fructidor an VI, j’avais dirigé vers ce but les tournées que les commissaires du Directoire exécutif devaient faire dans les cantons de leurs départements. Dans l’an VII j’avais insisté sur les comptes que devaient rendre les administrations centrales. Le modèle de ces comptes consistait surtout en tableaux que les départements n’auraient qu’à remplir et dont l’ensemble aurait formé une statistique complète. J’avais ensuite fait passer aux administrateurs un essai de description de leurs départements. Ils devaient me renvoyer ces essais corrigés sur les lieux... J’avais en outre fait dresser sur une même échelle les cartes uniques en France des routes, des canaux et rivières pour les faire graver en tête de ces descriptions. Enfin, j’avais conçu l’idée de faire composer l’annuaire de chaque département par les professeurs des écoles centrales. »11
14Mais cette reconstitution a posteriori, contemporaine de l’entreprise de Chaptal et de la fondation de la Société de statistique, qui l’admet justement parmi ses membres résidents en germinal an XI et publie son Analyse de l’Annuaire statistique du Bas-Rhin dans sa revue, tient d’emblée pour acquise la cohérence d’un projet dont il n’est pas évident qu’il ait été aussi clairement conçu dès l’origine12. Du reste, au même moment, la correspondance de François de Neufchâteau avec Sébastien Bottin, l’auteur de l’Annuaire du Bas-Rhin, avec lequel il entretient des relations amicales, prouve qu’il n’est peut-être pas aussi assuré qu’il veut le laisser croire de la nature et de la forme précises que doit prendre cette « statistique » : « La République, écrit-il, aurait besoin qu’on publiât un pareil annuaire dans chaque département. Ce serait un moyen bien simple de faire avancer cette statistique dont on parle beaucoup, mais qu’on n’éclaircit guère. »13 Pratiquement, le cheminement de l’idée statistique se situe au carrefour de plusieurs démarches, qu’on ne peut identifier qu’en démêlant l’amalgame opéré après coup par François de Neufchâteau, puis, à sa suite, par les historiens, et en dénouant les différents fils qui tissent l’écheveau d’une entreprise qui se construit en avançant.
15Ainsi, la fameuse circulaire sur les visites de cantons, émanant de la première division des affaires administratives, qui se conclut après quinze pages de prescriptions précises sur cette invitation quelque peu ambiguë : « Vous pourrez préparer dans ces tournées une bonne description de vos départements respectifs... Ce n’est que par la réunion de tous ces renseignements que l’on pourra compléter le tableau statistique des diverses parties de la France, et fournir à mon ministère les éléments du tableau général que la loi me charge de former. »14 À l’évidence, la loi n’ayant aucunement prescrit la rédaction d’une statistique de la France, mais faisant obligation au Directoire de présenter mensuellement devant les Conseils le tableau général de la situation de la République, dont le ministre de l’Intérieur est chargé de préparer les matériaux à partir des comptes des commissaires départementaux, François de Neufchâteau songe ici à deux opérations différentes. Aux injonctions de la circulaire qui regardent la seconde, il fait succéder une invitation plus souple qui se rapporte à la première : la contribution des commissaires à la « statistique des diverses parties de la France » n’est pas l’objet des visites de canton, elle en est seulement l’occasion et le prolongement. C’est qu’en réalité, l’instruction du 27 fructidor an VI prend place dans la série des circulaires en direction des commissaires du Directoire, municipaux comme centraux, dont on peut établir la filiation depuis la première circulaire de François de Neufchâteau en qualité de commissaire près l’administration centrale des Vosges, en passant par celles du 20 thermidor, puis du 21 fructidor an V jusqu’à celle du 1er nivôse an VII, et par lesquelles celui-ci rappelle les représentants de l’exécutif à leurs obligations. La vocation de cette collection d’instructions, qui visent toutes à obtenir des commissaires l’exécution ponctuelle de leurs tâches respectives et l’envoi de leurs comptes décadaires, est, dans son essence, disciplinaire. Les visites de canton, prescrites pour la première fois par une instruction du Directoire du 12 frimaire an IV, ne sont qu’une variation du thème : « Le Directoire exécutif a pensé, Citoyens, que la correspondance active que vous devez entretenir avec les administrations municipales et les commissaires de cantons ne suffisait pas pour vous procurer tous les renseignements sur la vraie situation de vos départements ; il a voulu que chaque année et à différentes époques, vous visitassiez les cantons pour voir par vous-mêmes si les autorités secondaires exécutent les lois, et interroger la véritable opinion publique. »15 L’objectif de contrôle disciplinaire est clairement annoncé par ce préambule de la circulaire, dans lequel François de Neufchâteau évoque sa propre tournée dans le département des Vosges, effectuée au printemps de l’an V. Celle-ci n’a laissé aucune trace, aucun journal dont le ministre préconise pourtant la tenue, qui nous aurait procuré la clé de son propre code de conduite et d’observation16. Néanmoins, il en rappelle bien les finalités pour ses subordonnés : « Le Directoire exécutif, par la première instruction adressée à ses commissaires, m’imposait l’obligation de parcourir moi-même les cantons du département, pour m’assurer de la manière dont les lois sont exécutées, et connaître en chaque canton le véritable esprit public. Je devais recueillir ainsi, sur toutes les parties que doit embrasser la pensée d’un bon gouvernement, ces notions locales et ces lumières personnelles auxquelles ne saurait suppléer, qu’imparfaitement, la foi qu’on peut avoir dans les rapports d’autrui... Ce n’est qu’en dernier lieu que j’ai pu visiter un certain nombre de cantons, et vérifier la tenue de leurs corps administratifs. »17 La priorité de contrôle administratif apparaît en outre sans ambiguïté dans l’énumération des profits qu’il a tirés de cette tournée d’inspection : réforme des abus, redressement des pratiques, relevé des négligences et des erreurs dans l’application des lois, stimulation du zèle des fonctionnaires...
16Peu de temps avant que François de Neufchâteau n’adresse sa circulaire aux commissaires centraux, Christophe Dieudonné, qui lui succède dans le poste de commissaire départemental en messidor an V, a entrepris sa propre tournée d’inspection dans les Vosges. Celle-ci mérite attention, car le ministre la cite comme exemple de ce qu’il attend de ses subordonnés. Nous ne possédons pas le texte du compte que Dieudonné dut rendre à son ministre et ami, mais nous pouvons au moins saisir l’état d’esprit dans lequel il aborda sa mission, grâce à sa correspondance et au compte analytique qu’il lui adresse en brumaire an VII, reprenant les principales conclusions de sa visite effectuée pendant les mois de thermidor an VI à vendémiaire an VII. Le contenu de ces documents confirme en tous points le caractère politique de ces visites et prouve qu’à défaut de les avoir accomplies, les commissaires leurs attribuaient bien une finalité de contrôle administratif, et non d’enquête générale ou économique.
« L’arrêté du 12 frimaire an IV charge les commissaires près l’administration centrale de parcourir chaque année les divers cantons pour examiner les travaux des autorités administratives et juger par eux-mêmes de l’opinion publique, écrit-il d’Épinal le 3 thermidor an VI. Les occupations multipliées dont j’ai été chargé ne m’ont pas permis jusqu’à présent de remplir cette obligation. Dès ce moment je vais m’en acquitter. Demain je commencerai cette visite intéressante et j’emploierai tous les moyens qui sont en mon pouvoir pour procurer et transmettre au gouvernement les renseignements les plus exacts sur la véritable situation du département et l’esprit qui anime les autorités constituées et les citoyens. Je joins ici le programme des différents objets sur lesquels je me propose de prendre des renseignements. »18
17Le programme se présente sous la forme d’une grille imprimée sur quatre feuilles de format A3, reproduite en autant d’exemplaires que de cantons (soixante-quatre dans les Vosges). Chaque page comporte plusieurs questions regroupées sous trois à quatre grandes rubriques, rangées sur le tiers gauche de la page, les deux autres tiers restant libres pour recueillir les réponses manuscrites du commissaire, au cours de sa tournée. Leur succession se présente de la manière suivante : 1/ Esprit public. 2/ Ecoles primaires. 3/ Police des cultes. 4/ Calendrier républicain ; fêtes nationales et décadaires.5/ Police générale et des communes. 6/ Arbres de la liberté, cocarde nationale. 7/ Comptabilité. 8/ Police champêtre. 9/ Forêts nationales et communales (sont-elles bien gardées ? Les gardes font-ils leur devoir ? N’y a-t-il pas de maisons bâties à proximité des forêts contrairement aux dispositions des lois ?) 10/ Routes, chemins vicinaux (Réparations, plantations, les préposés aux barrières remplissent-ils leurs devoirs ?). 11/ Registres de l’état civil (tenue) 12/ Contributions, patentes. 13/ Visites des fours et cheminées. 14/ Curage des ruisseaux et rivières. 15/ État des militaires blessés. 16/ Pensions et secours. On le voit, Dieudonné est bien loin d’une enquête économique ou d’une quelconque « description de la France ». De toute évidence, son ambition, dont François de Neufchâteau semble avoir approuvé le résultat, est de recueillir les preuves de l’application rigoureuse des lois républicaines et les signes d’adhésion au régime constitutionnel.
18C’est très exactement la mission que le ministre confie à son tour aux commissaires départementaux le 27 fructidor an VI. Il est d’ailleurs intéressant de relever que les rubriques du compte qu’ils auront à en rendre coïncident, jusque dans leur ordre successif, avec celles que François de Neufchâteau énumère dans sa circulaire du 21 fructidor an V rappelant les commissaires à leurs devoirs, et qui forment l’armature de leur compte décadaire, proposée pour faciliter le travail de synthèse des comptes des commissaires municipaux19. Les visites de cantons ont pour objet la vérification sur le terrain par les commissaires centraux de l’exactitude des rapports et des informations transmis par leurs subordonnés, grâce à un double contrôle, hiérarchique et démocratique. À cette fin, les commissaires sont invités non seulement à s’assurer de la régularité des actes publics, mais aussi à recueillir auprès des simples citoyens leurs plaintes ou leurs critiques envers les corps administratifs afin de réformer les abus. Température de l’esprit public, application des lois et arrêtés sur l’instruction publique, les fêtes républicaines, la police des cultes, la police générale, la police des hospices ou celle des prisons, la taxe d’entretien des routes, la tenue des registres d’état civil, l’ensemble des sections doit bien former le tableau des départements, dont l’assemblage forme à son tour celui de la République. Mais un tableau politique et moral qui doit refléter, « comme une glace pure et fidèle », la réalité de l’emprise de la politique gouvernementale, et non l’évaluation des ressources du territoire ou la pesée de sa richesse. Jean-Claude Perrot évoque à propos de ces tournées les célèbres chevauchées des élus. Régénération pour régénération, je serais tentée pour ma part de suggérer un autre terme de comparaison, auquel le ministre s’expose en appelant à son secours la métaphore de l’« apostolat »20 : celui des visites paroissiales, par lesquelles les évêques étaient tenus de soumettre chaque paroisse à un audit périodique, auquel étaient conviés, non seulement les ministres du culte, mais l’ensemble des paroissiens, appelés à témoigner, au même titre que l’état des bâtiments ou le contenu des tabernacles, de la réalité de l’application des prescriptions tridentines.
