1Dans le numéro de Sic Itur ad Astra, volume d’hommage au professeur Éva H. Balázs pour ses 85 ans, madame le professeur Grete Klingenstein évoquait les extraordinaires lieux et temps de rencontre que furent les colloques de Mátrafüred consacrés aux Lumières, où dans une optique d’interdisciplinatité et de comparatisme les universitaires venus des deux côtés de ce qui était alors encore le rideau de fer, confrontaient les cultures européennes, les expériences historiques, les idéologies dans une saine atmosphère fraternelle. Et parmi les thèmes d’études, elle rappelait que celui de la noblesse tint peut-être une des premières places : Wie, wenn der Adel die Trägerschicht der Aufklärung bildete und nicht die Bourgeoisie, weil es sie noch nicht gab, comment envisager les Lumières dites « bourgeoises » dès lors que la bourgeoisie n’existe pas2 ? La noblesse hongroise, ce fut bien le fil conducteur des travaux du professeur Éva H. Balázs depuis son livre publié en 1967 consacré à la première partie de la vie de Gergely Berzeviczy3 : elle annonçait là ce qui deviendraient les axes majeurs de ses recherches, la noblesse réformatrice et son rôle politique et économique, la franc-maçonnerie, l’absolutisme éclairé. Et dès l’année suivante, les historiens français purent entendre madame Balázs argumenter sur le thème de cette partie de la noblesse hongroise ouverte aux Lumières lors du colloque franco-hongrois tenu du 18 au 21 mars 1968 à la Sorbonne sous les auspices des professeurs Victor-L. Tapié et Béla Köpeczi4 : en face d’une noblesse provinciale fermée à l’idée de progrès, elle campa une petite élite nobiliaire souvent franc-maçonne, vibrant aux événements des Pays-Bas lors de la Révolution brabançonne, enthousiaste lors du déclenchement de la Révolution française, brisée dans son élan, sinon physiquement, lors de la répression du complot dit « jacobin » en 1794. Le professeur Albert Soboul, qui fut par la suite un habitué de Mátrafüred, posa alors une question qui est bien du temps, à savoir si une noblesse progressiste aurait pu prendre la tête d’une révolution bourgeoise.

2Attirer l’attention des historiens sur les activités réformatrices d’une importante catégorie de la noblesse hongroise dans les dernières décennies du xviii^e siècle fut donc la tâche à laquelle s’attela le professeur Éva H. Balázs. Avait-elle été encouragée dans cette voie par celui qui fut un grand professeur et son maître, Elemér Mályusz, qui, dès 1923, avait publié dans Századok, une copieuse étude sur la génération de l’époque des réformes ; ou fut-ce la marque d’une fidélité ?5 Quoi qu’il en soit, elle se mit en devoir de nourrir le dossier qu’elle rouvrait et selon la seule manière qui convienne à un historien probe qui veut construire une histoire sociale sur des bases solides, en devenant une insatiable dévoreuse d’archives en Hongrie et à travers l’Europe, avec une insistance toute particulière sur l’utilisation des archives privées, notamment les archives des grandes familles hongroises de la série P des Archives d’État de Budapest qui contiennent non seulement des documents publics et administratifs, car tous ces nobles avaient des fonctions soit à Vienne, soit à Presbourg puis à Buda, soit dans leur comitat, mais plus attachants encore pour l’historien, les papiers privés, les correspondances surtout dont madame Balázs sut exalter la richesse et en faire l’utilisation la plus judicieuse.

