Victor-Lucien Tapié

1La mort de Victor-Lucien Tapié fut annoncée en première page du Monde, honneur rare pour un universitaire qui, sans pour autant mépriser les honneurs et les reconnaissances publiques, n’était pas à rechercher avec persévérance les faveurs des media. L’annonce du décès de l’ancien professeur à la Sorbonne, en retraite depuis 1970, était précédée d’un surtitre : « Un historien qui dépassait l’histoire ». Est-ce à cette qualité surajoutée que Victor-Lucien Tapié devait cette place privilégiée à la une du « journal officiel de l’intelligentsia française », comme si la simple qualité d’historien n’y suffisait pas ? Désira-t-on marquer par là une déférence due à un membre de l’Institut, puisque Victor-Lucien Tapié était depuis 1963 de l’Académie des sciences morales et politiques ? Ou plutôt l’éditorialiste voulut-il signifier simplement l’ampleur et la diversité des préoccupations scientifiques d’un maître de l’Université française ? Ou encore, déplaçant l’angle de l’analyse vers l’horizon des lecteurs de son œuvre, eut-on l’intention de signifier que ceux-ci n’étaient pas restreints au monde somme toute limité des historiens de profession et des amateurs de Clio ?

2Historien, Victor-Lucien Tapié le fut dans la plénitude de l’acception du terme : il fut un chercheur, un professeur, un maître, un vulgarisateur, une personnalité du monde des lettres et des arts. Agrégé de l’Université en 1925, Victor-Lucien Tapié soutint son doctorat d’État en 1933. Sa double thèse sortit des presses l’année suivante, la thèse principale sous le titre La politique étrangère de la France et le début de la guerre de Trente Ans (1616-1621)2 et la thèse annexe sous celui-ci : Une église tchèque au xv^e siècle : l’Unité des Frères3. Suivirent articles et livres qu’il serait trop long d’énumérer4. Un quart de siècle après la disparition de l’historien, six de ses ouvrages demeurent des grands classiques qui figurent toujours en bonne place dans les bibliographies à l’usage des étudiants ou dans les références des ouvrages savants5.

3La liste de ces ouvrages livre peut-être la clé de l’historien qui dépassait l’histoire, surtout si on se reporte il y a deux ou trois décennies. En effet, Victor-Lucien Tapié fut l’historien du baroque, réunissant dans l’analyse de ce fait de civilisation les rigoureuses méthodes de l’histoire classique et les approches des historiens des arts et des sensibilités. La démarche n’était pas si courante dans l’univers cloisonné des disciplines académiques qu’elle n’ait été remarquée, saluée et couronnée par deux prix de l’Institut de France. Les curiosités de Victor-Lucien Tapié allèrent même bien plus loin. Il ne craignit pas de s’aventurer avec talent dans le domaine des littéraires. En 1948, il avait publié, en collaboration, des œuvres choisies de Chateaubriand6 ; en 1965, il livra à l’édition un Chateaubriand par lui-même, dans la collection des « Écrivains de toujours »7, petit livre auquel il tenait beaucoup et qu’il avait tenu à rédiger durant son temps d’activité professionnelle, afin qu’on ne prétendît pas qu’il s’agissait là d’un passe-temps de retraité.

4Faire revivre Victor-Lucien Tapié, c’est d’abord évoquer l’homme dont la caractéristique première était l’élégance : élégance d’une silhouette svelte et élancée, couronnée d’une chevelure de neige soigneusement disposée, distinction du maintien en toute circonstance, sous la coupole de l’Institut, épée au côté et dans la raideur de l’uniforme académique comme dans les bousculades des couloirs houleux et révolutionnaires de la Sorbonne de mai 1968, raffinement du vêtement et de ses accessoires, politesse et égards envers autrui en toutes circonstances, avec le souci de ne pas choquer, fût-ce au prix d’une mise en retrait de ses propres convictions, élégance de l’écriture aussi bien dans la graphie soignée d’une lettre que dans le style poli et travaillé des ouvrages scientifiques. Ce qui pouvait paraître à certains esprits comme un peu suranné était autant le signe d’un goût personnel, d’une exigence envers soi-même que le respect manifesté pour les fonctions exercées. Bref, Victor-Lucien Tapié avait conservé plus d’un trait des anciennes sociétés d’ordres, objet de ses savantes études. Il fut un maître, au sens plein du terme, de l’Université française.