19 Avec cette série de circulaires, on distingue donc une première famille de textes, dans lesquels l’enquête est étroitement subordonnée à des objectifs de contrôle administratif et disciplinaire. À cette famille se rattache, de mon point de vue, la circulaire sur les comptes des départements, émanant elle aussi de la première division, et inscrite comme la précédente dans la continuité des efforts déployés dans les Vosges par François de Neufchâteau, dès son premier mandat d’administrateur du département, puis en qualité de commissaire en l’an IV, pour obtenir la reddition régulière de leur bilan de gestion par les administrateurs de tous rangs. La valeur symbolique de ces comptes est, à ses yeux, considérable, car ils incarnent la matérialité de la rupture révolutionnaire et du changement de nature du pouvoir constitutionnel par rapport au pouvoir monarchique, tels qu’ils s’inscrivent dans l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme : « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration. » Le point de vue exprimé dès le mois de décembre 1792 par le commissaire du Directoire, à l’ouverture de la séance du Conseil général des Vosges au cours de laquelle doivent être examinés les comptes de l’ancienne administration est très clair : « Aujourd’hui, les portes sont ouvertes, le peuple qui nous a choisi peut venir nous entendre. Tout citoyen a droit de venir compulser et vérifier les travaux des administrateurs, et avant que ceux-ci puissent rentrer chez eux, en sortant de cette carrière où ils ne sont que pour un temps, il faut que leur conduite exposée au grand jour passe par le creuset d’un examen impartial, d’une contradiction libre, d’un jugement rigoureux. »21 Dans le régime constitutionnel, les administrateurs élus sont comptables publiquement de leur gestion envers les citoyens qui les ont désignés. Les comptes sont un instrument de contrôle démocratique de l’action des élus et de l’emploi des contributions publiques, dont François de Neufchâteau a non seulement essayé de régulariser la pratique tant au niveau communal que départemental, mais encore poussé jusqu’au bout la logique en prenant sur lui, dès le 4 ventôse an IV, d’ordonner que les comptes des municipalités sortantes seraient déposés auprès de chaque agent communal dix jours avant d’être approuvés en conseil, « avec la liberté à tous les citoyens d’en prendre connaissance et de les censurer »22. C’est encore le sens de l’argumentation qui accompagne la circulaire adressée le 30 thermidor an V aux administrations centrales pour obtenir l’envoi de leurs comptes, qui auraient dû être imprimés au moment de leur renouvellement afin que soit rendu public le bilan de leur gestion, et l’objet d’une note manuscrite interne rédigée par le ministre à l’intention des bureaux de la première division au moment de la rédaction du modèle des comptes du 30 frimaire an V1123. La problématique de la publicité délivre donc sans doute une première clé de compréhension du statut et de l’importance de ces comptes pour François de Neufchâteau.
20Il faut aussi considérer qu’ils représentent à ses yeux un instrument indispensable à la continuité administrative.
« Rappelez-vous que votre compte doit non seulement présenter la recette et la dépense, souligne-t-il dans sa circulaire du 30 thermidor an V, mais qu’on doit y trouver encore l’exposé des travaux consommés, et ceux dont l’achèvement se poursuit et dont la suite est suspendue ; l’état administratif et moral du département ; la situation où vous avez trouvé l’esprit public et celle où vous l’avez laissée à l’époque du compte ; ce que vous avez fait pour faire régner la loi et aimer la liberté ; les obstacles que vous avez rencontrés et ce que vous avez tenté pour les vaincre ; enfin un coup d’œil sur l’exécution des lois en général et quelques données sur les améliorations possibles. »24
21Sorte de rapport d’étape permettant de mesurer le travail accompli et de repérer les lacunes, ils présentent une véritable comptabilité des opérations administratives, désignent par voie de conséquence les chantiers prioritaires et autorisent la planification des tâches à venir. C’est pourquoi la nomenclature de ces comptes, de l’essai de modélisation qu’en fait François de Neufchâteau en l’an IV jusqu’à celui qu’il propose en l’an VII, se plie à la logique constitutionnelle des attributions déléguées aux pouvoirs départementaux. Il suffit pour s’en convaincre d’examiner les divers titres et sections du modèle accompagnant la circulaire du 30 frimaire an VII, qui épousent au plus près les différents ressorts ministériels « de manière, précise le ministre, que chaque ministère puisse y trouver, sans interruption, la partie de ses attributions ». L’ordre qui préside à la collecte et à la mise en forme des informations est bien ici celui des lois, un ordre politique et administratif que François de Neufchâteau entend porter à une perfection inédite par la normalisation du cadre formel de recueil des indicateurs de gestion. Pas plus que les tournées des commissaires du Directoire exécutif, les comptes des administrations ne sont donc par essence le support d’une description du territoire ou de la société, mais, « tableau fidèle d’une gestion temporaire », ils tiennent lieu, dès l’origine, d’instrument de gestion rationnelle et de contrôle de l’efficacité et de la probité de celle-ci. « En voyant la série des articles qui le composent, conclut le ministre de son modèle de comptes, les administrateurs auraient été constamment avertis de se livrer avec une scrupuleuse exactitude à toutes les opérations dont ils étaient chargés. »25 Pour comprendre par quelles médiations cette première famille de textes se rattache à la seconde, celle des circulaires qui abordent de front la question de la description du territoire, pour saisir comment on passe du « tableau de la situation de la République » à la « description de la France », le retour au projet de description des Vosges lancé par François de Neufchâteau en 1790 s’impose. Celui-ci nous ramène à la racine même du projet descriptif.
22Bien avant que le citoyen Cambry n’ait eu l’idée de sa description du Finistère, avant même que Du Couëdic ne publie sa Géographie de la France d’après la nouvelle division en quatre-vingt-trois départements..., François de Neufchâteau a formulé le projet et commencé à réunir les matériaux d’une description du département des Vosges, ou « Détail », mot dont l’emploi atteste bien de l’intention primitive : considérer cette nouvelle circonscription, ce nouvel ensemble par parties successives et dans ses particularités. Cette entreprise éditoriale aurait assurément conclu avec panache sa mission de commissaire du roi à la formation du département, et, après tout, il revenait bien à celui qui avait présidé à l’installation des instances administratives locales de consacrer symboliquement l’existence du nouveau découpage territorial. Conçu dans la perspective de la réunion des électeurs des Vosges, une telle entreprise était au demeurant de nature à faire connaître son auteur de ceux dont il briguait les suffrages et pouvait tenir lieu de profession patriotique propre à le dédouaner de la connotation péjorative attachée à sa fonction de commissaire du roi26. De fait, le projet de François de Neufchâteau a été largement diffusé : il nous est en effet parvenu sous la forme d’une lettre circulaire adressée à « Mrs les Maires, Officiers municipaux, Procureurs de Communes et Notables » du département, dont l’auteur souhaite recueillir le concours pour la rédaction de l’ouvrage27 : « C’est votre propre ouvrage que j’offrirai à la Province, si vous voulez bien m’adresser les renseignements que vous seuls pouvez donner avec certitude et précision sur vos localités. » D’emblée, la publication est envisagée comme une aventure collective, signe patent d’une réappropriation du territoire et des instruments de sa connaissance par les citoyens, conquête arrachée au monopole d’Etat de l’Ancien Régime : « La publication d’un semblable Détail eut été autrefois une indiscrétion, affirme-t-il, peut-être un malheur. Maintenant elle est un devoir. Depuis que les terres sont franches, que les hommes sont libres, que l’Impôt doit être connu, l’administration ne doit plus se cacher. Loin d’être des mystères, ses éléments seront ceux de notre éducation. » L’enjeu politique et symbolique du projet peut donc difficilement être esquivé. En se projetant à la direction d’une entreprise qui doit cimenter une nouvelle solidarité et sanctionner une nouvelle capacité citoyenne, François de Neufchâteau réalise sans aucun doute une opération politique pour son propre compte. Au demeurant, il rencontre, semble-t-il, un large écho. Selon le témoignage de François Hesselat, alors professeur de mathématiques au Collège royal d’Épinal où résidaient les trois commissaires du roi à la formation du département, François de Neufchâteau reçut de nombreuses réponses, notamment de la part de curés, au point qu’il songe à recruter des secrétaires parmi les enseignants à la veille d’être licenciés, pour classer et mettre en forme son abondante documentation28. Il est assez vraisemblable que ce soit à cette occasion qu’il entre en contact avec Sébastien Bottin, curé natif de Lorraine, qui n’allait pas tarder à devenir curé constitutionnel dans la Meurthe. Quoi qu’il en soit, le dispositif d’enquête mettait François de Neufchâteau en position de piloter la recherche et d’organiser intellectuellement les matériaux recueillis par ses correspondants. Selon quelle logique ?
23Créer une nouvelle identité départementale alternative à l’identité féodale abolie, consacrer le nouveau découpage égalitaire par le renouvellement d’un genre littéraire et celui des codes descriptifs en usage, ainsi peut-on résumer le programme politique et cognitif proposé par François de Neufchâteau. À la compilation « des monuments de l’antique barbarie, des chartes féodales ou des institutions gothiques », aux recherches topographiques « qui ne voyaient sur la surface de la France que des couvents et des donjons », il faut selon lui substituer une description qui considère la nation sous ses vrais rapports : « [...] le sol, l’activité des hommes, le mode des impôts » (entendons leur assiette et leur répartition). Du tableau des localités ordonné selon un découpage et une hiérarchie des privilèges, dont la Description de la Lorraine par Durival lui tient lieu d’exemple repoussoir, passer à la description des matériaux de la prospérité publique. Passer en somme des statuts aux fonctions, de l’histoire à la géographie. L’enveloppe rhétorique de ce coup politico-éditorial ramasse en quelques apostrophes bien senties l’évolution des perceptions et des modes d’appréhension du territoire qui se dessine au xviiie siècle, et prend en réalité acte d’un déplacement depuis longtemps acquis, sous l’impulsion des économistes, des agronomes, des médecins ou des géographes. À la géographie historique succède en effet au fil du siècle une géographie économique et humaine dont François de Neufchâteau n’est certainement pas ignorant29. Piganiol de la Force, Robert de Hesseln, Busching ont été lus et pris en notes30. Pourtant, c’est bien la Révolution qui, en rendant caducs les systèmes de référence et de valeurs attachés à la perception traditionnelle de l’espace, sanctionne pour le compilateur des ordonnances de Lorraine sa conversion de l’histoire à la géographie, dont la figure métonymique se laisse repérer dans le passage du Mémoire pour les Quarante députés de la ville de Toul, encore imprégné des codes de perception fondés sur la valorisation de l’Antiquité et des statuts juridiques des unités spatiales, à la description des Vosges, qui prétend leur préférer l’observation des hommes, des activités et du territoire. Au reste, la rupture demeure-t-elle encore inachevée, puisque François de Neufchâteau déclare attendre de ses correspondants « un mémoire historique et topographique » sur l’état de chaque commune, portant l’indication de « sa situation, sa population, ses productions agricoles, ses relations commerciales, ses établissements civils et ecclésiastiques et ceux dont elle est susceptible, ses ressources industrielles, ses milices nationales, les hommes dignes de mémoire qu’elle a vu dans son sein ». Bref, « tout ce qui est propre à faire connaître le pays sous ses vrais rapports ». Mais on le voit, ceux-ci ne sont pas encore tout à fait émancipés des données historiques et administratives qui concurrencent ici les données économiques et humaines.
24Au moment où François de Neufchâteau rédige ce que l’on peut considérer comme sa première circulaire d’enquête, Creuzé-Latouche, député à la Constituante, publie sa Description topographique du district de Chatelleraud (sic), dont il faut se souvenir que dans ses notes rédigées en l’an VI, à la veille de son retour à l’intérieur, le ministrable la fait figurer aux côtés du Dictionnaire des Gaules d’Expilly et du dictionnaire de Longchamps comme référence pour la future description de la France31. Si l’idée d’ajouter un septième volume au dictionnaire d’Expilly est vite écartée pour les mêmes raisons qui lui font anathémiser Durival, François de Neufchâteau cite encore en l’an XI la Description... de Creuzé-Latouche comme une contribution de poids à la statistique, preuve du cas qu’il fait de l’ouvrage32. Il est peu probable cependant qu’il en ait eu connaissance au moment où il lance sa propre entreprise. L’ouvrage est en effet imprimé au mois de juin, au moment même où se réunissent les assemblées électorales auxquelles il destinait l’hommage de la description des Vosges. Il est donc certain que la circulaire du commissaire du roi est antérieure à la publication du membre de la Société d’agriculture de Paris33. Il faut néanmoins se reporter à celle-ci pour mieux comprendre, par contraste, ce qui individualise le projet de François de Neufchâteau.