3Dès lors on peut suivre d’année en année, et pour l’historien français, de colloque en colloque, l’incessant enrichissement que madame Balázs apporta au vaste chantier qu’elle avait entrepris. Au premier colloque de Mátrafüred sur les Lumières, dans sa « Contribution à l’étude de l’ère des Lumières et du joséphisme en Hongrie », au risque de heurter quelque peu l’orthodoxie du temps, elle décrivit cette noblesse progressiste comme la composante la plus souple et la plus active de la vie politique et économique de la Hongrie, celle qui réagit la première à toute idée neuve ; et elle ajoutait : « Cela doit être dit sans avoir à nous en excuser », tout en affirmant (concédant, admettant ?) que le rôle des intellectuels roturiers n’allait pas tarder à grandir vigoureusement. Et elle concluait que comme chez les voisins du Nord et de l’Est, « les Lumières ne furent donc pas, en Hongrie non plus, le fruit des luttes idéologiques de la bourgeoisie »6. Elle poursuivait en précisant les catégories de la noblesse touchées par les Lumières, qu’elles vinssent de la capitale autrichienne, de France par la cour de Vienne ou d’Allemagne (Iéna, Göttingen, Halle...) : il s’agissait principalement des homines novi, issus de la noblesse moyenne et récompensés d’un titre de baron ou de comte à la suite de services rendus pendant les deux guerres du règne de Marie-Thérèse, des bene possessionati ayant la possibilité matérielle de s’adonner à la culture, de voyager, d’étudier dans les universités étrangères. Et d’égrener ces noms qui vont devenir familiers aux oreilles des dix-huitièmistes, Ráday, Orczy Fekete, Podmaniczky, Festetich et bien d’autres. Dans le même article, l’historienne croisait les divers paramètres, celui de la géographie qui rapprochait ou éloignait de Vienne, celui de l’histoire ancienne ou récente qui différenciait la Haute-Hongrie de la Transylvanie, la Transdanubie de la Hongrie du sud et du centre, celui de la religion opposant le catholicisme tridentin (et viennois) aux divers protestantismes. Mais ce qui réunissait la très grande majorité de ces nobles réformateurs, c’était l’obédience franc-maçonne. La redécouverte des archives de Dég permettait la remise en chantier, en dépit des réticences, sinon du tabou, opposés par l’historiographie marxiste à l’étude de la maçonnerie, de tout un pan de l’histoire des idées qui avait été autrefois défriché par Abafi et qui nécessitait beaucoup de compléments et de remises à jour. Certes, l’époque exigeait les précautions d’usage. Après avoir développé le programme de la noblesse éclairée du nord-est du royaume, madame Balázs ajoutait : « Nous sommes libres de réfléchir à ces idées ; il nous est même possible de leur opposer le fait notoire que la noblesse de ces régions, tout comme celle de la Hongrie entière, défendait avec la dernière énergie le privilège nobiliaire de l’exemption fiscale7. » Il n’en demeurait pas moins que Berzeviczy était un lecteur de l’abbé Raynal et que les loges de l’obédience Draskovich avaient un caractère politique accentué et posaient les bonnes questions sur la constitution du pays, la patrie, l’économie, la politique douanière de Vienne, l’éducation, la situation des serfs... Ce fut donc dès 1970 une véritable déclaration programmatique qui fut énoncée et dans les décennies qui suivirent, les fruits dépassèrent les promesses des fleurs.

4Lors des colloques suivants, le professeur Balázs précisa ses objectifs et ses thèses. Lors de la seconde rencontre de Mátrafüred, elle fut chargée d’élaborer l’un des trois rapports sur « Société, nation et culture en Europe centrale et orientale ». Albert Soboul, dans la discussion, réaffirma que c’était en fonction des structures sociales que les Lumières se différenciaient, les prismes de réfraction et de déformation étant la bourgeoisie et la noblesse. « Les Lumières [étaient], certes, d’essence bourgeoise ; mais il y a une utilisation aristocratique des Lumières. Cette adaptation et cette déformation apparaissent nettement dans le champ d’application des Lumières8. » Madame Balázs adhérait-elle à cette essence canonique des Lumières, qui ne pouvait qu’être déformée par l’utilitarisme (intéressé) des nobles ? Au colloque de Rennes tenu du 11 au 13 juin 1975 sur le thème de la comparaison des noblesses française et hongroise, le professeur Balázs, d’entrée de jeu, après avoir cité les mots de Montesquieu sur la noblesse hongroise, enchaîna : « Elle a su tenir un rôle qui, dans d’autres pays, revenait au tiers état, ou plus exactement aux éléments intellectuels de la bourgeoisie ; la tâche de jeter les fondements d’une révolution sociale, qui devait plus tard ensevelir leur propre classe, fut assumée en Hongrie par des nobles – sinon par toute la noblesse, du moins par “des hommes qui y étaient”9. » Pour illustrer son propos et combiner les diverses composantes de cette noblesse, l’historienne dressait les portraits de trois grandes figures, un Transylvain calviniste, József Teleki, un Transdanubien catholique, Ferenc Széchényi, un Hongrois du sud par fonction et luthérien, József Podmaniczky.