5Victor-Lucien Tapié, tout parisien qu’il fût devenu, aimait à revendiquer son ascendance bretonne. Il était né à Nantes avec le siècle et comptait dans ses ancêtres quelques capitaines et officiers de marine. Mais c’est à la terre qu’il était attaché, et aux paysans qui en tiraient leur subsistance, durement pendant les crises de l’Ancien Régime. Cet amour du terroir et cette fidélité à une civilisation paysanne ne le quittèrent jamais, suscitèrent nombre de diplômes d’études supérieures (c’est ainsi que l’on nommait alors les actuelles maîtrises), entretinrent une vieille amitié avec ce spécialiste d’histoire agraire au savoir immense, aujourd’hui trop oublié, Jean Meuvret. Il faut relire les pages qu’il consacra à la misère des paysans français sous Louis XIII, dont la sueur et la peine payèrent le choix de Richelieu, ce choix tragique d’entrer dès 1630 dans la guerre couverte contre l’Espagne et l’empereur. Et comment n’aurait-il pas prêté l’attention qui convenait à tout ouvrage, d’où qu’il vînt et de quelque horizon idéologique qu’il fût, dès lors qu’il s’intéressait au sort de la paysannerie. On relèvera qu’il fut le premier, en France, à signaler dès 1952, dans La France de Louis XIII et de Richelieu, et sans donc attendre la traduction allemande de 1954 qui précéda la française de 1963, le livre de Boris Porchnev, publié à Moscou en 1948, Les révoltes populaires en France avant la Fronde de 1623 à 16488. La tradition donc, mais aussi l’ouverture vers des écoles historiques dont il ne partageait pas, loin s’en faut, les prémisses idéologiques.

6L’enracinement était aussi, pour Victor-Lucien Tapié, celui de la religion catholique. Sa sensibilité le portait vers une religion tridentine, ancrée dans des siècles de pratique et nourrie par un savoir historique perpétuellement renouvelé aux sources architecturales de l’Europe et même de l’Amérique chrétienne, des abbayes danubiennes aux églises romaines et aux retables d’or du Brésil. La croisade qu’il entreprit pour défendre l’art baroque, très présent dans le décor des églises bretonnes qu’il connaissait bien, et qui aboutit aux ouvrages que l’on sait, fut aussi tout autant une entreprise de sauvegarde du patrimoine menacé par l’air du temps, qu’une démonstration de l’historicité, non pas de la croyance, mais du cérémonial, des rites, du cadre sacré, bref de ce qu’on nomme aujourd’hui les représentations autour du fait religieux. Cet attachement et cette compréhension du passé n’étaient nullement contradictoires avec une fidélité romaine indéfectible. Cet habitant du bas du faubourg Saint-Germain n’aurait pas apprécié le sort réservé à l’église voisine de Saint-Nicolas-du-Chardonnet.