25Le cadre de l’enquête, le district, semble rapprocher les deux entreprises. François de Neufchâteau prévoit en effet, selon une formule éditoriale qui lui est chère, une publication par cahiers détachables qui s’imprimeront séparément « pour ceux qui auront déclaré se borner à la connaissance de leur district particulier... La collection des districts formera d’elle-même le tableau du département, avec un avis général et une table alphabétique des matières pour faciliter les recherches ». Mais, si, pour Creuzé-Latouche, « ce n’est qu’en descendant au niveau du district que l’on peut prétendre saisir l’infinie diversité des hommes, des usages et des êtres », pour François de Neufchâteau, le choix de l’unité territoriale n’est pas dicté par un souci anthropologique du détail, mais par la finalité ultime de l’enquête, qui est de procurer aux administrateurs la connaissance de la circonscription dont ils s’apprêtent à assumer la gestion. « Il est essentiel, dit-il, que ceux qui vont l’administrer s’en fassent une juste idée. » Là réside sans doute la principale divergence entre les deux approches, qui n’est pas seulement de point de vue, mais de nature. Creuzé-Latouche entend offrir au public, entendu comme l’ensemble des lecteurs virtuels, un traité particulier sur un district, « comme il existe des traités du rossignol, du serein-canarie ou des tulipes... Ce n’est pas seulement aux administrateurs d’un petit pays qu’il importe d’en connaître tous les détails de situation, de commerce, de culture et d’habitants... Ce sont ces descriptions réunies et comparées qui feront connaître plus universellement les divers intérêts et les ressources du commerce, qui éclairent les spéculations. » La société, considérée pour elle-même dans ses rapports avec un territoire, d’un point de vue tour à tour ethnographique et économique, est à la fois objet et destinataire de la description qui fait fi des données historiques ou administratives pour se concentrer sur les données topographiques, économiques et humaines. Le projet de connaissance, dont l’auteur concède qu’il « aurait sa place dans tous les établissements administratifs depuis les archives de l’Assemblée jusqu’aux greffes des municipalités », sert indifféremment l’appareil d’État et l’initiative privée.
26Bien différemment, François de Neufchâteau souhaite procurer au Public (sic) entendu cette fois comme la sphère gouvernementale, les éléments d’une administration raisonnée de la société, et « les matériaux qui doivent perfectionner l’économie politique », c’est-à-dire l’économie considérée du point de vue politique : une science du bon gouvernement. Cimentée par des références historiques et administratives qui doivent façonner la nouvelle identité départementale, l’analyse considère la société et le territoire dans leurs rapports avec l’Etat, comme objet d’administration. C’est pourquoi, « agréable aux particuliers », c’est au « Public » qu’elle doit être « utile ». Dès l’origine, on le voit, l’ordre descriptif est soumis à une finalité d’utilité immédiate, qui commande le tri parmi les réalités qu’il convient de décrire, relevant à la fois de la nomenclature administrative, du mémoire historique et de la géographie économique. Entre dans le champ de la description tout ce qui contribue à objectiver la réalité du nouveau découpage territorial et du nouvel encadrement administratif, tout ce qui appartient à celui de l’administration, et, potentiellement, à son domaine d’intervention. À la curiosité universelle qui nourrit l’ambition de tout connaître et de ne rien négliger, jusqu’aux productions les plus singulières de la nature ou aux particularités les plus étranges du génie humain, l’ordre utilitaire applique son filtre, d’après lequel les objets sont inclus ou exclus de la description. Le projet utilitaire l’emporte sur l’ambition encyclopédique. Significativement, pour rendre justice aux curiosités naturelles des Vosges et faire connaître le génie de sa patrie à un large public, c’est à la poésie que François de Neufchâteau s’en remet en donnant à la poésie descriptive un morceau remarqué, Les Vosges, poème en quatre chants dont il fait hommage au département en 179634.
27À cet utilitarisme étroit mais conquérant, qui subordonne la description à une réflexion sur le gouvernement des hommes et l’administration des choses, il est tentant de chercher des racines hors des frontières, du côté de la statistique administrative allemande, des « sciences camérales »35. L’origine lorraine de François de Neufchâteau, sa maîtrise de l’allemand, son ouverture sur le monde germanique, bien attestée dans le domaine de l’agronomie, rendent l’hypothèse plausible. En l’an X, il rend hommage à la tradition camérale en affirmant que « c’est en Allemagne que l’on a nommé la statistique et qu’on l’a le plus cultivée », laissant ainsi entendre, de sa part, une certaine familiarité avec la culture statistique d’outre-Rhin. « De toutes les langues, renchérit-il en l’an XI, l’Allemand est la plus utile, soit comme étant la clé des autres langues du nord, soit comme présentant beaucoup d’ouvrages économiques et d’autres bons à importer en France. »36 C’est pourquoi, il semble avoir caressé le projet de publication d’une « bibliothèque germanique », imitée de la Bibliothèque britannique37. A l’époque où il écrit ces lignes, l’ex-ministre a indubitablement acquis une certaine connaissance, au moins indirecte, de la littérature statistique allemande, très probablement par la médiation d’Adrien Duquesnoy, traducteur en l’an IX de l’œuvre de Hoeck, qui s’était vu confier par François de Neufchâteau la mission de traduire les mémoires rassemblés dans la collection des Mémoires sur les établissements d’humanité38. Député du Barrois à la Constituante, Duquesnoy s’était signalé à l’attention du député suppléant des Vosges à l’occasion du voyage de celui-ci à Paris, au printemps 1791, par la publication de son journal, L’ami des patriotes ou le Défenseur de la Révolution39. Les deux hommes s’étaient peut-être croisés auparavant, en qualité l’un et l’autre de membres associés de l’Académie de Nancy. Mais il est certain qu’ils nouèrent des contacts en 1791, puisque c’est dans un numéro du mois d’août de la publication d’Adrien Duquesnoy que François de Neufchâteau fait part de ses vues sur le Plan d’un nouveau Paris dont il a été question plus haut40. Au ministère, il ne fait pas de doute que les compétences statistiques de celui qui devait devenir l’une des chevilles ouvrières du Bureau de la Statistique sous le Consulat contribuèrent à encourager le ministre dans ses entreprises. Mais en 1790, rien n’autorise à faire état de relations entre les deux hommes et, en réalité, à l’exception de la Géographie de Busching, qui, en rompant avec le genre des récits monographiques, donne l’exemple dans l’histoire de la discipline d’une tentative de rapprochement entre statistique et géographie, rien, dans la culture et les références de François de Neufchâteau, n’atteste une particulière proximité intellectuelle avec la tradition descriptive allemande, dont il partage pourtant jusqu’à un certain point les postulats en donnant à son projet de description le statut de véritable manuel d’instruction du nouveau personnel administratif.
28Cette configuration initiale du projet descriptif permet cependant de comprendre sur quel mode s’opère la rencontre de celui-ci avec le souci dominant de contrôle gestionnaire et disciplinaire exprimé dans les circulaires sur les visites de cantons ou les comptes des administrations. L’un est le préalable de l’autre, ou, si l’on préfère, le second la dimension temporelle du premier. La connaissance du territoire, de sa population et de ses activités est la condition d’une mesure de l’efficacité administrative, dont l’emprise et les compétences, reflétées dans l’organigramme du ministère de l’intérieur, s’élargissent à la totalité des activités sociales. C’est pourquoi, les administrations centrales sont invitées à introduire, dans la première partie de leurs comptes, au paragraphe IV du titre II, « De l’administration de l’Intérieur », les éléments d’une description du territoire cultivable, de l’état de l’agriculture, du commerce et des manufactures. « Il faut observer que l’on demande en vain depuis longtemps ces sortes de tableaux », remarque le ministre. Les étapes signalées de cette quête infructueuse sont respectivement le questionnaire de Quesnay annexé au quatrième tome de l’Ami des Hommes, « fort étendu par les citoyens Tessier, Dubois et Cotte », et dont le Comité de salut public utilisa selon lui les travaux pour produire un nouveau questionnaire envoyé aux départements le 15 fructidor an 11141. François de Neufchâteau fait ici allusion aux travaux de la Commission d’agriculture et des arts, qui servirent effectivement de base à la circulaire d’enquête en 175 questions de fructidor an III, dont il avait forcément eu connaissance en qualité de commissaire du Directoire exécutif et dont on trouve logiquement un exemplaire dans ses papiers personnels. Les minutes des réponses devaient, à son idée, servir d’étalon de comparaison pour la mise en forme des renseignements qu’il sollicite à son tour. « À terme, conclut-il, il s’agit de parvenir à un mode uniforme de tableaux courts et substantiels, dans lesquels il sera possible de renfermer les seuls renseignements annuels qui deviendront nécessaires pour indiquer la situation, le progrès ou la langueur des objets les plus importants de l’administration publique. » De la comptabilité des opérations administratives à l’observation du territoire et des hommes auxquels elles s’appliquent, le déplacement n’implique donc nul renoncement aux présupposés normatifs et prescriptifs qui irriguent la première. L’examen des rubriques suggérées aux administrateurs suffit à s’en convaincre. Soit celle des terres labourables. Outre l’évaluation de leur superficie et de leur produit, François de Neufchâteau recommande de porter attention aux points suivants : « S’il y a des landes et des terrains vagues, susceptibles d’être cultivés, et l’augmentation de revenu qui pourrait en résulter ? Si les domaines sont généralement clos et arrondis ou si les terres sont morcelées ; si les cultivateurs sentent la nécessité de les réunir ? Comment vaincre les obstacles à cette réunion ? Si l’usage des jachères a lieu et sur combien de terrain annuellement ? Quelle en est la perte ? »42 On reconnaît en filigrane les grandes lignes d’un programme réformateur dont l’application rationnelle requiert la connaissance préalable de son terrain. Il ne s’agit pas tant de décrire pour comprendre que de connaître pour agir. À cet égard, le laconisme du paragraphe consacré au commerce et aux manufactures, qui tient en trois vagues alinéas, témoigne sans doute d’une moindre précision du projet interventionniste.
29L’essentiel n’est peut-être pas là, mais dans les suites induites par la recherche d’une mesure des performances administratives, consubstantiellement liée à la position de François de Neufchâteau dans l’échiquier du pouvoir, sur la philosophie du recueil, ou, pour reprendre l’expression de François Dagognet, sur la « théorie représentative » qui s’installe au cœur de ses dispositifs successifs43. L’exigence de mesure implique rupture avec le récit monographique dont nous avons vu qu’il épousait la forme primitive du projet descriptif, recherche de critères positifs qui peuvent donner lieu précisément à des « opérations », qui sont des opérations de l’esprit avant d’être des opérations administratives et dont l’impact ou l’efficacité doit être évaluable par addition ou soustraction, donner lieu en somme à un véritable bilan, au sens comptable du terme : il s’agit bien en effet de rendre « des comptes ». Ce qu’exprime clairement François de Neufchâteau en réclamant par exemple des administrateurs un état d’aisance ou de détresse de leur département, « fondé sur des données positives et non sur des allégations vagues ». « Il ne faut pas croire que ces articles sur l’agriculture et le commerce exigent un développement verbeux, insiste-t-il un peu plus loin. Ce sont moins des paroles que des faits qu’ils exigent. Ils peuvent se réduire en un tableau assez succinct. »44 En quête d’agencements signifiants qui rendent possible la globalisation ou l’évaluation par différence des résultats de l’activité administrative, François de Neufchâteau trouve naturellement sur son chemin la représentation tabulaire de données chiffrées, qu’il cherche à systématiser. Finalement, ce ne sont pas moins de dix-sept tableaux récapitulatifs dont il propose le modèle aux administrations de département, comprenant chacun de trois à quarante-cinq colonnes prêtes à accueillir les indicateurs chiffrés, et qui composent virtuellement à eux tous une véritable statistique démographique, économique, morale de la République. Ainsi, au titre de la Justice, deux tableaux résument l’activité judiciaire, portant l’indication du nombre de délits ou de crimes poursuivis devant les tribunaux criminels et correctionnels, de leur nature, du nombre de condamnations, d’appels, de renvois... Avec l’« Etat des détenus dans les prisons et maisons d’arrêt » (sept colonnes) et celui « des individus admis dans les hospices civils et autres établissements de bienfaisance » (dix-neuf colonnes), on voit se dessiner un ensemble dans lequel Michelle Perrot n’aurait sans doute pas manqué de reconnaître un jalon de l’histoire de la statistique criminelle et de la statistique « morale »45.
