Conclusion
p. 175-178
Texte intégral
1Tour à tour commis de la monarchie, financier, maître de forges, entrepreneur de canal, Guyenot sut cumuler des fonctions très diverses. Il semble jongler avec les affaires, passant de l’une à l’autre au gré de la conjoncture ou des perspectives de profits. L’originalité du personnage réside assurément dans son intérêt constant pour l’innovation technique, même si ses choix spéculatifs se soldèrent pour la plupart par des échecs. D’autre part, jusqu’en 1789, Guyenot a largement joué du privilège pour soutenir ses activités économiques et financières : feudiste à ses débuts, il participa à la « réaction féodale » de la seconde moitié du xviiie siècle ; régisseur de péages pour le compte de propriétaires prestigieux, il milita à la veille de la Révolution pour la défense de ces droits ; associé à plusieurs entreprises agricoles ou industrielles, il comprit tout l’intérêt de monopoles et d’immunités généralement associés à la concession d’un privilège. Prête-nom ou homme d’affaires pour le compte de plusieurs grands noms de la noblesse, il fédéra en outre autour de sa personne tout un monde de régisseurs, de feudistes, de percepteurs... Alors que l’institution des privilèges est généralement présentée comme une évidence intrinsèque de la société d’Ancien Régime, les spéculations de Guyenot permettent de saisir les pratiques qui les façonnent et les acteurs qui déterminent leur mise en œuvre. L’étude des positions diverses qu’il occupa a surtout mis en lumière son capital relationnel au fil de ses affaires et la conscience qu’il pouvait avoir de celui-ci.
2À cet égard, le parcours de Guyenot est atypique et irréductible à aucun autre : les façons plus ou moins originales avec lesquelles il composa ses affaires et noua ses relations constituent une démarche tout individuelle. En choisissant de centrer notre analyse sur les liens que Guyenot s’est construits ou les réseaux dans lesquels il s’est inscrit, on s’est efforcé de dépasser l’alternative entre deux options méthodologiques : la prégnance des normes, qui dicterait le comportement individuel, et l’intérêt personnel calculé, qui motiverait le sujet économique ; l’une comme l’autre ne suffisent pas à rendre compte totalement des choix et des conduites des individus. À l’échelle d’un itinéraire singulier, notre objectif fut de saisir la façon dont se cristallisent les stratégies d’un individu et les ressources tirées de ses relations sociales. Une telle approche, centrée sur la personne de Guyenot, lui restituait un rôle actif dans la construction de ses liens sociaux, qu’il s’agisse de réseaux de clientèle, d’amitiés ou de relations d’affaires. Il s’agissait donc moins de tracer le portrait d’un entrepreneur que de comprendre les modalités et les déterminants sociaux d’une trajectoire d’homme d’affaires, du siècle des Lumières à la Restauration.
3 On a vu que Guyenot était inséré dans de multiples réseaux, qui couvraient un large spectre (famille, administration, amis.. Grâce à une lecture attentive de sa correspondance et à des recoupements, il a été possible d’identifier l’essentiel de ses correspondants, de connaître le plus souvent les circonstances de leur rencontre et de suivre parfois leurs relations dans la durée. Dans la mesure du possible, on s’est attaché à en préciser les caractéristiques formelles, à définir la position relative des acteurs et à apprécier la densité de leurs échanges. Un bon nombre des connaissances que Guyenot agrégea autour de sa personne se constituent et se définissent sur la base de l’interdépendance et de la réciprocité. Cependant, on s’est gardé de mettre sur le même plan des transactions marchandes, des relations hiérarchiques et des liens informels, pour concevoir des processus d’interaction avec des individus situés dans des positions inégales. Ses liens ne se limitent toutefois pas à des relations interindividuelles mais l’engagent également par rapport à des entités collectives. C’est le cas principalement pour son appartenance à la franc-maçonnerie qui contribua à renforcer plusieurs de ses liens.
4S’il n’était pas question de proposer une description exhaustive de ses relations, il ne s’agissait pas non plus de les réduire à un dispositif intéressé ou aux « affections métalliques » du capitaliste décrié dans le Dictionnaire national et anecdotique (1791). Jusqu’à la Révolution, ses correspondants provenaient d’horizons sociaux fort divers, de la noblesse, du personnel attaché aux seigneuries locales que possédaient plusieurs de ces aristocrates et dont il supervisait la gestion, de la franc-maçonnerie dont il était un membre actif, du monde judiciaire, des bureaux de l’administration centrale, etc. Même si la Révolution a amputé une partie notable de son réseau, Guyenot sut conserver quelques relations utiles pour les deux entreprises qui l’occupèrent à partir de 1791 – les forges de Haute-Marne et le canal de l’Essonne. La rupture révolutionnaire l’obligea cependant à tisser de nouveaux liens. Il peut paraître étonnant toutefois de ne retrouver parmi ses contacts quasiment aucun des hommes d’affaires parisiens étudiés par Louis Bergeron sous le Directoire et l’Empire. Faut-il y voir l’indice de spéculations de moindre envergure ?