7On aura sans doute compris que Victor-Lucien Tapié était de tempérament conservateur, de tempérament peut-être plus que d’opinion. Le poids mais aussi le prix qu’il accordait aux traditions constitutives de l’identité nationale ne l’entraînaient pas vers les solutions extrêmes, d’où qu’elles vinssent. Mais il avait fait ses humanités dans les lycées de la République, à Nantes et à Paris, il avait, adolescent, passé quelques années de formation chez son parent Célestin Bouglé, sociologue, directeur de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm et franc républicain, il avait comme autre parent Georges Gastinel, inspecteur général de l’Instruction publique, et toute sa vie, il enseigna dans les institutions de la République, les lycées de Châteauroux, de Strasbourg et de Paris (Louis-le-Grand), puis les universités de Lille et de Paris. Le service public dans l’enseignement supérieur était pour lui son devoir et il ne s’y dérobait pas, même si les orientations prises en 1968, sous l’empire de l’urgence et de la nécessité n’emportaient pas sa totale adhésion. On le savait homme de tradition, on respectait ses positions comme il respectait avec délicatesse celles des autres. Aussi pouvait-il, en Mai 1968, au milieu d’une Sorbonne occupée par les étudiants et aussi par des indésirables passablement dangereux que l’on surnommait les Katangais, une Sorbonne trop désertée par les universitaires conservateurs et apeurés, parcourir journellement, olympien et respecté, les lieux voués momentanément à la déstructuration de l’institution universitaire d’autrefois. On comprend mieux, dès lors, la sympathie que pouvait éprouver Victor-Lucien Tapié pour son lointain compatriote breton Chateaubriand : un commun amour de la terre natale et de ses habitants, le souci d’intégrer les traditions historiques et coutumières dans l’évolution inéluctable du siècle, de façon à marier l’ordre et la liberté, l’espérance chrétienne aussi, « plus longue que le temps et plus forte que le malheur ».

8Ce que Victor-Lucien Tapié et Chateaubriand ont aussi en commun, c’est la connaissance de Prague et de la Bohême. Le vicomte y fit deux voyages politiques, en mai et en septembre 1833, et le journal de Prague est un des plus beaux livres des Mémoires d’outre-tombe. En janvier 1921, Victor-Lucien Tapié, frais émoulu de sa licence d’histoire, porté par l’engouement des milieux politiques et des intellectuels français pour la jeune république de Tchécoslovaquie, fit partie de la mission universitaire française dans la nouvelle capitale. Ce fut pour lui l’éblouissement et la détermination d’une vocation : Victor-Lucien Tapié serait l’historien de la Bohême puis des États de la maison d’Autriche dont la Bohême fut pendant quatre siècles une partie constitutive. À l’origine de cette orientation définitive d’une carrière, il faut souligner l’influence, le charisme même d’un professeur de l’université de Prague, Josef Pekař, que Victor-Lucien Tapié fréquenta beaucoup et pour qui il garda toute sa vie une véritable vénération. L’influence de Pekař sur Victor-Lucien Tapié fut immense. Cet historien tchèque catholique aimait l’art baroque dont Prague et bien d’autres villes et villages de Bohême-Moravie déployaient les splendeurs, il comprenait combien le catholicisme tridentin, d’imposé par une Contre-Réforme viennoise dans un pays de tradition hussite, était devenu en quelque sorte consubstantiel à la monarchie de Bohême, il était l’historien de la terre, de ses possesseurs et de ses travailleurs, les grands aristocrates propriétaires fonciers et les humbles paysans, tous garants de la pérennité de la nation, il était aussi le défenseur du droit d’État dont on sait l’importance dans la justification des États nouveaux issus des traités de 1919-1921. Pekař était aussi sensible, comment en aurait-il pu être autrement, à la complexe question des nationalités ; vivant dans un pays où Tchèques et Allemands cohabitaient depuis des siècles et avaient participé au développement politique, économique et culturel de la Bohême, il ne pouvait pas ne pas être circonspect quant à l’utilisation de cette notion qui, au moins depuis les événements de 1848, semblait devoir être le critère premier des recompositions nationales. Rappeler les thèmes de recherches de Pekař, c’est annoncer ceux de Victor-Lucien Tapié : la terre, les paysans, le droit d’État9, le catholicisme, le baroque, les nations de l’Europe centrale. C’est aussi insister sur deux vertus que Pekař insuffla à son disciple : l’enthousiasme, mais aussi la prudence.