30La substitution de séries chiffrées au discours subjectif des administrateurs engage une exigence d’objectivité et ouvre du même coup la voie à la comparaison rigoureuse des situations et des résultats, ainsi qu’à son prolongement inductif : la recherche rationnelle des causes des phénomènes et des moyens d’agir sur eux. En d’autres termes, la poursuite d’un optimum administratif requiert la comparabilité des mesures des performances des départements, qui autorise à son tour la conceptualisation des problèmes et la justification argumentée des solutions envisagées. D’un point de vue plus général, le détour du projet descriptif par les chemins rectilignes du contrôle administratif et disciplinaire conduit à l’alignement des critères de rationalité qui appartiennent à l’ordre pratique sur ceux requis par l’ordre de rationalité scientifique : précision et vérification rigoureuse des éléments factuels, quantification des phénomènes, constitution de séries homogènes, uniformes et donc comparables. L’ambition synthétique de tout embrasser d’un seul regard ne relève pas ici d’un projet encyclopédique, mais d’une exigence bureaucratique de « mise en équivalence » généralisée, appuyée en amont sur un énorme effort d’enregistrement et de codification, à des fins de rationalisation de la gestion administrative et d’efficacité politique46.
31Selon François de Neufchâteau, ces réquisits sont en effet la condition de mise en œuvre d’une véritable politique rationnelle, qu’il exprime à travers l’espoir de fonder les décisions sur des « calculs », c’est-à-dire la manipulation de données objectives, ou considérées comme telles : l’ambition, en somme, de « raisonner avec des chiffres sur les choses relatives au gouvernement »47. Les comptes des départements nous ramèneraient-ils sur le territoire de l’arithmétique politique ? Encore faut-il, pour l’affirmer, tenter d’élucider plus précisément le contenu de ces « calculs », en suivant le ministre dans ses propres commentaires. Le bilan qu’il entend dresser à partir des comptes s’obtient de deux manières. Longitudinalement, il intègre la dimension temporelle et mesure par différence les progrès accomplis dans l’application des lois pendant la durée d’une gestion administrative, les résultats des encouragements ou des travaux entrepris, les améliorations de l’ordre public : n’oublions pas que les comptes ont vocation à être reproduits périodiquement. Il en mesure aussi le coût, qu’il s’agisse des frais de personnel, de perception des taxes, d’entretien des prisons ou des hospices, ou des sommes engagées dans les travaux publics. L’économiste peut à bon droit dresser l’oreille : il y a là matière à de jolis calculs d’utilité, dont François de Neufchâteau suggère à dire vrai la pratique plus qu’il ne l’explicite. Néanmoins, l’administration et le bien public ont un coût, qu’il convient de minimiser pour un service optimal : c’est tout le sens de ses circulaires, invitant les administrations centrales et municipales à l’économie et la rationalisation de leurs dépenses. Transversalement, le bilan autorise statiquement le calcul de fréquences, l’évaluation d’écarts à la norme optimale : celle d’une application prompte et rigoureuse de la loi, d’une réalisation parfaite des objectifs assignés par l’ensemble des circulaires, des arrêtés, des instructions qui émanent des pouvoirs centraux. La répartition des fréquences selon des seuils de performance permet de discerner le degré de généralité d’un problème, ou, au contraire, sa particularité locale ou régionale. Elle décide du même coup de sa nature et de la manière d’en traiter, en opérant le tri parmi les occurrences, très générales, qui appellent une intervention législative, celles qui relèvent de l’action de l’administration centrale, sous forme d’un investissement supplémentaire d’information ou d’explication, de codification ou tout simplement d’encouragements, celles enfin qui requièrent sanction ou redressement disciplinaire. Nous avons vu plus haut que les destitutions ou révocations, notamment pour manquements des administrateurs à leurs devoirs, accaparaient une part non négligeable de l’attention du ministre. Poussons les choses un peu plus loin, jusqu’au point ou le calcul offre une alternative rationnelle au débat idéologique, au risque d’empiéter sur les prérogatives du législateur, dans une démarche qui épouse l’idéal de ce nous entendons aujourd’hui par « calcul économique », et que François Etner définit comme celui de « conciliation de l’équité et de l’efficacité », et de « lutte contre l’arbitraire des décisions collectives »48. L’exemple des communaux entre dans cette configuration.
32François de Neufchâteau n’a pas inclus de rubrique relative à cet aspect de l’évolution agraire dans son compte de l’agriculture, sinon par une vague allusion à la quantité de landes et de terres vagues susceptibles d’être cultivées. Cependant, dans le mois qui suit la rédaction de son modèle de comptes, s’engage aux Cinq-Cents un débat pour tenter de trancher la question du partage, laissée pendante, depuis prairial an IV, par la suspension de la loi du 10 juillet 1793, qui avait décidé des modalités d’application de la décision prise, nous l’avons vu, sur son initiative en 1792. Dix-huit jours après le début de la discussion sur le rapport de Delpierre, député des Vosges, qui siégea avec lui au département pendant la Constituante, puis à l’Assemblée pendant la Législative, le ministre rédige une note interne à l’intention des bureaux de la quatrième division. Elle mérite d’être reproduite in extenso :
« La question sur le partage des communaux se traite en ce moment au Conseil des Cinq-Cents, expose-t-il. Sur les questions de ce genre, ne serait-il pas convenable que le Ministre de l’Intérieur fût consulté, non pour émettre une opinion, mais pour éclaircir les faits et présenter des résultats et des tableaux ? Sait-on par exemple combien il y a eu de communaux partagés en vertu de la loi de 1793, et quels en ont été les effets sur la population, la culture et le bien-être des campagnes ? Ne serait-ce pas le sujet d’une demande de renseignements curieux ? Ne serait-il pas également intéressant de savoir quelles sont les suites de l’aliénation des domaines nationaux considérée relativement à l’agriculture et à l’industrie ? Quelles sont les ci-devant abbayes inutiles devenues des usines intéressantes etc. Enfin le tableau de l’influence de la Révolution sur l’agriculture ne mérite-t-il pas d’être tracé et suivi dans ses progrès ? Méditer ces idées, et faire un rapport ou proposer d’autres mesures. »49
33Le ministre ne préconise pas autre chose que de recueillir une statistique exacte de la surface communale partagée et du nombre de communes concernées, d’évaluer les effets du partage sur la culture en calculant l’augmentation de la surface cultivée et l’augmentation du produit, par nature des cultures, qui en est résulté, de mesurer enfin ces mêmes effets sur le revenu des familles exploitantes (ce qui inclut la prise en compte des frais de mise en culture) et, par voie de conséquence, sur la démographie rurale. Mesurer en somme concrètement et précisément les effets sur l’économie et la société des dispositions législatives et contribuer à trancher rationnellement un débat idéologiquement surinvesti. La démarche, on le voit, est aisément transférée à la question de la redistribution des biens nationaux, et élargie au tableau de l’agriculture dans son ensemble. Elle donne, au passage, un contenu concret à ce que nous avons qualifié plus haut de propension, de la part de François de Neufchâteau, à investir sa fonction de « commis du Directoire » d’une authentique dimension d’initiative politique. Si l’opinion du ministre est constitutionnellement priée de sortir par la porte de l’enceinte des assemblées représentatives, le calcul économique est un moyen d’y revenir par la fenêtre, en revendiquant un droit de regard sur l’appréciation de l’intérêt général, droit d’arbitrage en quelque sorte, légitimé par l’autorité de la sanction scientifique.
34Réciproquement, cet effort de mise en équivalence généralisé n’est pas seulement pour François de Neufchâteau un investissement pour l’action, mais aussi un investissement cognitif. À ses yeux, en effet, la production de comptes chiffrés ne doit pas moins servir « à perfectionner la science de l’économie politique ». C’est affirmer que le chiffre donne à la science économique sa dimension expérimentale. C’est épouser au fond le vœu des arithméticiens, de Lavoisier en particulier, qui cherche à soumettre son tableau de la richesse à un cadre comptable rigoureux, c’est épouser celui de Physiocrates qui s’efforcent de réunir les outils statistiques d’une mise à l’épreuve du Tableau économique. Mais, ne nous y trompons pas, le point de vue de François de Neufchâteau reste fondamentalement différent de celui des arithméticiens ou de celui des économistes, dont l’abstraction est ici la cible d’une critique implicite. Avec son modèle de compte, inscrit dans la continuité de ses efforts de codification entrepris dans les Vosges à usage des administrations municipales, François de Neufchâteau a cherché, grâce à un énorme effort d’enregistrement et de mesure, à objectiver la réalité de l’action administrative et de ses effets sur la société. Il n’a pas cherché à peser la richesse nationale, dans sa globalité ou ses composantes, mais à inventorier, selon ses propres termes « les principaux objets de l’administration publique ». La richesse n’est pas pensée comme telle, comme concept autonome. Et c’est précisément ce cadre théorique qui a manqué à François de Neufchâteau pour passer d’une comptabilité administrative des départements à une comptabilité économique de la nation.
35 Il n’empêche. Modélisation, données chiffrées, vérification critique, présentation tabulaire, périodicité des données : on admettra qu’avec la tentative inaboutie de modélisation des comptes des administrations de département, François de Neufchâteau est passé tout près d’une « statistique générale de la France », entendue comme la production d’un ensemble de tableaux de dénombrement. Ce n’est pourtant pas dans cette voie que le projet de saisie du territoire trouve finalement son autonomie. Avant d’en venir à celui-ci, il faut tenter d’en cerner les raisons. Une telle problématique eût requis la mise en place d’une structure autonome, comprenant à la fois un réseau de correspondants qualifiés et un centre de traitement capable de fournir aux spéculations du ministre la base calculatoire dont il entrevoyait l’importance, notamment en matière de démographie. En somme, la constitution d’un véritable bureau de statistique, avec ses prolongements locaux, que bien d’autres avant lui avaient appelé de leurs vœux : l’abbé de Saint-Pierre bien sûr, Dupré de Saint-Maur, Ange Goudar, mais surtout Necker, plus proche de François de Neufchâteau dans tous les sens du terme. C’est justement vers quoi tend la proposition que ce dernier soumet au Directoire le 17 brumaire an VII, qui préconise « l’envoi dans les départements d’hommes instruits en état de prendre sur les lieux des renseignements exacts sur l’instruction publique, le commerce et autres objets d’utilité générale dont les administrations centrales et les commissaires ne rendent pas des comptes assez exacts. »50 A dire vrai, l’idée ne lui revient pas, mais à un membre anonyme de son entourage, peut-être ministériel, avec lequel il s’est entretenu à plusieurs reprises de ses plans d’améliorations. Car c’est sur papier libre, mais portant en tête la mention manuscrite : « Ministère de l’Intérieur », que ce proche fait parvenir le 22 vendémiaire an VII, « au citoyen ministre (et à lui seul) », une proposition de « système analytique d’améliorations dans toutes les parties de la République », que lui ont visiblement inspiré les propos de François de Neufchâteau51. On constate que le système comprend à la fois le plan de formation d’une escouade d’enquêteurs professionnels et un plan d’enquête en vingt-deux points, auxquels François de Neufchâteau se contente d’ajouter deux rubriques supplémentaires. Coïncidence, que le lecteur amateur de rebondissements appréciera : les vingt premiers points évoqués par le mystérieux conseiller concordent parfaitement, jusque dans l’ordre énumératif, avec les vingt Demandes à faire à chaque administration de département, à l’exception du glissement des filatures de la dix-neuvième à la vingtième place et de la substitution des « relations commerciales de chaque département » à la rubrique des sciences et des arts. Cette énumération, en tous points semblable à celle de l’opuscule de l’an VI, est seulement augmentée de deux rubriques : l’éducation publique et les frais des administrations centrales, fruit sans aucun doute des échanges de l’auteur avec le ministre. Indiscutablement, l’auteur du « système analytique » et celui des Demandes... ne font qu’un, dont l’irritant penchant pour l’anonymat nous prive de pistes de réflexions sans doute fructueuses52. Son plan a du moins l’avantage d’offrir un cadrage assez précis sur la subordination, dans l’esprit du ministre, de l’enquête statistique à la mise en œuvre d’un plan de redressement économique, dont nous examinons plus loin la logique profonde. Mais pour l’heure, nous importe surtout la promptitude avec laquelle celui-ci s’empare de la proposition de son correspondant, au point de se contenter d’un jeu de substitutions grammaticales pour aboutir à la transformation de sa lettre en véritable formulaire de mission, aux termes duquel chacun des commissaires enquêteurs se verrait attribuer un ressort d’une quinzaine de départements dans lesquels ces professionnels du renseignement pourraient enfin réunir les données uniformes dont le canevas leur serait détaillé par les « instructions précises » du ministre. La proposition, soumise au Directoire moins d’un mois après la réception du courrier, fut écartée, sans doute pour des raisons d’économie et pour ne pas alourdir la structure de l’intérieur, jugée déjà pléthorique et coûteuse53.