5Ce dernier, Podmaniczky, on le rencontre au cours de nombreuses pages. Il fut un pilier de la franc-maçonnerie ; il fut surtout en poste officiel à Fiume, port adriatique rattaché à la Hongrie par un diplôme du 23 avril 1779. Et c’est ce milieu maritime, de Trieste à Fiume, que madame Balázs a su faire vivre ; ce fut un creuset de la pensée économique du temps, non seulement pour la Hongrie, mais pour l’ensemble de la monarchie des Habsbourg. Nombreux furent les aristocrates éclairés hongrois qui s’y croisèrent, qui y fréquentèrent Karl von Zinzendorf, gouverneur de Trieste de 1776 à 1782, qui élaborèrent dans ce milieu quasiment exotique des projets audacieux, dont les traces fécondes se repèrent plus tard dans les travaux des commissions de la Diète de 1790-1791 pendant le court règne de Léopold II. Le long de ce littoral adriatique se croisèrent Tódor Batthyány, József Majláth, gouverneur royal de Fiume, János Fekete, József Podmaniczky, Pál Almássy, gouverneur de la ville de 1783 à 1788, János Szapáry qui lui succéda de 1788 à 1791 et rédigea alors un opuscule intitulé Der untätige Reichtum Hungarns wie zu gebrauchen. Mit einer kurzen historisch-physikalischen Beschreibung der österreichischen und hungarischen Seeküste (Nuremberg, 1784), immédiatement traduit en italien10 ; ces trois derniers nobles éclairés se retrouvèrent dans la regnicolaris deputatio s’occupant du commerce, présidée par le comte Miklós Forgách, qui avait été commissaire du district de Nyitra ; mais l’âme du comité était Miklós Skerlecz, un Hungaro-croate qui, dans les dernières années du règne de Joseph II avait succédé à Ferenc Balassa comme commissaire du district de Zagreb, et donc avait, à double titre, l’expérience du sud. Les travaux et les documents rédigés et réunis par Skerlecz dans les années 1790-1791 furent à leur tour une source fondamentale pour les ouvrages que Gergely Berzeviczy rédigea plus tard, le Oeconomia Publico-politica et le De commercio et industria Hungariae (1797).

6La noblesse et l’économique, mais aussi la noblesse et le politique et la question de l’absolutisme éclairé. Ce fut lors du troisième colloque de Mátrafüred (28 septembre-2 octobre 1975) que des discussions passionnées et parfois très vives opposèrent les participants, d’un côté Albert Soboul (suivi par Walter Markow), pour lequel l’absolutisme éclairé n’était rien d’autre qu’une collusion féodale de la monarchie et de l’aristocratie contre la paysannerie, de l’autre tous ceux, dont les professeurs Grete Klingenstein, Éva H. Balázs et Domokos Kosáry, pour qui il convenait d’introduire plus que des nuances dans le vaste panorama de cette expérience historique, et surtout en ce qui concernait la politique de Joseph II dont Derek Beales relevait avec humour qu’il fallait « la grande habileté dialectique de M. Soboul [pour la] faire entrer dans son schéma »11. Madame Balázs réaffirma avec force que l’absolutisme éclairé avait inscrit dans son programme de vraies (souligné par moi) réformes, dont il avait réalisé plus d’une et qu’elle ne saurait accepter sans réserves l’opinion d’Albert Soboul comme quoi les déclarations humanitaires des souverains éclairés n’auraient été que des jeux de l’esprit ; elle invoquait les mesures prises par Joseph II et par son frère le Grand-Duc de Toscane Pietro-Léopoldo (futur Léopold II), non inspirées par l’absolutisme de Louis XIV, mais par un étatisme qui prenait en compte les revendications élaborées par les philosophes12. Elle fut, avec Béla Köpeczi, Albert Soboul et Domokos Kosáry, un des éditeurs du volume sur l’absolutisme éclairé qui vint à la suite de ce troisième colloque de Mátrafüred et dans lequel elle fournit la synthèse sur l’absolutisme éclairé en Hongrie13 qu’elle concluait ainsi : « [...] Le système joséphiste a conservé son influence en Hongrie. [...] Le programme étatiste de l’absolutisme éclairé autrichien donna finalement naissance à l’idée d’un État hongrois, teintée encore de l’idéologie nobiliaire, mais déjà ouverte aux tendances bourgeoises14. »