9Victor-Lucien Tapié n’était pas l’homme des ouvrages de circonstance. La mode n’était d’ailleurs pas, comme aujourd’hui, aux livres rédigés en un été pour les besoins d’un programme de concours. Après sa thèse publiée en 1934, il attendit d’avoir doublé son âge pour livrer au public en 1969 ce maître-livre que, dans sa préface, il qualifiait d’essai, Monarchie et peuples du Danube, fruit d’un demi-siècle de recherches dans les archives et les bibliothèques, de contacts maintenus, en dépit des accidents de l’histoire, avec les historiens de l’Europe centrale, et nourri de réflexions personnelles suggérées par une longue pratique des lieux, des hommes et des traces du passé. Tenir la balance égale entre Vienne, Prague et Budapest, garder ses distances par rapport aux historiographies nationales, sinon nationalistes, du siècle qui venait de s’écouler, comme par rapport à la vulgate marxiste qui, d’ailleurs, sur la question nationale, n’était pas en totale rupture avec la tradition précédente, tel fut l’objectif d’impartialité et de prudence de l’auteur. D’aucuns ont pu reprocher à Victor-Lucien Tapié de n’être pas assez tchèque ou de n’être pas assez hongrois ; certains ont pu déceler dans le livre une tendance sympathique pour le défunt empire des Habsbourg ; d’autres encore se sont désolés du pessimisme qu’ils ont cru apercevoir dans les dernières lignes de l’ouvrage, dont il ne faut pas oublier qu’elles furent écrites sous le coup de l’invasion de la Tchécoslovaquie au mois d’août 1968 : « L’histoire explique les raisons de cette forte conscience (celle de la vitalité des peuples illustrée par la parole de Palacky : “Nous avons été et nous serons”), mais elle ne fournit point la clé d’une solution. » Victor-Lucien Tapié était surtout obsédé par les dangers mortels qui menaçaient les États successeurs, faibles et dressés les uns contre les autres, avant comme après la Seconde Guerre mondiale, de même que dans les derniers temps de la Double Monarchie, « les nationalités [...] avaient consacré plus de forces à nourrir leurs réciproques inimitiés qu’à chercher leur salut dans une fédération ». Aussi ne pouvait-il pas ne pas insister sur les occasions perdues et dénoncer les méfaits d’une historiographie partiale et créatrice de préjugés durables, entretenus et néfastes. Sa démonstration à propos du temno tchèque, le temps des ténèbres qui suivit le désastre de la Montagne blanche en 1620, est un modèle de révision historiographique, même s’il fallait pour cela remettre en cause l’autorité longtemps incontestée d’Ernest Denis ou la réputation nationale de Jirásek.

10« Le compromis [était] peut-être la vocation profonde des pays du Danube », écrivait Victor-Lucien Tapié dans Monarchie et peuples du Danube. On ne s’étonnera donc pas qu’il ait consacré son dernier grand livre à l’impératrice Marie-Thérèse, femme de compromis qui sut, au prix de douloureux combats intérieurs, allier des traditions chrétiennes qui la jetaient souvent dans la bigoterie, aux nécessaires adaptations du temps des Lumières où les maîtres-mots étaient justice, raison, bonheur public, lutte contre le privilège et tolérance. Pour Victor – Lucien Tapié, le règne de l’augustissisme fut un temps fort de l’histoire de la monarchie autrichienne, pendant lequel la politique des gouvernants se portait vers la cohésion interne de l’ensemble territorial et la réorganisation administrative, tandis que l’effort ou la participation de tous les peuples de la monarchie faisaient naître des moments de civilisation privilégiés. Si aucune ambiguïté n’est permise quant à la nature des réformes entreprises dès 1749 et poussées plus avant dès l’arrivée à la chancellerie de Kaunitz, réformes qui firent entrer la monarchie dans l’ère de l’absolutisme éclairé, très contrastées furent les réactions des différents peuples. Et à propos de la Bohême et de la Hongrie, Victor-Lucien Tapié se livre à une analyse comparée des problèmes posés par l’application des réformes, où il s’efforce de s’affranchir de l’historiographie des xix^e et xx^e siècles qui inscrivait toute tension politique ou sociale à l’intérieur de l’opposition fondamentale entre nationalité dominante et nationalité opprimée. Mesurer, en dehors de toute passion, et en entrant dans les représentations mentales de chaque époque historique, le poids du fait national, en analyser les composantes, leur donner la place relative convenable, telle fut l’ambition de Victor-Lucien Tapié. On se souvient encore des convaincantes démonstrations auxquelles il se livrait pour expliquer la variabilité et l’historicité des critères, celui de la langue vernaculaire par exemple, bien loin d’avoir avant le xix^e siècle, la valeur absolue qu’il obtint par la suite.