36Il ne restait donc à François de Neufchâteau, s’il voulait approfondir la connaissance du territoire, qu’à recourir aux canaux traditionnels d’information, administrations centrales ou municipales et commissaires du Directoire exécutif, dont il connaissait par expérience les limites structurelles et culturelles. Il était en tout cas hors de question de transformer les instances administratives locales, déjà submergées de tâches, en véritables bureaux de renseignements aptes à traquer les éléments d’une statistique régionale jusque dans les ateliers ou les cours de fermes. Certes, on l’a beaucoup dit, le ministre cherchera à élargir le plus possible le champ des collaborateurs capables d’épauler les administrateurs dans leur tâche d’information, au fil des enquêtes générales ou particulières qu’il leur confie. Ingénieurs et inspecteurs des Ponts et Chaussées, inspecteurs des Mines ou des Contributions, administrateurs des prisons ou des établissements hospitaliers, membres des sociétés d’agriculture en voie de reconstitution, professeurs ou bibliothécaires des écoles centrales, architectes départementaux sont ainsi tour à tour mis à contribution. Dès l’an V, il fait appel à « des commissaires choisis sur les lieux parmi les hommes les plus instruits » pour dresser les tables de concordance métrologique indispensables à la généralisation de l’usage du système métrique. Cet appel à la société civile et aux talents de la République se renouvellera maintes fois. Des « cultivateurs éclairés » aux membres de l’institut, des banquiers aux médecins, des littérateurs aux bouchers, peu de corporations qui n’aient été interpellées à des fins d’information ou d’expérimentation. On pourrait ainsi multiplier les exemples de ces efforts de mobilisation qui ne s’arrêtent pas aux frontières. Pendant son bref passage au Directoire, François de Neufchâteau songe par exemple à utiliser les agents diplomatiques pour réunir toute une documentation sur les greniers d’abondance et la conservation des grains et farines. Redevenu ministre, il prépare une instruction détaillée à l’intention de chacun des agents de la République en poste à l’étranger, dans laquelle il les prie de s’informer sur « tous les objets qui peuvent être importés avec succès en France » (entendons ici « acclimatés »)54. Dépourvu d’une logistique appropriée, il tente de la créer en mettant à profit toutes les occasions qui s’offrent à lui. Ainsi, muni déjà d’une instruction fort détaillée concernant sa mission en Espagne où il doit organiser l’importation en France de béliers mérinos, le citoyen Gilbert aura-t-il sans doute éprouvé une certaine stupeur en recevant de la main de François de Neufchâteau une lettre de six pages énumérant toute une série de points sur lesquels celui-ci attend un rapport circonstancié55. Des trajets de transhumance à l’effet, sur la qualité des laines, de la distribution de sel aux moutons, du régime diététique des hommes et des chevaux à la comparaison du blé « piccietto » avec ceux des départements méridionaux, de la collecte de graines de chêne à gland doux à l’observation de la productivité des vignes de Valence, mais aussi des cerisiers de Biscaye et des noisettes de Catalogne, le professeur à l’école d’Alfort se voit ainsi investi d’une véritable mission d’enquête dont la lourdeur, sinon la logique, ne lui aura pas échappé. « Je vous informe, conclut le ministre, qu’il existe un recueil de plusieurs volumes in quarto, intitulés Memorias economicas sobre los fruitos, fabricas y minas de Espana. Il y en avait déjà dix-sept volumes en 1793. Le rédacteur est Harruga. » L’histoire ne dit pas si l’envoyé du gouvernement prit la précaution de se munir de cet encombrant guide de voyage56.
37On sent bien pourtant que cette fébrilité investigatrice, à laquelle la position de François de Neufchâteau l’encourageait à donner libre cours, n’était pas de nature à pallier le défaut d’une structure unifiée de renseignement et l’entraînait au contraire vers un éparpillement de ses préoccupations. Par ailleurs, la diversité et la dénivellation des sources d’information tendaient à celles de leur mise en forme. Le manque de temps, les défaillances des relais locaux mettaient les administrateurs à portée de produire plus facilement un récit librement inspiré de leur connaissance lacunaire et segmentée de leur département que des séries de faits homogènes, voire des séries chiffrées, dûment critiquées et vérifiées. Les conditions objectives de production statistique rabattaient inévitablement les ambitions descriptives vers des modalités plus littéraires, plus subjectives, même si la volonté d’imposer un canevas directeur tendait à canaliser le regard des informateurs et sa traduction rhétorique par un balisage de consignes contraignantes. C’est pourquoi, si l’on peut bel et bien reconnaître une certaine continuité entre le propos descriptif induit par les circulaires de contrôle gestionnaire et celui qui motive la rédaction de la circulaire de germinal an VII, prescrivant la description abrégée des départements, il faut à mon sens mettre l’accent sur la rupture que représente le retour à une formule plus délibérément littéraire, par rapport aux virtualités dont était porteur l’essai de modélisation des comptes de département. Nous ne pouvons savoir, il est vrai, comment celui-ci eût été assumé par les administrations, et exploité par son auteur, puisqu’il ne fut jamais, pour des raisons circonstancielles, adressé par le ministre à ses destinataires. Quoi qu’il en soit, c’est finalement dans la mouvance de la description géographique que le projet descriptif, confié aux seules ressources des autorités administratives, devait finalement trouver son identité propre, dont il faut maintenant tenter de mettre en lumière l’origine et les contours.
38La référence aux Mémoires des intendants, assumée par François de Neufchâteau comme pour légitimer son propre dessein par l’ancienneté du propos, est bien connue. On ne peut la négliger. Celui-ci possédait en effet la réédition de la publication, tardive et par extraits, de ces mémoires, donnée par Boulainvilliers en 172757. En l’an XIII, il avoue encore le profit qu’il a tiré de la lecture du mémoire sur la généralité du Languedoc, rédigé par l’intendant Basville en 1698 et publié en 1734, notamment en ce qui concerne le canal du Midi58. Mais, en réalité, bien plus décisive encore s’avère être pour le devenir de la « description de la France » sa rencontre fortuite avec Vauban. Dans le récit qu’il en fait en l’an IX, François de Neufchâteau reste passablement évasif sur les circonstances qui l’amenèrent à mettre la main sur les tomes II et IV des recueils manuscrits des Oisivetés59 : « Les méditations profondes que le Maréchal de Vauban appelait ses oisivetés comprenaient douze volumes in-folio. De ces douze volumes, conservés successivement en diverses bibliothèques et qui ont été dispersés lors de la Révolution, j’en ai retrouvé deux que j’ai fait porter au dépôt des pièces relatives à la navigation intérieure, parce que le morceau le plus important de ces deux manuscrits se rapportait à cette question. Il serait heureux qu’on pût récupérer les 10 autres volumes. »60 En 1815, il s’attribuera le mérite d’avoir « sauvé ces recueils du naufrage dont ils étaient menacés » – entendons le naufrage de la Révolution – sans en livrer davantage61. L’histoire de la découverte des volumes est plus prosaïque que ne le suggère le voile de mystère dont l’entoure François de Neufchâteau. Contrairement à ce qu’il insinue dans une des notes qui accompagnent la publication des tables de ses circulaires, destinée à inscrire celle du 23 frimaire an VII sur la navigation intérieure dans la filiation directe de la pensée du Maréchal, cette découverte ne précède pas la rédaction de sa circulaire, qu’il revendique pourtant comme l’accomplissement du mémoire de Vauban sur la navigation des rivières, mais en est la conséquence directe62. Raup de Baptestin, qui fut l’éphémère chef de la division de la navigation intérieure, jamais démenti sur ce point par l’intéressé, relate les circonstances de cette trouvaille dans un mémoire, rédigé en l’an VIII, tant « pour appeler l’attention du gouvernement sur l’un des objets les plus importants de l’administration générale » que pour défendre l’œuvre accomplie par ladite division, supprimée par Quinette, successeur de François de Neufchâteau au ministère63. Rappelant les termes de la circulaire de François de Neufchâteau, qui ordonnait la réunion dans un dépôt d’archives spécialisé de tous les ouvrages, mémoires, plans qui se rapportaient à la navigation intérieure, il enchaîne : « Cette circulaire produisit l’effet qu’on attendait. Il fut adressé de toute part au ministre une infinité de pièces très essentielles. C’est d’après l’invitation contenue dans cette lettre que le bibliothécaire de l’École centrale de Roanne lui apporta deux volumes in-folio faisant partie des douze volumes manuscrits qui formaient la collection complète des œuvres de Vauban. Cet exemplaire unique que Vauban avait fait faire pour lui, et qui est un chef-d’œuvre d’écriture et de dessin, appartenait à M. Lepelletier de Rosambo. Il a été dispersé après sa mort, et l’on ignore où sont les dix autres volumes. »64 En s’attribuant à soi seul le mérite d’un sauvetage qui n’en était pas vraiment un, François de Neufchâteau cherchait donc à installer sa propre action dans la filiation du Maréchal. On comprendra plus loin la signification et la portée d’une telle récupération symbolique. Mais une chose demeure acquise : le profond retentissement, sur l’inventeur des deux volumes, de la lecture des mémoires qui s’y trouvaient réunis.
39Une première manière d’en juger est de considérer l’opiniâtreté avec laquelle François de Neufchâteau tenta de faire imprimer plusieurs d’entre eux. Dès l’an VIII, il fait figurer le Mémoire concernant la course dans son propre recueil du Conservateur65. Puis l’année suivante, il fait insérer le Calcul estimatif pour connaître jusqu’où peut aller la production d’une truie pendant dix années de temps, plus connu sous le titre « piquant » que lui avait imaginé Vauban : La cochonnerie, dans le premier tome des Mémoires d’agriculture paru en l’an IX66. Enfin et surtout, il soumet en l’an XI à Ballois, secrétaire de la Société de statistique, un projet précis de publication de la Description de l’élection de Vézelay dans les Annales de statistique, intitulé « Modèle des tableaux de statistique et d’économie politique tracé par le Maréchal de Vauban en 1696 ou Description de l’élection de Vézelay, extrait des manuscrits de Vauban et publié avec des notes »67. L’entreprise est ambitieuse, car François de Neufchâteau songe à assortir le texte de notes qui offriraient en contrepoint de la description de Vauban les éléments d’une comparaison avec l’état présent de l’ancienne circonscription fiscale. À cet effet, il mobilise l’ensemble des préfets et sous-préfets dont les arrondissements s’étendent sur une partie de l’ancien ressort, leur faisant parvenir une lettre circulaire les priant de réunir les renseignements précis « sur l’état actuel de la population, de l’agriculture, du commerce etc. dans toutes les communes dénombrées par Vauban »68. À cette fin, il joint à son envoi un exemplaire d’épreuve imprimée du manuscrit : « La lecture de l’ouvrage, précise-t-il, et vos connaissances locales suffiront pour vous indiquer la nature et l’étendue des informations positives que j’attends de votre zèle. » Si le zèle du préfet de l’Yonne, Rougier de la Bergerie, lui vaut un mémoire circonstancié d’une vingtaine de pages précédé d’un éloge réfléchi des mérites du Maréchal, ses autres correspondants se montrent apparemment moins coopératifs69. Le premier frimaire an XII, l’un d’eux allègue le manque de temps et d’informations pour justifier une réponse lacunaire70. Aux autres, dont le préfet de la Nièvre, François de Neufchâteau adresse une rafale de relances le 12 messidor de la même année71. Les lacunes de sa documentation expliquent sans doute qu’il ait laissé sans suite son projet de publication. Son zèle pour la mémoire du Maréchal n’est pas en cause : à la même époque, il songe à faire transférer le cœur de Vauban aux Invalides, et entame des démarches en ce sens72. Mais c’est en 1815 seulement qu’il saisit l’occasion de la rédaction de son Mémoire sur le plan qu’on pourrait suivre pour parvenir à tracer le tableau des besoins et des ressources de l’agriculture française, destiné à amorcer la collaboration de la Société d’agriculture avec le nouveau pouvoir et à le faire lui-même rentrer en grâce auprès de Louis XVIII, pour insérer, entre les pages 28 et 49, un très long extrait de la Description...73 La caution du serviteur de Louis XIV n’était certes pas fortuite et l’invocation à ses mérites frisait l’instrumentalisation. Mais l’épisode ne remet pas en cause le choc intellectuel que représenta pour François de Neufchâteau la découverte de la Description de Vézelay et des autres mémoires réunis par Vauban, même si l’honneur d’avoir sauvé de la perte ou de l’oubli les précieux manuscrits le portait naturellement à en valoriser le contenu auprès du public. Examinons en quels termes. Ils nous reconduisent au cœur de la question des relations entre statistique et arithmétique politique.