5Même si on ne peut pas comprendre les réseaux en les abordant en termes strictement économiques, le cas de Guyenot montre assez bien combien l’économie est inscrite dans la construction et le fonctionnement de ceux-ci. Ses relations constituent un capital à valoriser ; elles supposent un investissement dans des échanges épistolaires suivis ; elles doivent déboucher sur un gain pécuniaire, une information convoitée ou un bénéfice distinctif ; elles peuvent aussi donner accès à des contacts à leur tour profitables. Sa réputation et la confiance dont il est crédité fonctionnent véritablement comme des valeurs qui s’acquièrent, qui circulent au sein d’un groupe et qui sont susceptibles d’augmenter ou de décroître.
6 On a vu aussi combien les logiques d’action sont contingentes aux positions des acteurs dans les réseaux. Guyenot offre à ce titre un observatoire privilégié pour étudier le rôle des intermédiaires essentiels à leur fonctionnement. Fort de la densité de ses relations d’affaires et de ses positions dans l’appareil d’État, il est représentatif de cette nébuleuse mal connue d’intermédiaires indispensables à la mise en relation de partenaires potentiels – techniciens et bailleurs de fonds principalement – parce que, au même titre que les notaires, ces intermédiaires sont capables de diminuer l’incertitude relationnelle. Le mécanisme de l’intermédiation est d’autant plus efficace qu’il est inscrit au cœur de l’appareil bureaucratique. La position de Guyenot au sein du Conseil du roi lui permit ainsi de nouer des liens utiles avec d’autres agents de la monarchie, de rendre des services divers et de s’assurer un capital social de relations.
7La dynamique du réseau de Guyenot ne se réduit pas pour autant à l’analyse de relations bilatérales ; elle tient aussi aux interactions entre l’évolution de ses activités et celle des ressources dont il dépend. Devenu entrepreneur à part entière, il dut composer à son tour avec un certain nombre d’intermédiaires qui lui permirent de mener de front ses activités en Haute-Marne ou à Essonne tout en restant dans la capitale, où il pouvait disposer de faveurs bureaucratiques et escompter les ressources du crédit. Dans tous les cas, le service rendu, qu’il s’agisse d’interventions ou de recommandations, devenait une ressource susceptible d’être monnayée auprès de ses obligés ou d’entrer dans le circuit des échanges symboliques qui fonde le crédit personnel.
8À retracer les échecs successifs de Guyenot, on ne peut manquer de souligner le contraste entre les ressources mises en œuvre et les résultats obtenus. Un des problèmes essentiels que posent les réseaux est en effet celui du rapport des fins aux moyens ; les relations supposent un gain réel ou un bénéfice distinctif. Si les entreprises de Guyenot se révélèrent fragiles ou éphémères, il n’en reste pas moins qu’il réussit une ascension sociale assez remarquable à la fin de l’Ancien Régime, couronnée par un enrichissement notable et des recommandations plutôt flatteuses. Par ailleurs, il traversa la Révolution en négociant de façon honorable sa reconversion. La faillite de ces entreprises successives tendrait à remettre en question l’idée selon laquelle l’étendue et la diversité d’un réseau peuvent être un facteur d’efficacité. C’est sans compter sur un certain nombre de raisons qui tiennent à la capacité d’entreprendre de Guyenot, à sa moralité, au contexte ou encore à son réseau lui-même. Si Guyenot semble assez bien maîtriser le commerce des relations, on peut en effet s’interroger sur ses compétences techniques et son aptitude à diriger ses deux dernières entreprises. Il est bien évident aussi que les difficultés conjoncturelles expliquent très largement, notamment à partir de la Révolution, la contraction de ses liens de crédit et les aléas de ses relations contractuelles. En outre, plusieurs échecs de Guyenot tiennent aussi à la difficulté du calcul économique dans des entreprises innovantes, comme celles auxquelles il s’associa dans les dernières décennies de l’Ancien Régime, et dans des concessions d’infrastructures, aux risques impossibles à évaluer. Enfin, les relations circonscrivent un ensemble de possibilités qu’il revient à l’individu de traduire en moyens. C’est précisément dans cette optique que les réseaux intéressent les théories de l’action individuelle ou collective, dans la mesure où ils représentent une partie des ressources utiles à la décision. Les réseaux ne constituent pas cependant des variables indépendantes de la rationalité même des acteurs et de leur capacité à en jouer. Leurs préférences et leurs stratégies sont en partie liées à la position qu’ils y occupent. Or, les relations de Guyenot recèlent certes des opportunités mais lui imposent aussi des contraintes, dans la mesure où les structures relationnelles pèsent sur ses choix et ses comportements économiques. De fait, dans une large mesure Guyenot inscrit et réactualise les modèles économiques de la société de son temps : la distinction de rentier du sol, la respectabilité du maître de forges et le prestige du concessionnaire de canal.
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