11Est-ce abandonner l’Europe centrale que d’évoquer Baroque et classicisme ? C’est à Prague que Victor-Lucien Tapié découvrit l’art baroque, c’est tout au long de la vallée du Danube qu’il s’émerveilla au spectacle des grandes abbayes. Et de là naquit la grande question à laquelle il voulut répondre : quelles sont les raisons qui ont permis à certaines sociétés d’accueillir le baroque, de se reconnaître en lui, pourquoi en tels autres cas – la France par exemple – le refus, le mépris, l’oubli, la destruction même. Bien avant qu’on ne parlât d’horizon d’attente ou de théorie de la réception, Victor-Lucien Tapié s’interrogea donc sur le subtil rapport entre une forme d’art et une configuration politique et sociale, en se plaçant aussi du côté des récepteurs. Dès sa parution en 1957, Baroque et classicisme fut reconnu comme un événement. Dix ans plus tard, Pierre Charpentrat, dans Le mirage baroque10, assignait à l’ouvrage une place centrale dans la réhabilitation, en France, de cette forme d’art et de civilisation : « Si l’on nous demandait d’indiquer le point à partir duquel la guerre de reconquête s’est muée en marche triomphale, nous nous proposerions 1957, année du Baroque et classicisme, de Victor-Lucien Tapié. » Le baroque fut l’expression d’un ordre religieux, social et politique d’un monde que nous avons perdu. À ce titre, et pour le moins, doit-il être à l’abri de réactions de rejet suscitées par l’absence de sympathie à l’égard de l’idéal qu’il a prétendu incarner, tout comme il mérite mieux que des effusions primairement lyriques et sentimentales. Mais si nous savons reconnaître dans l’art baroque les forces qui le portèrent, si nous réussissons à les analyser, et si pour notre bonheur ces exigences de l’esprit s’accompagnent de la satisfaction des sens et du cœur, alors la réussite est totale. C’est à une telle démarche que convie le livre de Victor-Lucien Tapié, c’est cet enthousiasme qu’il communiqua à ses élèves au cours des derniers séminaires de recherche de sa carrière, séminaires nourris par les campagnes photographiques estivales où ce savant fut admirablement secondé par son épouse. C’est aussi dans le but de faire comprendre le baroque enraciné dans le sol de France qu’il lança la grande enquête sur les retables, où se mariaient les démarches de l’historien du religieux et celui des représentations artistiques. Seul le premier volume, consacré aux retables bretons, vit le jour11.