40« Ce grand homme a sans cesse cultivé deux sciences dont l’une a été appelée par un calculateur anglais l’arithmétique politique et dont l’autre a reçu des Allemands modernes le nom de statistique74, affirme-t-il en introduisant sa lecture de La cochonnerie... à la Société d’agriculture de Paris. Il possédait l’essence de ces deux grandes branches de l’économie politique avant qu’on se fût avisé de ces dénominations. D’autres ont pu créer les mots, mais avant, nous avions la chose. Je ferai par la suite connaître à la Société l’excellente description de Vézelay, vrai modèle de statistique. »75 Pour François de Neufchâteau, il ne fait pas de doute que ce « vrai » modèle se distingue de ses héritiers infidèles, les Mémoires des intendants, dont il affirme en 1815, victime en cela de Boulainvilliers, qu’ils furent rédigés sur ordre du roi, ajoutant, cette fois-ci de sa propre inspiration, que c’est à la lecture de la Description de Vézelay que Louis XIV en aurait décidé l’entreprise76. Quels traits signalent-ils la supériorité de la Description de Vézelay ? L’échelle d’analyse, d’abord : « Cet ouvrage prouvera qu’une statistique complète d’un pays ne peut se faire ni par généralité, comme à l’époque de Louis XIV, ni par comté, comme en Angleterre, ni par département, comme aujourd’hui en France ; mais qu’il faut embrasser des subdivisions comme les anciennes élections ou les districts modernes », affirme-t-il à Ballois en l’an IX77. François de Neufchâteau retrouve ici le souci du détail et de la précision exprimé en 1790 par Creuzé-Latouche, qu’il cite d’ailleurs en exemple. L’exactitude rigoureuse des données ensuite, affranchie de toute servilité à l’égard du pouvoir. Surtout, le dénombrement méticuleux des objets et sa traduction chiffrée. Enfin, la présentation tabulaire des données, qui forme à ses yeux le cœur, le noyau authentique de la statistique : la partie littéraire du mémoire, qui précède le tableau récapitulatif en trente-six colonnes donné par Vauban, ne constitue aux yeux de François de Neufchâteau que le « préambule » de sa statistique de l’élection de Vézelay78. Pardessus tout, Vauban surclasse les intendants par le génie qu’il met dans la recherche des remèdes aux maux qu’exhibe son tableau statistique, par la supériorité des « calculs » que lui inspirent la réflexion sur les données chiffrées qu’il s’est donné les moyens de produire. Au « vrai » modèle de statistique, caractérisé par l’exactitude rigoureuse et la quantification des données – la critique et la mesure, si l’on préfère –, Vauban ajoute un authentique modèle d’« arithmétique politique », qu’on peut définir, en suivant François de Neufchâteau, comme l’art de raisonner en politique sur des mesures objectives, un art qui acquiert précisément la qualité de « science » par son fondement objectif. L’art de gouverner sur des conjectures se mue en une science dont la validité des résultats tient à la solidité de la base empirique sur laquelle elle s’édifie. « Le monde politique, conclut-il en 1815, plagiant l’Encyclopédie, peut, à beaucoup d’égards, se régler comme le physique par poids, nombre et mesure. »79 Du « calcul » au sens spéculatif, on passe au calcul au sens opératoire du terme, ce que François de Neufchâteau appelle la « machine arithmétique », dont nous avons examiné le contenu concret qu’il lui donne dans le cas des comptes des départements.
41Cette lecture repose cependant sur un malentendu, dont on saisit bien la racine. Pour Vauban, comme pour la lignée des calculateurs du xviiie siècle qui cherchent à évaluer le produit territorial, le « calcul » ne s’entend pas comme le traitement numérique de données exhaustives antérieurement constituées, mais, précisément, comme l’alternative imaginée pour pallier le défaut d’exhaustivité de la collecte des données. Ainsi, la description de l’élection de Vézelay n’a-t-elle pas pour vocation d’être répétée dans chacune des élections du royaume, idéal pour longtemps hors d’atteinte, mais plutôt de contribuer à l’établissement d’un « échantillon type de mauvais pays » et à la définition de paramètres : ventilation des terres par nature de cultures, rendement moyen par arpent, qui permettraient de calculer le produit foncier du royaume par l’usage du multiplicateur. Produit inaccessible directement en l’absence d’un enregistrement systématique et régulier des résultats de l’agriculture, pourtant indispensable à la mise en œuvre d’une réforme fiscale qui constitue l’horizon de travail de Vauban et dont il expose les principes dans la Dîme royale80. Par la décomposition de plus en plus affinée du produit territorial, que les Physiocrates portent à un degré d’accomplissement « momentanément indépassable », selon l’expression de Jean-Claude Perrot, et par l’invention de notions qui cernent des indicateurs pertinents – le revenu moyen par habitant, la notion de valeur ajoutée, par exemple –, la longue lignée des auteurs qui peuplent la préhistoire des comptes de la nation ne contribue pas seulement au progrès de la statistique descriptive, mais à celui de l’économie politique par leur effort théorique, qui pose la question de la nature de la richesse et de sa reproduction81. En bref, ils ne se satisfont pas de prénotions, mais construisent leur objet d’investigation. Précisément, François de Neufchâteau est peu familier de ce corpus de textes qui, se répondant l’un l’autre, finissent par tisser un réseau de questions et d’approches canoniques. Ses préférences, ou tout simplement son information lacunaire en ce domaine, le portent, nous l’avons vu, vers Herbert, Ange Goudar, Necker, dont il retient surtout le plaidoyer en faveur du perfectionnement de l’enregistrement des données, la formation, quel que soit le nom qu’ils lui donnent, d’un bureau de statistiques : le renforcement du pôle empirique de la recherche en somme. Ignorant de toutes ces générations d’économistes qui s’ingénient, de propositions déductives en tests empiriques, à trouver les équivalences qui leur permettent de tourner la difficulté de lacunes factuelles irréductibles tout autant qu’à cerner la réalité de la richesse nationale, il n’entend, dans le propos du Maréchal, qu’une invitation pressante au recueil scrupuleux de données chiffrées, dont il s’approprie l’idéal, nonobstant les impasses qui demeurent et dont il est bien placé pour mesurer la pérennité. À tout jamais, François de Neufchâteau restera convaincu de la priorité logique de la collecte statistique sur l’élaboration théorique : c’est bien pourquoi, il pourra dire de la description des départements qu’elle doit servir de base au perfectionnement de la science économique. On mesure ici l’irréparable dommage intellectuel subi par la suite des conditions initiales d’insertion de François de Neufchâteau dans la société littéraire de l’Ancien Régime finissant : chez cet esprit vif et curieux, le frayage avec les cercles littéraires les plus entichés de classicisme ou avec les adversaires des Encyclopédistes et des Physiocrates a contrecarré l’ouverture vers les voies théoriques neuves qui lui eussent permis d’armer conceptuellement son ambition cognitive, réduite finalement aux seules ressources de la bonne volonté, de la croyance en la méritocratie et en les vertus de l’empirisme. À tout le moins, faut-il compter à son crédit les efforts et la volonté d’en porter les potentialités à un degré inédit de perfection.
Notes de bas de page
1 J.-C. Perrot, L’âge d’or de la statistique régionale (an IV-1804), Paris, Société d’études robespierristes, 1977.
2 Dans l’Encyclopédie méthodique (t. 1 Mathématiques), Condorcet reprend et complète l’article « Arithmétique politique », rédigé par Diderot dans l’Encyclopédie en 1751. Lavoisier, Résultats d’un ouvrage intitulé : de la richesse territoriale du royaume de France, Paris, Imprimerie nationale, 1791. Le texte a été réédité en 1988 par les éditions du CTHS, avec une longue introduction et des commentaires de J.-C. Perrot.
3 Note manuscrite de la main de François de Neufchâteau faisant suite à sa liste d’idées avant sa deuxième entrée au ministère, AN 27 AP 13, dossier 5.
4 J.-C. Perrot en signale l’emploi dans les Mémoires secrets des continuateurs de Bachaumont en 1785, chez Brion de la Tour en 1789. « La statistique dans le premier dictionnaire d’économie politique de langue française », article de 1980 repris dans Une histoire intellectuelle de l’économie politique, op. cit., p. 127-142.
5 Sur l’arithmétique politique, il n’existe pas d’ouvrage de synthèse. Une somme importante cependant dans Arithmétique politique dans la France du XVIIIe siècle, T. Martin dir., Paris, INED, 2003. Des développements riches et précis dans J.-C. Perrot, Une histoire intellectuelle..., op. cit. Plus succinctement, on peut se rapporter à F. Fourquet, Les comptes de la puissance, Paris, Éditions Recherches, 1980 (chapitre préliminaire et annexes I et II) et A. Desrosières, La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, Éditions de la Découverte, 1993, chap. 1. Enfin, J. Molinier, « Les calculs d’agrégats en France antérieurement à 1850 », Revue d’économie politique, nov.-déc. 1957, p. 875-897.
6 J.-C. Perrot, L’âge d’or de la statistique régionale...., op. cit., p. 236-237. B. Gille, Les sources statistiques de l’histoire de France des enquêtes du xviie siècle à 1870, Genève, Droz, 1964, est le premier ouvrage à dresser la liste des circulaires statistiques de François de Neufchâteau (p. 116-121), que J.-C. Perrot reprend et complète.
7 Il s’agit des notes manuscrites dont on a reproduit quelques extraits au chapitre précédent. François de Neufchâteau invoque la référence, un peu déroutante, à l’Annual register. Il l’explicite en l’an VIII en indiquant qu’il aurait désiré « faire composer à Paris un annuaire général à peu près dans le goût de l’Annual Register qui a tant de vogue en Angleterre » (Tables chronologiques..., p. 403, note*). Il s’agit donc vraisemblablement de l’Annual register or a view of the history, politic and littérature, connu entre 1791 et 1827 sous le titre de Dodley’s annual register. Mais cet ouvrage a peu de chose en commun avec le projet de François de Neufchâteau. Chaque volume contient trois sections : la première, intitulée « British and foreign history », présente un résumé des affaires politiques de l’année, avec des extraits de discours officiels ou de débats parlementaires ; la deuxième s’intitule « Principal occurences, public papers » et propose des extraits de journaux ; la troisième, sous le titre de « Biographical anecdotes and characters », offre un mélange de biographies de personnages historiques, de fragments d’histoire, de mélanges de procédés et de méthodes pratiques, d’articles de vulgarisation scientifique et un panorama littéraire. La collection n’a donc que peu de rapport avec l’idée d’un almanach ou annuaire à vocation populaire, sinon par l’idée d’y insérer une information simplifiée sur les découvertes et procédés scientifiques. C’est probablement la raison pour laquelle François de Neufchâteau a finalement songé à en faire une publication parisienne distincte des Annuaires des départements.