7C’est sur cette persistance de l’esprit joséphiste en Hongrie, grâce aux nobles éclairés et à leurs enfants qu’ils avaient éduqués ou fait éduquer dans cette tradition de pensée, qu’il faut maintenant s’interroger. La thèse, énoncée dans le volume sur l’absolutisme éclairé, est réaffirmée avec force dans le beau volume de synthèse publié douze ans plus tard en hongrois, Bécs és Pest-Buda a régi századvégen15 et traduit en anglais sous le titre Hungary and the Habsburgs 1765- 1800. An Experiment in Enlightened Absolutism16. À Domokos Kosáry qui évalue très favorablement le rôle de Vienne et particulièrement de Joseph II pour l’histoire politique, intellectuelle et culturelle de la Hongrie, madame Balázs oppose un développement endogène porté par le millier de françs-maçons du royaume, par la gentry protestante éclairée, par les économistes formés intellectuellement dans les universités allemandes et pratiquement sur les bords de l’Adriatique, par les fonctionnaires joséphistes, les remarquables commissaires de districts et une bonne part de leurs subordonnés directs et en second, les alispanók et les szolgabirók dans les anciens comitats. Toute une part de ce personnel se retrouva dans les commissions de la Diète de 1790-1791. À la vision décourageante d’une infime minorité noble se berçant de la chimère du progrès et du développement, si bien que tout aurait été à reconstruire au siècle suivant, madame Balázs, plus optimiste, maintenait le fil de la continuité entre les générations de réformateurs, ceux du temps de l’absolutisme éclairé et ceux du temps des réformes d’avant 1848. Sans nier la stagnation qui suivit le procès des jacobins hongrois et la chape qui s’abattit sur le pays pendant le règne de François II, elle notait l’extrême vigilance avec laquelle le gouvernement de Vienne suivit l’évolution politique de la Hongrie, entretint tout un réseau d’espions, se fit informer de tout ce qui se disait publiquement et privativement, dressa des listes de Hongrois mal pensants qui devaient être surveillés. Les documents publiés par Elemér Mályusz sur l’archiduc palatin Alexandre-Léopold17 et par Kálmán Benda sur le procès des jacobins18, les matériaux des informateurs hongrois compilés à Vienne par le chef de la police secrète Gotthardi19 révèlent à l’envi que le feu n’était pas éteint et que l’esprit des réformes faisait encore battre les cœurs. Le joséphisme n’avait pas besoin de son héros éponyme pour se maintenir. Et quand un autre Joseph, le palatin frère de l’empereur, s’avoua avocat de la Hongrie, il s’entoura d’anciens ténors de la période joséphiste, János Szapáry, un ancien de Fiume, devint son grand chambellan et József Podmaniczky un de ses experts, tandis que deux figures de la Diète de 1790-1791, József Vay et Péter Balogh étaient de ses familiers20.

8Qu’il me soit permis de conclure par une note plus personnelle et d’exprimer ma gratitude. Je dois à quelques grands intellectuels hongrois mon entrée en « hungarisme ». Je ne nommerai ici que les anciens ; mais les plus jeunes savent aussi l’estime et l’amitié que je leur porte. Je nommerai donc le professeur Béla Köpeczi, rencontré pour la première fois à Troyes, sous les auspices de Robert Mandrou, Kálmán Benda et Éva H. Balázs à peu près au même moment à Mátrafüred. Et c’est à cette dernière, à ses précieuses suggestions que je dois mes incursions dans la série P des Archives d’État de Hongrie, de studieuses semaines dans les fonds Fekete et Teleki, qui aboutirent à une série d’articles réunis, avec d’autres, en un volume avec une préface du professeur Béla Köpeczi. Lorsque j’arrivais à Budapest, madame Balázs avait prévenu qui de droit, on savait qui j’étais et ce que je voulais faire, c’est tout juste si en arrivant à ma table des Archives, la liasse demandée n’était pas déjà là à m’attendre. Je tairai d’autre attentions plus matérielles qui, elles aussi, eurent leur prix. Et comme la relève doit être assurée, ce n’est pas la moindre de mes satisfactions, lors de mon ultime année d’enseignement à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, d’avoir permis à un brillant normalien de la rue d’Ulm, ici présent, et qui passait l’année universitaire 2004-2005 au collège Eötvös, de profiter des ultimes conseils de travail et de recherches que madame Balázs lui prodigua généreusement au cours des longs entretiens qu’elle lui accorda à propos de son mémoire de maîtrise sur Zinzendorf et les douanes de Hongrie. Le lien intergénérationnel, la sociabilité intellectuelle, madame Balázs savait les entretenir comme on le faisait au siècle des Lumières ; tous ses anciens étudiants et ses anciens collègues en Hongrie et de par le monde s’honorent d’avoir fait partie la république des lettres qu’elle a su constituer autour d’elle.