12Le séminaire n’était pas qu’entrée dans le monde coloré et enchanté du baroque. C’était aussi l’occasion, pour de jeunes étudiants et chercheurs, d’écouter les voix d’historiens venus d’un monde qui, pour une bonne part, dans les années 1960, était encore bien séparé du nôtre par des barrières idéologiques et politiques. Car Victor-Lucien Tapié, dès qu’il le put, s’appliqua à renouer les fils avec les écoles historiques de l’Europe centrale, par-delà divergences et controverses, avec un remarquable souci de l’ouverture. C’est dans ce lieu stimulant qu’il me fut donné d’écouter les professeurs Wagner, Leo Wandruska et Peter Hersche sur le joséphisme, le professeur Engel-Janosi sur les relations franco-autrichiennes au temps de Napoléon III, le professeur Moreceanu de Cluj-Kolozsvár sur la Transylvanie au xvii^e siècle, Madame Klára Garas sur le baroque hongrois, le professeur Tibor Klaniczay sur les idées politiques de Zrínyi Miklós, le professeur Kálmán Benda, dont je tiens encore ici, avec émotion, à saluer la mémoire, sur les Haïdouks de Hongrie. Mais la mémoire a des défaillances et je n’ai pas eu la possibilité d’assister à l’intégralité des séminaires, loin s’en faut. Que ceux qui ne sont pas cités ne s’en offusquent pas. Le séminaire se poursuivait généralement, de façon informelle, par la reconduite que le petit carré des fidèles faisait au maître, de la Sorbonne à son domicile du faubourg Saint-Germain, à moins que celui qui vous parle, étudiant normalien et donc privilégié, nanti d’une deux-chevaux Citroën quelque peu brinquebalante, ne l’emmenât à une réunion de l’Académie des sciences morales et politiques ou encore à l’Institut autrichien du boulevard des Invalides ou ne l’accompagnât à l’Institut hongrois qui était alors rue Pierre-et-Marie-Curie. Victor-Lucien Tapié m’introduisit dans cette institution qui, à la pire époque de la glaciation, maintenait envers et contre tout les relations culturelles et intellectuelles franco – hongroises ; et ce fut le début d’un parcours intellectuel qui fait que je suis devant vous aujourd’hui.

13En 1973 fut offert au professeur Tapié un volume de Mélanges heureusement intitulé Études européennes. Sur 39 articles, 14, plus du tiers, provenaient de savants étrangers : 7 contributions autrichiennes, 3 hongroises, 2 tchécoslovaques, une roumaine et une belge. Ainsi était remercié par ses collègues ce citoyen européen avant la lettre dont la notoriété était par ailleurs reconnue par les institutions académiques. Membre de la Société des Sciences de Bohême depuis 1935, membre correspondant de l’Académie des sciences d’Autriche en 1965, décoré en 1968 de la médaille d’or Frantisek Palacky de l’Académie Tchécoslovaque des sciences, il fut fait en 1970 docteur honoris causa de l’université Eötvös Loránd de Budapest. Je laisse à de plus autorisés que moi, madame Klára Garas et messieurs Béla Köpeczi et Domokos Kosáry le soin de dire ce que Victor-Lucien Tapié représenta pour eux et pour l’histoire hongroise. Pour ses élèves, et je fus un des derniers, il fut un maître dans toute l’acception que ce terme avait dans l’université d’autrefois, doté d’une autorité naturelle et nullement tyrannique, respectueux des opinions et de la liberté d’autrui, bienveillant tout en sachant à l’occasion et quand il le fallait rappeler les règles de la discipline du travail scientifique, attentif jusqu’à ses derniers moments à l’avenir universitaire et privé des élèves et disciples pour qui il avait de l’estime, heureux et fier de leur réussite. Ce n’est pas sans émotion que j’ai relu deux lettres qu’il m’adressa au mois de janvier de l’année de sa mort. La première, du 3 janvier 1974, n’était pas encore celle d’un convalescent, disait-il ; en réponse aux réflexions qu’avait suscitées en moi l’introduction de Roland Mousnier à ses Mélanges, il me faisait part avec infiniment de délicatesse de ses propres réactions. Et puis arriva une seconde lettre, datée du 30 janvier, où il me disait ses espoirs dans le rétablissement de sa santé, et demandait que je l’excusasse de la missive précédente, écrite au plus fort de sa fatigue, où il craignait de ne pas m’avoir dit comme il le fallait le bien qu’il pensait d’un livre que je lui avais envoyé en hommage. « Voilà pourquoi j’ai tenu à revenir sur mon propos et à vous faire mieux comprendre l’estime et l’amitié dans lesquelles je tiens votre ouvrage. » Tel était Victor-Lucien Tapié quelques mois avant sa mort, toujours élégant, bienveillant, courtois, attentionné. Ses élèves lui savent gré des joies intellectuelles qu’il leur a procurées et de l’attentive amitié et inaltérable fidélité qu’il leur a portées jusqu’à ses derniers jours.