8 Circulaire du 20 floréal an VII, Recueil..., op. cit., t. 2, p. 202-211, citation p. 203.
9 Recueil..., op. cit., t. 2, p. 204.
10 Ibid.
11 Analyse des Annuaires statistiques du département du Bas-Rhin pour les années VII, VIII et IX lue à la Société d’agriculture de Paris le 14 germinal an X, Paris, an XI, paru dans les Annales de Statistique, n° 2, an XI, p. 227-360, (citation p. 229). L’auteur des annuaires est Sébastien Bottin, ami proche de François de Neufchâteau. Les annuaires ont été publiés sous les titres : Annuaire du département du Bas-Rhin pour l’an VII, par le citoyen S. Bottin, secrétaire en chef de l’administration centrale du département, Stasbourg, F.G. Levrault, an VIII, et Annuaire politique et économique du département du Bas-Rhin pour les ans VIII et l’an IX, même éditeur, an X.
12 L’admission de François de Neufchâteau comme membre résident de la Société de statistique lui est notifiée le 1er germinal an XI par le secrétaire perpétuel, Ballois, en ces termes : « Le citoyen éclairé, l’homme d’État qui, le premier depuis la Révolution, conçut le dessein de rassembler les matériaux du travail énorme de la statistique française ne peut être étranger ni indifférent aux succès d’une entreprise qui peut réaliser un jour cette grande vue du bien public. » AN 27 AP 16, dossier 3.
13 Lettre à Sébastien Bottin, 22 nivôse an IX, AN AB XIX 4389, dossier 5.
14 Circulaire du 27 fructidor an VI, Recueil..., op. cit., t. 1, p. 160-175.
15 Ibid., p. 160-161.
16 Devant les administrateurs du département, en germinal an V, François de Neufchâteau, alors commissaire du Directoire, évoque cependant sa propre tournée, effectuée « en dernier lieu ». La qualité de l’auditoire auquel il s’adresse, en mesure de contrôler ses affirmations, atteste de l’authenticité de sa tournée. Mais celle-ci ne couvrit pas les 68 cantons du département : « Je détaillerai le récit de mes travaux et de mes vues dans le compte que je rendrai de l’opération entière, lorsque le temps m’aura permis de compléter cette visite des cantons du département. Ceux des Vosges proprement dites ne sont accessibles pour moi que dans la plus belle saison. C’est par là que je me propose de finir ma tournée, dans le cours de l’été prochain ; après quoi je vous soumettrai le tableau général de nos 68 cantons. » Intervention de François de Neufchâteau devant l’administration centrale des Vosges, 17 germinal an V, rapportée dans : Arrêté de l’administration centrale du département des Vosges, pour parvenir à la fondation de trois nouveaux villages, Haener, Épinal, an V, p. 2. AN 27 AP 13, dossier 3. Nommé ministre de l’Intérieur le 28 messidor, François de Neufchâteau n’eut jamais le loisir d’achever sa tournée ni d’en rendre compte.
17 Circulaire du 27 fructidor an VI, souligné par nous.
18 Lettre de Dieudonné, commissaire du Directoire exécutif, au ministre de l’Intérieur, 3 thermidor an VI, AN F1C III, Vosges, carton 7. Les comptes mensuels de Dieudonné se trouvent dans le même carton et peuvent être complétés par les brouillons conservés dans AD Vosges, L 478. La série F1C III ne renferme aucun compte rendu de visite.
19 Circulaire du 21 fructidor an V, Recueil..., op. cit., t. 1, p. LXXV-LXXIX.
20 François de Neufchâteau : « Quel bien ne pouvez-vous pas opérer dans cette espèce d’apostolat ? », Circulaire du 27 fructidor an VI, Recueil..., op. cit., t. 1, p. 162.
21 Procès-verbaux du Conseil général des Vosges, AD Vosges, registre L 49, 10 décembre 1792.
22 Correspondance du commissaire du Directoire exécutif, AD Vosges, registre L 352. Il est à noter que dès son arrivée au ministère, en l’an V, François de Neufchâteau s’est préoccupé des moyens de forcer les administrateurs sortants à rendre leurs comptes, par la menace de poursuites pénales. C’est en ce sens qu’il fait adresser le 7 fructidor an V un message du Directoire aux Cinq-Cents : « L’expérience a trop prouvé, regrette-t-il, que, sans une peine précise et des moyens coercitifs, cette obligation serait facilement éludée. La loi restant muette à cet égard, comment atteindre cette multitude de citoyens qui ont figuré successivement et passagèrement dans les administrations ? » Table chronologique..., p. 325 et 373, note*.
23 Note manuscrite de François de Neufchâteau, 30 frimaire an VII, AN 27 AP 13, dossier 5 : « La Constitution et les lois ont prescrit la reddition des comptes et leur publication. Jusqu’à présent, on ne s’est pas conformé scrupuleusement à une disposition aussi sage qu’utile. Du moins, il ne s’est trouvé qu’un petit nombre d’administrations centrales qui m’ayent adressé leurs comptes imprimés. Je leur en avais cependant rappelé l’obligation lors de mon premier ministère [circulaire du 30 thermidor an V], et l’on pourrait être étonné qu’il ait fallu le rappeler. Tout administrateur doit comptes. Le mandataire du public doit un compte public. Celui qui a géré les affaires d’une commune, d’un canton, d’un département doit s’empresser de mettre sa gestion et sa conduite dans l’évidence la plus grande aux yeux de ses concitoyens. »
24 Circulaire du 30 thermidor an V, à l’en-tête de la Première division des affaires administratives. Recueil..., op. cit., t. 1, p. X1V-XVII.
25 Table chronologique..., op. cit., p. 332, note *.
26 Selon J. Godechot, Les institutions de la France..., op. cit., p. 103, « Cette nomination de commissaires surprit la population qui y vit souvent une insupportable ingérence du gouvernement royal dans les affaires locales. Les protestations furent nombreuses surtout dans les départements de l’Ardèche, du Cher, de l’Indre et, en général, on se défia de l’action des commissaires. »
27 Modèle de lettre circulaire imprimé, où les noms de localité, canton et district sont laissés en blanc dans l’attente d’un envoi circulaire. Quatre pages, sans nom d’imprimeur, AN 27 AP 13, dossier 1.
28 « François de Neufchâteau jugé par un de ses contemporains (Extrait des Mémoires inédits de François Hesselat) », La Révolution dans les Vosges, t. 7, 1913, p. 17-26.
29 Sur cette évolution, on renvoie à N. Broc, La géographie des philosophes. Géographes et voyageurs français au xviiie siècle, Paris, Ophrys, 1975.
30 François de Neufchâteau possède le Dictionnaire universel de la France de Robert de Hesseln dans l’édition de 1771, et deux éditions de la Géographie universelle de Busching, celle de 1776 en douze volumes et celle de 1785 en quatorze volumes. Sur ces géographes, voir N. Broc, op. cit. Pour ses notes manuscrites, AN 27 AP 14, dossier 5.
31 Jacques-Antoine Creuzé-Latouche, Description du district de Chatelleraud. Avec l’exposition de la nature de son sol et de ses diverses productions, de l’état actuel de son commerce et son agriculture, des observations sur le caractère, les mœurs de ses habitants et une carte du pays. À Chatelleraud, de l’imprimerie de RJ. B. Guinebert, 1790, 117 pages plus une carte du district. Le dictionnaire de Longchamps évoqué dans ses notes par François de Neufchâteau n’a jamais été publié. Celui-ci en possède un exemplaire manuscrit qui porte le titre « Tableau géographique et historique de la République française en 98 départements dédié et présenté au Ccn François de Neufchâteau, membre du Directoire exécutif, vendémiaire an VI ». Longchamps est ingénieur géographe, premier hydrographe au dépôt de la Marine. Son tableau envisage pour chaque département l’étendue de celui-ci, les divisions administratives, les principales productions, les villes. AN 27 AP 13, dossier 3. (C’est, entre autres indices, la mention de ce document dans les notes manuscrites de François de Neufchâteau dont on a reproduit un extrait au chapitre précédent qui permet de dater celles-ci avec certitude et de les rapporter sans hésitation à sa seconde entrée en charge).
32 Brouillon de lettre au citoyen Ballois, secrétaire perpétuel de la Société de Statistique, 8 prairial an XI, AN 27 AP 16, dossier 3.
33 Précisément, Creuzé-Latouche a donné lecture de sa description à la Société d’agriculture et celle-ci fait l’objet d’un rapport élogieux de Parmentier, Cadet de Vaux et Broussonnet, le 20 mai 1790. Il est exclu que François de Neufchâteau qui, rappelons-le, n’est pas membre de la Société et réside de surcroît en Lorraine pendant tout le premier semestre, en ait pris connaissance. Académie nationale d’Agriculture, Procès-verbaux de la Société d’agriculture de Paris, 1790, registre non coté.
34 Les Vosges. Poème récité à Epinal pour la fête de la fondation de la République le Ier vendémiaire an V par François de Neufchâteau. Imprimé par ordre de l’administration centrale du département, Saint-Dié, Imprimerie de Thomas fils, an V.
35 Sur les sciences camérales, on se réfère à K. Tribe, Governing Economy The Reformation of German Economic Discourse 1750-1840, Cambridge U.P., Cambridge, 1988 ; Y. Hoock, « D’Aristote à Adam Smith : Quelques étapes de la statistique allemande entre le xviie et le xixe siècle », Pour une histoire de la statistique, Paris, INED, 1976, p. 477-492 ; R. Horvath, « Aux sources de la statistique allemande », et Y. Hoock, « Sciences camérales et statistique démographique en Allemagne aux xviie et xviiie siècles », Annales de démographie historique, n° spécial « Statistiques de peuplement et politique de population », 1979, p. 157-163 et 145-155.
36 Lettre de François de Neufchâteau au citoyen Gorsas, 28 floréal an XI, AN 27 AP 1, dossier 1.
37 Lettre de François de Neufchâteau au citoyen Legovitz, secrétaire de la préfecture de la Sarre, pour le remercier de l’envoi de son Annuaire du département de la Sarre, 24 floréal an XI, AN 27 AP 1, dossier 1.
38 J.D.A. Hoeck, Aperçu statistique des États de l’Allemagne sous le rapport de leur étendue, de leur population, de leurs productions, de leur industrie, de leur commerce et de leurs finances, publié en français par Adrien Duquesnoy, Paris, Imprimerie de la République, An IX. Sur ce dernier, notice dans E. Le May, Dictionnaire des Constituants, Paris, Universitas, 1991. Sur son rôle au ministère de l’Intérieur sous Lucien Bonaparte et Chaptal, voir J.-C. Perrot, « L’âge d’or de la statistique régionale », op. cit., St. Woolf, « Contibution à l’histoire des origines de la statistique », dans La statistique en France à l’époque napoléonienne, op. cit., enfin M.-N. Bourguet, Déchiffrer la France..., op. cit.,
39 Lettre de François de Neufchâteau à Poullain-Grandprey, 19 août 1791, dans P. Marot, op. cit., p. 203.
40 L’Ami des Patriotes ou le défenseur de la Révolution, t. 3, n° 39, 14 août 1791.
41 « Modèle des comptes à rendre par les administrations centrales de départements », Recueil..., op. cit., t. 1, p. 393.
42 Ibid., p. 388-389.
43 F. Dagognet, Le nombre et le lieu, Paris, Vrin, 1984, p. 126.
44 Recueil..., op. cit., t. 1, p. 369 et 393.
45 M. Perrot, « Première mesure des faits sociaux : Les débuts de la statistique criminelle en France (1780-1830) », dans Pour une histoire de la Statistique, op. cit., p. 125-135.
46 L’expression entre guillemets est empruntée à A. Desrosières, La politique des grands nombres, op. cit., dont le propos est justement de démontrer comment se sont historiquement nouées les déterminations prescriptives, celles de l’action, et les déterminations descriptives et explicatives, celles de la science, qui rendent compte du développement de la statistique en France et de sa dynamique.
47 Ch. Davenant, Discourses on the publick revenues and on the political trade of England, Londres, 1698.
48 F. Etner, Histoire du calcul économique en France, Paris, Économica, 1987, Introduction.
49 Note manuscrite de la main d’un secrétaire du ministre de l’intérieur adressée à la quatrième division, signée de François de Neufchâteau, 27 nivôse an VII, AN 27 AP 13, dossier 5.
50 Feuille de travail et Procès-verbal de séance du Directoire exécutif, 17 brumaire an VII, AN AF III 12, dossier 37, pièces 87 et 95.
51 « Observations générales à soumettre au citoyen François (de Neufchâteau) Ministre de l’intérieur », 22 vendémiaire an VII, document anonyme, AN 27 AP 13, dossier 5.
52 L’attribution du texte à Duquesnoy est tentante. Malheureusement, pas plus que François de Neufchâteau, celui-ci ne fut administrateur des hôpitaux de Paris pendant la Révolution. Directeur des Postes, puis maire de Nancy après la Constituante, il est destitué en août 1793, puis incarcéré en 1794 et libéré après Thermidor. À noter qu’il est membre du Conseil général des hospices en 1803 : trop tard pour faire notre affaire !
53 Le questionnaire fut néanmoins envoyé aux départements. Le commissaire central du Calvados, Levesque, y répond le 15 nivôse an VIL « Renseignements fournis par le commissaire central sur les questions proposées par le Ministre », AN F1c III/8.
54 Sur cette initiative cf. infra, chap. 12.
55 Instruction au citoyen Gilbert signée de François de Neufchâteau, 9 brumaire an VII et lettre de François de Neufchâteau au citoyen Gilbert, 16 brumaire an VII, AN 27 AP 1, dossier 2.
56 En revanche, une lettre de Gilbert adressée à François de Neufchâteau le 22 messidor an VII pour l’instruire de l’avancement de sa mission prouve qu’il a pris à cœur de s’informer pour satisfaire les curiosités du ministre. AN 27 AP 1, dossier 1.
57 H. de Boulainvilliers, État de la France, extrait des mémoires dressés par les intendants du royaume par ordre du roi Louis XIV..., Londres, T. Wood et S. Palmer, 1727, 2 vol. in folio. L’exemplaire de François de Neufchâteau figure dans le catalogue de sa bibliothèque sous le titre : État de la France, extrait des Mémoires dressés par ordre de Louis XIV, Londres, même éditeur, 1752, 8 vol. in-12.
58 Lettre de François de Neufchâteau au citoyen Andréossy pour le remercier de l’envoi de son ouvrage sur le canal du Midi, 14 brumaire an XIII, AN 27 AP 1, dossier 1. Général comte Antoine François Andréossy, Histoire du canal du Midi précédemment connu sous le nom de canal du Languedoc, Paris, F. Dufart, an VIII. François de Neufchâteau fait reproche à son correspondant de n’avoir pas utilisé cette source, riche de « détails curieux », et qui souligne le rôle de Vauban dans la conduite de l’entreprise. « Il a même songé, poursuit-il, à élargir le canal, à agrandir les écluses pour faire que les galères puissent aisément passer d’une mer à l’autre. » François de Neufchâteau, qui parle ici d’après Basville, ne connaît pas le mémoire de Vauban sur le canal du Languedoc, rédigé en 1691, qui ne figure dans aucun des deux tomes des Oisivetés découverts par ses soins et dont nous parlons ci-après, mais dans le tome premier. Lamoignon de Basville, Mémoires pour servir à l’histoire du Languedoc, Amsterdam, 1734.
59 Sur le corpus des Oisivetés, on renvoie à M. Virol, Les Oisivetés de M’de Vauban, Thèse, EHESS, Paris, 1997, 2 vol. multigraphiés. Seuls les quatre premiers tomes, rassemblés et reliés sur ordre de Vauban, portent le titre Oisivetés. Les mémoires cités par François de Neufchâteau permettent d’identifier les tomes II et IV. Les deux exemplaires connus du tome II sont aujourd’hui conservés respectivement à la Bibliothèque nationale et à la Bibliothèque de Lyon, ceux du tome IV, au nombre de deux aussi, à la Section technique du Génie et à la Bibliothèque de Lyon. Il est à présumer que les deux volumes que François de Neufchâteau a eus en mains sont ceux conservés à Paris.
60 « Introduction à la publication du mémoire de Vauban, intitulé “La cochonnerie, ou calcul estimatif pour connaître jusqu’où peut aller la production d’une truie pendant dix années de temps” », Mémoires d’agriculture, t. 1, an X, p. 350-67. Selon A.M. Augoyat, Note sur les Oisivetés de M. de Vauban, Paris, J. Corréart, 1845, p. 95, le dénombrement des douze volumes des Oisivetés aurait été établi dans le catalogue des ouvrages de Vauban copié par le général Lafttte-Clavé en 1768 sur un manuscrit de M. Roquépiquet, ingénieur en chef à Bordeaux. Rien ne permet de supposer que François de Neufchâteau ait eu accès à cette source.
61 Mémoire sur le plan qu’on pourrait suivre pour parvenir à tracer le tableau des ressources et des besoins de l’agriculture française lu à la séance particulière de la Société royale et centrale d’agriculture de Paris le 20 décembre 1815, Paris, Huzard, 1815, extrait du t. 18 des Mémoires d’agriculture, citation p. 27.
62 « Il [Le ministre] avait lu le mémoire de Vauban sur la navigation des rivières de France : il avait le plus ardent désir de réaliser les vues de Vauban et de donner à la culture et au commerce le véhicule économique et les facilités prodigieuses qui résultent des chemins d’eau », Table chronologique..., op. cit., p. 362, note *, explicitant les circonstances et les objectifs de la circulaire du 23 frimaire an VII dont nous parlons ci-après.
63 Mémoire historique sur la navigation intérieure par A-J. Raup-Baptestin, ex-chef de Division du minitère de l’intérieur. Lu dans la séance publique du Lycée des Arts le 10 thermidor an VIII, Paris, Tous les marchands de nouveautés, an IX.
64 Ibid., p. 16.
65 « Mémoire sur les armements en course, tiré des Oisivetés de Vauban », Le Conservateur, Paris, Crapelet, an VIII, p. 191-245. Dans sa préface, François de Neufchâteau précise : « Je m’applaudis d’avoir retrouvé deux volumes de ses Osivetés, qui enrichissent maintenant le dépôt formé par mes soins, des pièces relatives à la navigation intérieure ». Suit la table des matières contenues dans les tomes II et IV. T. I, p. XXV-XVIII.
66 Mémoires d’agriculture, Paris, de l’imprimerie de Mme Huzard, tome premier paru en l’an IX, p. 350-367. François de Neufchâteau donne lecture du mémoire de Vauban à la société le 8 brumaire an VIII, et communique la note préliminaire qui doit accompagner la publication le 26 frimaire an IX. Académie d’Agriculture, Procès-verbaux des séances de la Société d’agriculture de la Seine, registre non coté.
67 Brouillon de lettre de François de Neufchâteau à Ballois, 8 prairial an XI, AN 27 AP 16, dossier 3.
68 Modèle de lettre circulaire adressée sur papier à en-tête du Sénateur François de Neufchâteau au citoyen... (Le nom est laissé en blanc). Sans date, AN 27 AP 5, dossier 1. La lettre fut adressée aux deux préfets des départements de l’Yonne et de la Nièvre, aux sous-préfets d’Avallon et de Clamecy (copie dans 27 AP 3, dossier 4), Lormes, Château-Chinon et à plusieurs maires des municipalités de Vézelay, Bazoches, etc.
69 Réponse et mémoire de J.-B. Rougier de la Bergerie dans AN 27 AP 5, dossier 1. Celui-ci, auteur d’un opuscule intitulé Observations sur l’institution des sociétés d’agriculture et sur les moyens d’utiliser leurs travaux, publié en l’an VIII sur l’initiative de la Société d’agriculture de la Seine, dont il est membre, est, à ce titre, bien connu de François de Neufchâteau. C’est sans doute ce qui explique la bonne volonté du préfet, et sa réponse à la fois prompte et détaillée.
70 Lettre de Vassal, sous-préfet d’Avallon, 1er frimaire an XII, AN 27 AP 5, dossier 1.
71 Lettres de rappel du 12 messidor an XII, AN 27 AP 1, dossier 1.
72 Lettre au Maréchal Berthier, ministre de la Guerre, 17 messidor an XII et Lettre à M. Marescol, premier inspecteur du Génie, même date, AN 27 AP 1, dossier 1.
73 Une lettre de François de Neufchâteau adressée au ministre de l’Intérieur le 12 février 1816 laisse entendre que le mémoire fut rédigé « pour appuyer » sa demande d’entrevue auprès de Louis XVIII. BnF, NAF 1304, fol. 99.
74 Souligné par l’auteur.
75 Mémoires d’agriculture, op. cit., p. 353. À cette date, François de Neufchâteau n’envisage pas la publication de la description de Vézelay dans les Annales de statistique, qui n’existent pas encore. Dès le 6 brumaire an VIII, date à laquelle il fait lecture du mémoire sur la cochonnerie, il « promet » à la Société, selon l’expression retenue au procès-verbal, « un mémoire d’arithmétique politique du canton de Vézelay, du même auteur ».
76 Sur la confusion de Boulainvilliers, qui donne « étourdiment » la circulaire de Colbert de 1664 pour celle qui fut à l’origine de la rédaction des mémoires des intendants, en réalité œuvre du duc de Beauvilliers, gouverneur du duc de Bourgogne, voir É. Esmonin, Études sur la France des xviIe et xviiie siècles, Paris, PUF, 1964, p. 113-130. François de Neufchâteau reproduit à son tour fautivement en 1815 la circulaire de Colbert. Le portrait de Louis XIV subitement touché par la dénonciation par Vauban des « cinquante-mille fripons, sans compter leurs croupiers », qui ruinent le royaume à l’insu de leur maître, est peut-être une mise en scène à l’intention de son royal lecteur, Louis XVIII, auprès duquel il nourrissait peut-être l’espoir de devenir le Vauban, avec la Société d’agriculture de Paris.
77 Lettre à Louis-Joseph Ballois, 8 prairial an XI, AN 27 AP 16, dossier 3, ajout en marge.
78 Mémoire sur le plan qu’on pourrait suivre.op. cit., p. 49.
79 Ibid., p. 18-19. Dans l’article « Arithmétique politique » de l’Encyclopédie (sous-entrée de l’article « Arithmétique », 1751), on trouve en effet : « Je ne doute point qu’on ne parvînt à se convaincre que le monde politique, aussi bien que le monde physique, peut se régler à beaucoup d’égards par poids, nombre et mesure. »
80 L’expression entre guillemets est empruntée à É. Le Roy Ladurie dans sa présentation de La dîme royale, Paris, Imprimerie nationale, 1992, p. 41. Pour le xviiie siècle, on relève une seule édition du texte de Vauban postérieure à 1707 au catalogue de la Bibliothèque nationale (Projet d’une dîme royale par M. le Maréchal de Vauban. Nouvelle édition corrigée et notablement augmentée, Brusselles [sic], chez George de Backer, 1709). Sa faible diffusion explique le fait que François de Neufchâteau n’ait pas eu connaissance de ce texte, ni par conséquent du chapitre X : « Projets de dénombrements et de l’utilité qu’on peut en retirer ». Sur les innovations intellectuelles de Vauban, et en particulier l’usage de la moyenne, voir J.-C. Perrot, Histoire intellectuelle..., op. cit., p. 25-30, et M. Virol, Vauban. De la gloire du roi au service de l’Etat, Seyssel, Champ Vallon, 2003.
81 J.-C. Perrot, introduction à l’édition de Lavoisier, La richesse territoriale du royaume de France, CTHS, 1988. Entre les pages 54 et 69, l’auteur dresse un tableau des progrès accomplis dans les tentatives de « comptes de la nation », de Vauban aux Physiocrates. Expression relevée p. 63.
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